Han d’Islande/Chapitre V

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Han d’Islande, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 32-43).
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V

Je venais de me mettre à genoux… Je commençais à élever mon âme à Dieu, lorsque, derrière moi, tout près de moi, quelqu’un est venu se placer… Bientôt j’ai entendu un profond soupir ; et puis, plus près de mon oreille, on a prononcé un nom… ce n’était pas le nom d’une sainte, c’était mon nom. Enfin il était temps de me retirer : l’office était terminé ; je tremblais de lever la tête… Je me retourne, et… je le reconnais.
Lessing.


On eût dit que toutes les passions avaient agité son cœur, et que toutes l’avaient abandonné ; il ne lui restait rien que le coup d’œil triste et perçant d’un homme consommé dans la connaissance des hommes, et qui voyait, d’un regard, où tendait chaque chose.
Schiller, les Visions.


Quand, après avoir fait parcourir à l’étranger les escaliers en spirale et les hautes salles du donjon du Lion de Slesvig, l’huissier lui ouvrit enfin la porte de l’appartement où se trouvait celui qu’il cherchait, la première parole qui frappa les oreilles du jeune homme fut encore celle-ci : — Est-ce enfin le capitaine Dispolsen ?

Celui qui faisait cette question était un vieillard assis le dos tourné à la porte, les coudes appuyés sur une table de travail et le front appuyé sur ses mains. Il était revêtu d’une simarre de laine noire, et l’on apercevait, au-dessus d’un lit placé à une extrémité de la chambre, un écusson brisé autour duquel étaient suspendus les colliers rompus des ordres de l’Éléphant et de Danebrog ; une couronne de comte renversée était fixée au-dessous de l’écusson, et les deux fragments d’une main de justice liés en croix complétaient l’ensemble de ces bizarres ornements. — Le vieillard était Schumacker.

— Non, seigneur, répondit l’huissier ; puis il dit à l’étranger : Voici le prisonnier ; et, les laissant ensemble, il referma la porte, avant d’avoir pu entendre la voix aigre du vieillard qui disait : Si ce n’est pas le capitaine, je ne veux voir personne.

L’étranger, à ces mots, resta debout près de la porte ; et le prisonnier, se croyant seul, — car il ne s’était pas un moment détourné, — retomba dans sa silencieuse rêverie.

Tout à coup il s’écria : — Le capitaine m’a certainement abandonné et trahi ! Les hommes… les hommes sont comme ce glaçon qu’un arabe prit pour un diamant ; il le serra précieusement dans son havre-sac, et quand il le chercha, il ne trouva même plus un peu d’eau.

— Je ne suis pas de ces hommes, dit l’étranger.

Schumacker se leva brusquement. — Qui est ici ? qui m’écoute ? Est-ce quelque misérable suppôt de ce Guldenlew ?

— Ne parlez point mal du vice-roi, seigneur comte.

— Seigneur comte ! est-ce pour me flatter que vous m’appelez ainsi ? Vous perdez vos peines ; je ne suis plus puissant.

— Celui qui vous parle ne vous a jamais connu puissant, et n’en est pas moins votre ami.

— C’est qu’il espère encore quelque chose de moi ; les souvenirs que l’on conserve aux malheureux se mesurent toujours aux espérances qui en restent.

— C’est moi qui devrais me plaindre, noble comte ; car je me suis souvenu de vous, et vous m’avez oublié. Je suis Ordener.

Un éclair de joie passa dans les tristes yeux du vieillard, et un sourire qu’il ne put réprimer entr’ouvrit sa barbe blanche, comme le rayon qui perce un nuage.

— Ordener ! soyez le bienvenu, voyageur Ordener. Mille vœux de bonheur au voyageur qui se souvient du prisonnier !

— Mais, demanda Ordener, vous, m’aviez donc oublié ?

— Je vous avais oublié, dit Schumacker reprenant son air sombre, comme on oublie la brise qui nous rafraîchit et qui passe ; heureux lorsqu’elle ne devient pas l’ouragan qui nous renverse.

