Hania/VIII

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Hania (1876)
Traduction par Henri Chirol.
Calmann Lévy (p. 162-185).
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VIII


Quelques jours après, je fus réveillé par les premiers rayons de l’aurore pénétrant dans ma chambre par l’ouverture en forme de cœur des volets ; quelqu’un frappa du dehors, et à la fenêtre parurent, non pas le visage de la Zosia de Mickiéwicz qui venait réveiller ainsi Tadéouche, non pas la figure de Hania, mais les moustaches du garde forestier Vakh.

— Seigneur ! dit-il d’une voix sourde.

— Que veux-tu ?

— Les loups poursuivent la louve dans les buissons de Pogorovy ; il faudrait aller les chasser.

— Tout de suite !

Je m’habillai en un clin d’œil, pris un fusil, un couteau et sortis. Vakh était là, tout humide de la rosée du matin, et armé d’un long fusil rouillé à un coup, avec lequel d’ailleurs il ne manquait jamais son but. Il était encore tôt ; le soleil n’avait pas paru dans le ciel ; on ne voyait ni troupeaux dans les prés, ni travailleurs à leur besogne. Le vieillard se hâtait fiévreusement.

— J’ai là une charrette ; allons aux fosses.

Nous nous assîmes et partîmes. Juste derrière les granges, un lièvre s’élança, traversa la route devant nous et alla se cacher dans une prairie en bariolant de sa trace la terre moite de rosée.

— Un lièvre en travers de la route ! Mauvais présage ! dit le vieux.

Il ajouta au bout d’une minute :

— Il est déjà tard. Voici que l’ombre apparaît.

Cela signifiait que le soleil paraîtrait bientôt, parce qu’à la lueur de l’aurore, un corps ne fait pas d’ombre par terre.

— Et en quoi est-ce mauvais ? lui demandai-je.

— Avec beaucoup d’ombre, cela va encore, mais avec peu, c’est peine perdue.

Ceci mérite une petite explication que voici : plus il est tard, plus la chasse au loup est mauvaise et l’on sait que, proche de midi, l’ombre rediminue.

— D’où partirons-nous ?

— Des fosses, aux buissons mêmes de Pogorovy.

Ces buissons constituaient la partie la plus touffue de la forêt ; là se trouvaient des fosses creusées par les racines des vieux arbres qu’on avait arrachés.

— Penses-tu, Vakh, qu’il viendra vers nous ?

— Je hurlerai comme un loup, peut-être cela en fera-t-il venir un ?

— Mais peut-être que non ?

— Oh ! pourquoi donc ? Il viendra !

Nous atteignîmes la maison de Vakh, où nous laissâmes le cheval et la voiture à un petit garçon, et nous continuâmes notre route à pied. Au bout d’une demi-heure, quand le soleil commença à se lever, nous étions déjà aux fosses.

Autour de nous, s’étendaient des fourrés impénétrables et, par-ci par-là, s’élevaient quelques gros arbres. Notre fosse était assez profonde pour nous permettre de nous cacher jusqu’à la tête.

Nous nous arcboutâmes dos contre dos, ne laissant voir à l’extérieur que nos coiffures et le canon de nos fusils.

— Écoute ! dit Vakh, je commence.

Et fourrant deux doigts dans sa bouche, Vakh hurla lentement, comme une louve qui appelle les loups.

— Écoute !

Et il colla son oreille à terre.

— On entend, seulement c’est loin. Il y a un demi-mille.

Il attendit un quart d’heure, hurla encore, avec ses doigts dans la bouche, et une voix de mauvaise augure retentit de pin en pin et arriva jusqu’à nous en roulant sur le sol humide.

Vakh colla de nouveau son oreille sur la terre.

— Il a hurlé ; il n’est plus qu’à un demi-kilomètre.

En effet, je percevais à présent l’écho lointain du hurlement, très faible, mais pouvant cependant être facilement distingué parmi les bruits des feuilles.

— Par où vient-il, demandai-je ?

— Droit sur nous !

Vakh hurla une troisième fois ; un hurlement comme une réponse retentit non loin. Je serrai fortement mon fusil dans mes mains et retins mon souffle.

Le silence était complet, et seules de grosses gouttes de rosée tombaient des coudriers en faisant craquer les feuilles. Au loin, de l’autre côté de la forêt, arrivait jusqu’à nous le cri d’un coq de bruyère.

