Hamlet/Traduction Hugo, 1865/Le Second Hamlet/Scène IV
Scène IV
— L’air pince rudement. Il fait très-froid.
— L’air est piquant et aigre.
— Quelle heure, à présent ?
Pas loin de minuit, je crois.
— Non, il est déjà sonné.
— Vraiment ? Je ne l’ai pas entendu ; alors le temps approche — où l’esprit a l’habitude de se promener.
— Qu’est-ce que cela signifie, monseigneur ?
— Le roi passe cette nuit à boire, — au milieu de l’orgie et des danses aux élans effrontées ; — et à mesure qu’il boit les rasades de vin du Rhin, — la timbale et la trompette proclament ainsi — le triomphe de ses toasts.
Est-ce la coutume ?
Oui, pardieu ! — Mais, selon mon sentiment, quoique je sois né dans ce pays — et fait pour ses usages, c’est une coutume — qu’il est plus honorable de violer que d’observer. — Ces débauches abrutissantes nous font, de l’orient à l’occident, — bafouer et insulter par les autres nations — qui nous traitent d’ivrognes et souillent notre nom de l’épithète de pourceaux. Et vraiment cela — suffit pour énerver la gloire que méritent — nos exploits les plus transcendants. — Pareille chose arrive souvent aux individus — qui ont quelque vicieux signe naturel. — S’ils sont nés (ce dont ils ne sont pas coupables, — car la créature ne choisit pas son origine) — avec quelque goût excessif — qui renverse souvent l’enceinte fortifiée de la raison, — ou avec une habitude qui couvre de levain — les plus louables qualités, ces hommes, dis-je, — auront beau ne porter la marque que d’un seul défaut, — livrée de la nature ou insigne du hasard, — leurs autres vertus (fussent-elles pures comme la grâce — et aussi infinies que l’humanité le permet) — seront corrompues dans l’opinion générale — par cet unique défaut. Un atome d’impureté — ruine souvent la plus noble substance — par son alliage dégradant (6).
Regardez, monseigneur, le voilà !
— Anges, ministres de grâce, défendez-nous ! — Qui que tu sois, esprit salutaire ou lutin damné ; — que tu apportes avec toi les brises du ciel ou les rafales de l’enfer ; — que tes intentions soient perverses ou charitables, — tu te présentes sous une forme si émouvante — que je veux te parler. Je t’invoque, Hamlet, — sire, mon père, royal Danois ! Oh ! réponds-moi ! — Ne me laisse pas déchiré par le doute ; mais dis-moi — pourquoi tes os sanctifiés, ensevelis dans la mort, — ont déchiré leur suaire ! Pourquoi le sépulcre — où nous t’avons vu inhumé en paix, — a ouvert ses lourdes mâchoires de marbre — pour te rejeter dans ce monde ! Que signifie ceci ? — Pourquoi toi, corps mort, viens-tu, tout couvert d’acier, — revoir ainsi les clairs de lune — et rendre effrayante la nuit ? Et nous, bouffons de la nature, — pourquoi ébranles-tu si horriblement notre imagination — par des pensées inaccessibles à nos âmes ? — dis, pourquoi cela ? dans quel but ? que veux-tu de nous ?
— Il vous fait signe de le suivre, — comme s’il voulait vous faire une communication — à vous seul.
Voyez avec quel geste courtois — il vous appelle vers un lieu plus écarté ; — mais n’allez pas avec lui !
Non, gardez-vous-en bien !
N’en faites rien, monseigneur.
Pourquoi ? Qu’ai-je à craindre ? — Je n’estime pas ma vie au prix d’une épingle ; — et quant à mon âme, que peut-il lui faire, — puisqu’elle est immortelle comme lui ? — Il me fait signe encore ; je vais le suivre.
— Eh quoi ! monseigneur, s’il allait vous attirer vers les flots ou sur la cime effrayante de ce rocher — qui s’avance au-dessus de sa base, dans la mer ? — et là, prendre quelque autre forme horrible — pour détruire en vous la souveraineté de la raison — et vous jeter en démence ? Songez-y : — l’aspect seul de ce lieu donne des fantaisies de désespoir — au cerveau de quiconque — contemple la mer de cette hauteur — et l’entend rugir au-dessous.
Il me fait signe encore.
Au Spectre.
— Va ! je te suis.
— Vous n’irez pas, monseigneur !
Lâchez vos mains.
— Soyez raisonnable ; vous n’irez pas !
Ma fatalité me hèle — et rend ma plus petite artère aussi robuste que les muscles du lion néméen.
— Il m’appelle encore.
S’échappant de leurs bras.
Lâchez-moi, messieurs. — Par le ciel ! je ferai un spectre de qui m’arrêtera ! — Arrière, vous dis-je ! Au spectre.
Marche ! je te suis.
— L’imagination le rend furieux.
— Suivons-le ; c’est manquer à notre devoir de lui obéir ainsi.
— Allons sur ses pas. Quelle sera l’issue de tout ceci ?
— Il y a quelque chose de pourri dans l’empire du Danemark.
— Le ciel avisera.
Eh bien ! suivons-le.