Hamlet et Fortinbras (Mallarmé - Lugné-Poe - La Revue blanche)

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La Revue blancheTome XI (p. 96).

Hamlet et Fortinbras

Nous avions demandé à M. Stéphane Mallarmé et à M. Lugnê-Poe leur avis sur la question Hamlet et Fortinbras, suscitée par La revue blanche du 1er juillet 4896, Voici les réponses qu’ils veulent bien nous faire tenir.


Londres, 11 juillet 1896.

Je ne croyais pas qu’un commentateur eût jamais douté de la part indispensable de Fortinbras dans Hamlet. Tel qu’Hamlet était joué autrefois à la Comédie, mutilé, c’était toute la grandeur philosophique du drame supprimée. Tel qu’il est joué maintenant, si Nos sociétaires callipyges lui donnent l’allure coquette et uraniste du IIe acte d’Henri III et sa cour, au moins trouve-t-on l’effort de rendre Fortinbras. Et vraiment le symbole est si beau ! Le drame de faits est presque authentique, mais la tragédie morale est forgée de toutes pièces ; c’est la veulerie d’un peuple inactif opposée à la gloire du hasardeux conquérant. Si Shakespeare qui n’en souffrait pas à son époque si violente et si active, qui ne la trouvait pas dans l’histoire du xiiie siècle, s’est efforcé de créer un héros populaire, souffrant d’une agonie de peuple oisif, rêvassant bien plus sur l’inertie et la mélancolie de toutes choses que sur des affaires intimes, l’intrusion de Fortinbras dans le royaume, dans le palais, m’apparaît comme un puissant pressentiment de la conquête, de l’homme d’action du Nord (toujours !) sur le demoellé contemplatif.

Après cela, me trompé-je ? peut-être, mais Hamlet représenté comme à la rue Richelieu, c’est une mauvaise… plaisanterie faite au poète, — le génie de Mounet mis hors cause. — Quant aux… vers de l’adaptation, sourions !

Votre Lugnü-Poe



Un impresario, dans une province mêlée à mon adolescence, épigraphiait HAMLET, qu’il représenta, du sous-titre ou le DISTRAIT : cet homme d’un goût français joliment, entendait, je suppose, préparer, par là, le public à la singularité qu’Hamlet seul compte et qu’à l’approcher, quiconque s’efface, succombe, disparaît. La pièce, un point culminant du Théâtre, est, dans l’œuvre de Shakespeare, transitoire entre la vieille action multiple et le Monologue ou drame avec Soi, futur. Le héros ; tous comparses : il se promène, pas plus, lisant au livre de lui-même, haut et vivant signe ; nie du regard les autres.

Il ne se contentera pas d’exprimer la solitude, parmi les gens, de qui pense ; il tue indifféremment ou, du moins, on meurt. La noire présence du douteur cause ce poison, que tous les personnages trépassent : sans même que lui prenne toujours la peine de les percer, dans la tapisserie. Alors, placé, certes, comme contraste à l’hésitant, Fortinbras, en tout qu’un général ; mais sans plus de valeur et si la mort, fiole, étang de nénuphars et fleuret, déchaîne tout son apparat varié, dont porte la sobre livrée ici quelqu’un d’exceptionnel, cela importe, comme finale et dernier mot, au moment où se reprend le spectateur, que cette somptueuse et stagnante exagération de meurtre, dont l’idée reste la leçon, autour de Qui se fait Seul — pour ainsi dire s’écoule vulgairement par un passage d’armée, vidant la scène avec un appareil de destruction actif, à la portée de tous et ordinaire, parmi le tambour et les trompettes.

Stéphane Mallarmé


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