Soudain, à environ trois cents pas de notre cachette, quelque chose apparut ; les buissons de genévrier s’écartèrent, et entre les sombres aiguilles se montra une tête grise aux oreilles pointues et aux yeux injectés de sang.

Je ne pouvais tirer, car le loup était encore trop loin, et j’attendais patiemment, bien que mon cœur battît à se rompre. Bientôt la bête sortit des buissons et en quelques bonds s’approcha, flairant avec soin de tous côtés. Le loup était à cent cinquante pas et restait immobile comme s’il se méfiait. Je savais qu’il n’approcherait pas davantage et je pressai la détente.

Le bruit du coup se mêla au cri de douleur du loup. Je sautai hors de la fosse, suivi de Vakh ; mais le loup avait disparu. Vakh cependant examina attentivement toute la clairière et dit :

— Il est blessé !

Effectivement, on distinguait sur l’herbe des traces de sang.

— On ne l’a pas manqué, non, quoique de loin. Il est blessé, oui, blessé ; il faut le poursuivre.

Nous nous élançâmes. Par-ci par-là, nous trouvions sur l’herbe piétinée des traces de sang plus visibles et plus larges, ce qui prouvait que le loup blessé s’arrêtait par instant pour souffler. Une heure s’écoula, puis une autre ; le soleil se montra en haut de l’horizon, et nous marchions toujours. Les traces diminuaient de plus en plus et enfin nous amenèrent à un étang couvert de roseaux et de joncs. Il était impossible d’aller plus loin sans chien.

— Il se tient là, et je l’y retrouverai demain, dit Vakh.

Et nous reprîmes le chemin de la maison.

Je cessai vite de penser au loup et à Vakh, de même qu’à l’issue peu heureuse de notre chasse, et je me laissai aller de nouveau à mes tristes pensées. Quand nous approchâmes de la forêt, un nouveau lièvre bondit entre mes jambes, et au lieu de le tirer, je tressaillis comme un homme réveillé d’un profond sommeil.

— Ah ! Seigneur ! s’écria Vakh indigné, je tirerais sur mon propre frère s’il passait aussi près de moi.

Je ne fis que sourire et continuai en silence ma route. Arrivé au sentier boisé appelé chemin de Tietkine et qui conduit à la route de Khojéli, je vis tout à coup sur la terre humide les traces des fers d’un cheval.

— Ne sais-tu pas, Vakh, quelles sont ces traces ? demandai-je.

— Il me semble que ce sont celles du jeune seigneur de Khojéli, qui a dû aller chez vous, répondit Vakh.

— Alors, je retourne à la maison. Bonne santé, Vakh !

Celui-ci me pria timidement d’entrer une minute chez lui, pour manger quelque chose. Je savais que mon refus l’offenserait, mais je refusai quand même ; — j’avais d’ailleurs promis de rentrer pour le déjeuner. Je ne voulais pas que Sélim et Hania restassent longtemps seuls, et surtout sans moi.

Six jours s’étaient écoulés depuis notre voyage à Oustchitsy, et depuis lors, Sélim venait chez nous tous les jours ; l’amour des jeunes gens se développait de plus en plus, mais je les surveillais comme la prunelle de mes yeux, et c’était la première fois, aujourd’hui, qu’ils pouvaient rester si longtemps en tête à tête.

« Allons, pensai-je, l’affaire va aller cette fois jusqu’aux aveux ! »

Et je sentis que je pâlissais, comme un homme qui perd son dernier espoir.

Je craignais cela comme un malheur, comme un arrêt inévitable qui doit s’accomplir un jour ou l’autre, et qu’il est impossible d’empêcher.

Dans la cour de notre maison, je trouvai le prêtre Ludvig, avec un bonnet sur la tête et un masque en fil d’archal, et qui se dirigeait vers les ruches d’abeilles.

— Sélim est ici ? lui demandai-je.

— Oui ; il y a bien une heure et demie qu’il est arrivé.

Mon cœur tressaillit d’angoisse.

— Et où est-il maintenant ?

— Du côté de l’étang avec Hania et Éva.

Je m’élançai précipitamment vers la rive de l’étang, où se trouvaient les canots. Il en manquait en effet un des plus grands ; je regardai sur l’eau, mais je ne pus rien apercevoir.

