Hamlet/Traduction Hugo, 1865/Notes
Œuvres complètes de Shakespeare, Pagnerre, , Tome 1 (p. 373-388).
NOTES
(1) Le lieu où se passe la scène est rarement indiqué dans le texte original des pièces de Shakespeare ; il ne l’est nulle part dans le texte d’Hamlet. Les éditeurs modernes ont pris sur eux de mettre en tête de chaque scène les indications qui leur sont en général suggérées par les paroles mêmes des personnages du drame. Ainsi, dans l’original, rien ne prévient le lecteur que la première scène se passe sur la plate-forme d’Elseneur ; ce n’est qu’à la fin de la seconde scène du drame qu’Hamlet, donnant un rendez-vous à Horatio et à ses compagnons de garde, leur dit : « Sur la plate-forme, entre onze heures et minuit. » C’est ce renseignement qui a permis aux éditeurs modernes de fixer d’une manière certaine la mise en scène du premier tableau. Il n’en est pas de même des tableaux suivants où le lieu de la scène n’a pu être indiqué que par hypothèse, puisqu’aucune information précise ne se trouve dans le texte primitif. Pour que notre traduction ait toute la clarté nécessaire à l’intelligence de l’œuvre, nous avons cru pouvoir user de la latitude que s’étaient donnée les éditions modernes, et nous avons placé au commencement de chaque scène l’indication de lieu qui nous semblait la plus probable, en ayant soin toutefois de signaler par la différence des caractères tout ce que nous avons ajouté au texte original.
(2) L’édition in-quarto de 1604 prête ce vers à Horatio ; l’édition in-quarto de 1603 et l’édition in-folio de 1623 le donnent à Marcellus. La dernière version nous a semblé la plus logique ; car, pour demander si le spectre a reparu, il faut croire possible l’apparition. Or, le bon Horatio se déclare parfaitement incrédule : « Bah ! bah ! s’écrie-t-il un peu plus loin, il ne paraîtra pas ! »
(3) C’était une idée populaire au moyen âge que les savants seuls pouvaient parler aux esprits. Le grand exorciseur Faust était docteur. La connaissance du latin paraissait nécessaire pour ces conversations avec l’autre monde. Dans le Rôdeur de nuit de Beaumont et Fletcher, Tobie s’écrie, en montrant le revenant : « Il est encore plus long ; le voilà, maintenant, haut comme un clocher. Allons chercher le sommelier, car il parle latin, et ça intimide le démon. »
(4) C’est un usage immémorial dans les pays du Nord de donner un repas à tous ceux qui ont assisté aux funérailles. Dans l’histoire tragique de la belle Valéria de Londres, publiée en 1598, on lit ceci : « Son cadavre fut porté en grande pompe à l’église, et là, solennellement enterré, sans qu’on omît rien de ce que la nécessité ou la coutume réclame : un sermon, un banquet et autres cérémonies. » Hayward, racontant la mort du roi Richard II, dit expressément « qu’il fut enterré obscurément sans qu’un dîner eût lieu pour célébrer ses funérailles. » Aujourd’hui encore, cet usage subsiste dans certaines contrées de l’Angleterre et de l’Écosse, et même dans les campagnes des îles de la Manche. La suppression du repas funèbre passerait, là, pour une lésinerie indigne, et bien des paysans y auraient une piètre idée d’une mère qui ne régalerait pas un peu ses amis après avoir perdu sa fille.