— Comte de Griffenfeld, reprit le jeune homme, vous ne comptiez donc pas sur mon retour ?

— Le vieux Schumacker n’y comptait pas ; mais il y a ici une jeune fille qui me faisait remarquer aujourd’hui même qu’il y avait eu, le 8 mai dernier, un an que vous étiez absent.

Ordener tressaillit.

— Quoi, grand Dieu ! serait-ce votre Éthel, noble comte ?

— Et qui donc ?

— Votre fille, seigneur, a daigné compter les mois depuis mon départ ! Oh ! combien j’ai passé de tristes journées ! j’ai visité toute la Norvège, depuis Christiania jusqu’à Wardhus ; mais c’est vers Drontheim que mes courses me ramenaient toujours.

— Usez de votre liberté, jeune homme, tant que vous en jouissez. — Mais dites-moi donc enfin qui vous êtes. Je voudrais, Ordener, vous connaître sous un autre nom. Le fils d’un de mes mortels ennemis s’appelle Ordener.

— Peut-être, seigneur comte, ce mortel ennemi a-t-il plus de bienveillance pour vous que vous n’en avez pour lui.

— Vous éludez ma question ; mais gardez votre secret, j’apprendrais peut-être que le fruit qui désaltère est un poison qui me tuera.

— Comte ! dit Ordener d’une voix irritée. Comte ! reprit-il d’un ton de reproche et de pitié.

— Suis-je contraint de me fier à vous, répondit Schumacker, à vous qui prenez toujours en ma présence le parti de l’implacable Guldenlew ?

— Le vice-roi, interrompit gravement le jeune homme, vient d’ordonner que vous seriez à l’avenir libre et sans gardes dans l’intérieur de tout le donjon du Lion de Slesvig. C’est une nouvelle que j’ai recueillie à Bergen, et que vous recevrez sans doute prochainement.

— C’est une faveur que je n’osais espérer, et je croyais n’avoir parlé de mon désir qu’à vous seul. Au surplus, on diminue le poids de mes fers à mesure que celui de mes années s’accroît, et, quand les infirmités m’auront rendu impotent, on me dira sans doute : Vous êtes libre.

À ces mots le vieillard sourit amèrement ; il continua :

— Et vous, jeune homme, avez-vous toujours vos folles idées d’indépendance ?

— Si je n’avais point ces folles idées, je ne serais pas ici.

— Comment êtes-vous venu à Drontheim ?

— Eh bien ! à cheval.

— Comment êtes-vous venu à Munckholm ?

— Sur une barque.

— Pauvre insensé ! qui crois être libre, et qui passes d’un cheval dans une barque. Ce ne sont point tes membres qui exécutent tes volontés ; c’est un animal, c’est la matière ; et tu appelles cela des volontés !

— Je force des êtres à m’obéir.

— Prendre sur certains êtres le droit d’en être obéi, c’est donner à d’autres celui de vous commander. L’indépendance n’est que dans l’isolement.

— Vous n’aimez pas les hommes, noble comte ?

Le vieillard se mit à rire tristement. — Je pleure d’être homme, et je ris de celui qui me console. — Vous le saurez, si vous l’ignorez encore, le malheur rend défiant comme la prospérité rend ingrat. Écoutez, puisque vous venez de Berghen, apprenez-moi quel vent favorable a soufflé sur le capitaine Dispolsen. Il faut qu’il lui soit arrivé quelque chose d’heureux, puisqu’il m’oublie.

Ordener devint sombre et embarrassé.

— Dispolsen, seigneur comte ? C’est pour vous en parler que je suis venu dès aujourd’hui. — Je sais qu’il avait toute votre confiance.

— Vous le savez ? interrompit le prisonnier avec inquiétude. Vous vous trompez. Nul être au monde n’a ma confiance. — Dispolsen tient, il est vrai, entre ses mains mes papiers, des papiers même très importants. C’est pour moi qu’il est allé à Copenhague, près du roi. J’avouerai même que je comptais plus sur lui que sur tout autre, car dans ma puissance je ne lui avais jamais rendu service.