Je devinai alors que Sélim devait avoir tourné à droite, vers l’aunaie, de sorte que le canot et ses passagers se trouvaient cachés par les roseaux du rivage. Je saisis une rame, sautai dans un petit canot à une place, et voguai sur l’étang, mais en suivant les roseaux de façon à voir sans être vu.

J’aperçus bientôt ceux que je cherchais. Dans un large espace, dégarni de roseaux, l’embarcation, dont les rames étaient relevées, se tenait immobile. À un bout étaient assis Sélim et Hania, et à l’autre, leur tournant le dos, ma petite sœur Éva. Celle-ci penchée sur l’eau, la faisait clapoter avec ses mains, en riant ; Sélim et Hania étaient presque épaule contre épaule, et parlaient avec vivacité. Nul souffle de vent ne venait rider la surface de l’eau, et le canot, Sélim, Hania et Éva s’y réfléchissaient comme dans un immense miroir.

Peut-être ce tableau était-il superbe, mais à sa vue j’eus la sensation que tout mon sang me montait à la tête. Je compris tout : ils avaient emmené Éva avec eux parce que la fillette ne pouvait les gêner ni comprendre leurs déclarations amoureuses, et qu’elle leur servait en même temps de prétexte et d’excuse.

« Tout est fini ! » pensai-je en moi-même.

« Tout est fini ! » bruissaient les roseaux.

« Tout est fini ! » murmura la vague qui frappait les bords de mon canot.

Et tout s’obscurcit devant mes yeux ; j’éprouvai des sensations successives de chaleur et de froid ; je sentis que je devais être très pâle.

« Tu as perdu Hania, tu l’as perdue ! » me criaient des voix en moi-même et alentour de moi.

Et ensuite une autre voix chuchota :

« Approche-toi davantage et cache-toi dans les roseaux pour ne pas être vu ».

J’obéis et me dirigeai encore plus près de leur embarcation. Je ne pouvais encore rien entendre, mais je distinguais mieux. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, sur un banc, mais ne se donnaient pas la main. Sélim fit un mouvement ; il me semblait qu’il se tenait maintenant à genoux devant Hania et la regardait d’un air suppliant ; elle, craintivement, jetait des regards alentour et levait ensuite les yeux au ciel. Je vis qu’elle était émue ; il la suppliait, et quand il joignit les mains, elle tourna lentement la figure vers lui, comme si elle voulait s’incliner, puis tout à coup elle tressaillit et se recula à l’autre bout de l’embarcation. Je vis encore Sélim lui tenir la main comme pour l’empêcher de tomber dans l’eau, et ensuite je ne distinguai plus rien, car un nuage obscurcit ma vue, je lâchai la rame et tombai dans le fond du canot.

« À moi… au secours ! mon Dieu, on me tue !… » m’écriai-je en moi-même.

Je ne pouvais plus respirer. Oh ! comme j’aimais, et comme j’étais malheureux ! Étendu au fond du canot et déchirant mes vêtements avec fureur, je sentais en faisant cela l’impuissance de cette colère. Oui, j’étais impuissant, impuissant comme un athlète dont les mains sont enchaînées. Que pouvais-je faire ? Tuer Sélim, bousculer leur canot et les noyer tous les deux, et me tuer ensuite ; mais je ne pourrais arracher du cœur de Hania son amour pour Sélim, ni la conquérir sans violence.

Ce sentiment d’une colère impuissante, la conviction qu’il n’y avait aucun moyen d’arranger les choses, me tourmentaient à cette heure plus que tout le reste. J’ai toujours eu honte de pleurer, même lorsque j’étais tout seul, et plus la douleur m’arrachait violemment les larmes des yeux, plus mon orgueil les refoulaient à toute force. Mais cette fois une rage impuissante me brisait, et je pleurai à sanglots.

Je pleurai longtemps, et j’en éprouvai enfin un certain soulagement ; ma pensée cessa de tourbillonner, mes pieds et mes mains se refroidirent ; je me sentais tout à fait mal. Je reconnus confusément que la mort approchait peut-être, c’est-à-dire la tranquillité froide, glaciale. Il me sembla qu’elle m’emportait en son empire, et je la saluai sans trembler.

« C’est fini ! » pensai-je.

Et un énorme poids tomba de dessus ma poitrine.