(5) Beaucoup de critiques ont trouvé ces préceptes déplacés dans la bouche du burlesque Polonius. Ils ont accusé Shakespeare de contradiction, parce que l’auteur a prêté « ces belles maximes » à un personnage ridicule, à un homme qu’Hamlet appelle, en mainte occasion : « Vieil imbécile ! niais impudent ! stupide bavard ! » Ces critiques ne se sont pas aperçus qu’en blâmant ici Shakespeare, ils méconnaissaient une des créations les plus admirables et les plus vivantes qui soient jamais sorties du cerveau d’un poëte. Ce qui fait que Polonius est une figure, c’est justement cette contradiction apparente qu’on lui reproche. Polonius est un philosophe tombé en enfance ; c’est un homme d’État casse-cou ; c’est Machiavel-Jocrisse. Où Shakespeare a-t-il trouvé ce type si extraordinaire et pourtant si vrai ? Est-ce dans l’idéal ou dans la réalité ? Ce grotesque ministre est-il une figure de fantaisie ou un portrait d’après nature ? N’y avait-il pas un Polonius sous les yeux mêmes de Shakespeare, à la cour même d’Élisabeth ? Lord Burleigh, par exemple ! lord Burleigh, ce vieux conseiller que la reine appelait son Esprit ! lord Burleigh, ce ministre indispensable qu’Élisabeth consultait en toute occasion, qui découvrait tous les complots, même les complots imaginaires, et qui, comme Polonius, passait sa vie à prendre la carpe de la vérité à l’hameçon de ses mensonges. Comme Polonius, lord Burleigh ne cumulait-il pas avec succès les fonctions de premier ministre et la charge de père noble ? Ouvrez, par exemple, le livre intitulé : Préceptes et directions pour bien ordonner et diriger sa vie. Ce livre a été écrit tout entier par lord Burleigh pour son fils, Robert Cecil, qui fut plus tard comte de Salisbury. Eh bien, vous n’avez qu’à en lire quelques passages au hasard, et vous croirez, en écoulant le conseiller d’Élisabeth parler à son fils Robert, que c’est le conseiller de Claudius qui parle à son fils Laertes :
« Touchant la tenue de ta maison, que ton hospitalité soit modérée et d’accord avec tes ressources, plutôt abondante qu’économe, mais non dispendieuse. Car je n’ai jamais connu d’homme qui soit devenu pauvre en tenant une table bien ordonnée… Aie soin de ne pas dépenser au delà des trois quarts de ton revenu ; de ces trois quarts, prends un tiers pour ta maison, car les deux autres tiers suffiront à peine pour défrayer tes dépenses extraordinaires, qui dépassent toujours de beaucoup les dépenses ordinaires ; autrement tu vivras comme un mendiant riche, dans un besoin continuel. Et l’homme nécessiteux ne peut jamais vivre heureux ni content. Car chaque désastre l’oblige à engager ou à vendre. Et le gentilhomme, qui vend un acre de terre, vend une once de crédit…
» Prends bien tes sûretés avec tes meilleurs amis. Celui qui paie les dettes d’un autre cherche sa propre ruine. Si tu ne peux pas faire autrement, prête plutôt toi-même ton argent sur de bons billets, quand il te faudrait emprunter cet argent. Ainsi tu t’assureras toi-même et tu feras plaisir à ton ami. N’emprunte pas d’argent à un voisin, ni à un ami, mais à un étranger, afin qu’une fois que tu l’auras remboursé, tu n’en entendes plus parler. Autrement tu éclipseras ton crédit, tu perdras ta liberté, et tu paieras aussi cher à un ami qu’à un autre. En empruntant de l’argent, sois fidèle à ta parole, car celui qui a soin d’être exact aux échéances, est seigneur de la bourse d’autrui. »
Nous pourrions multiplier les citations, mais le court extrait que nous venons de traduire suffira sans doute à justifier le rapprochement que nous avons fait entre Polonius et lord Burleigh. L’histoire d’ailleurs vient à l’appui de nos conjectures. Shakespeare, avant d’être comédien du lord chambellan, faisait partie de la troupe du comte de Leicester qui, comme on sait, était le rival du vieux William Cecil. En outre, lord Burleigh était le principal auteur de ce monstrueux statut 14 qui assimilait à des vagabonds tous les acteurs ambulants, et les punissait comme tels. Shakespeare avait été lui-même comédien ambulant, et sa grande âme dut ressentir vivement l’outrage fait par cette loi à ses camarades. N’est-il pas vraisemblable que l’auteur d’Hamlet ait voulu venger les comédiens par des allusions qui atteignaient à mots couverts le premier ministre, et qui devaient être saisies avec avidité par les habitués de son théâtre ? Une fois ceci admis, que Polonius n’est autre que lord Burleigh, combien ces allusions, presque inintelligibles aujourd’hui, deviennent claires désormais !
Ne croirait-on pas que c’est à lord Burleigh qu’Hamlet parle quand il dit à Polonius :
« Veillez, je vous prie, à ce que ces comédiens soient bien traités. Entendez-vous, qu’on ait pour eux des égards ! Car ils sont le résumé, la chronique abrégée des temps. Mieux vaudrait pour vous une méchante épitaphe après votre mort que leur blâme pendant votre vie. »
N’est-ce pas de ce vieil ennemi du théâtre qu’Hamlet parle, quand il dit :
« Il lui faut une gigue ou une histoire de mauvais lieu, sinon il s’endort. »
Et, à un autre moment, quand Horatio prétend qu’un caprice de vagabond l’a amené de Wittemberg à Elseneur, avec quelle amertume Hamlet repousse ce mot de vagabond dont lord Burleigh avait flétri les compagnons de Shakespeare ! avec quelle brusquerie singulière il s’écrie :
« Je ne laisserais pas votre ennemi parler de la sorte ; vous ne voudrez pas faire violence à mon oreille, pour la forcer à croire votre propre déposition contre vous-même : je sais que vous n’êtes point un vagabond. »
Si notre supposition était fondée, s’il était vrai que Shakespeare eût voulu mettre en scène lord Burleigh sous les traits de Polonius, ceux qui ont lu attentivement l’histoire ne trouveraient pas trop dure la vengeance de l’écrivain contre le ministre, et nul ne reprocherait au poëte indigné d’avoir mis au pilori du ridicule éternel ce courtisan qu’on a appelé le Talleyrand du seizième siècle, et qui, plus odieux encore que son futur disciple, a été l’un des assassins juridiques de Marie Stuart et l’un des bourreaux de l’Irlande.
