Han d’Islande/Chapitre IX

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 65-75).
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IX

Fâtik brise son glaive dans le corps de sa victime : les glaives et les guerriers ont un terme pareil. Les bêtes qu’il a choisies pour victimes sont à l’instant sa proie ; chameaux, autruches, vaches et taureaux sauvages, tous tombent sous ses coups redoutables… D’heure en heure son glaive répand un sang nouveau, comme si les heures, pareilles à des hôtes, revenaient d’un voyage, et lui demandaient des victimes…
Abou’tthayyb, poëte arabe.


JULIETTE.
Ah ! crois-tu que nous nous revoyions jamais ?
ROMÉO
Je n’en doute point ; et toutes ces peines deviendront le doux entretien de nos jours à venir.
Shakespeare, Roméo et Juliette.


Le fanal du château de Munckholm venait de s’éteindre, et, à sa place, le matelot entrant dans le golfe de Drontheim voyait le casque du soldat de garde briller de loin, comme une étoile mobile, aux rayons du soleil levant, quand Schumacker, appuyé sur le bras de sa fille, descendit comme de coutume dans le jardin circulaire qui environnait sa prison. Tous deux avaient eu une nuit agitée, le vieillard par l’insomnie, la jeune fille par des rêves délicieux. Ils se promenaient depuis quelque temps en silence, quand le vieux prisonnier attacha sur la belle jeune fille un regard triste et grave :

— Vous rougissez et souriez toute seule, Éthel ; vous êtes heureuse, car vous ne rougissez pas du passé, et vous souriez à l’avenir.

Éthel rougit plus fort, et cessa de sourire.

— Mon seigneur et père, dit-elle, embarrassée et confuse, j’ai apporté le livre de l’Edda.

— Eh bien, lisez, ma fille, dit Schumacker ; et il retomba dans sa rêverie.

Alors le sombre captif, assis sur un rocher noirâtre ombragé d’un sapin noir, écouta la douce voix de sa fille, sans entendre sa lecture, comme un voyageur altéré se plaît au murmure de la source où il puise la vie.

Éthel lui lut l’histoire de la bergère Allanga, qui refusa un roi jusqu’à ce qu’il eût prouvé qu’il était un guerrier. Le prince Regner Lodbrog n’obtint la bergère qu’en revenant vainqueur du brigand de Klipstadur, Ingolphe l’Exterminateur.

Soudain un bruit de pas et de feuillage froissé vint interrompre sa lecture et arracher Schumacker à sa méditation. Le lieutenant d’Ahlefeld sortit de derrière le rocher où ils étaient assis. Éthel baissa la tête en reconnaissant l’interrupteur éternel, et l’officier s’écria :

— Sur ma foi, ma belle damoiselle, le nom d’Ingolphe l’Exterminateur vient d’être prononcé par votre charmante bouche. Je l’ai entendu, et je présume que c’est en parlant de son petit-fils, Han d’Islande, que vous êtes remontée jusqu’à lui. Les damoiselles aiment beaucoup à parler des brigands. Sous ce rapport, on conte d’Ingolphe et de sa descendance des choses singulièrement agréables et effrayantes à entendre. L’exterminateur Ingolphe n’eut qu’un fils, né de la sorcière Thoarka ; ce fils n’eut également qu’un fils, né de même d’une sorcière. Depuis quatre siècles, cette race s’est ainsi perpétuée pour la désolation de l’Islande, toujours par un seul rejeton, qui ne produit jamais qu’un rameau. C’est par cette série d’héritiers uniques que l’esprit infernal d’Ingolphe est arrivé de nos jours sain et entier au fameux Han d’Islande, qui avait sans doute tout à l’heure le bonheur d’occuper les virginales pensées de la damoiselle.

L’officier s’arrêta un moment. Éthel gardait le silence de l’embarras ; Schumacker, celui de l’ennui. Enchanté de les trouver disposés sinon à répondre, du moins à écouter, il continua :

— Le brigand de Klipstadur n’a d’autre passion que la haine des hommes, d’autre soin que celui de leur nuire…

— Il est sage, interrompit brusquement le vieillard.

— Il vit toujours seul, reprit le lieutenant.

— Il est heureux, dit Schumacker.

