Henri Cornélis Agrippa/VI

La bibliothèque libre.
◄  V
VII  ►
VI

Son veuvage n’eut guère que la durée d’une année puisqu’il convola bientôt en secondes noces avec une Genevoise, Jeanne-Loyse Tissie, dont il célèbre sur le même ton lyrique, qu’il avait employé pour sa première femme, la jeunesse, la beauté, la douceur, le dévouement et la noble parenté. Cette jeune fille était née le 9 septembre 1503 et son mariage eut lieu à Genève le 17 septembre 1521. Agrippa fera plus tard aussi un pompeux éloge funèbre de cette nouvelle compagne[1].

De cette union naquirent six enfants, dont l’aîné fut Haymon, né à Genève en 1522, filleul de l’official Eustache Chapuys[2], qui devint bientôt ambassadeur de Charles-Quint auprès d’Henri VIII, et qui ne cessa jamais d’entretenir une active correspondance avec Agrippa[3]. Après un séjour à Genève de 18 à 20 mois, celui-ci part pour Fribourg au début de l’année 1523, où il ne fera guère qu’un passage d’une année comme médecin de la ville, aux gages de 127 livres par an, un muid de froment, un char de vin de Lavaux, et la concession gratuite d’une spatieuse habitation[4].

Pourquoi Agrippa avait-il quitté Genève ? Il y avait séjourné dans l’espoir que le duc de Savoie exécuterait les promesses de pension qu’il lui avait faites. À cet effet, il avait mis en campagne ses plus puissants amis, entr’autres Eustache Chapuys, official de l’Evêque Jean-Louis II de Savoie, l’abbé de Bonmont, ancien évêque de Genève, et le prince de Lucinge, qui s’employèrent très activement à la réalisation de ses espérances. Mais tous leurs efforts échouèrent contre la froideur systématique du Chancelier ducal qui ne voulait pas entendre parler d’Agrippa, prévenu sans doute qu’il était contre lui par des ennemis dus aux soubresauts de son caractère et à sa plume acerbe. D’ailleurs il est peu facile de démêler les fils de cette intrigue de cour, et l’on est obligé de suivre Agrippa à Fribourg, où il arrive brusquement, et il n’indique nulle part comment il a quitté Genève, ni par qui il y a été appelé. À Fribourg, Agrippa, qui a laissé à Genève son fils Haymon aux soins d’Eustache Chapuys, exerce la médecine et vit avec sa femme dans une grande aisance. Il n’est plus question de querelles religieuses et le bonheur dont il jouit semble avoir singulièrement adouci l’humeur querelleuse de l’ancien capitaine de Maximilien et de l’aventurier des Pyrénées. Tout entier à sa femme, à ses amis et à son art, il est dans une ère d’apaisement, sans délaisser pour cela le grand œuvre.

Les adeptes des sciences occultes lui écrivent de toutes parts comme à un maître ou à un génie ayant seul le mot de la chose et le clergé fournit beaucoup de magiciens à l’école d’Agrippa. Ses lettres et les pages de sa Philosophie occulte, copiées par les uns et les autres, sont dévorées dans le silence des cloîtres. Seul impassible, majestueux, discret, il garde la clef de l’édifice, et ne la livre qu’aux initiés qu’il a jugés dignes d’une si solennelle révélation[5].

Malgré le bien-être et le bonheur tranquille dont il jouit à Fribourg, son besoin de mobilité et son ambition de paraître sur une scène plus digne de son talent l’entraînent à d’autres aventures[6] : son séjour dans cette ville fut encore plus court que celui de Genève, car le 9 juillet 1533 le nomade docteur de Cologne voit sa démission acceptée par le Petit-Conseil. Mais il est resté dans les meilleurs termes avec Messeigneurs Fribourgeois puisqu’une décision du 8 février 1524[7], rendue en sa faveur peu de jours avant son départ, lui accorda six florins à titre d’argent de voyage ; il prolongea donc ce séjour six mois après la résignation de ses fonctions de médecin des pauvres de la ville, pendant lesquels il y résida comme médecin libre. Peu d’années après, dans de semblables circonstances, Rabelais faisait preuve à Lyon du même sans-gêne ; seulement, s’étant absenté sans congé, il reçut sa révocation des administrateurs de l’Hôtel-Dieu le 5 mars 1534.

En partant de Fribourg, Agrippa y laissait des amis dignes de ses regrets. Dans la première lettre qu’il a écrite de Lyon le 3 mai 1524 après les avoir quittés, on lit ces mots : « apud Friburgum insuper perpetuos reliqui mihi amicos. »

Il conserva leur souvenir.

  1. Epist., III, 60 ; V, 81, 82, 83, 84, 85.
  2. Official de l’évêché de Genève jusqu’en 1523, puis Conseiller du duc de Savoie, ensuite Maître des requêtes de l’Hostel de l’Empereur en 1527, et enfin son ambassadeur en Angleterre de 1529 à 1546. Il fut parrain du petit Haymon Agrippa. Après Haymon, naquirent Henri en 1524 et Jean en 1525.
  3. La correspondance entre Chapuys et Agrippa comprend 15 lettres publiées dans les Epist. fam., III, 21, 28, 38, 39, 49, 58, 63, 68, 74, 76, 78 ; VI, 19, 20, 29, 33.
  4. Les Archives de Fribourg, années 1523-24, possèdent encore les comptes des trésoriers, où l’on voit figurer Agrippa. Voir aussi Manual du Conseil, n° 40.
  5. Selon les termes d’une lettre d’Agrippa à Chapuys (Epist., III, 38), il paraîtrait que c’est celui-ci qui le fit nommer à Fribourg médecin de la ville. La lettre est du 20 mars 1523. (Voir page 127.)
  6. Epist., III, 55, 56 et 57. Ses amis à Fribourg étaient le notaire Pallanche, « arcanum rerum magnus indagator » (Epist., III, 42) ; le grand chantre de Saint-Nicolas, Jean Wannemacher, compositeur de musique ; Jean Reiff, bailli de Granson et trésorier de la république ; Thomas de Ghyrfack, etc. De Fribourg, Agrippa échange des lettres avec Claude Chansonnette à Bâle, avec Chapuys à Genève, avec Christophe Schilling à Lucerne et Claude Blancherose à Annecy, médecin aux gages de cette ville, qui publia une Thérapeutique à Lyon en 1531.
  7. Epist., III, 41.