— Eh bien ! noble comte, je l’ai vu aujourd’hui…

— Votre trouble me dit le reste ; il est traître.

— Il est mort.

— Mort !

Le prisonnier croisa ses bras et baissa la tête, puis relevant son œil vers le jeune homme :

— Quand je vous disais qu’il lui était arrivé quelque chose d’heureux !

Puis son regard se tourna vers la muraille où étaient suspendus les signes de ses grandeurs détruites, et il fit un geste de la main comme pour éloigner le témoin d’une douleur qu’il s’efforçait de vaincre.

— Ce n’est pas lui que je plains ; ce n’est qu’un homme de moins. — Ce n’est pas moi ; qu’ai-je à perdre ? Mais ma fille, ma fille infortunée ! je serai la victime de cette infâme machination ; et que deviendra-t-elle si on lui enlève son père ?

Il se retourna vivement vers Ordener.

— Comment est-il mort ? où l’avez-vous vu ?

— Je l’ai vu au Spladgest ; on ne sait s’il est mort d’un suicide ou d’un assassinat.

— Voici maintenant l’important. S’il a été assassiné, je sais d’où le coup part ; alors tout est perdu. Il m’apportait les preuves du complot qu’ils trament contre moi ; ces preuves auraient pu me sauver et les perdre. Ils ont su les détruire ! — Malheureuse Éthel !

— Seigneur comte, dit Ordener en saluant, je vous dirai demain s’il a été assassiné.

Schumacker, sans répondre, suivit Ordener, qui sortait, d’un regard où se peignait le calme du désespoir, plus effrayant que le calme de la mort.

Ordener était dans l’antichambre solitaire du prisonnier, sans savoir de quel côté se diriger. La soirée était avancée et la salle obscure ; il ouvrit une porte au hasard et se trouva dans un immense corridor, éclairé seulement par la lune, qui courait rapidement à travers de pâles nuées. Ses lueurs nébuleuses tombaient par intervalles sur les vitraux étroits et élevés, et dessinaient sur la muraille opposée comme une longue procession de fantômes, qui apparaissait et disparaissait simultanément dans les profondeurs de la galerie. Le jeune norvégien se signa lentement, et marcha vers une lumière rougeâtre qui brillait faiblement à l’extrémité du corridor.

Une porte était entr’ouverte ; une jeune fille agenouillée dans un oratoire gothique, au pied d’un simple autel, récitait à demi-voix les litanies de la Vierge ; oraison simple et sublime où l’âme qui s’élève vers la Mère des Sept-Douleurs ne la prie que de prier.

Cette jeune fille était vêtue de crêpe noir et de gaze blanche, comme pour faire deviner en quelque sorte, au premier aspect, que ses jours s’étaient enfuis jusqu’alors dans la tristesse et dans l’innocence. Même en cette attitude modeste, elle portait dans tout son être l’empreinte d’une nature singulière. Ses yeux et ses longs cheveux étaient noirs, beauté très rare dans le Nord ; son regard élevé vers la voûte paraissait plutôt enflammé par l’extase qu’éteint par le recueillement. Enfin, on eût dit une vierge des rives de Chypre ou des campagnes de Tibur, revêtue des voiles fantastiques d’Ossian, et prosternée devant la croix de bois et l’autel de pierre de Jésus.

Ordener tressaillit et fut prêt à défaillir, car il reconnut celle qui priait.

Elle pria pour son père, pour le puissant tombé, pour le vieux captif abandonné, et elle récita à haute voix le psaume de la délivrance.

Elle pria encore pour un autre ; mais Ordener n’entendit pas le nom de celui pour qui elle priait ; il ne l’entendit pas, car elle ne le prononça pas ; seulement elle récita le cantique de la sulamite, l’épouse qui attend l’époux, et le retour du bien-aimé.