Le lieutenant fut ravi de cette double interruption, qui semblait sceller un pacte de conversation.

— Nous préserve le dieu Mithra, s’écria-t-il, de ces sages et de ces heureux ! Maudit soit le zéphyr malintentionné qui a apporté en Norvège le dernier des démons d’Islande. J’ai tort de dire malintentionné, car c’est, assure-t-on, à un évêque que nous devons le bonheur de posséder Han de Klipstadur. Si l’on en croit la tradition, quelques paysans islandais, ayant pris sur les montagnes de Bessestedt le petit Han encore enfant, voulurent le tuer, comme Astyage tua le lionceau de Bactriane ; mais l’évêque de Scalholt s’y opposa, et prit l’oursin sous sa protection, espérant faire un chrétien du diable. Le bon évêque employa mille moyens pour développer cette intelligence infernale, oubliant que la ciguë ne s’était point changée en lys dans les serres chaudes de Babylone. Aussi le démoniaque adolescent le paya-t-il de ses soins en s’enfuyant une belle nuit sur un tronc d’arbre, à travers les mers, et en éclairant sa fuite de l’incendie du manoir épiscopal. Voilà, selon les vieilles fileuses du pays, comment s’est transporté en Norvège cet islandais, qui, grâce à son éducation, offre aujourd’hui toute la perfection du monstre. Depuis ce temps, les mines de Faroër comblées et trois cents ouvriers écrasés sous les décombres ; le rocher pendant de Golyn précipité pendant la nuit sur le village qu’il dominait ; le pont de Half-Broën croulant du haut des roches sous le passage des voyageurs ; la cathédrale de Drontheim incendiée ; les fanaux côtiers éteints durant les nuits orageuses, et une foule de crimes et de meurtres ensevelis dans les lacs de Sparbo ou de Smiasen, ou cachés sous les grottes de Walderhog et de Rylass, et dans les gorges du Dofre-Field, ont attesté la présence de cet Arimane incarné dans le Drontheimhus. Les vieilles prétendent qu’il lui pousse un poil de la barbe à chaque crime ; en ce cas sa barbe doit être aussi touffue que celle du plus vénérable mage assyrien. La belle damoiselle saura cependant que le gouverneur a plus d’une fois essayé d’arrêter la crue extraordinaire de cette barbe.

Schumacker rompit encore le silence.

— Et tous les efforts pour s’emparer de cet homme, dit-il avec un regard de triomphe et un sourire ironique, ont été vains ? J’en félicite la grande-chancellerie.

L’officier ne comprit pas le sarcasme de l’ex-grand-chancelier.

— Han a jusqu’ici été aussi imprenable qu’Horatius surnommé Coclès. Vieux soldats, jeunes miliciens, campagnards, montagnards, tout meurt ou tout fuit devant lui. C’est un démon qu’on ne saurait éviter ni atteindre ; ce qui peut arriver de plus heureux à ceux qui le cherchent, c’est de ne pas le trouver.

