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Henriette (Leroux)/02

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HENRIETTE.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

IV.

Agité de mille pensées, tour à tour plein de rage contre un rival absent et de compassion pour sa triste victime, Frédéric erra longtemps par la ville pour laisser à son esprit le temps de se calmer. Il se sentait affreusement découragé ; c’était sa première, sa plus chère illusion qui s’évanouissait. Les larmes qu’on verse alors sont les plus douloureuses ; qui de nous n’en a répandu de pareilles ? — Fallait-il donc renoncer à Henriette ? — La raison le lui disait ; il croyait voir le regard sévère de son père, et se rappelait son inflexible volonté. D’autres fois, au contraire, l’indulgente figure de sa tante Marianne lui apparaissait et semblait lui sourire. Son imagination lui montrait alors un modeste intérieur, Henriette appréciée par sa tante, Henriette reconnaissante et l’aimant de tout l’amour d’une ame qui se relève ! Cette perspective finit par se fixer seule devant son esprit ; il oublia le monde, son père et l’ambition, pour ne songer qu’à son amour, qui maintenant avait pour lui le noble attrait d’un dévouement.

Il rentra chez lui plus tranquille et livré à de douces émotions. On lui remit une lettre ; le papier était grossier, l’écriture irrégulière et incertaine. Il montait sans l’ouvrir, quand le messager, homme de la campagne, insista pour qu’il la lût, disant qu’il attendait la réponse. Frédéric décacheta la lettre avec impatience ; mais à peine l’eut-il parcourue, il dit au paysan de partir et d’annoncer qu’il le suivait. C’était Nanette qui lui avait écrit : « — Ma pauvre maîtresse est au plus mal, monsieur Frédéric, lui disait-elle ; on appelle cela une paralysie ; elle ne pouvait presque pas parler et cependant elle a dit votre nom. Venez donc vite ; elle vous aime tant ! Moi, je prie le bon Dieu, monsieur Frédéric, mais croyez-vous qu’il écoute une pauvre femme comme moi ?… »

Avant de partir, Frédéric écrivit quelques mots à Henriette ; tout son cœur, tout son amour s’y montraient. Les sentimens tendres se tiennent entre eux, et l’inquiétude où il était pour sa tante augmentait, si on peut le dire, sa sollicitude pour Henriette. Il lui faisait connaître le motif de son absence, et terminait ainsi. « Vous m’avez enseigné à vous préférer mes devoirs ; — je pars, bien qu’il me soit dur de ne pas vous revoir en ce moment où je vous sais malheureuse et sans appui. — Mais dès que je le pourrai, je reviendrai, et vous verrez, Henriette, que je vous aime plus que jamais. »

Il partit et ne songea plus qu’au danger de sa tante. Quand il arriva, la nuit était assez avancée. Il trouva Nanette au pied du lit de sa maîtresse, immobile et épiant son moindre souffle. Elle parut contente de le voir et lui fit signe d’approcher sans bruit. Elle lui raconta alors à voix basse toutes ses angoisses et la rapidité de l’attaque qui avait frappé sa tante. — Dieu la sauvera, dit-elle en finissant ; elle est trop bonne pour mourir si tôt ! Elle dort ; c’est ce que le médecin désirait. Une fois le premier moment passé, il prétend qu’il n’y a plus de crainte à avoir. Mais, mon cher monsieur, vous êtes venu à pied, vous êtes très pâle et paraissez bien las ; allez vous reposer ; dès qu’elle se réveillera, je vous promets de vous avertir.

Frédéric succombait en effet à la fatigue de la route et surtout aux agitations de la soirée ; il refusa pourtant de s’éloigner et s’endormit dans un fauteuil. Quand il se réveilla, le jour était venu ; il aperçut sa tante et Nanette qui causaient tout bas.

— Ma bonne tante, dit-il en s’approchant du lit et prenant la main qu’elle lui tendait. Dieu soit loué ! vous êtes donc sauvée…

— Nanette le dit, fit-elle en souriant.

— Et moi, je l’espère, reprit Frédéric avec élan.

— Cher Frédéric, que Dieu dispose de moi ; je le remercie de pouvoir te voir encore.

Le médecin vint et trouva la malade sensiblement mieux ; la parole était revenue, moins facile encore que d’ordinaire, mais la figure ne conservait plus trace de contraction, et il assura que l’accident n’aurait pas de suites.

— Puisque je suis encore de cette terre, dit la bonne dame, causons comme autrefois. Déjà je songeais à l’autre vie et à ta mère que j’espérais revoir ; maintenant, je veux m’occuper de ce monde et de toi. Que je te dise d’abord combien je suis heureuse du changement qui s’est opéré dans ta personne ; tu n’es plus le même que le premier jour où je t’ai vu ; tu parais vivre, tandis que tu ne faisais que rêver. Tu as bien fait de triompher de ce mal du siècle qui ne mène à rien de bon.

— Oui, dit Frédéric, oui, je me sens tout autre en effet, et ma métamorphose, chère tante, date de cette première visite.

— Oh ! reprit-elle en secouant la tête et souriant avec indulgence, les vieilles femmes devinent bien des choses ! Écoute, ajouta-t-elle sérieusement, mon enfant, il y a précisément des choses que je ne dois pas savoir, parce que je ne pourrais les approuver. Mon devoir seulement est de te dire : rappelle-toi les lois de la morale, celles de la société où tu es appelé à vivre ; rappelle-toi les désirs de ton père, et, crois-moi, sois heureux comme tout le monde. Tu ne peux, j’en suis convaincue, éprouver que de bons sentimens ; mais cela ne suffit pas : ne les mets pas en dehors des règles consacrées. Si beau que serait un autre rêve, ne t’y laisse pas aller ; on ne rêve pas toujours, mon enfant.

Frédéric n’osa répliquer ; sa tante avait besoin de repos. Il soupira et prit un livre ; mais sa pensée était errante, et des luttes cruelles s’élevaient dans son esprit.

— Pauvre Frédéric ! disait sa tante en le suivant des yeux ; voilà pourtant l’écueil de toutes les bonnes et tendres natures ! Qui aime-t-il ? Si c’était un amour qu’il pût avouer, ne me l’aurait-il pas déjà confié ?

Le lendemain, elle voulut qu’il partît. Frédéric s’y refusait ; elle l’exigea. Il l’embrassa avec la même tendresse que d’habitude, mais il se sentait un poids sur le cœur. Quand les conseils sortent d’une bouche amie et indulgente, ils ont toute leur force. Le baron eût formulé quelque ordre impérieux, jeté quelque parole de mépris sur une personne qui lui était inconnue ; il eût augmenté l’amour de Frédéric, en lui opposant l’obstacle qui donne l’énergie, et la persécution qui enfante la révolte. Sa tante, indulgente et sensible, qui avait sacrifié la richesse à un amour pauvre, mais de son rang, sa tante, d’un mot, lui faisait envisager les périls de la route où il allait s’engager. Il revit le monde qu’il oubliait, ses exigences inévitables, et bien d’autres barrières aussi réelles et aussi certaines ; il se trouva si désespéré par sa raison, qu’il s’assit au pied d’un arbre et se mit à pleurer. Il ne prit aucune résolution ; seulement, il sentit bien que celle qu’il avait arrêtée, il y avait deux jours, n’était plus aussi ferme, et il lui sembla voir la douce figure d’Henriette s’éloigner peu à peu en le saluant tristement de la main, et disparaître tout-à-fait.

Son premier désir cependant était de la revoir, de la consoler, c’est-à-dire de pleurer ensemble leurs beaux rêves perdus. Arrivé à sa porte, il se sentit pris d’une incertitude extrême, et hésita long-temps avant de frapper. Il se décida enfin, et attendit, le cœur plein de trouble ; mais aucun bruit ne se fit entendre. Il frappa de nouveau et prêta l’oreille ; même silence. Mille craintes traversèrent l’esprit de Frédéric. Il courut à une porte voisine et s’informa. — La jeune dame que vous demandez est partie hier, lui répondit-on.

— Où est-elle allée ? reprit-il, essayant de maîtriser l’altération de sa voix. — Elle ne l’a pas dit ; elle a payé ce qu’elle devait et a vendu le peu qu’elle possédait. Mais elle était si pâle, si pâle, la pauvre jeune femme ! Il faut qu’elle ait appris une mauvaise nouvelle ! elle n’aura pu aller bien loin, car elle se soutenait à peine…

Frédéric ne laissa pas achever ; il vola vers sa demeure, prit tout ce qu’il avait d’argent, courut à toutes les voitures et apprit enfin que la jeune femme qu’il désignait avait pris la route de Bade. Il acheta aussitôt un cheval et s’élança sur les traces d’Henriette. Il ne comprenait plus ses irrésolutions ; la passion anéantissait tous ses doutes, et il ne se sentait plus qu’une pensée : c’était qu’Henriette était nécessaire à sa vie, et qu’il mourrait si elle ne lui était pas rendue. Comme il s’informait à tous les relais du passage de la voyageuse, on lui dit au quatrième que la jeune femme dont il parlait s’était trouvée si malade, qu’elle avait dû s’arrêter dans cet endroit et qu’elle y était encore. Il se fit montrer l’auberge où elle était descendue. C’était une pauvre auberge et une pauvre bourgade. — Seule, malade ici, et pour moi ! se disait-il ; merci, mon Dieu, de me la faire retrouver !… Maintenant nous ne nous séparerons plus.

Henriette était tristement assise dans une misérable chambre, auprès d’un feu qu’elle avait laissé s’éteindre. Les murs étaient nus et sombres, les rideaux en lambeaux, les meubles en désordre ; tout autour d’elle contrastait avec la propreté et la gaieté de son petit intérieur, comme tout en elle maintenant formait une pénible opposition avec le calme qu’elle imposait autrefois à son cœur. Plongée dans ses pensées, elle restait immobile, les yeux à demi fermés. La pauvre enfant avait la fièvre : sa douleur, la fatigue, les efforts que lui avait coûtés sa résolution, avaient ébranlé son organisation déjà frêle. Elle commençait à ressentir cet étourdissement qui succède à l’ivresse des larmes ; elle n’entendit pas la porte s’ouvrir, mais elle vit tout à coup Frédéric à ses pieds, baisant ses mains et les couvrant de ses pleurs. Elle poussa un léger cri et voulut se lever, mais la force lui manqua ; elle retomba pâle et sans voix.

— Henriette, ah ! cruelle Henriette ! c’est tout ce que Frédéric pouvait prononcer au milieu de ses larmes.

— Laissez-moi, dit-elle enfin d’une voix entrecoupée, laissez-moi ! Quelle est cette persécution ? que vous ai-je fait pour me tourmenter ainsi ?… Laissez-moi, au nom du ciel, Frédéric ! reprit-elle d’un ton plus suppliant. Vous ne savez pas le mal que vous me faites. Chaque parole de vous me déchire. Je crains de vous voir, je crains de vous entendre…

Elle voulut encore se lever, mais il la retint.

— Vous ne partirez pas, Henriette, ou vous ne partirez pas seule. Vous êtes triste, malade ; je m’attache à vos pas. Rien ne peut-il vous toucher ? Ne parlons plus d’amour ; mais cette amitié si tendre qui nous unissait ne me donne-t-elle pas le droit d’être près de vous, de vous protéger ? Pourquoi donc cette fuite ?

— Pourquoi ? répéta-t-elle, et alors seulement elle le regarda, mais elle détourna rapidement la tête et la cacha dans ses mains. Parce que je suis une malheureuse folle sans courage et sans vertu. Frédéric, par tout ce qu’il y a de saint dans le ciel ou de sacré sur la terre, laissez-moi partir, ne me retenez pas ! Oubliez une pauvre fille qui n’est pas digne de vous et ne peut être à vous. Vous êtes jeune, beau, plein de candeur ; laissez-moi vous sauver de vous-même et m’épargner un remords.

En même temps, elle se jeta à genoux et le conjura les mains jointes d’écouter sa prière. Il la releva et lui dit avec amertume :

— Je vous comprends maintenant, et j’étais aveugle. Vous ne m’aimez pas, vous ne m’avez jamais aimé, et ma présence vous est odieuse.

Il fit un pas pour sortir. — Mon Dieu ! ô mon Dieu, vous le savez ! s’écria Henriette, donnant un libre cours à sa douleur. Frédéric entendit la vérité de son accent et s’élança de nouveau à ses pieds.

— Ah ! pardonne, pardonne, disait-il avec transport ; j’étais au désespoir, j’ignorais ce que je disais. Vois, je suis heureux maintenant ; tu m’aimes, n’est-ce pas, et tu ne partiras plus ?

— Je ne veux pas vous tromper, Frédéric. Je partirai…

— Que disiez-vous donc tout à l’heure ?

— J’attestais le ciel que je vous aimais, et c’est pour cela que je pars. Un jour vous m’en serez reconnaissant.

— Partez donc, puisque rien ne vous touche, dit Frédéric en repoussant la main qu’elle lui tendait ; partez, suivez votre dessein. Quel droit ai-je, moi, de vous retenir, de vous empêcher de songer malgré moi à mon bonheur ? Mais n’emportez pas une telle illusion. Je retourne à la ville, Henriette, où je retrouverai les plaisirs que vous m’avez fait abandonner ; ils sont funestes, disiez-vous ; qu’importe ? Tant que le vin me procurera l’ivresse, je n’en dirai pas de mal. Ces amitiés que vous craigniez pour moi, que je dédaignais pour vous, et que j’eusse sans doute trouvées plus fidèles que la vôtre, je les renouerai. Des compagnons d’orgie sont précieux après tout ; ils empêchent de redevenir sage et sauvent la honte d’être seul dégradé. En vous disant adieu, je dis adieu à mes plus beaux rêves, à mes plus nobles projets. Plus d’études, de devoirs, d’avenir ! À moi le présent, la jouissance, l’oubli, et puissiez-vous un jour regretter tout ce que j’avais peut-être de bon en moi, qui aurait grandi près de vous, et loin de vous s’éteindra !

La voix de Frédéric s’attendrit à ces dernières paroles.

— Non, répondit Henriette, non, mon ami, votre nature est trop belle ; vous voudriez vivre de cette vie que vous ne le pourriez pas. Ne l’avez-vous pas déjà quittée avec dégoût ?

Frédéric ne s’était livré à cet emportement qu’entraîné par la violence de la douleur. L’abattement succéda à cette énergie factice. Il regardait Henriette avec tant de désespoir, qu’elle sentit à son tour sa force l’abandonner.

— Eh bien ! non, lui dit-il avec un accent plein de découragement ; je vous trompe, je me trompe moi-même. Cette vie bruyante et creuse m’est désormais impossible ; mais, Henriette, celle que je mènerai loin de vous sera brisée et sans courage. Tous les bons instincts que vous aviez développés en moi, je les sens déjà vaciller et mourir dans mon sein : ô ma belle jeunesse, mes beaux rêves, mes généreux désirs, envolez-vous, puisqu’elle ne veut plus vous accompagner !

Henriette leva les yeux au ciel comme pour l’interroger ; Frédéric se tut, et ces pauvres enfans, tout entiers à leur chagrin, se prirent à pleurer silencieusement.

Frédéric était de bonne foi : la vie sans Henriette ne lui apparaissait que comme un désert dont la longueur l’effrayait, et il ne sentait dans ses facultés que découragement et inertie, au lieu de l’activité que leur donnait l’amour. Henriette songeait à tout ce que sa faute lui faisait perdre de bonheur, combien, pure, elle eût été fière de répondre à un pareil amour ; et ses larmes étaient les plus amères, car le passé est plus pénible à regretter que l’avenir.