Ordener s’éloigna dans la galerie ; il respecta cette vierge qui s’entretenait avec le ciel ; la prière est un grand mystère, et son cœur s’était rempli, malgré lui, d’un ravissement inconnu, mais profane.

La porte de l’oratoire se ferma doucement. Bientôt une lumière, et une femme blanche dans les ténèbres, vinrent de son côté. Il s’arrêta, car il éprouvait une des plus violentes émotions de la vie ; il s’adossa à l’obscure muraille ; son corps était faible, et les os de ses membres s’entre-choquaient dans leurs jointures, et, dans le silence de tout son être, les battements de son cœur retentissaient à son oreille.

Quand la jeune fille passa, elle entendit le froissement d’un manteau, et une haleine brusque et précipitée.

— Dieu ! cria-t-elle.

Ordener s’élança ; d’un bras il la soutint, de l’autre il chercha vainement à retenir la lampe, qu’elle avait laissée échapper, et qui s’éteignit.

— C’est moi, dit-il doucement.

— C’est Ordener ! dit la jeune fille, car le dernier retentissement de cette voix, qu’elle n’avait pas entendue depuis un an, était encore dans son oreille.

Et la lune qui passait éclaira la joie de sa charmante figure ; puis elle reprit, timide et confuse, et se dégageant des bras du jeune homme :

— C’est le seigneur Ordener.

— C’est lui, comtesse Éthel.

— Pourquoi m’appelez-vous comtesse ?

— Pourquoi m’appelez-vous seigneur ?

La jeune fille se tut et sourit ; le jeune homme se tut et soupira. Elle rompit la première le silence :

— Comment donc êtes-vous ici ?

— Faites-moi merci, si ma présence vous afflige. J’étais venu pour parler au comte votre père.

— Ainsi, dit Éthel d’une voix altérée, vous n’êtes venu que pour mon père.

Le jeune homme baissa la tête, car ces paroles lui semblaient bien injustes.

— Il y a sans doute déjà longtemps, continua la jeune fille d’un ton de reproche, il y a sans doute déjà longtemps que vous êtes à Drontheim ? Votre absence de ce château n’a pu vous paraître longue, à vous.

Ordener, profondément blessé, ne répondit pas.

— Je vous approuve, dit la prisonnière d’une voix tremblante de douleur et de colère ; mais, ajouta-t-elle d’un ton fier, j’espère, seigneur Ordener, que vous ne m’avez pas entendue prier ?

— Comtesse, répondit enfin le jeune homme, je vous ai entendue.

— Ah ! seigneur Ordener, il n’est point courtois d’écouter ainsi.

— Je ne vous ai pas écoutée, noble comtesse, dit faiblement Ordener ; je vous ai entendue.

— J’ai prié pour mon père, reprit la jeune fille en le regardant fixement, et comme attendant une réponse à cette parole toute simple.

Ordener garda le silence.

— J’ai aussi prié, continua-t-elle, inquiète et paraissant attentive à l’effet que ces paroles allaient produire sur lui, j’ai aussi prié pour quelqu’un qui porte votre nom, pour le fils du vice-roi, du comte de Guldenlew. Car il faut prier pour tout le monde, même pour ses persécuteurs.

Et la jeune fille rougit, car elle pensait mentir ; mais elle était piquée contre le jeune homme, et elle croyait l’avoir nommé pendant sa prière ; elle ne l’avait nommé que dans son cœur.

— Ordener Guldenlew est bien malheureux, noble dame, si vous le comptez au nombre de vos persécuteurs ; il est bien heureux cependant d’occuper une place dans vos prières.

— Oh ! non, dit Éthel troublée et effrayée de l’air froid du jeune homme, non, je ne priais pas pour lui. J’ignore ce que j’ai fait, ce que je fais. Quant au fils du vice-roi, je le déteste, je ne le connais pas. Ne me regardez pas de cet œil sévère ; vous ai-je offensé ? ne pouvez-vous rien pardonner à une pauvre prisonnière, vous qui passez vos jours près de quelque belle et noble dame libre et heureuse comme vous !