— La gracieuse damoiselle est peut-être surprise, continua-t-il en s’asseyant familièrement près d’Éthel, qui se rapprocha de son père, de tout ce que je sais de curieux touchant cet être surnaturel. Ce n’est pas sans intention que j’ai recueilli ces singulières traditions. Il me semble, et je serais heureux que ma charmante auditrice partageât mon avis, que les aventures de Han pourraient fournir un roman délicieux, dans le genre des sublimes écrits de la damoiselle Scudéry, l’Artamène ou la Clélie, dont je n’ai encore lu que six volumes, mais qui n’en est pas moins un chef-d’œuvre à mes yeux. Il faudrait, par exemple, adoucir notre climat, orner nos traditions, modifier nos noms barbares. Ainsi Drontheim, qui deviendrai Durtinianum, verrait ses forêts se changer, sous ma baguette magique, en des bosquets délicieux, arrosés de mille petits ruisseaux, bien autrement poétiques que nos vilains torrents. Nos cavernes noires et profondes feraient place à des grottes charmantes, tapissées de rocailles dorées et de coquillages d’azur. Dans l’une de ces grottes habiterait un célèbre enchanteur, Hannus de Thulé… — Car vous conviendrez que le nom de Han d’Islande ne flatte pas l’oreille. — Ce géant… — vous sentez qu’il serait absurde que le héros d’un tel ouvrage ne fût pas un géant — ce géant descendrait en ligne droite du dieu Mars… — Ingolphe l’Exterminateur ne présente rien à l’imagination — et de la magicienne Théonne… — ne trouvez-vous pas le nom de Thoarka heureusement altéré ? — fille de la sibylle de Cumes. Hannus, après avoir été élevé par le grand-mage de Thulé, se serait enfin échappé du palais du pontife, sur un char attelé de deux dragons… — Il faudrait être un pauvre esprit pour conserver la mesquine tradition du tronc d’arbre. — Arrivé sous le ciel de Durtinianum, et séduit par ce pays charmant, il en aurait fait le lieu de sa résidence et le théâtre de ses crimes. Ce ne serait pas chose aisée que de faire une peinture agréable des brigandages de Han. On pourrait en adoucir l’horreur par quelque amour ingénieusement imaginé. La bergère Alcippe, en promenant un jour son agneau dans un bois de myrtes et d’oliviers, serait aperçue par le géant, qui céderait soudain au pouvoir de ses yeux. Mais Alcippe aimerait le beau Lycidas, officier des milices, en garnison dans son hameau. Le géant s’irriterait du bonheur du centurion, et le centurion des assiduités du géant. Vous concevez, aimable damoiselle, tout ce qu’une pareille imagination pourrait semer de charme dans les aventures de Hannus. Je parierais mes bottes de Cracovie contre une paire de patins qu’un tel sujet, traité par la damoiselle Scudéry, ferait raffoler toutes les dames de Copenhague.

Ce mot arracha Schumacker de la sombre rêverie où il était resté enseveli pendant la dépense inutile de bel esprit que venait de faire le lieutenant.

— Copenhague ? dit-il brusquement ; seigneur officier, que s’est-il passé de nouveau à Copenhague ?

— Rien, sur ma foi, que je sache, répondit le lieutenant, sinon le consentement donné par le roi au mariage important qui occupe en ce moment les deux royaumes.

— Comment ! reprit Schumacker ; quel mariage ?

L’apparition d’un quatrième interlocuteur arrêta la réponse sur les lèvres du lieutenant.

Tous trois levèrent les yeux. Le visage sombre du prisonnier s’éclaircit, la physionomie frivole du lieutenant prit une expression de gravité, et la douce figure d’Éthel, pâle et confuse pendant le long soliloque de l’officier, se ranima de vie et de joie. Elle soupira profondément, comme si son cœur eût été allégé d’un poids insupportable, et son sourire triste et furtif s’élança au-devant du nouveau venu. — C’était Ordener.

Le vieillard, la jeune fille et l’officier étaient devant Ordener dans une position singulière, ils avaient chacun un secret commun avec lui ; aussi se gênaient-ils réciproquement. Le retour d’Ordener au donjon ne surprit ni Schumacker ni Éthel, qui l’attendaient ; mais il étonna le lieutenant, autant que la présence du lieutenant surprit Ordener, qui aurait pu craindre quelque indiscrétion de l’officier sur la scène de la veille, si le silence prescrit par la loi courtoise ne l’eût rassuré. Il ne pouvait donc que s’étonner de le voir paisiblement assis près des deux prisonniers.

Ces quatre personnages ne pouvaient rien se dire réunis, précisément parce qu’ils auraient eu beaucoup à se dire isolément. Aussi, hormis les regards d’intelligence et d’embarras, l’accueil que reçut Ordener fut-il absolument muet.

Le lieutenant partit d’un éclat de rire.

— Par la queue du manteau royal, mon cher nouveau-venu, voilà un silence qui ne ressemble pas mal à celui des sénateurs gaulois, quand le romain Brennus… Je ne sais, en honneur, déjà plus qui était romain ou gaulois, des sénateurs ou du général. N’importe ! puisque vous voilà, aidez-moi à instruire cet honorable vieillard de ce qui se passe de nouveau. J’allais, sans votre subite entrée en scène, l’entretenir du mariage illustre qui occupe en ce moment mèdes et persans.

— Quel mariage ? dirent en même temps Ordener et Schumacker.