(6) On serait tenté de croire que lorsqu’il écrivait ces vers sur les débauches abrutissantes de la cour de Danemark, Shakespeare connaissait les détails de la réception faite à lord Leicester par le roi de Danemark Christian IV. Le noble lord avait été envoyé pour complimenter Christian sur son avènement au trône, en 1588. Cette ambassade fut l’occasion de réjouissances dont le récit nous a été conservé dans les lettres du secrétaire Howell. « Une fois, raconte celui-ci, le roi donna un banquet qui dura depuis onze heures du matin jusqu’au soir ; le roi y but trente-cinq santés, la première à l’empereur, la seconde à son neveu d’Angleterre, et ainsi de suite à tous les rois et à toutes les reines de la chrétienté. Enfin, le roi fut emporté dans son fauteuil, mais milord Leicester tint bon jusqu’au bout, et deux des gardes du roi étant venus le prendre par le bras pour l’aider à descendre les escaliers, il leur fit lâcher prise et descendit tout seul. »
Il ne faut pas croire, au reste, que ces débauches restèrent spéciales à la cour de Danemark. Lorsque le roi Christian IV vint, en 1606, visiter son neveu Jacques Ier, il introduisit à la cour d’Angleterre tous les usages de la royauté danoise.
« Depuis que le roi de Danemark est venu, écrivait sir John Harrington au secrétaire d’État Barlow, les banquets et les plaisirs de toute sorte m’ont mis sur les dents. Ces plaisirs m’ont occupé chaque jour de telle sorte que j’ai pu me croire dans le paradis de Mahomet. Nous avons eu des femmes et du vin en telle abondance que tout spectateur sobre en eût été étonné. Je crois que le Danois a une étrange influence sur nos bons nobles Anglais ; car ceux même, auxquels je ne pouvais pas faire goûter la meilleure liqueur, suivent maintenant la mode et se vautrent dans des jouissances bestiales. Les ladies abandonnent leur sobriété et se roulent sous les yeux de tous en état d’ivresse. Je dis souvent (mais pas tout haut), que les Danois ont de nouveau conquis les Bretons ; car je ne vois pas une créature, homme ou femme, qui puisse maintenant se commander à elle-même. »
Un autre jour, sir John Harrington faisait à son ami le récit suivant d’une de ces fêtes royales : «… Après dîner, on a donné, ou plutôt essayé de donner devant leurs majestés une représentation de la visite de la reine de Saba à Salomon, — représentation imaginée par le comte de Salisbury (fils de lord Burleigh) et par quelques autres. Mais, hélas ! combien toutes les choses terrestres trahissent les pauvres mortels au milieu de leurs joies, nous l’avons éprouvé ce soir-là. La dame qui jouait le rôle de la reine de Saba devait apporter à leurs majestés les plus précieux présents ; mais n’ayant pas fait attention aux marches qui montaient à l’estrade royale, elle a renversé sa corbeille sur les genoux du roi de Danemark, et elle est tombée elle-même sur la tête aux pieds du roi. Celui-ci s’est alors levé et a essayé de danser avec la reine de Saba, mais il est tombé à son tour, et s’est humilié devant elle. On l’a transporté dans une chambre de l’intérieur et on l’a couché sur un lit royal qui n’a pas été peu pollué par les présents que la reine de Saba venait de jeter sur ses habits, — lesquels consistaient en vins, crèmes, boissons, gâteaux, épices et autres bonnes choses. — La représentation a continué et la plupart des acteurs sont venus en trébuchant ou sont tombés par terre : tant le vin occupait chez eux les cloisons supérieures ! Alors ont paru, en riches toilettes, la Foi, l’Espérance et la Charité : l’Espérance a essayé de parler, mais le vin avait tant affaibli ses moyens, qu’elle s’est retirée en priant le roi (Jacques Ier) d’excuser sa brièveté. La Foi restait alors toute seule, mais voyant que personne ne venait à son secours, elle a quitté la cour en chancelant. Sur ce, la Charité s’est jetée aux pieds du roi et a essayé de couvrir toutes les fautes que ses sœurs avaient commises ; c’est-à-dire qu’elle a fait acte de soumission et a apporté des présents au roi, puis elle a déclaré qu’elle s’en retournait chez elle, car le ciel avait tout donné déjà à sa majesté. Après quoi, elle a rejoint la Foi et l’Espérance qui toutes deux étaient malades… dans la salle d’en bas. Alors la Victoire, en brillante armure, est venue, et a essayé de présenter son compliment au roi dans un étrange galimatias versifié ! Mais la Victoire n’a pas triomphé longtemps, car, après sa lamentable apostrophe, on l’a emmenée comme une bête captive et on l’a couchée sur les marbres extérieurs de l’antichambre où elle s’est endormie. La Paix a fait alors son entrée et a tâché d’aller droit au roi : mais je ne saurais vous décrire la fureur qu’elle montrait contre ceux qui l’entouraient et la rudesse belliqueuse avec laquelle, oubliant son rôle, elle frappait de sa branche d’olivier les perruques de ceux qui s’opposaient à son passage. »