— Moi, comtesse ! s’écria Ordener.

Éthel versait des larmes ; le jeune homme se précipita à ses pieds.

— Ne m’avez-vous pas dit, continua-t-elle souriant à travers ses pleurs, que votre absence vous avait semblé courte ?

— Qui, moi, comtesse ?

— Ne m’appelez pas ainsi, dit-elle doucement, je ne suis plus comtesse pour personne, et surtout pour vous.

Le jeune homme se leva violemment, et ne put s’empêcher de la presser sur son cœur dans un ravissement convulsif.

— Eh bien ! mon Éthel adorée, nomme-moi ton Ordener. — Dis-moi, — et il attacha un regard brûlant sur ses yeux mouillés de larmes, — dis-moi, tu m’aimes donc ?

Ce que dit la jeune fille ne fut pas entendu, car Ordener, hors de lui, avait ravi sur ses lèvres avec sa réponse cette première faveur, ce baiser sacré qui suffit aux yeux de Dieu pour changer deux amants en époux.

Tous deux restèrent sans paroles, parce qu’ils étaient dans un de ces moments solennels, si rares et si courts sur la terre, où l’âme semble éprouver quelque chose de la félicité des cieux. Ce sont des instants indéfinissables que ceux où deux âmes s’entretiennent ainsi dans un langage qui ne peut être compris que d’elles ; alors tout ce qu’il y a d’humain se tait, et les deux êtres immatériels s’unissent mystérieusement pour la vie de ce monde et l’éternité de l’autre.

Éthel s’était lentement retirée des bras d’Ordener, et, aux lueurs de la lune, ils se regardaient avec ivresse ; seulement, l’œil de flamme du jeune homme respirait un mâle orgueil et un courage de lion, tandis que le regard demi-voilé de la jeune fille était empreint de cette pudeur, honte angélique, qui, dans le cœur d’une vierge, se mêle à toutes les joies de l’amour.

— Tout à l’heure, dans ce corridor, dit-elle enfin, vous m’évitiez donc, mon Ordener ?

— Je ne vous évitais pas, j’étais comme le malheureux aveugle que l’on rend à la lumière après de longues années, et qui se détourne un moment du jour.

— C’est à moi plutôt que s’applique votre comparaison, car, durant votre absence, je n’ai eu d’autre bonheur que la présence d’un infortuné, de mon père. Je passais mes longues journées à le consoler, et, ajouta-t-elle en baissant les yeux, à vous espérer. Je lisais à mon père les fables de l’Edda, et quand je l’entendais douter des hommes, je lui lisais l’Évangile, pour qu’au moins il ne doutât pas du ciel ; puis je lui parlais de vous, et il se taisait, ce qui prouve qu’il vous aime. Seulement, quand j’avais inutilement passé mes soirées à regarder de loin sur les routes les voyageurs qui arrivaient, et dans le port les vaisseaux qui abordaient, il secouait la tête avec un sourire amer, et je pleurais. Cette prison, où s’est jusqu’ici passée toute ma vie, m’était devenue odieuse, et pourtant mon père, qui, jusqu’à votre apparition, l’avait toujours remplie pour moi, y était encore ; mais vous n’y étiez plus, et je désirais cette liberté que je ne connaissais pas.

Il y avait dans les yeux de la jeune fille, dans la naïveté de sa tendresse, dans la douce hésitation de ses épanchements, un charme que des paroles humaines n’exprimeraient pas. Ordener l’écoutait avec cette joie rêveuse d’un être qui serait enlevé au monde réel pour assister au monde idéal.

— Et moi, dit-il, maintenant je ne veux plus de cette liberté que vous ne partagez pas !

— Quoi, Ordener ! reprit vivement Éthel, vous ne nous quitterez donc plus ?

Cette expression rappela au jeune homme tout ce qu’il avait oublié.