Frédéric s’était laissé tomber sur une chaise près de la fenêtre ; Henriette vint vers lui et posa doucement sa main sur son épaule. Il tressaillit et releva la tête, mais il la baissa aussitôt en la secouant avec incrédulité. — Ne me parlez plus, lui dit-il ; abandonnez-moi comme vous en avez le projet. Je ne veux plus vous entendre à mon tour. Que pourriez-vous me dire que vous ne m’ayez déjà dit ? Vous allez encore vous rabaisser et m’humilier dans mon amour. Ah ! ne sentez-vous pas, cruelle, que je vous aime ainsi, et que chacune de vos paroles, au lieu de me détourner, enfonce plus avant dans mon cœur le sentiment qui n’en peut plus sortir ? Vous êtes seule au monde, pauvre, abandonnée ; vous valez d’autant plus que vous avez été plus éprouvée. Combien ne doivent leur orgueilleuse vertu qu’à l’absence des dangers auxquels votre jeunesse fut livrée sans défense ! Combien, une fois tombées, seraient tombées plus bas, au lieu de se relever, comme vous l’avez fait ! Ne cherchez donc plus à me persuader, vous dis-je ; vous n’y parviendriez pas. Partez, puisque vous le voulez, mais partez sans altérer votre image dans mon cœur !

— Et si je ne pars plus, Frédéric ? dit-elle d’une voix si basse qu’à peine il l’entendit. Il se leva vivement et la contempla avec une joie étrange dans le regard. — Ne me trompez pas, oh ! ne me trompez pas ! s’écria-t-il. Il la vit si belle, si émue et si sincère, qu’il ne douta plus et se jeta à ses genoux pour la remercier. Alors il lui prodigua les noms les plus tendres, les sermens les plus saints ; il lui peignit ses tourmens, son malheur éternel, si elle eût persisté à le fuir. — Mon bonheur, ajouta-t-il, je ne puis pas le peindre ; mais regardez-moi, Henriette, et jugez, s’il se peut, de son immensité ! — Enfin, il épancha si bien la tendresse de son cœur, lui montra l’avenir si beau et jeta tant d’estime sur le passé, que la pauvre fille commença à se pardonner à elle-même et se laissa aller au charme d’aimer et d’être aimée ainsi.

Si les vues de Frédéric n’eussent pas été aussi pures, Henriette eût conçu quelque défiance. Après la lutte qu’elle avait soutenue pour fuir et où sa raison était demeurée victorieuse, elle se crut assurée de triompher. Il y aurait eu moins de danger entre ces deux enfans qui s’aimaient avec tant de bonne foi, si leur crainte d’eux-mêmes fût restée éveillée et eût détourné leurs pas de la pente glissante où ils étaient engagés ; mais l’amour les aveuglait, et, comme il arrive toujours, c’était au moment où ils se croyaient hors de danger qu’il aurait fallu veiller avec le plus de soin. Ils auraient dû se dire qu’après le combat vient souvent la fatigue et l’anéantissement, et qu’alors tout est livré aux passions un instant retenues et devenues plus puissantes par la réaction. Ils ne songèrent qu’au bonheur qui s’apprêtait pour eux dans une vie passée continuellement ensemble ; ils ne virent plus les jours écoulés que comme un triste songe repoussé bien vite au réveil, tandis que l’avenir se peignait à leurs yeux des vives couleurs de l’espérance, et à force de rêver l’avenir ils oublièrent le présent, qui devait être patient et réservé. Ils succombèrent, mais ils succombèrent comme on succombe dans l’extrême jeunesse, c’est-à-dire par excès de confiance et de simplicité. Ils furent l’un à l’autre, avant que l’un en eût eu la pensée, et l’autre la crainte. Le monde dont le regard les eût peut-être retenus n’existait pas pour eux. Frédéric le connaissait à peine, Henriette ne l’avait vu que de loin. D’ailleurs il eût fallu que tout dans la nature ne fût pas complice de leurs transports. Il eût fallu se défier des charmes du printemps, de l’odeur enivrante de la sève nouvelle, des tièdes émanations de la terre prête à laisser germer les trésors déposés dans son sein ; il eût fallu fermer leurs yeux, soustraire leurs sens à ce merveilleux spectacle du réveil de la nature après le long et froid sommeil de l’hiver ; ne pas respirer l’air embaumé, ne pas s’attarder à écouter le rossignol qui chantait, lui aussi, ses amours. Toute cette magie, au contraire, les entourait. Jamais le printemps (il leur semblait du moins) n’avait étalé autant de graces, fait éclore plus de fleurs ; les lilas s’entr’ouvraient ; les jacinthes donnaient leur parfum pénétrant ; les nuits étaient douces et sereines ; la nature entière aimait, chantait et conseillait l’amour. Ces deux cœurs avaient trop d’échos pour ne pas répondre ; ces ames trop de tendresse pour ne pas s’unir dans un irrésistible élan. Ce moment compléta le bonheur de Frédéric en lui donnant à jamais le bien qu’il craignait toujours de voir lui échapper. Henriette se désespéra ; mais, pour un amant, il y a dans les larmes de la femme qui vient de succomber un charme irritant qui enivre. Elle avait cru qu’elle serait morte avant de se donner ainsi, mais elle avait compté sans l’amour, et l’amour se vengeait en lui prouvant sa puissance. Plus d’une fois, elle pleura silencieusement dans les bras de son amant qui lui jurait fidélité et respect. — Chère Henriette, lui disait-il, ne crois pas que je t’estime moins. Je ne suis pas non plus de ceux qui promettent avec le lâche dessein de ne pas tenir leur promesse. Nous avons devancé le temps ; nous n’avons fait qu’avancer le bonheur.

Il lui parlait alors de ses désirs d’union et lui assurait l’avenir ; mais c’était le passé, l’irréparable passé qu’elle pleurait ; elle pensait qu’il lui ôtait le droit de rien demander, et elle acceptait comme autant de bienfaits immérités les promesses de Frédéric. — Je ne retournerai pas à Heidelberg, lui dit-elle ; je ne veux pas que ceux qui m’y ont connue cessent de m’estimer. Vos amis jetteraient peut-être de vulgaires plaisanteries sur notre amour et le flétriraient.

— Tu as raison, et j’y songeais moi-même, répondit Frédéric ; le temps de mon séjour ici est fini. Le désir de mon père est que je visite l’Italie ; ne m’y suivras-tu pas ? Là, le ciel est si pur, les arts sont si élevés, que notre amour aura des témoins dignes de lui.

Henriette consentit. Restée seule pendant que Frédéric retournait à Heidelberg tout préparer pour son départ, elle écrivit au médecin pour lui recommander de nouveau ses deux chers dépôts et le prier de lui en donner de fréquentes nouvelles. Elle lui disait en finissant : « J’étais partie pour vous aller visiter ; je dois en ce moment renoncer à ce projet qui me plaisait tant. Si la joie de voir ma sœur m’eût été refusée, j’aurais pu du moins embrasser mon enfant. Hélas ! sans doute il ne me reconnaîtra plus !… »

Elle se mit à pleurer, et le remords la prit. Ce pauvre enfant, pensait-elle, vais-je l’abandonner ? Ce qu’elle éprouvait pour lui était un indéfinissable mélange de tendresse et d’amertume qui souvent l’effrayait. En ce moment, elle ne sentait que la bonté de son cœur et ne songeait qu’à l’innocence de ce petit être, sans autre appui qu’elle au monde ; mais Frédéric revint : il était si heureux, il s’était tellement pressé pour la retrouver, il l’occupa si bien de son amour, qu’elle ne put plus penser qu’à lui, et qu’emportée sur la pente rapide de la passion, elle se laissa guider par cette main aimée qui ne devait plus quitter la sienne. Frédéric avait fait à la hâte ses préparatifs. Il avait presque entièrement perdu de vue les étudians depuis le départ d’Antonio. Ses adieux ne furent donc pas longs ; pourtant il ne voulut pas oublier sa tante Marianne, et prit la route de Manheim. Il la trouva presque entièrement rétablie, et, comme toujours, plus disposée à parler de lui que d’elle. Le départ de Frédéric ne l’étonna pas ; elle savait les projets de son père. Elle ne fit donc aucune question sur cette résolution si rapide, qui auparavant semblait tellement l’effrayer. L’enthousiasme de Frédéric, le feu avec lequel il parlait de ce voyage, qui s’embellissait pour lui des charmes de sa compagne, ne lui échappèrent pas ; elle l’observait en silence et attendait peut-être qu’il se conflât à elle, mais elle ne l’interrogea pas. Peut-être aussi n’eût-elle pas voulu recevoir une confidence qu’elle aurait combattue, sans avoir le pouvoir d’imposer de salutaires défenses. Seulement, quand Frédéric partit, elle mit dans ses embrassemens plus de tendresse encore que d’habitude. — Va, mon cher Frédéric, lui dit-elle, et reviens un homme. Instruis-toi, admire les arts, connais la vie, et ne perds de vue ni la terre ni le monde, ajouta-t-elle en souriant avec bonté.

Frédéric ne serra pas sans attendrissement dans ses bras cette excellente femme, sa première amie, le premier cœur dans lequel le sien se fût répandu. Une fois loin de Manheim, il ne fut plus qu’à Henriette. Rien ne l’attachait désormais à Heidelberg, il le quitta sans regret ; seulement, au moment de voir disparaître les ruines du vieux château, il se retourna, le vit encore, éclairé par un beau rayon matinal, et, se rappelant la douce apparition d’Henriette, il salua avec émotion ce poétique berceau de son amour.

VII.

Alors commença pour ces deux enfans une vie nouvelle, qu’ils avaient à peine soupçonnée jusque-là, vie d’enchantement et de prestige où la nature entière semblait se faire complice de leur bonheur. Pareils à des prisonniers frappés tout à coup de la lumière du jour, ils jetèrent autour d’eux un regard étonné, et s’aperçurent que chaque objet dans le monde venait de revêtir pour eux son véritable sens. Les innombrables mystères de tendresse que le créateur a répandus sur la surface de la terre leur apparurent, et ils se sentirent tant de joie et de reconnaissance dans le cœur, qu’ils pleurèrent de bonheur dans les bras l’un de l’autre. Leur voyage fut une suite de sensations vives, nouvelles, tellement purifiées par la beauté de la nature et la sincérité de leur amour, qu’ils oublièrent que cet amour même était une faute, et le prirent pour une vertu.

Ils traversèrent la Suisse, à pied le plus souvent. Sans la pensée de l’Italie, qui les attendait, peut-être n’auraient-ils pu s’arracher à la contemplation de ses beaux lacs, de ses montagnes, et surtout de ses chalets frais et solitaires, qu’ils reconnaissaient, comme tous les amoureux, pour les avoir tant de fois rêvés. En pénétrant dans le Valais, Frédéric sentit je ne sais quelle inquiétude l’agiter. Pas un rayon du ciel, pas un souffle de l’air ne venait vers lui sans qu’il les interrogeât, comme s’ils devaient lui apporter une lumière et des parfums inconnus. Il allait donc bientôt la toucher, cette terre désirée où tant de souvenirs l’appelaient autrefois ! et maintenant pourtant il les eût tous donnés pour un seul des doux momens du présent. Il ne songeait plus à ses ruines imposantes ni à ses mâles et antiques héros ; il rêvait à ses bois d’orangers, aux anémones de ses pelouses ; il y faisait asseoir les idéales maîtresses de ses grands peintres ou de ses grands poètes, et aucune ne lui semblait aussi belle que la sienne.

Ils franchirent la route du Simplon ; ouvertes à tous les enthousiasmes, leurs ames vibraient à l’unisson. Tantôt suspendus au-dessus des abîmes, tantôt perdus dans les profondeurs des voûtes, mouillés par l’écume des torrens ou dominés par les rocs gigantesques, ils ne surent ce qu’ils devaient le plus admirer, de la résistance superbe de la nature ou de la hardiesse de l’homme qui l’avait vaincue. Éclairés par l’amour, aucune beauté ne les trouvait froids, aucune misère insensibles. Ils possédaient de tels trésors d’allégresse, qu’ils comprenaient mieux la douleur des autres, et, lui comparant leur bonheur, sentaient le besoin de se le faire pardonner.

Tantôt ils gravissaient des cimes, pareils à de jeunes chamois agiles et capricieux, tantôt ils s’asseyaient silencieux et troublés au bord des sources vives, sous les pins mystérieux. Partout et toujours, actifs ou nonchalans, la même pensée les accompagnait et jetait sur chaque objet un reflet enchanteur, soit qu’elle leur inspirât la vivacité de la marche, soit qu’elle leur fît désirer les douces langueurs du repos. Les faits les plus simples prenaient pour eux une vie nouvelle, un intérêt charmant ; tout devenait sujet à souvenir : le pâtre ramenant son troupeau à la tombée de la nuit, le ranz lointain et mélancolique, le rayon matinal glissant à travers les rameaux de la croisée, le pauvre secouru sur le bord du chemin. Vingt fois le jour, le sourire, l’admiration, même un doux attendrissement, paraissaient sur leurs visages ; ils vivaient enfin, car la vie c’est l’émotion, le sentiment, le battement du cœur, les larmes de la paupière, et bien mort est celui que rien ne fait plus sourire et ne fait plus pleurer !

Un soir, ils s’étaient arrêtés sur la pente d’une montagne peu élevée ; fine et semée de violettes, l’herbe semblait un tapis odorant étendu pour le repos ; quelques chênes, d’une verdure encore tendre, animaient d’espace en espace la pelouse et en rompaient l’uniformité. Un chalet, nouvellement construit, montrait à mi-côte son toit de planches et la balustrade à jour de son escalier ; devant, de fertiles pâturages, des ruisseaux murmurans ; plus loin, une riche vallée que fermaient à l’horizon de majestueuses montagnes couvertes de neiges éternelles. Tout, dans ce tableau, était grave et doux ; l’heure même y ajoutait une sérénité de plus : il faisait assez de jour encore pour laisser tous les objets distincts, mais on sentait la nuit venir, et ce grand calme qui la précède descendait du ciel sur la terre ; les oiseaux ne chantaient plus, l’insecte avait cessé de bourdonner autour des fleurs, le vent était tombé, les sapins ne rendaient plus d’accords. Henriette et Frédéric contemplaient ce frais paysage, et une sorte d’heureuse tristesse descendait dans leur cœur ; l’heure présente était belle ; je ne sais quel vague sentiment de sa fin la rendait plus précieuse, en la troublant un peu ; ils ne se parlaient plus depuis quelque temps, mais leurs mains étaient unies, et leurs ames se confondaient. Ils furent éveillés de ce doux rêve par un rire convulsif qui retentit à leurs oreilles, et ils virent devant eux un de ces infortunés que Dieu semble avoir placés au milieu des plus sublimes beautés de sa création, comme pour attester notre néant lorsque sa main nous abandonne. Il était hideux ; son œil terne restait cloué sur Henriette sans en voir la beauté ; il riait, sans savoir pourquoi ; il eût pleuré de même.

— Va-t-en, cria Frédéric avec humeur.

L’idiot continua de rire et ne bougea pas.

— Mon Frédéric, dit Henriette de sa plus douce voix, il est si misérable, et nous sommes si heureux !

Elle vida sa petite bourse dans la main du pauvre homme, qui ne sut pas même la remercier. Dieu la vit, ce fut tout ; il put lire aussi dans son cœur assez de pureté naturelle et de retour vers le bien, pour lui pardonner peut-être l’amour qui la rendait si bonne.