Dans une autre de ses lettres le filleul de la reine Élisabeth parle d’une soirée donnée à leurs majestés par le ministre Robert Cecil dans son château de Théobalds. Jacques Ier s’y soûla tellement que ses courtisans furent obligés de le porter dans son lit ; et quant à son hôte auguste, le roi de Danemark, il se trompa de chambre à coucher et monta de force dans le lit de la belle comtesse Nottingham, femme du grand amiral d’Angleterre. « Je vous déclare sur ma parole, ajoute sir John Harrington, à vous qui ne bavarderez pas (décidément cet Harrington est homme de précaution !) que la frayeur de la conspiration des poudres nous est passée de l’esprit et que nous vivons comme si le diable voulait que chacun de nous se fît sauter par les orgies, les excès et les débauches. »
Tel était le spectacle présenté au monde par la cour de Jacques Ier, de ce roi que l’histoire a appelé le Salomon du Nord. C’est par ces monstruosités que ce prince, fils de Marie Stuart et père de Charles Ier, préparait l’échafaud de son fils après avoir laissé faire l’échafaud de sa mère. Ah ! quel avertissement prophétique le poëte donnait au roi quand il lui disait par la voix d’Hamlet :
C’est une coutume.
Qu’il est plus honorable de violer que d’observer.
Ces débauches abrutissantes nous font, de l’orient à l’occident,
Bafouer et mépriser par les autres nations
Qui nous traitent d’ivrognes et souillent notre nom
De l’épithète de pourceaux.
(7) Toutes les éditions originales attribuent ce vers fameux au spectre ; mais une tradition de la scène anglaise le donne à Hamlet, et Garrick le disait toujours, quand il jouait ce dernier rôle.
(8) Il y a ici une différence fort importante entre la version du premier Hamlet et celle du second. Dans l’édition de 1603, quand Hamlet demande à Gilderstone pourquoi les tragédiens de la cité sont devenus comédiens ambulants, Gilderstone répond : « Ma foi, monseigneur, c’est la nouveauté qui l’emporte ; car le public qui d’habitude allait les voir, a pris en goût les représentations particulières et les plaisanteries des enfants. » Dans l’édition de 1604, à cette même question d’Hamlet, Guildenstern répond : « Une résidence fixe leur est interdite en conséquence de la dernière innovation. » Dans le premier cas, la raison alléguée est simplement un changement dans le goût du public qui préfère les représentations données par les enfants aux représentations données par les comédiens ; dans le second, la raison alléguée est une interdiction causée par une innovation récente. Nous pensons qu’il y a ici deux allusions distinctes à deux époques diverses de l’histoire du théâtre anglais. Pour bien faire saisir la différence entre les deux allusions, il faut rappeler les faits. En 1584, les enfants de chœur de la chapelle de Saint-Paul furent autorisés à jouer la comédie dans leur école de chant : de 1584 à 1591, ils représentèrent des pièces du poëte Lyly, entre autres Endymion, avec un tel succès qu’il attirèrent à eux la plupart des habitués des autres théâtres, et que plusieurs troupes établies dans la cité furent obligées pour vivre d’aller jouer dans les villes de province. — En 1591, la morale publique s’offensa des représentations données par les enfants de Saint-Paul, qui causèrent, paraît-il, de fréquents scandales, et ces représentations furent interdites. En 1596, elles étaient encore défendues, car Nash, dans un de ses ouvrages, émet le vœu de voir jouer encore les enfants à Saint-Paul. Enfin, en 1600, l’interdit fut levé, et les enfants de Saint-Paul, ayant rouvert leur théâtre, jouèrent les pièces de Marston et de Dekker avec un succès qui nuisit beaucoup aux autres troupes, et entre autres à la troupe du Globe dont était Shakespeare. — Nous croyons donc que la réponse de Gilderstone dans le premier Hamlet se rapporte à la période où les représentations de Saint-Paul étaient encore une nouveauté, c’est-à-dire à la période qui commence à 1584 et qui finit à 1591. Nous croyons aussi que la réponse de Guildenstern, dans le second Hamlet, a trait à la période où les enfants de Saint-Paul reprirent leurs représentations de nouveau autorisées, — période qui commence à l’année 1600. Selon nous, c’est à cette autorisation nouvelle que Guildenstern fait allusion quand il dit que la dernière innovation force les tragédiens de la cité à devenir ambulants.