— Mon Éthel, il faut que je vous quitte ce soir. Je vous reverrai demain, et demain je vous quitterai encore, jusqu’à ce que je revienne pour ne plus vous quitter.

— Hélas ! interrompit douloureusement la jeune fille, absent encore !

— Je vous répète, ma bien-aimée Éthel, que je reviendrai bientôt vous arracher de cette prison ou m’y ensevelir avec vous.

— Prisonnière avec lui ! dit-elle doucement. Ah ! ne me trompez pas, faut-il que j’espère tant de bonheur !

— Quel serment te faut-il ? que veux-tu de moi ? s’écria Ordener ; dis-moi, mon Éthel, n’es-tu pas mon épouse ? — Et, transporté d’amour, il la serrait fortement contre sa poitrine.

— Je suis à toi, murmura-t-elle faiblement.

Ces deux cœurs nobles et purs battaient ainsi avec délices l’un contre l’autre, et n’en étaient que plus nobles et plus purs.

En ce moment un violent éclat de rire se fit entendre auprès d’eux. Un homme enveloppé d’un manteau découvrit une lanterne sourde qu’il y avait cachée, et dont la lumière éclaira subitement la figure effrayée et confuse d’Éthel et le visage étonné et fier d’Ordener.

— Courage ! mon joli couple ! courage ! mais il me semble qu’après avoir cheminé si peu de temps dans le pays du Tendre, vous n’avez pas suivi tous les détours du ruisseau du Sentiment, et que vous avez dû prendre un chemin de traverse pour arriver si vite au hameau du Baiser.

Nos lecteurs ont sans doute reconnu le lieutenant admirateur de Mademoiselle de Scudéry. Arraché de la lecture de la Clélie par le beffroi de minuit, que les deux amants n’avaient pas entendu, il était venu faire sa ronde nocturne dans le donjon. En passant à l’extrémité du corridor de l’orient, il avait recueilli quelques paroles et vu comme deux spectres se mouvoir dans la galerie à la clarté de la lune. Alors, naturellement curieux et hardi, il avait caché sa lanterne sous son manteau, et s’était avancé sur la pointe du pied près des deux fantômes, que son brusque éclat de rire venait d’arracher désagréablement à leur extase.

Éthel fit un mouvement pour fuir Ordener, puis, revenant à lui comme par instinct et pour lui demander protection, elle cacha sa tête brûlante dans le sein du jeune homme.

Celui-ci releva la sienne avec un orgueil de roi.

— Malheur, dit-il, malheur à celui qui vient de t’effrayer et de t’affliger, mon Éthel !

— Oui vraiment, dit le lieutenant, malheur à moi si j’avais eu la maladresse d’épouvanter la tendre Mandane !

— Seigneur lieutenant, dit Ordener d’un ton hautain, je vous engage à vous taire.

— Seigneur insolent, répliqua l’officier, je vous engage à vous taire.

— M’entendez-vous ? reprit Ordener d’une voix tonnante ; achetez votre pardon par le silence.

Tibi tua, répondit le lieutenant, prenez vos avis pour vous, achetez votre pardon par le silence.

— Taisez-vous ! s’écria Ordener avec une voix qui fit trembler les vitraux ; et, déposant la tremblante jeune fille sur un des vieux fauteuils du corridor, il secoua énergiquement le bras de l’officier.

— Oh ! paysan, dit le lieutenant, moitié riant, moitié irrité, vous ne remarquez pas que ce pourpoint que vous froissez si brutalement est du plus beau velours d’Abingdon.

Ordener le regarda fixement.

— Lieutenant, ma patience est plus courte que mon épée.

— Je vous entends, mon brave damoisel, dit le lieutenant avec un sourire ironique, vous voudriez bien que je vous fisse un tel honneur ; mais savez-vous qui je suis ? Non, non, s’il vous plaît, prince contre prince, berger contre berger, comme disait le beau Léandre.