Frédéric l’avait regardée avec émotion : cette blanche main tendue vers cette main grossière, ce regard aimant cherchant ces yeux sans lueurs, cette jolie tête près de cette figure maladive et inerte, formaient un contraste frappant. L’idée d’un messager divin, consolateur des affligés, naissait naturellement dans l’esprit ; il lui dit : — Tu es un ange ; n’est-ce pas que tu seras toujours le mien, que tu ne me quitteras jamais ? Il me semble que, sans toi, tout ce que je comprends, tout ce que je sens si bien maintenant, s’envolerait pour ne plus revenir. — Puis, comme il rapportait tout à son amour, il ajouta, en regardant l’idiot qui faisait entendre des sons inarticulés : — Pauvre homme, en effet, qui l’aimerait et qui peut-il aimer ?

C’est ainsi qu’une admirable métamorphose s’accomplissait lentement dans ces deux cœurs. Frédéric, en rendant à Henriette l’estime d’elle-même, lui avait rendu tous les élans vertueux dont son ame était pleine, et elle, en l’arrachant à de trompeuses joies, à de dangereux plaisirs, l’avait remis dans le sentier que son esprit le portait d’abord à suivre, et où elle semblait, comme la muse vivante, l’accompagner et le soutenir. Ils touchèrent enfin la poétique terre d’Italie. Rare bonheur, privilége des ames enchantées par l’amour, sa première apparition tint pour eux toutes les promesses que l’imagination leur avait faites. Ils étaient arrivés la nuit à Baveno, au bord du lac Majeur ; fatigués de la route, ils s’endormirent les oreilles remplies du bruit des torrens que la route côtoie sans cesse, les yeux pleins de l’aspect des rochers hérissés et des sombres forêts de pins. Le lendemain, le réveil fut délicieux : le beau lac étincelait sous leurs fenêtres ; le soleil du matin mettait un diamant à chacune de ses petites vagues bleues ; des branches parfumées d’orangers et de citronniers passaient à travers les jalousies entr’ouvertes ; des barques fendaient rapidement l’azur des eaux, et la plus mélodieuse des langues se faisait reconnaître, même dans les chants grossiers des pêcheurs.

— Oh ! mon Henriette, que c’est beau ! s’écria Frédéric.

Elle l’embrassa au front. — Tout est beau près de toi, répondit-elle, car elle voyait tout à travers son amour.

Quand ils furent rentrés le soir, et qu’appuyés sur leur balcon, ils aspiraient les parfums qui leur venaient de l’Isola-Bella, de l’Isola-Madre, ces paradis qu’ils venaient de visiter, Frédéric dit à Henriette :

— Ce lac est pur comme notre amour, de beaux fruits croissent sur ses rives, la vie y est facile et peut y être cachée ; pourquoi n’y viendrions-nous pas reposer notre bonheur, quand Dieu l’aura béni ?

Ces dernières paroles répondaient au vœu le plus fervent d’Henriette : lui appartenir sans honte, être liée à lui pour toujours ! Elle ne répondit pas, mais elle cacha sa rougeur dans le sein de Frédéric, et l’extrême joie ressemble tellement à la tristesse, qu’elle se prit à pleurer. Il la berça sur ses bras, et elle s’endormit dans ses rêves.

En parlant à Henriette de s’unir devant Dieu, Frédéric était sincère. C’était son désir et son espoir : toute autre idée que celle de vivre et de vieillir auprès d’elle lui était odieuse, il ne pouvait même s’y arrêter un instant ; mais quand il arrivait aux moyens de réaliser ses vœux, il trouvait mille obstacles. Une lettre du baron suffisait pour faire apparaître devant lui une longue suite de barrières à renverser, et il se demandait en tremblant s’il en aurait le courage et le pouvoir. Du reste, ces momens de doute étaient courts, et son imagination venait bien vite en aide à son amour.

Frédéric avait appris à Henriette qu’un petit héritage, dont il venait de recevoir la nouvelle, lui permettait de consacrer un peu plus de temps et d’argent à leur voyage qu’il n’avait cru d’abord. Toujours fière, elle avait voulu mettre en commun leurs modestes ressources, et il était convenu qu’aussitôt qu’ils se seraient définitivement fixés quelque part, elle reprendrait ses travaux ordinaires. Frédéric consentait à ses volontés, trouvait dans chacune de nouveaux sujets de l’aimer, et ne la trompait sur sa véritable fortune que pour ne pas effaroucher sa craintive susceptibilité. Ils poursuivirent leur voyage enchanté et visitèrent en amans la belle Italie. Ses nombreux chefs-d’œuvre les trouvèrent toujours prêts à admirer ; jamais le beau ne rencontra deux ames plus propres à le sentir. Henriette expliquait tout avec son cœur ; aussi arrivait-elle plus facilement à comprendre le génie que d’autres avec de l’esprit et de la science. Sa pensée était si naïve, qu’elle se trouvait tout de suite de niveau avec les créations les plus élevées des maîtres, car le comble de l’art est la simplicité. Frédéric ne pouvait se lasser d’admirer la justesse de son coup d’œil, la promptitude de son intelligence.

— Je n’ai pas d’esprit, je te l’assure, lui disait-elle avec une grace charmante ; mais je t’aime, et je comprends maintenant des choses auxquelles autrefois je n’aurais pas même songé. Tableaux, statues, c’est toujours toi que je vois ; pas une belle tête que je ne te la compare, pas un site riant que je n’y marque notre place. Il me semble que tu m’as ouvert la porte de la lumière ; mais si je ne t’avais plus, ah ! je sens bien que tout s’éteindrait, ou plutôt je fermerais les yeux pour ne plus rien voir après toi.

Comme ils se l’étaient promis, ils revinrent sur les bords du lac-Majeur, et cherchèrent sous leurs ombrages un nid pour abriter leurs amours. Dans une petite anse dont les bras s’avançaient dans l’onde chargés d’arbustes odoriférans, ils trouvèrent leur rêve éclos : une jolie maison, avec un toit en terrasse, blanche, isolée et discrète, petite pour mieux les rassembler. Ce fut là qu’ils s’établirent, ce fut là que les jours s’écoulèrent pour eux si vite, qu’ils se trouvèrent toucher à l’automne, quand ils se croyaient encore aux douces promesses du printemps.

Les peuples heureux n’ont pas d’histoire. Comment raconter les rapides journées de deux jeunes amans enivrés l’un de l’autre ? Il faudrait interroger le nuage errant que suivent deux regards qui n’en font plus qu’un seul, saisir dans l’espace les parfums émouvans chargés de trouble et de langueur ; il faudrait compter les battemens de ces cœurs sympathiques, et rien encore ne vaudrait le plus faible serrement de leurs mains éloquentes. Ces douces extases ne prenaient cependant pas tous les momens de Frédéric. Un peu familiarisée avec le bonheur, Henriette avait voulu le rendre durable, en lui donnant pour base la satisfaction des devoirs accomplis. Elle régla donc elle-même les instans de Frédéric, et voulut qu’il se livrât à d’utiles travaux. Disciple indompté, que de fois il quitta la tâche imposée et se rapprocha de celle qui la lui commandait ! Mais, doucement impérieuse, elle lui montrait du doigt la table, le livre ouvert, la page commencée, et il fallait obéir. Avec quel plaisir aussi Frédéric entendait sonner l’heure qui les réunissait ! il croyait la retrouver. — Une heure sans te parler, c’est une absence ! lui disait-il. — Ces petites privations empêchaient la satiété et donnaient plus de charme aux instans de loisir.

Un jour, au retour d’une promenade solitaire, Frédéric fit une rencontre à laquelle il était loin de s’attendre. Apercevant, à quelque distance, l’église d’un couvent, il avait fait un détour pour la visiter. Il entra : l’heure des offices était passée ; personne n’était dans la nef, qui n’avait rien de remarquable. Il allait sortir, lorsqu’il vit la porte de la sacristie entr’ouverte. Se souvenant qu’en Italie des chefs d’œuvre sont quelquefois enfouis dans des coins ignorés, l’envie le prit d’y pénétrer. Sa persévérance fut récompensée ; il se trouva en face d’une Descente de Croix qui lui parut de l’école florentine primitive. On était en train de la réparer. Frédéric l’examina long-temps à loisir. Depuis quelque temps, un goût vif, une sorte de passion, s’était déclaré en lui pour tout ce qui était beau, noble et élevé ; c’était comme une révélation ; seulement, parfois l’admiration finissait par une tristesse qu’il ne pouvait comprendre, et il revenait rêveur, après s’être montré enthousiaste. Cette nature incertaine cherchait sa voie. Le lieu, la solitude, tout portait à de sérieuses impressions ; Frédéric regardait l’antique peinture avec une attention mélancolique.

— Que penses-tu de cette vieille page, ami Frédéric ? dit derrière lui une voix connue. Il se retourna rapidement, et jeta un cri de surprise en voyant Antonio. Ils échangèrent une cordiale étreinte. Le peintre n’était pas seul ; une femme l’accompagnait.

— C’est Fiametta, dit-il à son ami ; la flamme d’où elle tire son surnom n’est ni plus vive ni plus brûlante qu’elle. Je te la présente : c’est ma compagne, mon modèle, tout ce que tu voudras.

Il était impossible en effet de choisir un plus beau modèle. Elle était vêtue de la même manière que la Madeleine agenouillée, dans le tableau, aux pieds du Christ ; une draperie de soie rouge à longs plis relevait encore l’éclat de sa personne. Ses grands yeux noirs lançaient des éclairs humides, de magnifiques tresses de cheveux tombaient dénouées sur ses épaules, et son sein à demi découvert avait la chaude carnation que donne le soleil de l’Italie. Elle restait appuyée comme une belle statue sur une colonne à moitié brisée.

— D’où viens-tu ? où vas-tu ? continua Antonio. Et d’abord quelle heureuse rencontre ! Le hasard nous traite bien, car la vie est ainsi faite, que les indifférens, on les retrouve toujours, tandis que les amis se quittent souvent sans savoir si jamais ils se reverront.

— Je vais à Genève et je viens de Milan, répondit Frédéric, qui ne voulut pas trahir le secret de son bonheur.

— Ah ! tant pis, car justement j’en arrive. Je ne suis venu ici que pour réparer ce tableau, et je me rends à Naples, où la vie est si belle, le climat si doux, l’esprit si agréablement paresseux.

— J’ai vu Naples aussi, et l’ai quitté avec peine.

— Tu permets que je continue, n’est-ce pas ? Nous n’en causerons pas moins. Allons, Fiametta, j’ai besoin de ton bras.

L’Italienne s’avança et se posa comme le peintre le voulait.

— Quel dommage ! reprit Antonio tout en peignant. Se rencontrer si à propos pour se quitter si vite !

— Je le regrette aussi, répondit Frédéric ; mais puisque nous avons peu de temps, ne le perdons pas et profitons-en pour nous instruire réciproquement de notre vie. — Qu’as-tu fait depuis ton départ d’Heidelberg ?

— Oh ! peu de chose. Je suis revenu à Rome, ma ville natale ; là, j’ai peint quelques tableaux pour un couvent de révérends pères. — Mais quel ennui que cette peinture sacrée ! — Puis je suis allé à Naples, où m’entraîne toujours un secret penchant. Un soir, à Sorrente, sous les orangers en fleurs, j’ai trouvé la Fiametta qui dansait la tarentelle. Je la trouvai superbe, je le lui dis, et elle ne se fâcha pas. Le lendemain, nous sommes partis pour Milan où je voulais étudier les Guerchins du musée. — Tu vois que c’est bien simple.

— Bien simple en effet, dit Frédéric, qui devenait pensif en écoutant ce singulier récit.

— Et toi, fit Antonio, qu’es-tu devenu ?

— Moi ! répondit Frédéric, ma vie a été plus simple encore. J’ai quitté Heidelberg quelques mois après toi. Tu sais que mon père voulait me faire voyager : je suis venu en Italie, et depuis que j’y suis, j’admire. Ah ! mon ami, quelle terre fortunée, et qu’heureux sont ceux qui peuvent y mourir !

— Y vivre surtout, morbleu ! Nulle part tu ne trouveras d’aussi limpides nuits et des beautés aussi faciles. — À propos, et ton amour, ta madone ?

— Que veux-tu dire ? répondit Frédéric en rougissant. Heureusement Antonio ne se retourna pas.

— Eh ! pardieu ! la jeune mère au vieux château… — L’as-tu donc oubliée ?

— Ah ! je me rappelle maintenant. — Que te dirai-je ? On ne peut être long-temps amoureux d’une vision ; je ne l’ai jamais retrouvée.

— Ma foi ! c’est heureux pour toi, car tu étais sur la pente d’une vraie passion. Je crois même t’avoir fait quelque sermon à ce sujet. Que veux-tu ? On a tout comme un autre ses jours de morale. Du reste, elle était jolie cette blonde Allemande, une vraie tête de vierge…

— Calme-toi, Fiametta, je parle au point de vue de l’art. — Bah ! qui sait ? tu la croyais un ange ; si tu l’avais retrouvée, tu lui aurais peut-être reconnu des griffes plutôt que des ailes. Tu y aurais perdu une illusion ; mais, après tout, c’eût été une charmante maîtresse. Tiens ! l’emmener avec toi, nous rencontrer ainsi et faire ensemble quelques bonnes parties de plaisir, c’eût été délicieux. Peut-être seulement aurions-nous fini par un échange, car Fiametta ne te quitte pas des yeux. — Allons, ma belle, repose-toi et offre-nous un peu de ce doux aleatico.

— Toujours le même, dit Frédéric en souriant.

— Toujours gai et amant de la vie. À ta santé, Frédéric ; Fiametta va te verser.

L’Italienne prit un verre de Venise émaillé comme une fleur, et souleva le flacon de vin, dont la forme élégante était entourée de tresses de paille. Cette pose faisait valoir la richesse de sa taille et la beauté de ses bras.

— N’est-ce pas qu’elle est belle ? dit Antonio. Que dirais-tu, si tu la voyais en costume mythologique très léger ? Regarde ces attaches, ce col, ces épaules.

Fiametta ne rougissait même pas. Frédéric se sentait confus. Il ne comprenait pas cette manière de dévoiler une femme que l’on aime ; ce ton, ces gestes que la sainteté du lieu n’arrêtait pas, lui causaient une répugnance secrète ; il avait toute la pudeur que donne un sentiment vrai, et trouvait un tel contraste entre ce qu’il entendait et ses idées ordinaires, le cercle de sa vie nouvelle, qu’il restait gêné, attristé. — Et ton art ? dit-il à Antonio pour changer de sujet.

— Mon art, répondit celui-ci, je l’aime toujours, surtout ici, où je le comprends mieux que dans votre nébuleuse Allemagne. Vos vierges raides et pâles, vos anges longs, tout cela ne vaut ni les Vénus du Titien ni les fêtes de Véronèse. La vie, la couleur, voilà la peinture, et non des têtes amaigries et pensives, des formes appauvries, des ames sans corps. Oui, j’aime mon art, lui qui permet la libre expansion de toutes les passions, de tous les sentimens ; j’aime mon art, j’aime l’existence aventureuse du peintre, sa liberté, son caprice hors de tous les sentiers frayés !

Il continua sur ce ton, et exposa de nouveau, avec sa vivacité naturelle, sa théorie du développement des facultés de l’artiste par la vie sensuelle et abandonnée ; puis il montra à Frédéric quelques dessins de son portefeuille. Au milieu d’essais d’une fantaisie outrée, il y avait plusieurs esquisses assez hardies, mais complètement privées de distinction. C’étaient des types communs, des formes d’une ampleur exagérée, une confusion de couleurs sans harmonie, souvent des scènes d’orgies, ou des harems et des femmes nues, d’une nudité sans grace comme sans pudeur ; la Fiametta reproduite de mille manières. Frédéric cherchait vainement dans ce chaos une pensée, un système original, la trace d’un sentiment profond. Il ne trouvait qu’incertitude et désordre, influences diverses des défauts plutôt que des qualités de chaque école. — C’est un esprit qui se meurt, se dit-il avec tristesse.