— À la coupe de vos vêtements, seigneur étranger, s’écria le lieutenant en frappant des mains, j’avais déjà pressenti que vous veniez de quelque autre monde. Voici une question qui change en certitude mon soupçon. Vous êtes sans doute débarqué hier sur les bords de la Nidder, dans un char-fée attelé de deux griffons ailés ; car vous n’auriez pu parcourir la Norvège sans entendre parler du fameux mariage du fils du vice-roi avec la fille du grand-chancelier.

Schumacker se tourna vers le lieutenant.

— Quoi ! Ordener Guldenlew épouse Ulrique d’Ahlefeld ?

— Comme vous dites, répondit l’officier, et cela sera conclu avant que la mode des vertugadins à la française soit passée à Copenhague.

— Le fils de Frédéric doit avoir environ vingt-deux ans ; car j’étais depuis une année dans la forteresse de Copenhague quand le bruit de sa naissance parvint jusqu’à moi. Qu’il se marie jeune, continua Schumacker avec un sourire amer ; au moment de la disgrâce on ne lui reprochera pas du moins d’avoir ambitionné le chapeau de cardinal.

Le vieux favori faisait à ses propres malheurs une allusion que le lieutenant ne comprit pas.

— Non certes, dit-il en éclatant de rire. Le baron Ordener va recevoir le titre de comte, le collier de l’Éléphant et les aiguillettes de colonel, qui ne se concilient guère vraiment avec la barrette de cardinal.

— Tant mieux, répondit Schumacker. Puis, après une pause, il ajouta, secouant la tête comme s’il eût vu sa vengeance devant lui : — Quelque jour peut-être on lui fera un carcan du noble collier, on lui brisera sur le front sa couronne de comte, on lui battra les joues de ses aiguillettes de colonel.

Ordener saisit la main du vieillard.

— Dans l’intérêt de votre haine, seigneur, ne maudissez pas le bonheur d’un ennemi avant de savoir si ce bonheur en est un pour lui.

— Eh ! mais, dit le lieutenant, qu’importent au baron de Thorvick les anathèmes du bonhomme ?

— Lieutenant ! s’écria Ordener, ils lui importent plus que vous ne pensez… — peut-être. — Et, poursuivit-il après un moment de silence, votre fameux mariage est moins certain que vous ne le croyez.

Fiat quod vis, repartit le lieutenant avec une salutation ironique ; le roi, le vice-roi et le grand-chancelier ont, il est vrai, tout disposé pour cette union ; ils la désirent, ils la veulent ; mais puisqu’elle déplaît au seigneur étranger, qu’importe le grand-chancelier, le vice-roi et le roi !

— Vous avez peut-être raison, dit Ordener d’un air sérieux.

— Oh ! sur ma foi ! — et le lieutenant se renversa sur le dos en éclatant de rire, — cela est trop plaisant. Je voudrais pour beaucoup que le baron de Thorvick fût ici pour entendre un devin aussi bien instruit des choses de ce monde décider de sa destinée. Mon docte prophète, croyez-moi, vous n’avez pas encore assez de barbe pour être bon sorcier.

— Seigneur lieutenant, répondit froidement Ordener, je ne pense pas qu’Ordener Guldenlew épouse une femme sans l’aimer.

— Eh ! eh ! voilà le livre des maximes. Et qui vous dit, seigneur du manteau vert, que le baron n’aime pas Ulrique d’Ahlefeld ?

— Et, s’il vous plaît, à votre tour, qui vous dit qu’il l’aime ?

Ici le lieutenant fut entraîné, comme il arrive souvent, par la chaleur de la conversation, à affirmer un fait dont il n’était pas sûr.

— Qui me dit qu’il l’aime ? la question est amusante ! J’en suis fâché pour votre divination ; mais tout le monde sait que ce mariage n’est pas moins un mariage de passion que de convenance.

— Excepté moi, du moins, dit Ordener d’un ton grave.

— Excepté vous, soit ; mais qu’importe ! vous n’empêcherez pas que le fils du vice-roi ne soit amoureux de la fille du chancelier !

— Amoureux ?

— Amoureux fou !

— Il faudrait en effet qu’il fût fou pour en être amoureux.

— Holà ! n’oubliez pas de qui et à qui vous parlez. Ne dirait-on pas que le fils du comte vice-roi n’a pu s’éprendre d’une dame sans consulter ce rustaud ?