— S’il faut dire aussi : lâche contre lâche ! reprit Ordener, assurément je n’aurai point l’insigne honneur de me mesurer avec vous.

— Je me fâcherais, mon très honorable berger, si vous portiez seulement l’uniforme.

— Je n’en ai ni les galons ni les franges, lieutenant, mais j’en porte le sabre.

Le fier jeune homme, rejetant son manteau en arrière, avait mis sa toque sur sa tête et saisi la garde de son sabre, lorsque Éthel, réveillée par ce danger imminent, se précipita sur son bras et s’attacha à son cou avec un cri de terreur et de prière.

— Vous faites sagement, ma belle damoiselle, si vous ne voulez pas que le jouvencel soit puni de ses hardiesses, dit le lieutenant, qui, aux menaces d’Ordener, s’était mis en garde sans s’émouvoir ; car Cyrus allait se brouiller avec Cambyse, pourvu toutefois que ce ne soit pas faire trop d’honneur à ce vassal que de le comparer à Cambyse.

— Au nom du ciel, seigneur Ordener, disait Éthel, que je ne sois pas la cause et le témoin d’un pareil malheur ! — Puis, levant sur lui ses beaux yeux, elle ajouta : — Ordener, je t’en supplie !

Ordener repoussa lentement dans le fourreau la lame à demi tirée, et le lieutenant s’écria :

— Par ma foi, chevalier, — j’ignore si vous l’êtes, mais je vous en donne le titre parce que vous paraissez le mériter, — moi et vous agissons suivant les lois de la bravoure, mais non suivant celles de la galanterie. La damoiselle a raison, des engagements comme celui que je vous crois digne de nouer avec moi ne doivent pas avoir des dames pour témoins, quoique, n’en déplaise à la charmante damoiselle, ils puissent avoir des dames pour causes. Nous ne pouvons donc ici convenablement parler que du duellum remotum, et, comme l’offensé, si vous voulez en fixer l’époque, le lieu et les armes, ma fine lame de Tolède ou mon poignard de Mérida seront à la disposition de votre hachoir sorti des forges d’Ashkreuth, ou de votre couteau de chasse trempé dans le lac de Sparbo.

Le duel ajourné que l’officier proposait à Ordener était en usage dans le Nord, d’où les savants prétendent que la coutume du duel est sortie. Les plus vaillants gentilshommes proposaient et acceptaient le duellum remotum. On le remettait à plusieurs mois, quelquefois à plusieurs années, et, durant cet intervalle, les adversaires ne devaient s’occuper ni en paroles ni en actions de l’affaire qui avait amené le défi. Ainsi, en amour, les deux rivaux s’abstenaient de voir leur maîtresse, afin que les choses restassent dans le même état ; on se reposait à cet égard sur la loyauté des chevaliers ; comme dans les anciens tournois, si les juges du camp, croyant la loi courtoise violée, jetaient leur bâton dans l’arène, à l’instant tous les combattants s’arrêtaient ; mais, jusqu’à l’éclaircissement du doute, la gorge du vaincu restait à la même distance de l’épée du vainqueur.

— Eh bien ! chevalier, dit Ordener après un moment de réflexion, dans un mois, un messager vous instruira du lieu.

— Soit, répondit le lieutenant ; d’autant mieux que cela me donnera le temps d’assister aux cérémonies du mariage de ma sœur, car vous saurez que vous aurez l’honneur de vous battre avec le futur beau-frère d’un haut seigneur, du fils du vice-roi de Norvège, du baron Ordener Guldenlew, lequel, à l’occasion de cet illustre hyménée, comme dit Artamène, va être créé comte de Danneskiold, colonel et chevalier de l’Éléphant ; et moi-même, qui suis le fils du grand-chancelier des deux royaumes, je serai sans doute nommé capitaine…

— Fort bien, fort bien, lieutenant d’Ahlefeld, dit Ordener avec impatience, vous n’êtes point encore capitaine, ni le fils du vice-roi colonel ; — et les sabres sont toujours des sabres.