Cette distinction est précieuse, parce qu’elle nous permet d’établir approximativement la date du premier Hamlet et la date du second. Si nos conjectures sont fondées, la première esquisse d’Hamlet aurait été faite dans l’intervalle de 1584 à 1591, et l’œuvre définitive aurait été composée après 1600.
(9) Allusion au théâtre du Globe, qui avait un Hercule pour enseigne.
(10) Il y avait autour des monnaies anglaises un cercle qui encadrait la figure royale : s’il y avait à une de ces pièces une fêlure qui dépassât le cercle, la pièce n’avait plus de cours légal.
(11) Le caviar était un mets fort recherché, nouvellement importé de Russie, et fait avec des œufs d’esturgeon.
(12) Les critiques et les commentateurs se sont divisés sur la question de savoir si les éloges accordés par Hamlet à la pièce d’où ces extraits sont tirés, devaient être pris au sérieux. Malone déclare que ces éloges sont parfaitement sincères et expriment réellement l’opinion de Shakespeare. Pope, Dryden, et Warburton pensent, au contraire, que ces louanges sont ironiques, et que l’auteur d’Hamlet, en imaginant ces citations, a voulu faire une imitation dérisoire des tragédies emphatiques et boursoufflées qu’on jouait de son temps. Avons-nous besoin de dire, après avoir scrupuleusement traduit cette tirade classique, que nous partageons le sentiment de Pope et de Dryden ? Nous tenons cette tirade pour une parodie, et nous croyons que ce n’est pas sérieusement qu’Hamlet vante la simplicité d’une pièce écrite dans ce style :
« Pyrrhus est maintenant tout gueules : il est horriblement coloré du sang des mères, des pères, des filles, des fils, cuit et empâté sur lui par les maisons en flammes qui prêtent une lumière tyrannique et damnée à ces vils massacres, etc., etc. »
(13) Dans la belle traduction en vers de Paul Meurice, si habilement disposée pour la scène française par Alexandre Dumas, le célèbre monologue d’Hamlet est ainsi rendu :
… Être ou n’être pas, c’est là la question.
Que faut-il admirer ? la résignation
Subissant tes assauts, Fortune, et tes outrages ?
Ou la force s’armant contre une mer d’orages
Et les mettant à fin par la lutte ? — Mourir,
Dormir, et rien de plus ! et puis ne plus souffrir !
Fuir ces mille tourments pour lesquels il faut naître !
Mourir, dormir ! Dormir ! qui sait ? rêver peut-être !
Peut-être ?… ah ! tout est là ! quels rêves peupleront
Le sommeil de la mort, lorsque sous notre front
Ne s’agiteront plus la vie et la pensée ?
Ce mystère nous rive à la terre glacée !
Hé ! qui supporterait tant de honte et de deuil,
L’injure du tyran, les mépris de l’orgueil,
Les lenteurs de la loi, la cruelle souffrance
Que creuse dans le cœur l’amour sans espérance,
La lutte du génie et du vulgaire épais…
Quand un fer aiguisé donne si bien la paix ?
Qui ne rejetterait son lourd fardeau d’alarmes ?
Qui mouillerait encor de sueurs et de larmes
Son accablant chemin, — si l’on ne craignait pas
Quelque chose dans l’ombre au delà du trépas ?
Ce monde inexploré, ce pays qu’on ignore,
D’où n’a pu revenir nul voyageur encore,
Voilà ce qui d’horreur frappe la volonté !
Et, devant cette nuit, l’esprit épouvanté
S’en tient aux maux certains sous lesquels il succombe,
Par la crainte des maux inconnus de la tombe !
Et l’ardente couleur, la résolution,
S’efface aux tons pâlis de la réflexion !
Et, l’énigme d’effroi troublant toutes les tâches,
Des plus déterminés le doute fait des lâches !