Ils causèrent long-temps encore. Quand ils se quittèrent, les deux amis s’embrassèrent fraternellement.

— Adieu ! dit Antonio, qui sait quand nous nous reverrons ? Je ne te trouve pas changé ; tu es resté Allemand, rêveur, amant de l’idéal.

— Adieu ! dit Frédéric, tu es demeuré un peu railleur et voué au culte de la forme exclusivement. Rappelle-toi seulement que le christianisme est venu, et que, même en peinture, on ne peut plus oublier l’ame.

Ils se séparèrent avec la pensée que sans doute ils ne se reverraient plus ; chacun, du reste, comprenait que sa route était tracée et ne devait pas les rapprocher. Il y avait désormais entre eux de trop grandes différences de sentimens ; leur amitié n’y eût peut-être pas résisté. L’église que venait de quitter Frédéric était sur une petite colline ; avant de prendre le chemin creux qui allait la dérober à ses regards, il se retourna et agita son mouchoir en signe d’adieu. Antonio le suivait des yeux, appuyé sur l’épaule de la Fiametta immobile. Les draperies qui flottaient autour de la belle Italienne tombaient jusqu’à ses pieds en plis capricieux ; un reflet de soleil couchant lui envoyait des teintes éclatantes.

— Cette femme est son mauvais génie, pensait Frédéric. Passionnée, admirablement belle, sans esprit sans doute, et sans cœur (comme il la traite !), elle le domine et le retient par le plaisir. Il prend la bizarrerie pour l’originalité ; ses passions sans frein l’emportent, et il oublie le côté sérieux de son art. Est-il temps encore de sauver son talent ? — Tout en cheminant, sa pensée au contraire se portait vers celle qu’il allait retrouver. — Ma douce Henriette, disait-il en se parlant à lui-même, quelle différence entre cette femme et toi, ou plutôt, puis-je même vous comparer ? Ah ! tout à l’heure, ce qu’Antonio disait faisait bondir mon cœur ! Toi, mise à côté de cette créature ! pauvre enfant, tu mourrais de chagrin et de honte !

Son cœur s’épanchait et se soulageait ; il était semblable à un homme qu’un air lourd suffoquait et qui renaît à un air plus léger. Il hâtait le pas, car il marchait vers la bonté, la tendresse, le dévouement, les pensées chastes et salutaires. Il trouva Henriette tout alarmée de la longueur de son absence, et lui raconta sa rencontre, en supprimant ce qui avait rapport à elle.

— Cette femme est donc bien belle ? dit-elle en rougissant un peu.

— Toi, tu es belle et tu es bonne, répondit-il en l’embrassant.

La pauvre enfant avait eu cependant une lueur d’inquiétude. Elle n’osait l’avouer ; un soupçon eût torturé ce cœur aimant.

Le soir, en arrosant ses fleurs, quelques larmes y tombèrent silencieusement. Frédéric ne les vit pas ; il allait et venait, en chantant, autour d’elle.

— Comme tu es gai ! dit Henriette.

— Ah ! c’est que je n’ai jamais si bien senti combien je t’aime ! Elle le vit si franc et si tendre, qu’elle cacha bien vite sa tête dans son sein, pour qu’il ne vît pas à sa joie quelle avait été sa crainte.

VIII.

Cette rencontre livra pourtant Frédéric à de sérieuses réflexions. Jusqu’alors il avait trop savouré la joie de cette union sans songer que ce monde, loin duquel il vivait, ne l’approuverait qu’en la voyant bénie par Dieu et consacrée par les hommes. Il s’était fié à la sincérité de son désir et s’était endormi dans le charme du présent. Depuis le jour où il avait dit quelques mots à Henriette sur ce sujet, il ne lui en avait plus reparlé ; mais il sentait, pour ainsi dire, qu’elle y pensait, que c’était son vœu le plus cher, son seul regret dans son bonheur, et que la discrétion seule l’empêchait de s’en ouvrir à lui. D’un autre côté, quand il songeait de sang-froid aux idées de son père et à sa rudesse, il se sentait pris d’une terreur mortelle, car jamais certainement le baron ne consentirait à ce mariage. Ces idées troublaient seules de temps à autre la sérénité de sa vie ; mais il les éloignait d’ordinaire et se gardait bien de les communiquer à Henriette. Celle-ci le croyait né d’une famille obscure et dans une médiocre aisance ; elle savait qu’il était trop jeune encore pour que ses parens consentissent à le marier, et elle attendait avec confiance la réalisation d’une promesse qu’elle ne lui avait pas demandée.

Après avoir rencontré Antonio, Frédéric comprit plus clairement sa position. Il avait vécu dans un refuge d’amour où aucun bruit du dehors ne lui parvenait. Dans sa légèreté, Antonio avait dit vrai ; le monde semblait avoir parlé par sa voix. Tandis que Frédéric voyait dans Henriette un ange de dévouement et de bonté, le monde en effet n’aurait vu en elle que sa maîtresse, et, sans distinguer les vertus et les circonstances, il l’eût confondue avec la Fiametta. Cette idée serra le cœur de Frédéric, il lui sembla que la concevoir seulement profanait la femme qu’il aimait. Il n’eût pas supporté de la voir humiliée, et il résolut de ne pas l’exposer plus long-temps à un jugement pénible, dont la circonstance la plus imprévue pouvait faire naître la manifestation. Une idée lui avait jusque-là servi de soutien dans ses craintes silencieuses ; il l’exécuta et écrivit à cette tante Marianne dont il connaissait l’indulgence. Il écrivit avec tout l’épanchement de l’affection et de la jeunesse, avec toute la naïveté d’un premier amour. Il sentait si bien qu’Henriette l’avait rendu meilleur, ou plutôt qu’il n’était bon qu’à la condition de l’aimer et d’en être aimé, qu’il raconta sans crainte sa vie et ses désirs. Il la peignit telle qu’elle était, c’est-à-dire douce, chaste et dévouée ; malheureuse et humiliée d’abord, puis renaissant grace à l’amour. Enfin, il la montra si nécessaire à son existence, qu’il ne douta pas de l’intérêt de sa tante, et se confia à ce bienveillant intermédiaire entre son père et lui. La lettre partit chargée de mille vœux, et Frédéric, croyant désormais l’avenir assuré, revint dans le présent avec toute sa joie.

Ces deux enfans avaient de charmans passe-temps. Le rêve d’Henriette avait toujours été une ferme, le chant du coq, le gloussement des poules, les lapins broutant le serpolet autour d’elle. Aussi lui avait-il fallu sa basse-cour, et c’étaient des joies infinies, des évènemens sans nombre, des calculs à perte de vue sur l’accroissement et la prospérité de ces petites familles ; un œuf était une nouvelle. Frédéric souriait de ces transports, et admirait la naïveté de ces impressions ; il l’aidait dans ses travaux champêtres, mais elle prétendait qu’il lui manquait la passion, qui seule donne la persévérance, et qu’il s’occupait plus d’elle que de ses élèves. — Un jour, Frédéric, assis sur le seuil de la maison, regardait Henriette sortir d’un petit bois voisin ; il ne pouvait se rendre compte de ce qu’elle portait sur la tête : c’était un objet assez gros et qui paraissait coloré de beaucoup de nuances différentes. Cependant elle approcha, et il vit alors que c’était une gerbe de fleurs et d’herbe qu’elle rapportait pour ses lapins, et qu’elle avait imaginé de poser sur sa tête, ainsi que font les femmes de la campagne. Les brins de verdure, mêlés de plantes sauvages, retombaient en désordre autour de sa figure, que l’on apercevait toute rouge de plaisir et d’animation, comme une fleur de plus parmi les bluets et les coquelicots. Ses beaux cheveux blonds étaient dénoués et flottaient sur ses épaules. Elle portait une robe blanche dont elle avait relevé les manches afin d’être plus libre ; ses deux jolis bras, arrondis au-dessus de sa tête, lui donnaient l’air d’une canéphore antique. On eût dit la charmante personnification de l’innocence et des travaux champêtres. Frédéric la regardait avec amour, puis il courut à sa rencontre ; mais, avant de l’aider à déposer son odorant fardeau, il l’embrassa à travers ses fleurs, tandis qu’elle le repoussait en riant, disant que c’était une traîtrise, qu’elle n’avait pas la liberté de ses bras, et qu’il abusait de ce qu’elle était sans défense.

Une autre fois, c’était un soir, un de ces beaux soirs d’automne qui réunissent la chaleur du jour qui finit à la sérénité de la nuit qui s’approche, ils étaient assis l’un près de l’autre au fond de leur petite chambre, les yeux vaguement fixés sur les lignes bleues des montagnes qu’ils apercevaient à travers les fenêtres. Ils passaient quelquefois ainsi des heures entières en silence, recueillis en eux-mêmes, mais certains de suivre les mêmes pensées. En ce moment, des sons harmonieux s’élevèrent tout à coup dans les airs, et ils reconnurent l’invitation à la valse de Weber, qu’ils avaient si souvent entendue en Allemagne. Henriette en rougit d’émotion ; Frédéric courut à la fenêtre. C’étaient de pauvres musiciens qui descendaient du Tyrol. Ils portaient le costume national : la petite veste, la culotte courte, la ceinture et le chapeau pointu, avec la plume de coq sur le côté. Leurs instrumens étaient des cors, des hautbois et des bassons ; au milieu de ce chaste silence du soir, ils paraissaient acquérir une extrême sonorité. Ils jouèrent d’abord l’introduction sur une mesure lente et sur un ton un peu mélancolique ; la musique exprimait une espèce de dialogue : c’était l’invitation ; tout à coup, le rhythme de la valse s’élança vif et léger des derniers accords.

— Valsons, dit Henriette en se levant avec une joie d’enfant, et ils se mirent à valser. L’air était tantôt doux, tantôt un peu sauvage ; la mesure tantôt pressée, tantôt ralentie. C’était pour ces deux enfans un charme inexprimable que ce souvenir lointain du pays qui venait les trouver. Pour Frédéric, la valse était une vraie passion. Entendre un air de valse sans pouvoir danser le rendait triste de tout le plaisir qu’il perdait. Il y a dans les compositions de ce genre, en Allemagne, un secret de mélancolie et de langueur impossible à définir ; parfois, au milieu de l’entraînement du rhythme, apparaissent des notes plaintives, semblables aux appels d’un monde inconnu. Jamais Frédéric n’avait rien senti de pareil à ce qu’il éprouvait alors. Cette musique invisible, cette belle soirée, les branches des orangers qui passaient par les fenêtres et dont ils agitaient les parfums en les effleurant, cette bien-aimée qu’il pressait dans ses bras, qu’il emportait, pour ainsi dire, dans les airs avec lui, c’était une ivresse des sens et du cœur, un de ces rares momens où tout est complet en soi et dans la nature, et qu’on ne retrouve jamais ensuite. Disposition de l’ame, harmonie, parfums, sérénité du ciel étoilé, souvenir émouvant du pays, tout s’y trouvait, se confondait, et formait un délicieux mélange de mille sensations poétiques et tendres. Peu à peu Henriette s’élança moins légère ; puis, enivrée et chancelante, elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Frédéric. Il la prit, l’enleva et la porta sur le seul fauteuil de leur petit mobilier ; puis il alla vers la fenêtre, jeta sa bourse aux musiciens, et revint s’agenouiller devant Henriette.

— Quel bonheur ! lui dit-il, mon Henriette ! avec toi, tout est joie. N’est-ce pas que jamais valse ne fut aussi douce ?

Elle inclina la tête plusieurs fois sans parler. Elle semblait vouloir garder encore l’impression de ce rapide élan qui l’avait ravie à elle-même, à la terre qu’elle ne touchait plus. Comme si elle eût craint de faire s’envoler un essaim de sylphes charmans et invisibles, elle mit un doigt sur sa bouche pour que Frédéric se tût et ferma les yeux. Les musiciens jouaient encore en s’éloignant ; les sons déclinaient peu à peu ; parfois des notes plus élevées leur parvenaient, puis quelques accords à peine sensibles, puis rien… — Ils écoutaient encore, car c’était leur cœur qu’ils écoutaient.

Il y a dans l’esprit de l’homme une sorte d’incrédulité au bonheur, qui le remplit de crainte dès que ce bonheur lui semble trop complet. Il sent que rien n’est immobile dans la nature, et que ce qui est parvenu à son plus haut degré ne peut plus que décroître, pour obéir à cette fatale loi du changement qui pèse sur lui depuis la chute. Le lendemain de cette soirée trop enivrante, Henriette était livrée à une vague tristesse, dont elle ne pouvait elle-même comprendre la raison. Rien n’était changé autour d’elle, et pourtant il lui semblait que son cœur ne battait que sous un voile. Mille pénibles souvenirs lui revenaient comme des visiteurs importuns qui, depuis long-temps, avaient perdu le chemin de sa demeure. La première et douloureuse partie de sa vie, ce passé que tant d’amour lui avait fait oublier, elle le revoyait de nouveau, et elle frissonnait comme si elle allait retomber dans cet abîme de remords et de désespoir. Elle accourait auprès de Frédéric, mais sa vue même, qui d’ordinaire lui donnait tant de confiance et de joie, sa vue la troublait péniblement. S’il lui parlait, elle se sentait attendrie et se hâtait de prétexter un motif pour s’éloigner de lui. Elle crut que c’étaient les signes avant-coureurs d’une maladie, et espéra que c’était la souffrance qui venait et non pas le malheur.