Pourtant rien n’était fini. Combien de temps passai-je ainsi au fond du canot, je ne puis le dire. Sous la voûte céleste, de légers nuages duveteux glissaient par moments devant mes yeux, et j’entendais le cri plaintif des mouettes et des grues. Le soleil était à son zénith et versait des torrents de feu. Le vent s’était tout à fait apaisé, les roseaux ne bruissaient plus et restaient immobiles. Je sortais comme d’un profond sommeil. Je regardai autour de moi ; le canot de Sélim et de Hania avait disparu. La paix et la joie, épandues sur toute la nature, formaient un contraste étonnant avec la situation de mon âme ; autour de moi, tout souriait, tout se reposait.

Seules les libellules bleu foncé voletaient à l’avant de mon canot et sur les feuilles rondes et clypéiformes des nénuphars ; de petits oiseaux de couleur grise s’agitaient dans les tiges des roseaux et pépiaient doucement. Parfois on entendait le bourdonnement d’une abeille ; des sarcelles avec leur progéniture nageaient à la surface de l’eau ; des familles d’oiseaux m’initiaient à tous les secrets de leur vie, mais je n’y prêtais aucune attention, car mon engourdissement n’était pas encore passé.

La journée était brûlante, je sentais un mal de tête insupportable ; la soif me tourmentait, et, m’inclinant vers l’eau, j’en puisai quelques gouttes dans ma main. Cela me ranima ; je saisis la rame et je me dirigeai vers le bord, le long des roseaux. Il était déjà tard, et on devait probablement m’attendre depuis longtemps.

Je tâchai en route de me tranquilliser. Si Sélim et Hania s’étaient expliqués entre eux, peut-être cela valait-il mieux ; cela mettrait fin, tout au moins, aux maudits doutes et aux attentes. Le chagrin soulevait cette fois la visière de son casque et se montrait à moi le visage découvert ; je le connaissais et devais engager la lutte avec lui. Chose étrange, cette pensée me fit une sorte de plaisir. Il n’y avait pourtant en moi aucune certitude complète, et je résolus de questionner en détail Éva, autant que cela me serait possible.

J’arrivai à la maison au moment du repas ; je saluai profondément Sélim et m’assis sans dire un mot à la table. Mon père me regarda et demanda :

— Qu’as-tu donc ? Es-tu indisposé ?

— Non. Je vais bien, seulement je suis fatigué. Je me suis levé à trois heures.

— Pourquoi ?

— J’ai été avec Vakh chasser les loups. J’en ai blessé un. Je suis revenu ensuite me coucher.

— Regarde donc dans une glace la tête que tu as.

Hania cessa de manger et m’examina attentivement.

— Peut-être est-ce le dernier voyage à Oustchitsy qui vous a produit cet effet, seigneur Henri ? demanda-t-elle.

Je la fixai, et répondis d’une voix tranchante :

— D’où te vient cette pensée ?

Hania se troubla et murmura quelque chose d’indistinct ; mais Sélim vint à son secours.

— Mais c’est très naturel, dit-il, qui aime dépérit.

Je les regardai alternativement, et répondis lentement, en scandant chaque mot :

— Je ne vois pas cependant que vous dépérissiez, Hania et toi.

Leurs joues se couvrirent d’une vive rougeur ; et une minute s’écoula dans un silence pénible. Je reconnus avoir été un peu loin ; par bonheur, mon père ne fit nulle attention à mes paroles, et le prêtre Ludvig prit cette boutade pour une querelle ordinaire de jeunes gens.

— Tu es comme une guêpe avec son dard, s’écria-t-il, en prenant une prise. Je crois que vous avez été touchés ; que cela vous serve de leçon !

Ô mon Dieu, comme ce triomphe me réjouissait peu !

Après le repas, en passant dans le salon, je me regardai dans une glace.

Effectivement je n’étais pas beau ; ma figure était émaciée, mes yeux entourés de cernes bleuâtres ; j’avais beaucoup enlaidi, mais que m’importait à présent ! J’allai interroger Éva. Mes deux sœurs — elles prenaient leur repas habituellement avant nous — étaient au jardin, dans l’endroit où se trouvaient des agrès de gymnastique pour enfants. Éva faisait de la balançoire. Dès qu’elle m’aperçut, elle sourit et me tendit ses petites mains. Je l’enlevai de son siège et l’emportai au fond d’une allée.