(14) Il paraît que la dureté, avec laquelle Hamlet traite Ophélia durant toute cette scène, laissait d’ordinaire une impression pénible au public anglais. Pour atténuer cette impression, Kean imagina, un soir, un mouvement remarquable. Après avoir dit ces mots : Au couvent ! allez ! il s’avança vers la porte pour sortir ; mais, voyant que les applaudissements lui faisaient défaut, il se ravisa, revint sur ses pas, prit la main d’Ophélia, la baisa, et se retira, cette fois, au milieu des bravos frénétiques du public que ce retour de tendresse avait enthousiasmé. Depuis cette soirée, Kean reproduisit toujours ce jeu de scène, et toujours avec le même succès. La critique anglaise a beaucoup approuvé cette addition faite par l’éminent acteur au texte du poëte. Dans notre humble opinion, cette altération est un contresens grave : elle est tout à fait contraire non-seulement au texte, mais à la pensée de Shakespeare. Depuis que le meurtre de son père lui a été révélé, Hamlet n’a plus et ne peut plus avoir qu’une idée : le venger. Il a dit au spectre qu’il effacerait de sa mémoire tous les souvenirs du passé afin que « l’ordre vivant » de son père « remplisse seul les feuillets du livre de son cerveau. » Pour tenir sa promesse, il écarte tous les sentiments humains, il abjure ses amitiés, il renie ses amours ; il insulte ses camarades d’enfance, il insulte sa maîtresse, tout à l’heure il va insulter sa mère. Au moment où Hamlet vient de dire à Ophélia : Je ne vous ai jamais aimée ! et où, dans le paroxisme de sa rage, il voudrait l’envoyer au cloître, il ne nous paraît ni naturel ni logique qu’il se retire en lui baisant la main. Vouloir qu’Hamlet termine toutes ses imprécations par ce mouvement de respectueuse tendresse, c’est lui prêter une contradiction que rien ne justifie. Une pareille conclusion ne dément pas seulement toute la scène, elle l’annule.
(15) « Ce gaillard, dit Hamlet, outrehérode Hérode. » Dans les mystères religieux du moyen âge, Hérode était toujours représenté comme un personnage violent. Une vieille chanson anglaise dit :But he was in such a rage
As one that shulde on a stage
The part of Herode playe.
Mais il était en rage,
Comme quelqu’un qui, sur la scène,
Jouerait le rôle d’Hérode.
(16) On sait que les comédiens n’avaient pas alors, comme aujourd’hui, un traitement fixe. Les théâtres étant des entreprises en actions, les comédiens étaient de véritables actionnaires, qui prélevaient sur les bénéfices de la recette un dividende proportionnel à leur part de propriété. Les acteurs secondaires étaient engagés à demi-part ; les acteurs les plus importants à part entière. — C’est ce qui explique la rectification faite ici par Hamlet.
(17) Baïoque, pièce de monnaie italienne valant trois liards.
(18) Le vieux catéchisme anglican disait au catéchumène : « Empêche tes mains de filouter et de voler. » Ce sont les mêmes mots qu’Hamlet emploie.
(19) Plein de pain, expression biblique bien remarquable ici dans la bouche d’HamIet. Ézéchiel, parlant des filles de Sodome, dit qu’elles sont orgueilleuses, pleines de pain, et abondantes en paresse. xvi, 49.
(20) La mise en scène de ce passage est toute différente aujourd’hui de ce qu’elle était autrefois. Nous avons sous les yeux une gravure infiniment curieuse qui représente cette scène, et que le commentateur Rowe a mise, en 1709, en tête de son édition de Shakespeare. La reine Gertrude, robe blanche, cheveux frisés, les bras ouverts, est assise sur une chaise haute au milieu du théâtre. À sa droite est Hamlet : habit noir à longues basques, perruque blonde descendant jusqu’au milieu du dos, haut-de-chausses noué au-dessus du genou, le bas de la jambe droite tombant à demi et laissant voir la moitié du mollet, la main gauche levée vers le ciel, et la main droite montrant le spectre, placé en face. À la gauche de la reine, au-dessous de deux candélabres dans le goût Louis XIV, est le spectre du père d’HamIet, couvert d’une armure, ayant sur la tête un casque, dont la visière levée laisse voir son visage blême et sa barbe blanche, et tenant un bâton de la main droite. Sur le premier plan, en avant du théâtre, est une chaise renversée, celle qu’Hamlet occupait au commencement de la scène et qu’il a jetée par terre dans son émotion. Au fond de la chambre, au-dessus de la tête de la reine, on remarque deux tableaux : ce sont les portraits des deux frères qu’Hamlet vient de montrer à la reine. — Aujourd’hui, ce ne sont plus deux tableaux accrochés au fond du théâtre qu’Hamlet force sa mère à comparer, ce sont deux médaillons, dont l’un, contenant le portrait de son père, pend à son cou, et l’autre, renfermant le portrait de son oncle, pend au cou de Gertrude. Quand Hamlet a terminé cette comparaison terrible entre les deux maris de sa mère, il arrache du cou de celle-ci le portrait de Claudius et il l’écrase sous ses pieds. — Nous convenons que ce dernier mouvement est très-dramatique, et que c’est une idée très-ingénieuse de mettre ainsi le portrait du roi assassiné au cou du fils, en même temps que le portrait du roi assassin au cou de la mère. Mais la mise en scène ancienne avait sur la nouvelle cet avantage, que les portraits des deux rois étaient visibles pour le public entier, au lieu de l’être seulement pour les acteurs ; et ce contraste frappant expliquait et provoquait naturellement dans la pensée de tous la foudroyante invective d’Hamlet.