En parlant ainsi, l’officier s’était levé. Éthel, qui vit le regard d’Ordener s’enflammer, se précipita devant lui.

— Oh ! dit-elle, de grâce calmez-vous ; n’écoutez pas ces injures ; que nous importe que le fils du vice-roi aime la fille du chancelier ?

Cette douce main posée sur le cœur du jeune homme en apaisa la tempête ; il abaissa sur son Éthel un regard enivré, et n’entendit plus le lieutenant qui, reprenant sa gaieté, s’écriait : — La damoiselle remplit avec une grâce infinie le rôle des dames sabines entre leurs pères et leurs maris. Mes paroles étaient peu mesurées ; j’oubliais, poursuivit-il en s’adressant à Ordener, qu’il existait entre nous un lien de fraternité, et que nous ne pouvions plus nous provoquer. — Chevalier, donnez-moi la main. Convenez-en, vous aviez aussi oublié que vous parliez du fils du vice-roi à son futur beau-frère, le lieutenant d’Ahlefeld.

À ce nom, Schumacker, qui avait tout observé jusque-là d’un œil d’indifférence ou d’impatience, s’élança de son siège de pierre en poussant un cri terrible.

— D’Ahlefeld ! un d’Ahlefeld devant moi ! Serpent ! comment n’ai-je pas reconnu dans le fils son exécrable père ! Laissez-moi paisible dans mon cachot, je n’ai point été condamné au supplice de vous voir. Il ne me manque plus, comme il l’osait souhaiter tout à l’heure, que de voir le fils de Guldenlew près du fils d’Ahlefeld ! — Traîtres ! lâches ! que ne viennent-ils eux-mêmes jouir de mes larmes de démence et de rage ? Race ! race abhorrée ! fils d’Ahlefeld, laisse-moi !

L’officier, d’abord étourdi de la vivacité de ces imprécations, retrouva bientôt la colère et la parole.

— Silence ! vieil insensé ! auras-tu bientôt fini de me chanter les litanies des démons ?

— Laisse, laisse-moi ! poursuivit le vieillard, et emporte ma malédiction, pour toi et la misérable race de Guldenlew qui va s’allier à la tienne.

— Pardieu, s’écria l’officier furieux, tu me fais un double outrage !

Ordener arrêta le lieutenant, qui ne se connaissait plus.

— Respectez un vieillard dans votre ennemi, lieutenant ; nous avons déjà des satisfactions à nous rendre, je vous ferai raison des offenses du prisonnier.

— Soit, dit le lieutenant, vous contractez une double dette ; le combat sera à outrance, car j’aurai mon beau-frère et moi à venger. Songez qu’avec mon gant vous ramassez celui d’Ordener Guldenlew.

— Lieutenant d’Ahlefeld, répondit Ordener, vous embrassez le parti des absents avec une chaleur qui prouve de la générosité. N’y en aurait-il pas autant à prendre pitié d’un malheureux vieillard à qui l’adversité donne quelque droit d’être injuste ?

D’Ahlefeld était de ces âmes chez qui on éveille une vertu avec une louange. Il serra la main d’Ordener, et s’approcha de Schumacker, qui, épuisé par son emportement même, était retombé sur le rocher dans les bras d’Éthel éplorée.

— Seigneur Schumacker, dit l’officier, vous avez abusé de votre vieillesse, et j’allais peut-être abuser de ma jeunesse, si vous n’aviez trouvé un champion. J’étais entré ce matin pour la dernière fois dans votre prison, car c’était pour vous dire que désormais vous pourriez rester, d’après l’ordre spécial du vice-roi, libre et sans gardes dans le donjon. Recevez cette bonne nouvelle de la bouche d’un ennemi.

— Retirez-vous, dit le vieux captif d’une voix sourde.

Le lieutenant s’inclina, et obéit, intérieurement satisfait d’avoir conquis le regard approbateur d’Ordener.

Schumacker resta quelque temps les bras croisés et la tête courbée, enseveli dans ses rêveries ; tout à coup il releva son regard sur Ordener, debout et en silence devant lui.

— Eh bien ? dit-il.

— Seigneur comte, Dispolsen est mort assassiné.

