Harmonies sociales et poétiques/Je suis Femme
JE SUIS FEMME.
Née ici, j’y mourrai. — Jamais l’heureux voyage
Ne viendra de son aile ouvrir mon horizon ;
Je ne connaîtrai rien du monde de passage
Au delà de ce mur qui borde ma maison ;
Je ne foulerai pas, avançant vers la ligne,
La terre où l’olivier est l’appui de la vigne,
Où les jours de soleil éclosent tout entiers,
Où toutes les saisons versent leur goutte d’ambre,
Où sous des voûtes d’églantiers,
On respire l’air en décembre,
Où la feuille des derniers mois
Du printemps touche la verdure,
Où l’oranger croît sans culture
Comme un sauvageon dans nos bois.
Je n’admirerai pas un désert, un grand fleuve,
L’ombre d’une forêt sur une terre neuve :
Je mourrai sans savoir ce qu’est un océan,
Un volcan dans les airs jetant sa grande lame,
Et ce que l’être humain sent fondre dans son ame
À l’aspect du monde géant…
Je suis femme.
Je resterai dans mon enclos,
En regardant partir, pour leurs heureux voyages,
Mes frères qui s’en vont en longs pélerinages,
Soldats, marchands ou matelots ;
Comme la plante reste attachée aux rivages,
En voyant sur son front voyager les nuages,
Et sous ses pieds passer les flots.
Ni les lieux ni les temps. — Du passé de ce monde
Mon esprit, toujours ignorant,
N’aura, dans son ombre profonde,
Que le jour qui se lève et l’heure du cadran.
Aux âges dont il reste un sillon de mémoire,
Je ne pourrai jamais revivre par l’histoire,
Et par la langue antique esprit vivant des morts,
Qui rouvre les tombeaux et conduit sur leurs bords ;
Je n’entendrai jamais ce que la poésie
Disait aux flots d’Hellé, disait aux champs d’Asie,
Au temps où les rochers se mouvaient à sa voix ;
L’œuvre où d’Homère dort la muse ensevelie,
Les vers où l’autre dieu chanta son Italie,
Le chant plus magnifique où le Christ mit sa loi,
N’ont pas une voix pour mon ame,
Pas un mot qui parle pour moi :
je suis femme.
Je ne comprendrai pas les lois de l’univers :
Comment la terre, avec ses couronnes de glace,
Son voile parsemé d’océans, de déserts,
Sous le regard du jour avance dans l’espace ;
Comment dans son asile est tout ce que je vois,
Comment nous existons, l’oiseau, la plante et moi ;
Je ne connaîtrai pas, en soulevant leurs voiles,
Ce que Dieu, dans le ciel, écrivit en étoiles,
Ni l’immense bonheur de l’esprit élancé
Qui parcourt tous les cieux, tous les chemins de flamme
Où le Créateur a passé :
Je suis femme.
Non. — Mais je connaîtrai ce monde de l’amour,
Où mieux qu’à l’orient on voit naître le jour,
Où mieux que dans la mer et le plus beau rivage,
On voit du Créateur apparaître l’image :
Je comprendrai sans art, sans soins laborieux,
Sa langue maternelle aux accents d’ambroisie ;
J’entendrai dans les cœurs chanter sa poésie ;
Je connaîtrai sa sphère et le cours radieux
De ses astres de feu, mêlant leur vive trame,
Tout son empire et tous ses cieux :
Je suis femme.
Que cette pièce est belle ! que d’élévation dans cette plainte de la femme qui souffre de voir interdire les régions de la science aux ailes de sa pensée, aux saintes aspirations de son intelligence ! et que de suave poésie dans ces paroles résignées où elle dit : Je n’ai pas le savoir qui fait comprendre, mais j’ai l’intention qui fait deviner : j’ai l’amour !
Ne peut-on donc avoir la science et l’amour ? Les facultés intellectuelles ne doivent-elles pas avoir aussi leur aliment ? et le développement de l’esprit ne doit-il pas servir de guide et de contrepoids aux évolutions du cœur, qui a tant besoin d’équilibre ?
L’avenir seul répondra.
En attendant, merci à la noble femme qui a si noblement révélé nos besoins ; merci au poète qui nous fera pardonner d’aimer la poésie et de tendre une main suppliante vers le sanctuaire de la science et de la pensée qui resta trop longtemps fermé pour nous ; merci au génie qui vient ainsi justifier de nos droits à comprendre le génie ! Oui, le libre essor de l’intelligence et de toutes les facultés de notre être, c’est le but et la loi de l’humanité,