— Qu’as-tu fait aujourd’hui toute la journée ? lui demandai-je.

— J’ai été me promener avec Hania et mon mari, répondit la fillette, qui appelait Sélim son mari.

— Et tu as été sage ?

— Mais oui.

— Les enfants sages écoutent toujours ce que disent leurs aînés, et le retiennent afin de s’instruire. Te rappelles-tu ce que Sélim a dit à Hania ?

— Non, j’ai oublié.

— Mais peut-être t’en souviens-tu un peu ?

— Non, pas du tout.

— Alors, tu es laide. Dépêche-toi de te rappeler, ou je ne t’aimerai plus du tout.

La fillette me regarda avec des yeux prêts à pleurer, et me répondit d’une voix tremblante.

— J’ai tout oublié !

Que pouvait d’ailleurs me répondre cette pauvre petite ? Je me trouvai bête et j’eus honte de tromper ainsi un être innocent. Éva était la favorite de toute la maison, et la mienne aussi, et je ne voulus pas la tourmenter davantage. Je l’embrassai, la caressai et rentrai dans l’habitation, tandis que la fillette recourait vers sa balançoire. Je restai seul, aussi ignorant qu’auparavant, mais avec la conviction intime qu’une explication avait eu lieu entre Hania et Sélim.

Vers le soir de ce même jour, Sélim me dit :

— Nous ne nous verrons pas d’une semaine ; je pars.

— Où donc ? demandai-je avec indifférence.

— Mon père me charge d’aller voir mon grand-père à Choumny ; j’y passerai huit jours.

Je lançai un coup d’œil vers Hania. Cette nouvelle l’avait laissée indifférente ; évidemment, Sélim avait dû lui en parler le matin.

Au contraire, elle sourit, regarda avec coquetterie le jeune homme et demanda :

— Et vous partez avec plaisir ?

— Comme le chien vers sa chaîne ! — répondit brusquement Sélim.

Mais il se reprit aussitôt et, ayant remarqué que madame d’Ives fronçait le sourcil, il ajouta :

— Excusez-moi pour cette expression triviale. J’aime beaucoup mon grand-père, mais à mon avis… ici… auprès de madame d’Ives… je me trouve bien mieux.

Et il jeta à notre gouvernante un tel regard de héros de roman, que tout le monde éclata de rire, même madame d’Ives qui, malgré sa susceptibilité, éprouvait une vraie tendresse pour Sélim. Elle le prit néanmoins par l’oreille et avec un sourire de bonhomie, lui dit :

— Jeune homme, je pourrais être votre mère.

Sélim lui baisa la main et l’incident fut clos.

Et je pensais parfois en moi-même :

« Quelle différence pourtant entre Sélim et moi ! Si je possédais l’amour de Hania, je ne ferai que rêver et contempler le ciel ; je n’oserai pas plaisanter, tandis que Sélim rit, dit des folies et paraît joyeux, comme s’il ne s’était rien passé. »

Au moment du départ, il me dit :

— Sais-tu ce que tu devrais faire ? Venir avec moi !

— Je ne le veux pas. Je n’en ai pas la moindre intention.

Le ton froid de ma réponse frappa Sélim.

— Comme tu es devenu étrange ! me dit-il. Je ne te reconnais plus depuis quelque temps, mais…

— Achève.

— On pardonne tout aux amoureux.

— Sauf lorsqu’ils se placent en travers de votre route, répondis-je d’un air qui rappelait celui de la statue du Commandeur.

Sélim me lança un coup d’œil perçant, qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme :

— Que veux-tu dire ? demanda-t-il.

— D’abord que je resterai ici, et ensuite, que tout ne se pardonne pas.

Si nos domestiques n’eussent pas assisté à cette conversation, Sélim aurait tâché d’éclaircir l’affaire. Mais je ne voulais pas donner d’explications, tant que je n’aurais pas entre mes mains des preuves plus convaincantes. Je remarquai seulement que si mes dernières paroles avaient troublé Sélim, elles alarmaient aussi Hania. Sélim retarda encore le moment du départ sous des prétextes plus ou moins plausibles, et, saisissant une minute propice, me chuchota à voix basse :

— Monte à cheval et reconduis-moi. Je veux te parler.

— Ce sera pour une autre fois, répondis-je à haute voix. Aujourd’hui, je ne me sens pas bien disposé.