La tête du vieillard retomba sur sa poitrine. Ordener poursuivit :

— Son assassin est un brigand fameux, Han d’Islande.

— Han d’Islande ! dit Schumacker.

— Han d’Islande ! répéta Éthel.

— Il a dépouillé le capitaine, continua Ordener.

— Ainsi, dit le vieillard, vous n’avez point entendu parler d’un coffret de fer, scellé des armes de Griffenfeld ?

— Non, seigneur.

Schumacker laissa tomber son front sur ses mains.

— Je vous le rapporterai, seigneur comte, fiez-vous à moi. Le meurtre a été commis hier matin. Han a fui vers le nord. J’ai un guide qui connaît ses retraites, j’ai souvent parcouru les monts du Drontheimhus. J’atteindrai le brigand.

Éthel pâlit. Schumacker se leva ; son regard avait quelque chose de joyeux, comme s’il comprenait encore la vertu chez les hommes.

— Noble Ordener, dit-il, adieu. — Et levant une main vers le ciel, il disparut derrière les broussailles.

Quand Ordener se retourna, il vit, sur le roc bruni par la mousse, Éthel pâle, comme une statue d’albâtre sur un piédestal noir.

— Juste Dieu, mon Éthel ! dit-il se précipitant près d’elle et la soutenant dans ses bras, qu’avez-vous ?

— Oh ! répondit la tremblante jeune fille d’une voix qu’on entendait à peine, oh ! si vous avez, non quelque amour, mais quelque pitié pour moi, seigneur, si vous ne me parliez pas hier tout à fait pour m’abuser, si ce n’est pas pour causer ma mort que vous avez daigné venir dans cette prison ; seigneur Ordener, mon Ordener, renoncez, au nom du ciel, au nom des anges, renoncez à votre projet insensé ! Ordener, mon bien-aimé Ordener ! poursuivit-elle, — et ses larmes s’échappaient avec abondance, et sa tête s’était penchée sur le sein du jeune homme, — fais-moi ce sacrifice. Ne poursuis pas ce brigand, cet affreux démon, que tu veux combattre. Dans quel intérêt y vas-tu, Ordener ? Dis-moi, quel intérêt peut t’être plus cher que celui de la malheureuse que tu nommais hier ta bien-aimée épouse ?

Elle s’arrêta suffoquée par les sanglots. Ses deux bras étaient attachés par ses mains jointes au cou d’Ordener, sur les yeux duquel elle fixait ses yeux suppliants.

— Mon Éthel adorée, vous vous alarmez à tort. Dieu soutient les bonnes intentions, et l’intérêt pour lequel je m’expose n’est autre que le vôtre. Ce coffret de fer renferme…

Éthel l’interrompit.

— Mon intérêt ! ai-je un autre intérêt que ta vie ? Et si tu meurs, Ordener, que veux-tu que je devienne ?

— Pourquoi penses-tu que je mourrai, Éthel ?

— Ah ! tu ne connais donc pas ce Han, ce brigand infernal ? Sais-tu à quel monstre tu cours ? Sais-tu qu’il commande à toutes les puissances des ténèbres ? qu’il renverse des montagnes sur des villes ? que son pas fait crouler les cavernes souterraines ? que son souffle éteint les fanaux sur les rochers ? Et crois-tu, Ordener, résister à ce géant aidé du démon, avec tes bras blancs et ta frêle épée ?

— Et vos prières, Éthel, et l’idée que je combats pour vous ? Sois-en sûre, mon Éthel, on t’a beaucoup exagéré la force et le pouvoir de ce brigand. C’est un homme comme nous, qui donne la mort jusqu’à ce qu’il la reçoive.

— Tu ne veux donc pas m’écouter ? mes paroles ne sont donc rien pour toi ? Que veux-tu, dis-moi, que je devienne si tu pars, si tu vas errer de périls en périls, exposant, pour je ne sais quel intérêt de la terre, tes jours qui sont à moi, les livrant à un monstre ?

Ici les récits du lieutenant apparurent de nouveau à l’imagination d’Éthel, accrus de tout son amour et de toute sa terreur. Elle poursuivit, d’une voix entrecoupée par les sanglots :

— Je te l’assure, mon bien-aimé Ordener, ils t’ont trompé ceux qui t’ont dit que ce n’était qu’un homme. Tu dois me croire plus qu’eux, Ordener, tu sais que je ne voudrais pas te tromper. On a mille fois essayé de le combattre, il a détruit des bataillons entiers. Je voudrais seulement que d’autres te le disent, tu les croirais et tu n’irais pas.