(21) Le commentateur Douce a retrouvé dans le Glocestershire la légende à laquelle Ophélia fait allusion ici. Les paysans de ce comté racontent encore qu’un jour Jésus-Christ entra dans la boutique d’un boulanger, au moment où on y cuisait, et demanda du pain. La boulangère prit immédiatement un morceau de pâte qu’elle mit au four ; mais sa fille la gronda, en lui disant que le morceau était trop gros, et le réduisit des trois quarts. Cependant la pâte, mise à la cuisson, enfla immédiatement et devint un énorme pain. Sur quoi, la fille du boulanger criait : « Heugh ! heugh ! heugh ! » et c’est ce cri qui donna à Jésus l’idée de la changer en chouette pour la punir de son avarice.
(22) C’était le 14 février, jour de la Saint-Valentin, qu’autrefois en Angleterre les amoureux s’accordaient. Dans certains comtés, la jeune fille devait prendre pour amant le premier jeune homme qu’elle apercevait le matin de ce jour-là, et le jeune homme, accepter pour maîtresse la première jeune fille qu’il voyait. Dans d’autres comtés, les jeunes filles mettaient dans une urne de petits bulletins portant les noms des jeunes gens. Chacune tirait au sort, et celui dont le nom lui était échu devenait son Valentin comme elle devenait sa Valentine.
Ce galant usage existait dans la vieille France. Nos poëtes du xve siècle en ont fait mention plus d’une fois. Jean d’Anjou dit dans un rondeau :
Après une seule exceptée,
Je vous servirai cette année,
Ma douce Valentine gente.
Un autre poëte de la même époque, Resnonville, a dit :
Pour la coutume maintenir
Mon cœur a choisi demoiselle,
Cette sainte Valentine nouvelle.
La Saint-Valentin, aujourd’hui oubliée en France, continue d’être fêtée par les Anglais, qui n’ont plus, comme nous, les distractions du Carnaval.
Le matin du 14 février, la poste de la Grande-Bretagne n’est occupée qu’à porter les lettres d’amour anonymes envoyées par les jeunes filles aux jeunes gens et par les jeunes gens aux jeunes filles. Ces déclarations sont, en général, imprimées, ce qui leur ôte beaucoup de charme et les fait par trop ressembler à des compliments de mirliton. — Avouons que la méthode naïve du vieux temps était infiniment plus amusante.
(23) Dans le langage des fleurs, le romarin est le symbole du souvenir. Voilà pourquoi on le portait aux noces et aux funérailles.
(24) Le fenouil est le symbole de la flatterie. Steevens en cite comme preuve le couplet suivant :
Your fenelle did declare
(As simple men can showe)
That flattrie in my breast I bare,
Where friendship ought to grow.
Votre fenouil a déclaré
(Comme peuvent le démontrer les gens simples)
Que je porte la flatterie dans mon cœur,
Quand l’amitié devrait y croître.
(25) La colombine est la fleur du délaissement. Une vieille chanson anglaise dit :
The colombine in tawny often taken,
Is then ascribed to such as are forsaken.
La colombine, devenant souvent jaune,
Est offerte à ceux qui sont délaissés.
(26) La rue est pour les Anglais la fleur du chagrin, à cause de la ressemblance de son nom avec le mot ruth qui signifie chagrin, contrition, attendrissement. On l’appelait aussi herbe de grâce, parce qu’on lui croyait la propriété de chasser le démon.
Dans Richard II, le jardinier du duc d’York, ayant vu pleurer la reine détrônée, dit à la fin de la scène xiii :
Here she did drop a tear ; here, in this place,
I’ll set a bank of rue, some herb of grace :
Rue, even for ruth, here shortly shall be seen,
In the remembrance of a weeping queen.