Vers le milieu du jour, Frédéric sortit pour aller à la ville prochaine prendre quelques livres qui lui étaient nécessaires. Demeurée seule, Henriette le suivit des yeux comme si elle n’eût pas dû le revoir, et il lui passa dans l’esprit le souvenir du soir où, à Heidelberg, elle avait pensé lui dire adieu pour toujours. Sa rêverie évoqua en même temps des têtes bien chères, sa sœur, son enfant, affections moins ardentes, mais qu’elle n’avait pas oubliées un seul instant. Les nouvelles continuaient à être bonnes : l’enfant grandissait ; la sœur avait des lueurs de raison. Malgré son désir de les revoir, ce n’était donc pas là la source de cette étrange inquiétude. En ce moment, elle vit venir le messager qui d’ordinaire apportait les lettres, et, au lieu de courir à sa rencontre, comme elle faisait habituellement, elle désira qu’il n’y en eût ni pour elle ni pour Frédéric. Il y en avait cependant deux. Elle les prit avec un pressentiment pénible et les considéra un instant en silence. Toutes deux étaient d’une écriture qu’elle connaissait bien, de la tante de Frédéric ; mais ce qui l’étonna, ce fut que l’une d’elles portât son adresse. Frédéric lui avait toujours dit que, trop jeune pour obtenir tout de suite le consentement de ses parens à leur mariage, et d’ailleurs ne voulant pas trahir le secret de leur amour, il n’avait parlé d’elle à personne. Son projet était qu’elle revînt s’établir à Heidelberg comme elle y était d’abord, que là il parût peu à peu la connaître, et qu’enfin, faisant à sa famille l’aveu de ses sentimens pour elle, il en obtînt le consentement à leur union. Cette espèce de tromperie leur coûtait à tous deux, mais ils en sentaient la nécessité. Jusque-là, tout les avait servis et rien n’avait trahi le mystère dont ils s’enveloppaient. Comment donc expliquer cette lettre ? Henriette l’ouvrit en tremblant et lut avec crainte d’abord ; puis ses yeux s’agrandirent d’étonnement, elle pâlit et s’assit, ne pouvant plus se soutenir. Cependant elle fit un effort et continua. Une force factice la soutint jusqu’au bout ; mais, aux derniers mots, elle pencha la tête en arrière et resta tout-à-fait inanimée. La lettre s’échappa de ses mains et tomba à terre. C’est que cette lettre brisait toute sa vie. Elle était courte, mais chacun des mots qu’elle contenait ruinait une espérance. Écrite avec toute la bonté d’un cœur sympathique, elle n’en était que plus poignante, car tous les coups frappaient juste. Henriette apprenait en même temps et la position de Frédéric et les obstacles qui les séparaient pour toujours. « Je sais, disait en finissant la tante Marianne, je sais par Frédéric, et je le crois, tout ce que vous valez. Aussi est-ce avec estime que je vous écris et avec confiance que je vous adresse ma prière. Décidez vous-même : vous avez dans vos mains la destinée de cet enfant. La démarche qu’il a faite auprès de moi vous prouve sa sincérité. Il vous adore, et je suis assurée que vous en êtes digne ; mais regardez un instant ce qui l’entoure, les idées de son père, l’opinion du monde, le soin de son avenir. Vous l’aimez ; vous l’avez porté vers tout ce qui est bien et utile. J’ai suivi dans ses lettres les progrès de son cœur et ceux de son esprit. Vous l’aimez, et vous seule pouvez le forcer à ne vous plus aimer ! »

Quand Henriette revint à elle, le soleil était près, de se coucher. Elle considéra d’abord les objets qui l’environnaient, puis elle porta la main à son cœur, où elle sentait une douleur poignante, sans se rappeler encore ce qui l’avait causée. Elle aperçut la lettre à ses pieds, et tout lui revint en mémoire. Elle la ramassa, et voulut la relire ; mais alors son cœur se brisa, ses larmes se firent enfin jour et la soulagèrent. Elle lisait tout haut, interrompue à chaque instant par ses sanglots ; bientôt ses yeux ne purent plus distinguer ces lignes fatales, elle céda à la violence de son chagrin. Enfin sa douleur parut faire trêve, ses larmes s’arrêtèrent, suspendues au bord de ses paupières ; elle resta long-temps pensive, puis elle se mit à genoux, et, pâle, mourante, fit une ardente prière et prit une ferme résolution. Le sacrifice était décidé. Elle ne pleura plus : puisant du courage dans la force même de sa douleur, elle rajusta ses cheveux épars, essuya la trace de ses larmes, et trouva encore un sourire pour accueillir Frédéric quand il revint. Elle lui remit la lettre de sa tante, qui était à son adresse ; à mesure qu’il lisait, sa figure s’épanouissait.

— Tiens, mon Henriette, dit-il, pour la première fois je t’ai trompée. Impatient d’unir ma vie à la tienne, je n’ai pu garder plus longtemps le silence. Cette bonne tante, dont souvent je t’ai parlé, je lui ai écrit ; je lui ai tout confié, à elle seule, car d’elle seule je suis sûr, et voici sa réponse. Je vois qu’elle était attendrie en l’écrivant ; quelques mots même sont effacés, comme si des larmes y étaient tombées. Sans rien me promettre pourtant, elle ne m’ôte aucun espoir ; elle m’appelle auprès d’elle, elle veut me voir, causer avec moi, m’interroger. La vie est bien longue, dit-elle ; il est si grave d’associer deux sorts l’un à l’autre…

— Oh ! les nôtres sont fixés, dit Henriette en s’efforçant de sourire ; puis, comme elle sentit que les larmes lui coupaient la voix, elle s’arrêta et voulut s’éloigner. À peine eut-elle fait quelques pas, qu’elle tomba sans connaissance. Frédéric avait remarqué l’altération de sa parole ; il s’élança vers elle, et l’emporta dans ses bras.

— Qu’as-tu, chère Henriette ? lui dit-il quand elle reprit ses sens.

— La joie, la surprise…, répondit-elle d’une voix mal assurée.

— Mais tu es pâle comme je ne t’ai jamais vue ! Tu es malade ?

— Le crois-tu ? dit-elle vivement et avec une singulière expression de désir.

Frédéric la veilla toute la nuit ; elle était en proie à une fièvre violente, mais elle ne voulut point qu’on fît appeler un médecin. Elle prononçait des mots entrecoupés ; Frédéric ne put saisir que son nom, qui revenait à chaque instant sur ses lèvres. Vers le matin, elle se calma et s’endormit. Quand elle se réveilla, il s’agenouilla devant son lit :

— Henriette, mon Henriette, lui disait-il, te perdre, ce serait mourir !

— Tu ne mourras pas, dit-elle, car je vivrai.

Elle le pressa contre son cœur avec tendresse, en levant vers le ciel un angélique regard.

À partir de ce moment, rien de ce qu’elle éprouvait ne parut au dehors. Frédéric la vit heureuse en apparence et douce comme par le passé. Le secret de sa douleur se passa entre elle et Dieu. Elle prenait plus souvent le chemin de l’église ; là elle pleurait : c’étaient ses bons momens. Quand elle revenait, elle était calme, et trouvait encore pour Frédéric des tendresses et des joies qui lui fendaient le cœur. Au départ seulement, elle faillit se trahir. Frédéric en fit avec plaisir les préparatifs. Henriette espéra qu’elle mourrait en passant ce seuil chéri, où sa vie heureuse devait la quitter pour jamais. La nuit qui précéda le jour marqué pour s’éloigner, elle se leva doucement. Le ciel était tout parsemé d’étoiles ; les rayons de la lune éclairaient vaguement la petite pelouse devant la maison ; tout était immobile, les arbres et les fleurs. Ce fut devant ces témoins muets et inanimés qu’Henriette osa se livrer à toute sa douleur. Elle parcourut leur petit domaine, et retrouva à chaque pas la trace d’une joie, le souvenir d’une tendresse : ici était la source où ils buvaient dans le creux de leurs mains, et s’amusaient à se poursuivre en se jetant de son eau limpide ; là était le banc où ils avaient si souvent goûté ensemble le charme du soir, la fraîcheur du matin ; sur cet arbre, Frédéric avait gravé leurs noms, inscription fragile, plus durable pourtant que leur union. À cette porte, près de la haie de lauriers-roses, Frédéric avait caressé l’enfant d’une pauvre femme qui passait ; il l’avait soulevé dans ses bras et l’avait embrassé. Henriette avait compris sa pensée ; une éternelle reconnaissance en était demeurée dans son cœur. Elle parlait à ses fleurs comme à des amies. — Je ne vous verrai plus ; qui vous arrosera, qui vous aimera comme je vous aimais, ô mes pauvres fleurs chéries ? disait-elle en leur prêtant sa douleur. Elle en cueillit un petit bouquet, qu’elle serra contre son cœur. Elle ne pouvait les quitter, elle se penchait vers elles et les considérait à la pâle lueur de la lune. — Si belles, si douces pour moi hier encore, si cruelles à voir maintenant ! disait-elle à travers mille sanglots ! Oh ! que vous êtes heureuses, vous qui passez si vite ! Que ne suis-je comme vous !…

Puis elle regardait l’azur profond du ciel, et, dans l’égarement de sa douleur, croyait voir la vierge Marie qui lui tendait les bras : — Ô vous, mère divine et sans tache, s’écriait-elle, attirez-moi vers vous !

Elle alla dans sa petite basse-cour, si long-temps témoin de ses innocens plaisirs, et, ouvrant les cages de ses oiseaux, leur rendit la liberté. Elle les regarda s’envoler avec envie : ils montaient vers le ciel ! Un seul, un pauvre moineau qu’elle avait trouvé, l’aile cassée, auprès d’une haie, vint se poser sur son épaule et becqueter familièrement ses cheveux. — Va-t-en, pauvre petit, lui dit-elle, reprends ta liberté ; tu peux voler maintenant. — Mais l’oiseau ne s’envola pas ; elle le prit, le couvrit de larmes et de baisers. — Tu es fidèle, dit-elle ; je t’emmènerai avec moi. Le lendemain, au moment de partir, Frédéric lui dit :

— Viens, faisons ensemble nos adieux à tout ce qui nous a vus si heureux.

Elle le suivit, et tour à tour ils visitèrent le jardin, la maison : dernier pèlerinage d’amour.

— Allons, dit Frédéric, un dernier regard, et partons ; mais avant, viens, que je t’embrasse encore ici, ma douce Henriette.

Elle s’approcha de lui timidement.

— Tu pleures ? dit-il. Va, nous emportons le bonheur avec nous !

Cependant il était lui-même attendri. Tous deux suivirent du regard ce toit regretté jusqu’à ce qu’il eût tout-à-fait disparu à l’horizon. Ils restèrent quelque temps silencieux ensuite.

— Pourquoi nous attrister ? dit enfin Frédéric ; nous reviendrons un jour à notre chaumière chérie.

Henriette ne répondit pas ; mais le soir elle lui dit :

— Crois-tu qu’il soit permis aux ames de revenir dans les lieux qu’elles ont aimés sur la terre ?

— Quelle triste pensée ! s’écria Frédéric.

— Oh ! non, répondit-elle, c’est une douce croyance !

IX.

Rien n’est pénible comme de revoir les mêmes lieux avec des sentimens différens. L’immobilité de la nature, comparée à l’incertitude de notre existence, en constate la fragilité et donne un élan de plus aux aiguillons de la douleur. L’automne n’était pas encore assez avancé pour avoir altéré la beauté de la Suisse. Ce pays qu’elle avait vu à travers le prisme de la félicité et le charme de l’espoir, Henriette le parcourut de nouveau, portant partout en son cœur ce pauvre bonheur mort pour ne plus renaître. Tandis que Frédéric comptait les souvenirs, elle comptait les regrets, et il lui fallait cacher le mal qui la tuait. Son extérieur était à peu près tel qu’autrefois ; seulement une pâleur habituelle avait remplacé l’éclat de ses joues, et la moindre émotion la faisait rougir comme rougissent les malades que de longues souffrances ont privés de leurs forces. Le matin aussi, un léger tressaillement agitait ses mains. Elle suivait avec une espérance cruelle ces symptômes funestes, tout en s’occupant de les dérober à Frédéric ; mais rien ne pouvait tromper son amour. Il la pressait de questions et n’en obtenait aucun aveu. Elle l’assurait qu’elle ne souffrait pas ; elle éprouvait un peu de faiblesse, voilà tout. En même temps, une vive rougeur se répandait sur ses traits, et ses yeux s’arrêtaient sur lui avec une ardente tendresse, comme si elle eût voulu retenir par le regard le bien qui allait lui échapper. Ce qu’elle ne pouvait seulement réussir à feindre, c’était cette gaieté si facile autrefois, désormais envolée. Elle était tendre, douce et sereine ; elle souriait encore, mais elle ne riait plus. Frédéric lui-même était devenu plus grave, en sorte qu’il crut que les mêmes pensées, en les préoccupant, avaient changé leur apparence à tous deux. — Nous sommes toujours des amans, disait-il, mais nous ne sommes plus des enfans, et bientôt nous serons des époux. — Puis il formait mille plans, bâtissait mille projets. Henriette l’écoutait et dévorait ses larmes. Ses projets à elle étaient arrêtés aussi ; mais, pauvre enfant, quelle différence, et qu’elle était loin désormais de cette communauté de pensées qui l’avait rendue si heureuse ! Elle s’était imposé la loi de ne rien dire à Frédéric avant d’être au but de leur voyage ; elle voulait, pour ainsi dire, le remettre aux mains de sa tante et trouver en elle un secours indispensable pour accomplir la rude tâche qu’elle s’était imposée.

Ils touchèrent enfin la frontière d’Allemagne ; là, une nouvelle émotion plus poignante que toutes les autres l’attendait. Ils s’arrêtèrent dans un village où ils avaient séjourné à leur premier passage, séduits par la beauté du lieu.

C’était une étroite vallée qu’arrosait un ruisseau d’argent ; son eau limpide se perdait sur le velours des prairies, après avoir décrit d’innombrables détours ; des ormes et des chênes en ombrageaient les bords, peuplés aussi de fougères et de roseaux. Le village était situé au pied d’une montagne assez escarpée que dominaient les ruines d’un château-fort. C’est de ce sommet qu’Henriette et Frédéric avaient remarqué la jolie apparence de cette bourgade. Appuyés sur un pan de mur couvert de liserons blancs et bleus, ils avaient longtemps regardé au-dessous d’eux ce village où tout semblait une miniature de la vie : les maisons étroites et peu élevées, les fenêtres peu larges, les toits pointus, couverts d’ardoises, les façades peintes en rose. Un petit pont traversait le petit ruisseau ; vus de cette hauteur, les objets paraissaient proportionnés à l’étroite enceinte du vallon. Ils s’étaient divertis comme deux enfans à observer de petits bœufs attelés à un petit chariot et suivant lentement un chemin plein de détours. Ils avaient vu enfin un petit monde où ils eussent volontiers borné leurs pas et resserré leur bonheur. Descendus au village, de braves paysans leur avaient offert une cordiale hospitalité, et loin de perdre une illusion, ils avaient gagné un agréable souvenir. Ce fut Henriette qui voulut revoir l’endroit et s’arrêter au même logis. À mesure qu’elle approchait du terme fixé, elle cherchait à prolonger les derniers momens de cette présence chérie et à s’entourer de ses moindres traces, désormais son seul héritage.

Ils trouvèrent leurs hôtes dans la joie ; leur fille se mariait le lendemain. Ils se félicitèrent tant d’avoir la jeune dame, comme ils disaient, pour témoin de la cérémonie, qu’il ne fut pas possible de les refuser. Il faisait encore assez de jour ; Frédéric et Henriette gravirent la montagne et contemplèrent de nouveau la vallée et le village à leurs pieds. L’air était plus frais que les soirs précédens ; quelques feuilles tombaient détachées par le vent, le soleil se couchait dans les nuages. Henriette frissonnait. Frédéric cependant la pressait vainement de descendre ; avec une tristesse avide que rien, à l’extérieur, ne trahissait, elle savourait le charme mélancolique de cette heure pleine d’intimes analogies et meilleure pour elle que la joie et les apprêts qui se faisaient en bas. Elle descendit enfin, mais tout le tableau restait dans son esprit, et elle se complaisait à le revoir comme une image de sa vie : des ruines, un soleil disparu, et des feuilles séchées dispersées par le vent !…

Le lendemain eut lieu la noce champêtre. La fiancée avait la beauté que donnent la jeunesse et le contentement ; sous le calme de son maintien, le jeune homme laissait percer l’amour qu’il éprouvait. Les vieux parens ne dissimulaient pas leur joie : elle éclatait avec franchise et par de douces malices. La cérémonie de l’union fut touchante, comme le sont toutes les institutions religieuses quand les hommes ne les ont pas gâtées. Dans cette tranquille vallée, au milieu de ce petit nombre d’habitans, loin des mœurs fausses de la ville et de la curiosité des indifférens, le mariage apparut sous son véritable jour, c’est-à-dire comme la chaste union destinée à former la famille et à échanger la fidélité de deux ames vraiment éprises. Frédéric se sentit ému au spectacle de ce bonheur qui devait bientôt être le sien. Henriette pria avec ferveur et sans envie pour ces heureux que Dieu et les hommes bénissaient également ; mais une secrète torture brisait son cœur. La pauvre enfant avait passé une partie de la nuit à pleurer ; c’était ainsi qu’elle vivait depuis quelque temps, et que, trouvant un peu de liberté dans l’obscurité de la nuit, elle soulageait son chagrin et reprenait des forces pour le lendemain. Il y avait quelque chose d’enfantin et de profondément touchant dans l’expression de sa douleur et dans son attitude. Assise sur son lit, vêtue de blanc, comme on peint les anges, ses cheveux entourant sa tête d’une couronne d’or, elle levait les yeux vers le ciel et pleurait silencieusement. Chagrin sans bruit, larmes muettes, que Dieu seul devait voir et compter !