Les prières de la pauvre Éthel auraient sans doute ébranlé l’aventureuse résolution d’Ordener, s’il n’eût été aussi avancé. Les paroles échappées la veille au désespoir de Schumacker revinrent à sa mémoire, et le raffermirent.

— Je pourrais, ma chère Éthel, vous dire que je n’irai pas, et n’en pas moins exécuter mon projet ; mais je ne vous tromperai jamais, même pour vous rassurer. Je ne dois pas, je le répète, balancer entre vos larmes et vos intérêts. Il s’agit de votre fortune, de votre bonheur, de votre vie peut-être, de ta vie, mon Éthel.

Et il la pressait doucement dans ses bras.

— Et que me fait tout cela ? reprit-elle éplorée. Mon ami, mon Ordener, ma joie, tu sais que tu es toute ma joie, ne me donne pas un malheur affreux et certain pour des malheurs légers et douteux. Que me font ma fortune, ma vie ?

— Il s’agit aussi, Éthel, de la vie de votre père.

Elle s’arracha de ses bras.

— De mon père ? répéta-t-elle à voix basse et en pâlissant.

— Oui, Éthel. Ce brigand, soudoyé sans doute par les ennemis du comte Griffenfeld, a en son pouvoir des papiers dont la perte compromet les jours, déjà si détestés, de votre père. Je veux lui reprendre ces papiers avec la vie.

Éthel resta quelques instants pâle et muette ; ses larmes s’étaient taries, son sein gonflé respirait péniblement, elle regardait la terre d’un œil terne et indifférent, de l’œil dont le condamné la regarde au moment où la hache se lève derrière lui sur sa tête.

— De mon père ! murmura-t-elle.

Puis elle tourna lentement les yeux sur Ordener.

— Ce que tu fais est inutile ; mais fais-le.

Ordener l’attira sur son sein.

— Oh ! noble fille, laisse ton cœur battre sur le mien. Généreuse amie ! je reviendrai bientôt. Va, tu seras à moi ; je veux être le sauveur de ton père, pour mériter de devenir son fils. Mon Éthel, ma bien-aimée Éthel !

Qui pourrait dire ce qui se passe dans un noble cœur qui se sent compris d’un noble cœur ? Et si l’amour unit ces deux âmes pareilles d’un lien indestructible, qui pourrait peindre ces inexprimables délices ? Il semble alors que l’on éprouve, réunis dans un court moment, tout le bonheur et toute la gloire de la vie, embellie du charme des généreux sacrifices.

— Ô mon Ordener, va, et, si tu ne reviens pas, la douleur sans espoir tue. J’aurai cette lente consolation.

Ils se levèrent tous deux, et Ordener plaça sur son bras le bras d’Éthel, et dans sa main cette main adorée ; ils traversèrent en silence les allées tortueuses du sombre jardin, et arrivèrent à regret à la porte de la tour qui servait d’issue. Là, Éthel, tirant de son sein de petits ciseaux d’or, coupa une boucle de ses beaux cheveux noirs.

— Reçois-la, Ordener ; qu’elle t’accompagne, qu’elle soit plus heureuse que moi.

Ordener pressa religieusement sur ses lèvres ce présent de sa bien-aimée.

Elle poursuivit :

— Ordener, pense à moi, je prierai pour toi. Ma prière sera peut-être aussi puissante auprès de Dieu que tes armes devant le démon.

Ordener s’inclina devant cet ange. Son âme sentait trop pour que sa bouche pût parler. Ils restèrent quelque temps sur le cœur l’un de l’autre. Au moment de la quitter, peut-être pour jamais, Ordener jouissait, avec un triste ravissement, du bonheur de tenir une fois encore toute son Éthel entre ses bras. Enfin, déposant un chaste et long baiser sur le front décoloré de la douce jeune fille, il s’élança violemment sous la voûte obscure de l’escalier en spirale, qui lui apporta un moment après le mot si lugubre et si doux : Adieu !