— Et les rustres toujours des rustres, quoi qu’on fasse pour les élever jusqu’à soi, dit entre ses dents l’officier.

— Chevalier, continua Ordener, vous connaissez la loi courtoise. Vous n’entrerez plus dans ce donjon, et vous garderez le silence sur cette affaire.

— Pour le silence, rapportez-vous-en à moi, je serai aussi muet que Muce Scévole lorsqu’il eut le poing sur le brasier. Je n’entrerai non plus dans le donjon, ni moi, ni aucun argus de la garnison ; car je viens de recevoir un ordre d’y laisser à l’avenir Schumacker sans gardes, ordre que j’étais chargé de lui communiquer ce soir ; ce que j’aurais fait si je n’avais passé une partie de la soirée à essayer de nouvelles bottines de Cracovie. — Cet ordre, entre nous, est bien imprudent. — Voulez-vous que je vous montre mes bottines ?

Pendant cette conversation, Éthel, les voyant apaisés, et ne comprenant pas ce que c’était qu’un duellum remotum, avait disparu, après avoir dit doucement à l’oreille d’Ordener : À demain.

— Je voudrais, lieutenant d’Ahlefeld, que vous m’aidassiez à sortir du fort.

— Volontiers, dit l’officier, quoiqu’il soit un peu tard, ou plutôt de bien bonne heure. Mais comment trouverez-vous une barque ?

— Cela me regarde, dit Ordener.

Alors, s’entretenant de bonne amitié, ils traversèrent le jardin, la cour circulaire, la cour carrée, sans qu’Ordener, conduit par l’officier de ronde, éprouvât d’obstacle ; ils franchirent la grande herse, le hangar de l’artillerie, la place d’armes, et arrivèrent à la tour basse, dont la porte de fer s’ouvrit à la voix du lieutenant.

— Au revoir, lieutenant d’Ahlefeld ! dit Ordener.

— Au revoir, répondit l’officier. Je déclare que vous êtes un brave champion, quoique j’ignore qui vous êtes, et si ceux de vos pairs que vous amènerez à notre rendez-vous auront qualité pour prendre le titre de parrains, et ne devront pas se borner au nom modeste d’assistants.

Ils se serrèrent la main ; la porte de fer se referma, et le lieutenant retourna, en fredonnant un air de Lulli, admirer ses bottes polonaises et le roman français.

Ordener, resté seul sur le seuil, quitta ses vêtements, qu’il enveloppa de son manteau et attacha sur sa tête avec le ceinturon de son sabre ; puis, mettant en pratique les principes d’indépendance de Schumacker, il s’élança dans l’eau froide et calme du golfe, et commença à nager au milieu de l’obscurité, vers le rivage, en se dirigeant du côté du Spladgest, destination où il était toujours à peu près sûr d’arriver, mort ou vif.

Les fatigues de la journée l’avaient épuisé ; aussi n’aborda-t-il que très péniblement. Il se rhabilla à la hâte, et marcha vers le Spladgest qui se dessinait dans la place du port comme une masse noire ; car depuis quelque temps la lune s’était entièrement voilée.

En approchant de cet édifice, il entendit comme un bruit de voix ; une lumière faible sortait par l’ouverture supérieure. Étonné, il frappa violemment à la porte carrée ; le bruit cessa, la lueur disparut. Il frappa de nouveau ; la lumière en reparaissant lui laissa voir quelque chose de noir sortir par l’orifice supérieur et se blottir sur le toit plat du bâtiment. Ordener frappa une troisième fois avec le pommeau de son sabre, et cria : — Ouvrez, de par sa majesté le roi ! ouvrez, de par sa sérénité le vice-roi !

La porte s’ouvrit enfin lentement, et Ordener se trouva face à face avec la longue figure pâle et maigre de Spiagudry, qui, les habits en désordre, l’œil hagard, les cheveux hérissés, les mains ensanglantées, portait une lampe sépulcrale, dont la flamme tremblait encore moins visiblement que son grand corps.