À la gravité des bénédictions sacrées succédèrent les plaisirs et les réjouissances. Sous les arbres d’une ferme, à quelque distance du village, un grand repas avait été préparé. Des musiciens champêtres sonnaient les airs du pays, et bientôt les danses commencèrent. Henriette voulut alors se retirer ; mais elle chercha vainement Frédéric ; il avait disparu depuis quelques instans. Tout à coup elle le vit accourir tenant à la main un bouquet qu’il avait été cueillir lui-même : il l’avait formé de fleurs sauvages et de quelques branches d’héliotrope, sa fleur de prédilection, que la fermière lui avait données. Henriette le remercia de son attention.

— Ce n’est pas tout, lui dit-il, regarde bien, chère Henriette ; j’ai voulu que ce bouquet fût un présage de celui que je te donnerai bientôt : vois ! la mariée a détaché quelques fleurs du sien pour te les offrir. — Et il lui montrait au milieu quelques boutons d’oranger mêlés aux fleurs naturelles. À partir de ce moment, Henriette sentit décliner son courage. La nuit était venue ; les danses se prolongeaient ; prétextant leur départ du lendemain, elle décida Frédéric à rentrer. Leur retour se fit en suivant les bords du petit ruisseau argenté et à la clarté douteuse de la lune. Il leur fallut traverser un massif de bois : les mille bruits mystérieux de la nuit s’entendaient sous le feuillage ; l’étroit sentier où ils marchaient leur faisait à chaque instant effleurer les branches des châtaigniers. Parfois un frôlement d’ailes annonçait un oiseau en retard qui regagnait son nid ; la rainette élevait, à intervalles égaux, sa note mélancolique. La fraîcheur des bois, ces bruits qui rendent le silence, pour ainsi dire, sensible, portaient au cœur d’Henriette une émotion croissante. Elle sentait ses genoux faiblir et serrait convulsivement contre son sein le bras de Frédéric. Arrivée à une clairière où la lune éclairait son visage, elle le contempla avec tendresse, et, se jetant dans ses bras, — n’est-ce pas, lui dit-elle d’une voix suppliante, que tu n’oublieras jamais ton Henriette ? N’est-ce pas que jamais personne ne t’aimera comme elle ?

Frédéric était trop loin de la vérité pour comprendre.

— Quoi ! dit-il en la serrant contre son cœur, deviendrais-tu jalouse ? Quand ils furent rentrés, elle mit avec soin son bouquet dans un vase ; mais les boutons d’oranger n’y étaient plus. Avec ses illusions s’étaient enfuis ses rêves de réhabilitation. Elle n’était plus l’amante pleine de confiance et d’espoir ; elle était redevenue la pauvre fille séduite et malheureuse. Ces fleurs, symbole de pureté et d’union, lui faisaient mal ; elle s’en jugeait indigne, et elle les avait tristement détachées et semées une à une sur la route.

Ils ne s’arrêtèrent plus que lorsqu’ils furent seulement à une journée d’Heidelberg. Ils descendirent à la même auberge où Frédéric avait retrouvé Henriette, alors qu’elle fuyait son amour et sa propre faiblesse. Tous deux la reconnurent, mais avec des sentimens différens. C’était le terme du voyage ; c’était aussi la fin des forces d’Henriette. Elle avait hâte de rejeter la dissimulation qu’elle s’était imposée, et de jouir, pour ainsi dire, de la liberté de ses larmes. Le lendemain, Frédéric devait partir pour Manheim, où sa tante l’attendait, tandis que Henriette irait s’établir à Heidelberg. Le soir, il lui répétait tous les plans du bonheur qui allait bientôt les réunir. Elle lui ferma la bouche avec la main ; puis, se jetant à ses genoux, elle lui dit : — Frédéric, doutes-tu de mon amour ?

— Moi ! s’écria-t-il avec étonnement. Que signifie ?…

— Oh ! je voudrais mourir ! dit-elle en sanglotant.

— Qu’as-tu ? Au nom du ciel ! réponds-moi.

Henriette avait appuyé sa tête sur les genoux de Frédéric ; elle fit un effort pour répondre, mais il lui fut impossible de parler. Il la regardait avec anxiété, pressentant un malheur, mais ne pouvant deviner lequel. Il voulut la relever.

— Non, non ! murmura-t-elle ; à tes genoux, jusqu’à ce que tu m’aies pardonné.

— Songerais-tu donc encore au passé ? demanda Frédéric avec une lueur d’espoir.

— Le passé ! oui, maintenant je me le rappelle, car tu me l’avais fait oublier ; mais ce n’est pas le passé, c’est l’avenir…

— L’avenir ! mais il est heureux, mais il nous promet notre union pour toujours !…

— Cher Frédéric, tu te trompes ; il faut nous séparer.

— Nous séparer ! Qu’as-tu dit ? Ce n’est pas sérieux, n’est-ce pas ? pourtant ces pleurs, cette pâleur…

Elle lui tendit la lettre de sa tante. Alors il comprit tout. Mille souvenirs de la tristesse d’Henriette se présentèrent à son esprit ; mais l’idée d’une séparation était si éloignée de lui, qu’il ne pouvait l’admettre. Il éprouva une horrible angoisse ; cependant il lui dit en s’efforçant de sourire : — Eh bien ! chère Henriette, ma tante devait peut-être parler comme elle l’a fait ; mais tout est-il perdu pour cela ? Elle est bonne, elle m’aime, et quand elle verra qu’elle me rendrait éternellement malheureux, elle ne voudra plus…

— Mais c’est moi qui le veux maintenant ; ne vois-tu pas, dit-elle plus bas, que c’est moi qui le veux ?

Il se leva d’un mouvement brusque et la regarda avec colère ; mais elle continua d’étreindre ses genoux et lui dit : — Oh ! ne me repousse pas ! Pardonne, pardonne-moi ! Je t’aime tant ! et cependant il le faut, je sens qu’il le faut, répéta-t-elle en reprenant un peu de force dans le mérite de son action.

Frédéric la repoussa encore et lui répondit : — Tu m’aimes, et c’est toi qui me quittes, toi pour qui j’aurais tout sacrifié ! famille, biens, avenir…

— Ah ! voilà ce que je ne veux pas !

— Mais puisque je le veux, moi ; puisque, sans toi, ma vie est perdue ! Il s’interrompit, se rapprocha d’elle, et la couvrant tout à coup de caresses :

— Non, n’est-ce pas ? tu ne le pourrais pas ? De grace, rétracte ce que tu viens de dire. Un mot : je te croirai si vite !

Elle jeta ses bras autour de son cou, mais elle lui déclara que sa résolution était irrévocable. Alors il écarta violemment ses mains qui voulaient le retenir, et, les yeux pleins de colère, la voix tremblante :

— Adieu, lui cria-t-il, toi qui ne m’as jamais aimé ! Celle qui t’a dicté cette fatale résolution sera peut-être plus sensible que toi à mes larmes. Je vais la trouver ; mais si tu ne te repens pas, si tu ne me rappelles pas, ne compte pas sur mes regrets. Je le sens, c’est de la haine que j’aurai désormais pour toi, car j’avais trop d’amour !… Et il sortit comme un fou que le délire emporte.

Demeurée seule, Henriette ne pleura point ; le regard fixe, les yeux secs, elle restait accablée sous le poids de ce nouveau malheur. Le perdre ! elle avait tâché de s’habituer à cette pensée ; mais perdre même son regret, même son souvenir, elle ne pouvait se faire à cette idée. Elle croyait avoir touché aux dernières limites du malheur ; elle s’aperçut qu’elle s’était trompée, et vit se dévoiler un nouvel horizon de souffrances.

Une femme de l’auberge, que le bruit des voix avait attirée, la trouva dans cet état. Croyant à quelque querelle, elle lui dit : — Consolez-vous, ma jeune dame, il reviendra.

— Oui, répéta Henriette machinalement, il reviendra. Puis ses lèvres remuèrent encore, mais aucun son n’en sortit plus. La servante lui dit qu’elle était malade et qu’elle devait se reposer. Elle se laissa déshabiller comme un enfant, et s’endormit de fatigue et de douleur.

Frédéric avait d’abord marché au hasard, exhalant au grand air l’impétuosité de ses ressentimens ; tantôt il proférait contre sa tante, contre son père, des menaces et des imprécations ; tantôt il formait d’extravagans projets de désespoir ; il voulait mourir et léguer un éternel remords à ceux dont la froide raison venait le torturer. D’autres fois, il s’attendrissait au souvenir d’Henriette qu’il avait laissée seule et désolée, et alors il était sur le point de revenir auprès d’elle, de la consoler et de se montrer si malheureux, qu’elle ne pourrait résister à ses prières. Ce dernier sentiment prévalut. Le silence de la nuit, la tristesse de ses aspects, mille souvenirs, qui se réunissaient pour l’attendrir, finirent par abattre sa colère et le livrer à de plus douces émotions. Il revint sur ses pas, et pénétra sans bruit dans la chambre où dormait Henriette. Quand il la vit ainsi pâle et belle, ses petites mains jointes, comme si elle eût prié encore ; quand il entendit ce sanglot étouffé qui de temps en temps soulevait ce pauvre cœur brisé, il sentit le reste de son exaltation s’en aller ; il respecta cette douleur simple et vraie, et se mit à genoux, au bord du lit, devant cette touchante image du chagrin et de la résignation. Il appuya sa tête dans ses mains, et vit alors passer devant ses yeux chacun des heureux instans qu’il avait goûtés près d’elle. Tous les sentimens qu’elle avait cultivés en lui s’éveillèrent et lui montrèrent, avec la beauté du sacrifice d’Henriette, la tendresse de cet ange et sa raison de l’accomplir. La passion ne l’emportait plus ; il sentait qu’il y a des choses brisées que rien ne renoue ; il comprit que c’en était fait de ses rêves, et que Henriette était d’un cœur trop élevé pour consentir désormais à unir son sort au sien. Alors il éprouva un regret si poignant, que sa douleur, long-temps contenue, éclata enfin et se fit jour par des sanglots. Le bruit réveilla Henriette ; elle ne parut pas étonnée de le voir auprès d’elle. Il semblait qu’elle eût perdu le souvenir de ce qui s’était passé la veille. Elle lui donna les noms les plus tendres, et lui parla de sa voix la plus douce. Elle paraissait vouloir dépenser en ces courtes heures les trésors d’amour qu’elle tenait en réserve pour les longues années de leur vie. Frédéric lui présenta avec entraînement toutes les raisons qu’elle devait avoir de revenir sur un parti qui le désespérait. Sa tante ne la connaissait pas ; quand elle la verrait, elle penserait bientôt comme lui. Son père n’avait point d’autre enfant que lui, et l’aimait tendrement, sa rudesse n’était qu’apparente ; d’ailleurs ne saurait-elle pas l’adoucir par sa seule présence qui embellirait son vieux château, par ses soins qui consoleraient sa vieillesse ? Le monde enfin… Mais que lui importait le monde ? quel besoin en avait-il ? Ne vivraient-ils pas heureux à la campagne, comme ils l’avaient éprouvé déjà, exempts des soucis de l’ambition et à l’abri de ses revers ? Alors il la conjurait, par le souvenir de son amour, d’avoir pitié de lui ; il parlait avec le feu de la conviction, il la pressait dans ses bras, il lui répétait mille fois qu’il était impossible qu’elle le quittât, et tâchait de se le persuader à lui-même.

Elle l’écoutait avec bonheur. Cette tendresse, ces regrets, cette foi dans la force de son amour, étaient la seule consolation qu’elle pût avoir. Dans ses refus de la croire, elle suivait avec reconnaissance les traces de sa passion ; mais elle résistait à la sienne pour n’écouter que sa conscience et sa raison. Elle lui parlait comme eût fait une mère, et s’efforçait de le calmer ; elle combattait l’un après l’autre ses argumens : elle ne voulait pas entrer dans une famille qui devait préparer pour lui de meilleures destinées ; ce serait une mauvaise action d’accepter le sacrifice de son avenir, qu’il lui offrait si généreusement. Non ! son Frédéric devait prendre dans le monde la place qu’elle avait rêvée pour lui, à laquelle elle avait tâché, par ses conseils, de le préparer. Puis elle lui parlait de son enfant ; l’amour, elle se le reprochait, le lui avait presque fait oublier. Elle savait que Frédéric serait toujours bon et généreux ; mais elle, quelles seraient ses pensées, en ayant constamment sous les yeux, devant lui, cette preuve vivante de sa faute ? — Oh ! non, lui disait-elle, non, mon ami, ne profite pas de ma faiblesse ; c’est moi, à mon tour, qui t’implore, qui te supplie. Je suis sans force contre ton empire ; viens toi-même à mon secours. Ne sens-tu pas la vérité de mes paroles ? ne sens-tu pas que désormais nous voudrions en vain ressaisir le passé ? Crois-moi, nous serions cruellement et vite détrompés. Fermons au contraire la porte de ce passé si cher, pour qu’il garde à jamais son charme et sa beauté ; fermons-la pour n’y rentrer que par le souvenir !

Frédéric se taisait, car il sentait que Henriette avait raison ; mais, quelques instans après, il recommençait ses prières avec la même ardeur, et croyait l’avoir enfin convaincue, quand, brisée par la douleur, ses larmes l’empêchaient de lui répondre.

— Comment vivras-tu ? lui demandait-il

— Comme par le passé, répondait-elle. J’ai ma petite fortune, et je travaillerai.

— Toi, ma pauvre Henriette ! tu vas donc retomber dans cette pauvreté que j’espérais finie à jamais pour toi ?

— Oh ! lui dit-elle en souriant avec mélancolie, le travail occupe un peu ; cela vaudra mieux.

Frédéric la voyait si pure, si douce, si bonne, qu’il sentait à chaque mot tout ce qu’il allait perdre, et ne pouvait s’y résoudre. Toute la nuit se passa ainsi. Henriette y prodigua toutes les richesses de son ame. Tour à tour raisonnable et suppliante, elle finit par obtenir de Frédéric la promesse de respecter sa résolution et de l’aider à l’accomplir. — Tout ce que nous avons fait de bien, lui disait-elle, nous l’avons fait ensemble ; que cette dernière action, mon ami, que cette cruelle séparation, marque de notre mutuel dévouement, nous soit aussi commune. — Elle lui disait encore comment elle comptait arranger sa vie : sa sœur, son enfant qu’elle ferait revenir ; ses fleurs qu’elle aimait tant ; quelques oiseaux, puis tant de bons souvenirs ! Elle ne serait pas malheureuse, elle le lui promettait. Et lui, il penserait à elle, il lui écrirait, il conserverait dans son cœur son image, que le temps n’altérerait pas. C’était peut-être mieux ainsi. Qui sait quels changemens l’âge eût apportés ? Ils mettaient au contraire à l’abri la meilleure partie d’eux-mêmes et ne la laissaient plus exposée aux caprices du sort. Frédéric voulait à son tour qu’elle lui traçât ses devoirs, ses travaux ; sa pensée seule pourrait désormais le guider ; elle serait pour lui comme ces anges invisibles qui nous donnent nos meilleures inspirations. Bons, doux, pleins d’une délicatesse naturelle et de sentimens élevés que leur amour avait développés, ils arrivèrent à se passionner pour un sacrifice qui répondait à tous leurs instincts de noblesse et de dévouement. Ils se firent illusion et prirent pour éternel le sentiment passager de force qu’ils puisaient dans l’accomplissement de leurs devoirs. La jeunesse seule est capable de ces sublimes erreurs.