Ici elle a laissé tomber une larme ; ici, à cette place,
Je mettrai un banc de rue, d’herbe de grâce :
La rue, emblème de tristesse, sera vue ici bientôt,
En souvenir d’une reine éplorée.
(27) La pâquerette est la fleur de la dissimulation. Greene, contemporain de Shakespeare, dit dans un de ses ouvrages : — « Next grew the dissembling daisie, to warne such lightoflove wenches not to trust every fair promise that such amorous bachelor make them. »
« Tout près, croissait la pâquerette dissimulée, pour avertir les filles à l’amour léger de ne pas se fier à toutes les belles promesses que leur font les célibataires amoureux. »
(28) Bonny Robin est un vieil air saxon sur lequel ont été faites une foule de ballades et de chansons.
(29) On trouve une parodie de ce couplet dans une comédie écrite par Ben-Jonson, Chapman, et Marston, et intitulée Eastward Hoe.
(30) C’est la fleur appelée Testiculus Morionis.
(31) Shakespeare jette ici le ridicule sur la jurisprudence du moyen âge. Le premier paysan répète presque mot à mot les commentaires de Plowden sur le suicide de sir James Hales, commentaires qui furent publiés en 1578, et dont l’auteur d’Hamlet avait évidemment connaissance.
« L’acte, dit Plowden, consiste en trois parties : la première est l’imagination ; la seconde, la résolution ; la troisième, l’exécution. L’exécution consiste en deux parties : le commencement et la fin. Le commencement est la perpétration de l’acte qui cause la mort, et la fin est la mort qui est seulement la suite de l’acte. » Et plus loin : « Sir James Hales est mort, et comment est-il venu à mourir ? On peut répondre, en noyant, et qui a-t-il noyé ? Sir James Hales ; et quand l’a-t-il noyé ? Quand il était vivant. De sorte que sir James Hales étant vivant a causé la mort de sir James Hales ; et l’acte de l’homme vivant a été la mort de l’homme mort. Donc, pour cette offense, il est raisonnable de punir l’homme vivant qui a commis l’offense, et non l’homme mort. Mais comment peut-on dire qu’il a été puni vivant quand la punition vient après sa mort ? On ne le peut qu’en confisquant, dès le moment de l’acte qui, commis dans sa vie, a été la cause de la mort, les titres et la propriété des choses qu’il possédait de son vivant. » Cette argumentation concluante avait pour but de justifier la confiscation au profit de la couronne des biens de sir James Hales qui s’était noyé.
(32) Tout à l’heure Shakespeare raillait la magistrature, ici il raille l’aristocratie. La ridicule question posée par le deuxième paysan et la spirituelle réponse du premier rappellent ironiquement les discussions généalogiques qui passionnaient la cour d’Élisabeth. Un écrivain contemporain, Gérard Leigh, disait, en 1591, dans un livre intitulé Accedence of Armourie : « Pour que vous sachiez bien qu’aussitôt après la création d’Adam, la gentilhommerie et la roture existaient, vous apprendrez que le second homme qui est né était un gentilhomme, du nom d’Abel. » Le même auteur affirme que Jésus-Christ était un gentilhomme de haute lignée.
(33) Le premier paysan chante ici, en la modifiant, une vieille ballade attribué à lord Vaux et qui fut publiée en 1557, avec les chansons du comte de Surrey :
I loth that I did love,
In youth that I thought swete,
As time requires : for my behove
Me thinkes they are not meet.
Je hais ce que j’ai aimé,
Ce qu’en ma jeunesse j’ai trouvé doux,
Ainsi le veut le temps : pour mon usage
Il me semble que tout cela n’est plus bon.
For age with steling steps
Hath clawde me with his clutch,
And lusty youthe awaye he leapes,
As there had bene none such.
Car l’âge venu à pas furtifs,
M’a arraché avec ses griffes,
Et la verte jeunesse s’est enfuie.
Comme si elle n’avait pas été.
A pickaxe and a spade,
And eke a shrowding shete,
A house of clay for to be made,
For such a guest most mete.
Une pioche et une bêche,
Et aussi un linceul pour drap,
Une maison à faire avec la boue,
C’est tout ce qu’il faut pour un tel hôte.
For beautie with her band
These croked cares had wroughl
And shipped me into the land
From whence I first was brought.
Car la beauté qui m’enchaînait
À fait mon désespoir accablant,
Et m’a embarqué dans cette terre
D’où j’ai été primitivement tiré.
(34) Ces vers ravissants semblent traduire ceux de Perse :
Non nunc è tumulo fortunataque favilla
Nascentur violæ ?
Non nunc è manibus istis,