L’heure avait donc sonné où s’évanouissait leur plus douce croyance. Après l’avoir suivie de leurs yeux baignés de larmes, ils se tournèrent vers de nouveaux rêves d’avenir et de vertu auxquels ils prêtaient encore le charme de leur amour. La nuit allait s’enfuir du ciel ; ils vinrent à la fenêtre et l’ouvrirent. L’air vif du matin semblait leur conseiller la force ; l’ineffable pureté du réveil de la nature répondait à celle de leurs pensées ; ils sentaient en eux une innocence, une élévation de tout leur être en harmonie avec elle. Serrés l’un près de l’autre, le jour les trouva, les yeux brillans du feu de l’enthousiasme, pareils à deux martyrs avides du supplice, et ces deux pauvres enfans s’élancèrent avec ardeur dans cette voie nouvelle, se tenant encore par la main, et oubliant, hélas ! que leur malheur même était de ne pouvoir plus être malheureux ensemble !

X.

Une grande douleur, à son début, a d’elle-même une sorte d’enivrement. Succédant à un bonheur complet, elle satisfait ce cruel besoin de souffrir que tout homme porte en soi. Si elle tombe dans une ame jeune et qu’elle apparaisse entourée d’idées de dévouement et de sacrifice, elle emploie à l’exalter les forces mêmes de la nature, et change momentanément en élans sublimes ses poignantes émotions.

Frédéric revit sa tante. Nanette poussa des exclamations de joie à sa venue ; sa tante le reçut avec émotion. Elle s’attendait à de violens transports ; elle fut remplie d’étonnement en le voyant calme et courageux. Elle l’embrassa à plusieurs reprises, en disant : — Mon cher Frédéric ! mon bon Frédéric ! te voilà donc, toi à qui j’ai si souvent pensé ! Le ciel, qui m’a refusé des enfans, m’a donné pour toi le cœur d’une mère !

— Et vous avez agi comme eût fait peut-être la mienne, interrompit Frédéric avec tristesse. Vous le voyez, je sais tout ; vous le voyez aussi, j’ai du courage. Hier, je n’en avais pas ; Henriette m’en a donné…

À ces mots, sa force factice l’abandonna ; il ne put proférer que quelques paroles entrecoupées, où cette phrase revenait sans cesse :

— Ah ! qu’avez-vous fait ? qu’avez-vous fait ?

Cette douleur vraie et sans exagération produisait sur la vieille dame un effet sympathique. Elle avait bien cru à une tendresse vive ; mais elle trouvait un sentiment profond, et elle en comprit toute l’étendue, quand Frédéric, recouvrant la parole, put lui raconter cette heureuse vie qu’il venait de mener au milieu de toutes les bonnes pensées, de tous les bons sentimens. Elle vit bien que ce n’était pas un amour ordinaire, et que sa fin même en était la preuve.

Après lui avoir raconté mille traits de bonté d’Henriette, la lui avoir dépeinte avec toutes ses qualités, ce fut avec orgueil que Frédéric lui parla de la force de sa résolution et de son abnégation touchante. Il s’animait lui-même au récit des combats de cette ame tendre entre son amour et son devoir, il rappela l’une après l’autre les chastes marques de son affection dans ces momens douloureux, ses conseils, ses consolations, sa résignation angélique. Il n’avait plus de larmes alors, il était fier de sa maîtresse ; elle justifiait si bien son amour, elle se montrait si digne d’estime et d’attachement, qu’il eût voulu voir l’univers à ses pieds l’admirer et partager le sentiment enthousiaste qu’elle lui inspirait.

En l’écoutant, sa tante laissait percer les marques de son émotion ;

— Bien bonne ! murmurait-elle, bien digne d’être aimée !

— N’est-ce pas, reprenait Frédéric, que vous l’auriez aimée ? Vous auriez eu en elle une fille. Ah ! pourquoi ne se peut-il pas…

Alors, la pensée de leur séparation se présentant de nouveau à son esprit, il tomba dans un profond découragement. La tâche qu’elle avait cru devoir entreprendre s’accomplissait ; la tante Marianne pouvait donc se livrer à l’expansion naturelle de son cœur. Elle cherchait à consoler Frédéric, mais il la repoussait. — Jamais ! jamais ! s’écriait-il. Pauvre Henriette ! pauvre cœur brisé maintenant ! Hélas ! qu’avez-vous fait ? Nous étions si heureux, nous nous sentions tellement sur la route du bien ! Et perdus, perdus à jamais l’un pour l’autre ! Déjà son isolement commence ; elle est seule, comprenez-vous, et personne pour la consoler ! Pourra-t-elle vivre ainsi ?…

Et une pensée si terrible traversait son esprit, qu’il s’arrêtait dans ses plaintes et n’osait l’achever.

— Frédéric, lui dit sa tante, crois-tu que ma visite lui ferait du bien ?

— Vous, ma tante, la visiter ! Vous ne méprisez donc pas cette pauvre fille dont vous me séparez ? Vous consentez à la voir ?

— Oui, si tu le désires.

— De tout mon cœur ; je n’aurais osé vous le demander.

— J’irai donc, répondit-elle.

Le lendemain, ils partirent. L’entrevue fut touchante. Restée seule, n’ayant plus Frédéric à consoler, à fortifier, la pauvre Henriette s’était trouvée en présence des idées désolantes qui l’avaient suivie dans tout son voyage. Au sortir de cette douce vie, pleine de mutuelle tendresse, d’appui et de dévouement, elle voyait devant elle l’isolement, le regret et la pauvreté. La venue de la tante de Frédéric fut une apparition bienfaisante qui lui rendit le courage. Frédéric l’avait précédée de quelques instans. — Chère Henriette ! lui dit-il presque joyeux de l’appui qu’il apportait, ma tante t’aime et veut te voir ; elle veut te dire à toi-même combien elle te donne d’estime et d’affection. Ô ma douce Henriette ! qui pourrait d’ailleurs ne pas t’aimer ?

— Pourvu qu’on me pardonne, c’est déjà plus que je n’ose espérer.

Quand la tante Marianne parut, Henriette alla au-devant d’elle, pleine d’émotion, et lui dit : — Oh ! madame, que vous êtes bonne de visiter une pauvre fille comme moi !

La tante Marianne lui prit la main, et la regardant avec attendrissement : — Mon enfant, lui répondit-elle, je viens, moi, vous remercier, et vous inspirer un peu de force, si je le puis.

— J’en aurai ; maintenant je sens que j’en aurai, dit Henriette.

Pour Frédéric, il ne pouvait se lasser de voir réunies ces deux personnes que son cœur réunissait depuis si long-temps. Il oubliait que ce rapprochement passager n’était que le commencement d’une séparation éternelle. Le charme du moment présent lui dérobait la pensée de ceux qui devaient suivre, et il contemplait son Henriette, assise près de sa tante, parlant avec sa douceur habituelle, et plus belle peut-être dans sa pâleur et dans son chagrin qu’elle ne l’était dans sa joie et dans son bonheur.

Quelques paniers merveilleusement tressés, de petits ouvrages d’aiguille, étaient sur la table ; la tante Marianne les remarqua. — Tout cela est l’œuvre d’Henriette, disait Frédéric ; c’est une fée adroite et laborieuse.

La tante louait avec bonté son adresse. — Je voudrais désormais ne travailler que pour vous, lui disait Henriette dans sa reconnaissance de cette visite inespérée.

Frédéric les laissa seules ; il voulait qu’Henriette pût parler en toute liberté avec sa tante et sentait que sa présence, la crainte de l’affliger, la gêneraient et l’empêcheraient de soulager son cœur. Quand il fut sorti, Henriette osa en effet laisser couler ses larmes, et la tante Marianne put recevoir dans toute sa naïveté l’épanchement de ce candide amour.

— Je n’étais qu’une pauvre fille tombée, disait-elle ; Frédéric m’a relevée à mes propres yeux. Il m’a rendu l’estime de moi-même, c’est-à-dire le courage de bien faire. Je l’aime, madame, et j’ose vous le dire parce que ma reconnaissance est plus forte encore que mon amour. La délicatesse de son cœur éclatait de mille manières. Que de fois l’ai-je entendu jeter l’excuse et le pardon sur de jeunes filles tombées comme moi ! que de fois l’ai-je vu caresser des petits enfans pour me montrer qu’il aimerait le mien ! Certes, si l’on m’eût dit que je commettrais jamais une seconde faute, j’aurais protesté avec indignation, et cependant j’ai cédé. Si j’avais su qui il était, j’aurais résisté, j’aurais vu tout de suite que nous ne pouvions être l’un à l’autre ; mais je l’ai cru d’une classe semblable à la mienne, où les investigations sont moins scrupuleuses, où l’on est plus indulgent parce qu’on est plus près de la nature, enfin où l’activité, l’ordre, l’amour du travail, sont des qualités nécessaires à l’épouse, et c’étaient celles que je pouvais lui offrir.

— Le passé, mon enfant, ne vous appartient plus. Je ne doute pas que vos intentions ne fussent bonnes et vos vues désintéressées.

Un rayon de joie, touchant au milieu de ses larmes, passa dans les yeux d’Henriette.

— Mes intentions, reprit-elle, écoutez, je vais vous les dire, je vais vous confier ma secrète pensée. Peut-être me suis-je trompée ; ce fut alors de bonne foi. J’avais vu Frédéric jeune, faible et plein de passions ; livré déjà à de dangereuses amitiés, à de funestes plaisirs, il était à craindre que la bonté de sa nature n’y succombât. Je compris que la femme qu’il aimerait aurait un grand empire sur sa vie et la pousserait au mal ou la conduirait au bien, suivant sa volonté ; je crus entrevoir une sorte de rachat de ma faute dans le dévouement que je lui consacrerais ; — que vous dirai-je enfin ?… je l’aimai, madame, et je n’eus plus besoin de chercher des excuses. Seulement mon amour était parti d’une pensée qu’il n’oublia jamais. Ces idées vous paraissent sans doute bien étranges ; mais je ne suis qu’une pauvre fille, ignorante du monde et livrée aux conseils de son cœur.

La tante Marianne ne pouvait s’empêcher d’être frappée de la candeur qui respirait au milieu de ces discours, en dehors en effet des règles ordinaires. Ces deux enfans, à l’écart du monde, avaient fait un rêve impossible, mais touchant, car de tout ce qui produit les vertus, ils avaient formé leur amour. Ils y avaient mis les mille richesses du cœur et de la jeunesse, et ce tableau avait un frais prestige auquel il était difficile de résister. Cependant les heures s’écoulaient, et Henriette ne se lassait point de témoigner sa reconnaissance à la tante de Frédéric ; elle se sentait désormais soutenue, estimée ; elle prenait des forces pour cette solitude dans laquelle elle allait entrer. Quand Frédéric revint, il la trouva calme et presque souriante. Sa tante lui dit : — C’est un ange ! et leur tendit les bras. Ils s’y précipitèrent. En ce moment peut-être, si elle n’eût écouté que son élan, émue par le récit de leur amour et le spectacle de leur douleur, elle les eût gardés contre son cœur ; mais, hélas ! sur son sein, asile vénérable, c’était l’étreinte du dernier adieu qu’ils venaient de se donner.

Ces émotions salutaires étaient le beau côté du sacrifice ; le moment de la séparation devait venir. Ce fut Henriette qui la première sentit la nécessité de le fixer. Après la visite de la tante Marianne, elle comprit bien qu’elle devait désormais justifier l’estime qui lui était montrée et que de semblables encouragemens étaient des liens. Elle dit à Frédéric : — Mon ami, nous ne retrouverons jamais des instans pareils à ceux qui viennent de s’écouler, où notre cœur soit aussi plein de courage et d’amour de la vertu. Profitons-en pour accomplir cette dernière tâche, plus difficile que toutes les autres : il faut nous dire adieu avant que nos forces nous trahissent.

À ces paroles, Frédéric pâlit et ne répondit pas ; mais il serrait avec passion la main d’Henriette, pour attester qu’il sentait cette séparation impossible. Elle continua avec douceur :

— Mon ami, nous voudrions en vain recommencer le passé, hélas ! il est déjà bien loin ; mais nous pouvons nous aimer toujours, et d’une affection qui ne périra pas. Le temps la fortifiera, au contraire. Maintenant nous pleurons avec amertume ; plus tard, nous verserons de douces larmes en songeant à ce que nous aurons fait. Pense, cher ami, à l’incertitude naturelle de l’existence humaine. Nous avons épuisé la coupe du bonheur solitaire ; qui sait ce que l’avenir eût amené ? Ah ! je ne doute pas de ton cœur ; mais je crois qu’en ce moment nous mettons notre amour à l’abri du temps, que nous ne le verrons ni changer ni pâlir, et qu’au contraire il restera toujours brillant et pur, comme une étoile que l’obscurité même de la nuit rend plus visible encore.

Elle ajouta beaucoup de paroles recueillies et bonnes, d’une voix si résignée, avec tant de tendresse chaste et voilée, que, loin de s’en détacher, Frédéric l’aimait davantage,

— Tu m’aurais vue changer, tu m’aurais vue vieillir, ajoutait-elle ; mon cœur, si ardent maintenant, se fût peut-être glacé…

— Oh ! jamais, jamais ! s’écriait-il en lui fermant la bouche ; ne parle pas ainsi ; ne cherche pas à te calomnier : tu ne me persuaderais pas !

— Plus tard, Frédéric, reprit-elle d’une voix altérée, plus tard, tu prendras une compagne…

Il voulut parler, elle l’arrêta.

— Ne dis rien, ne promets rien. Je suis sûre de ta bonne foi, et je te remercie pour ta pauvre Henriette ; mais Dieu, qui voit son cœur, peut y lire aussi la sincérité de ses vœux. Qu’il t’envoie, mon ami, une épouse digne de toi, qui t’aime pour toi, dont le cœur ait toute la délicatesse du tien. Je voudrais qu’aucune qualité ne lui manquât ; je voudrais qu’elle t’aimât comme t’aimait la pauvre fille qui n’était pas digne d’être ta femme. Ah ! continua-t-elle en sanglotant, voilà l’expiation qui commence ; c’est le châtiment de ma faute. Quand je pense que c’est elle qui me sépare de toi ; que, sans elle, une vie de bonheur, de vertu eût été la mienne, car j’étais née pour le bien, pour les joies de l’intérieur et de la famille… hélas ! hélas ! mon cœur se brise !

La douleur déborda, elle entraîna ces deux pauvres enfans dans son torrent rapide. C’étaient de longs et muets embrassemens, puis de lourds sanglots, des souvenirs heureux qu’ils se rappelaient l’un à l’autre, des promesses pour l’avenir, des adieux jusqu’au ciel, leur espoir et leur refuge. Henriette avait trop présumé de ses forces. Frédéric essaya alors de la consoler à son tour, mais elle lui disait :

— Laisse-moi pleurer dans tes bras encore une fois, mon Frédéric ; cela me fait du bien. Songe donc, ne plus nous voir jamais ! compter les jours, les années loin l’un de l’autre ! Nous ne saurons plus nos pensées, nous ne sentirons plus ensemble ; tu auras d’autres soins, tu auras d’autres affections. Nous vieillirons, nous vieillirons sans nous soutenir, sans nous appuyer l’un sur l’autre. Hélas ! cet âge seul m’apportera peut-être le calme ; mais je l’avais rêvé si doux près de toi, entourée d’une famille, d’enfans aimés, loin des passions, dans une sphère paisible ! Puis, dit-elle en se serrant contre lui, comme si elle eût voulu se réfugier dans ses bras, la mort, mon Frédéric, la mort, sans que tu sois là pour que je te donne mon dernier regard, ma dernière pensée !… Tu ne déposeras pas le baiser du départ sur le front de ta pauvre Henriette !

À ces mots, Frédéric jura qu’ils ne se sépareraient jamais, que c’était un sacrifice au-dessus de leurs forces, et qu’il n’y consentirait pas. Henriette avait la douleur d’un enfant ; de gros sanglots soulevaient sa poitrine. Elle disait de temps en temps : Mon Frédéric, mon Frédéric ! comme si elle eût nommé son bien, avec un accent de détresse si touchant, que le cœur le plus dur se fût attendri à l’entendre. Cependant, après cet instant de faiblesse et de désespoir, elle appela tout son courage à son aide. Elle se leva et dit à Frédéric :

— Viens, mon ami, dans mes bras, que je te contemple encore, que chacun de tes traits reste éternellement dans ma mémoire ! — Elle le regarda longuement. — Tes cheveux blonds que j’ai si souvent caressés, tes yeux qui me cherchaient toujours et me rassuraient si bien, ta main qui a tant de fois serré la mienne ! adieu ! adieu ! disait-elle, et elle embrassait tour à tour ses yeux, ses cheveux et sa main. — Pars maintenant, je t’en prie. Adieu ! adieu !

Frédéric ne savait à quoi se décider ; il la pressait dans ses bras, et la repoussait. Il pleurait, il maudissait le ciel, il lui promettait de partir, et il restait. Enfin, il lui dit : — Laisse-moi revoir ma tante ; peut-être reviendra-t-elle sur son opinion, maintenant qu’elle t’a vue. Laisse-moi lui parler encore, je te jure qu’après je ferai ce que tu voudras ; mais je ne sais qui me dit que je réussirai. — Et l’espoir brillait dans ses yeux.

Henriette essuya ses larmes, et parut partager sa pensée. Elle prit une plume, et traça quelques lignes.

— Peut-être as-tu raison, lui dit-elle ; remets cette lettre à ta tante, cher Frédéric ; j’ai bon espoir aussi. Va donc, et prenons courage.

— Oh ! tout de suite ! s’écria-t-il. Je savais bien que ce n’était pas possible.

Et il s’élança pour partir.

— Tu ne me dis pas adieu ? demanda Henriette en l’attirant vers elle.

— Pas ce triste mot ! Au revoir, à bientôt !

Elle le pressa long-temps sur son cœur, leva les yeux au ciel, et courut à la fenêtre pour le voir encore. Il hâtait le pas, et lui fit signe de la main. Au tournant de la route, il s’arrêta comme indécis, et resta quelques instans, la regardant avec amour. Enfin, il lui fit un dernier signe, et disparut.

— Mon Frédéric, mon Frédéric, adieu ! murmurait-elle au travers de ses larmes.

Quand elle l’eut perdu de vue, elle cacha sa figure dans ses mains, et dit tout bas, comme si le son de sa voix lui eût fait peur : — Je ne le verrai plus !

XI.

À mesure que Frédéric approchait de Manheim, sa confiance diminuait, et il était tenté de revenir sur ses pas. Lorsqu’il s’était arrêté et avait contemplé Henriette à la fenêtre, le suivant des yeux, une idée triste avait passé dans son esprit. — Oh non ! se disait-il, je la reverrai, mais sera-ce pour la quitter encore ? — Il trouva sa tante indulgente et affectueuse comme de coutume. Quand elle eut achevé la lettre d’Henriette, il lut dans ses yeux la plus tendre sympathie. Il commença alors à lui dire tout ce qu’il avait agité dans son esprit durant la route ; mais pendant qu’il parlait, il sentait d’avance ce qu’elle allait répondre, et la conviction mourait dans son cœur. Enfin, il s’arrêta de lui-même, pâlit légèrement et dit : — Hélas ! je le vois bien, je ne puis me tromper moi-même. Il ne me reste qu’à être homme et à tâcher de prendre pour moi le plus de douleur possible, afin d’épargner Henriette. — Il voulait repartir sur-le-champ, mais sa tante le retint :

— Je crois, mon ami, que ce courage dont tu parles, c’est maintenant qu’il faut l’avoir ; et elle lui tendit la lettre d’Henriette.

« Madame, écrivait-elle, gardez Frédéric auprès de vous. Dieu sait ce qu’il m’en coûte de le tromper, mais c’est nécessaire. Jamais, voyez-vous, nous n’aurions pu nous dire adieu avec la pensée que c’était pour toujours. Venez à notre aide ; ma résolution n’a pas changé, mais le voir m’ôte tout pouvoir de l’exécuter. Ah ! qu’il soit heureux ! ce sera mon éternel désir. Peut-être d’ailleurs il m’oubliera… Croyez-vous pourtant que cela soit possible ? Aimez-le, madame, vous à qui il est permis de l’aimer, de le dire ; moi, je ne l’ose plus. Dites-lui seulement que je me souviendrai sans cesse du bonheur qu’il m’a donné, et qu’il y aura toujours un cœur où son image vivra adorée et entourée de reconnaissance ; dites-lui que je suis résignée. Mais vous, madame, priez pour moi, car je n’ai plus de force !… »

Frédéric se soumit ; il comprit qu’il fallait laisser à cette ame troublée le repos, son seul bien désormais. Malgré la bonté de sa tante, sa vue lui faisait mal ; il résolut d’aller retrouver son père.

— N’est-ce pas, dit-il à sa tante en partant, que vous protégerez de loin Henriette et ne l’abandonnerez pas ?

La vieille dame lui répondit avec émotion : — Je t’aime comme mon fils ; si cette jeune femme avait pu t’appartenir, je l’aurais aimée comme une fille. Pars tranquille ; elle a pour toujours une amie.

Il partit. Il lui fallut tout son courage, et la crainte d’apporter à Henriette une nouvelle agitation, pour l’empêcher d’aller la revoir une dernière fois. Il se retint, et retrouva bientôt le vieux château de son père et les sombres forêts de pins qui l’entouraient. Ces aspects plurent à sa disposition d’esprit. Son père, plus vieux, plus infirme, était aussi plus morose. Leur première entrevue fut pourtant assez tendre. Le baron laissa couler une larme sur ses joues ridées, Frédéric donna les marques d’une sensibilité maladive. Peut-être son père en savait ou en devina la cause ; il eut la délicatesse de ne point l’interroger. Ces premiers momens écoulés, son caractère reprit le dessus.

Frédéric passa dans le château de ses pères de longues journées remplies de la même pensée ; ses joues se creusaient, ses regards trahissaient souvent sa souffrance. Son père s’en inquiéta. Il lui parla de nouveaux voyages, de la France, qu’il avait toujours désiré revoir ; trop vieux maintenant, tout était dit pour lui. Certes, il était triste d’être ainsi seul à la fin de sa vie, mais il voulait avant tout que son fils fût un homme. Une année de plus mûrirait ses idées ; il songerait alors à le marier. À ce mot, Frédéric sentait au cœur un froid mortel, et se jurait de n’y jamais consentir ; le baron poursuivait ses projets et parlait impérieusement. Ces discours, cette contrainte, blessaient la sensibilité de Frédéric et le faisaient cruellement souffrir. Il revoyait plus douce, plus aimable encore, la naïve figure d’Henriette, et ne pouvait comprendre qu’il s’en fût séparé. Sentant ses forces s’épuiser dans la solitude, et son esprit s’aigrir dans ces luttes journalières, il se rendit au désir de son père et partit pour la France, le cœur plein d’ennui, sans projets pour l’avenir, et tourné tout entier encore vers le passé.

Pendant ce temps, Henriette s’était efforcée de donner le change à sa douleur par des occupations qui la ramenassent à la vie réelle. Voulant de nouveau se fixer à Heidelberg, elle eût désiré retrouver le petit appartement où elle avait vu Frédéric la première fois. Malheureusement, il était loué ; ce doux et pénible souvenir lui fut refusé. Elle trouva seulement dans la maison une chambre où elle s’établit en attendant. Là, tantôt elle s’abandonnait à sa douleur et passait ses journées dans les larmes ; tantôt, résignée et presque sereine, elle se mettait au travail et trompait les heures, en recommençant dans sa pensée le long et cher poème de son amour. Elle avait écrit au médecin pour lui demander si sa sœur, son enfant pouvaient revenir auprès d’elle ; il avait proposé un nouveau délai. Henriette les désirait, et cependant elle sentait avec effroi qu’elle ne serait plus seule, et la solitude, pour elle, c’était la liberté de pleurer. Son unique joie était de recevoir les lettres de Frédéric. Elle les relisait vingt fois et commençait à lui répondre ; mais l’émotion l’arrêtait, la plume échappait à ses doigts, et la nuit la surprenait quelquefois le regard fixe, la tête penchée sur le papier inondé de ses larmes. La tante Marianne lui écrivait aussi de temps à autre. Elle soutenait son courage par de bonnes paroles, et la relevait à ses propres yeux par l’estime qu’elle lui témoignait.

L’hiver se passa ainsi. Elle vivait, si c’est vivre que poursuivre un éternel regret. Pourtant, il faut le dire, les premiers temps de la douleur sont peut-être les plus faciles à passer. L’illusion du bonheur semble s’y perpétuer encore. On ne peut croire à sa fin. On attend : les jours s’écoulent ; c’est une absence. On ne se déshabitue pas ainsi de la vue de la personne aimée. Mais quand les mois se sont enfuis sans amener de changement, quand on sent peser sur soi le poids du temps, quand on se dit : Aujourd’hui, demain, dans des années ; personne, jamais, jamais ! alors le cœur désespère ; le malheur se révèle dans toute sa persévérance, et sa longueur vous fait reculer d’épouvante. Ce fut ce qui arriva à Henriette. Elle sentit un vide affreux que rien ne pouvait remplir. La pensée dominante de sa vie avait disparu ; elle la cherchait et ne la trouvait pas. C’est un cruel moment que celui où il faut arracher de son ame les projets qui la peuplaient si doucement. La vie paraît sans but : à quoi tendre ? pourquoi se fatiguer ? Le tombeau s’entrevoit alors comme un lieu de repos et de sommeil où le rêve du passé a perdu son amertume. Les lettres même de Frédéric, qui jusqu’alors avaient été l’unique objet de l’attente d’Henriette, devinrent pour elle un sujet d’inquiétude et d’effroi. Quand elle en recevait une, elle la contemplait long-temps avant d’en briser le cachet, puis elle la lisait avidement et restait plus découragée ensuite. Ces marques de la tendresse de Frédéric la plongeaient dans un regret inépuisable ; son absence semblait se rendre sensible ; elle le voyait tel qu’elle l’avait si souvent vu auprès d’elle. Hélas ! l’illusion durait peu, et au lieu de sa voix connue et persuasive, elle ne trouvait qu’un froid papier et des mots impuissans auxquels l’accent et le regard eussent donné la vie. L’amour de Frédéric paraissait cependant avoir augmenté encore avec l’absence. Chaque fois, ses lettres étaient plus passionnées, ses regrets plus vifs. Henriette comprit qu’elle n’aurait accompli que la moitié de sa tâche si elle ne le rendait pas entièrement à lui-même. Elle le supplia donc de ne plus lui écrire ; il résista et jura que, n’ayant plus que cette consolation, il ne la sacrifierait jamais. Alors Henriette implora sa pitié pour elle-même. « Je sens, mon ami, lui écrivait-elle, que chacune de vos lettres est un plaisir passager qui me laisse une souffrance éternelle de plus. Pour que je me prive de ce bien cruel, jugez s’il faut que la nécessité m’en soit démontrée. Que cette lettre soit donc la dernière entre nous. Puisse-t-elle vous porter toute la tendresse que je sens dans mon cœur. Mon ami, une seule prière : songez à vous, à votre avenir ; c’est ainsi que vous pourrez encore retrouver le passé. Rappelez-vous mes vœux d’autrefois et ne les trompez pas. Et maintenant adieu, jusqu’au séjour où nous aurons conquis le droit de nous aimer sans fin. Une joie secrète traverse en ce moment mon esprit : je pense que, si vous changiez désormais, je ne le saurais pas, et que vous resterez pour moi éternellement jeune et fidèle… »

Le dernier lien était rompu ; Henriette espéra que la résignation lui deviendrait plus facile.

Mais quand le printemps revint, quand elle vit les hirondelles de retour et tout ce joyeux réveil de la nature, elle se sentit plus mortellement triste que d’habitude. Ces premiers rayons du soleil semblaient éclairer son cœur et lui en découvrir mieux tout le chagrin ; ces parfums de la jeune sève lui apportaient un vague sentiment d’aspiration vers l’inflni. Un soir, elle aperçut une jeune fille qui suivait lentement avec son fiancé un vert sentier au bord du Necker. Elle rentra chez elle et passa la nuit à pleurer. Elle avait beaucoup pâli, mais sa beauté n’y avait rien perdu ; l’enveloppe paraissait s’être amoindrie, et l’ame se rendre plus visible. Ses yeux seulement avaient une expression si triste, qu’un jour une mendiante, en recevant son aumône, avait dit : — pauvre jeune femme ! — Une fois que la personne qui occupait son ancien appartement était sortie, elle en profita pour y pénétrer de nouveau et y goûter l’acre plaisir du retour dans des lieux témoins de son bonheur le plus pur. Elle replaça par la pensée ses pauvres meubles aux endroits qu’ils occupaient autrefois, elle ouvrit la fenêtre et s’y accouda, comme si elle allait voir venir Frédéric. Elle y demeura quelques instans, puis elle se tourna vers la servante qui lui avait ouvert la porte et la remercia d’un air tranquille, mais avec une voix si basse et un visage si altéré, que celle-ci, ne l’ayant pas vue descendre le lendemain, monta chez elle, pleine d’inquiétude. Elle la trouva en proie à une fièvre violente. La tante de Frédéric fut aussitôt prévenue. Dès l’arrivée d’Henriette, elle avait prié la maîtresse de la maison de l’avertir au moindre signe de maladie.

Henriette fut pendant plusieurs jours aux portes de la mort ; sa jeunesse luttait seule contre le délire et le chagrin, car le désir de mourir se trahissait dans les paroles sans suite qui s’échappaient de sa bouche brûlante. Un soir, elle étendit les bras, comme pour attirer quelqu’un, fit un mouvement des lèvres semblable à un baiser, et laissa retomber sa tête sur son oreiller. On crut que tout était fini.

Henriette ne mourut pas. Rarement le chagrin tue. Autrement, que de morts aimés nous tireraient après eux dans la tombe ! À l’état exalté du délire succéda une sorte de torpeur où les yeux d’Henriette restaient fermés et ses membres immobiles ; sa main droite seulement était serrée contre son cœur, comme pour y étouffer une souffrance secrète. Un jour enfin elle fit un léger mouvement, entr’ouvrit les paupières et parut s’éveiller d’un long sommeil. Elle regarda autour d’elle avec étonnement, et crut d’abord que sa vue la trompait. La tante Marianne lui tenait la main ; en face d’elle était sa sœur, portant dans ses bras son enfant, son enfant rose et souriant ; elle n’avait plus son regard inquiet ; le médecin, qu’elle reconnut, était assis auprès du lit et l’observait avec attention.

— Elle est sauvée, dit-il enfin.

— Ma sœur, mon enfant ! murmura Henriette. Elle voulut les presser dans ses bras ; mais elle était trop faible : il fallut la quitter pour qu’elle consentît à prendre du repos. La convalescence fut longue, mais douce. Cette chambrette contenait des trésors ; le dévouement, l’amitié, l’estime, s’y trouvaient réunis. Henriette semblait avoir laissé dans sa maladie toute l’amertume de la douleur. Quand sa tristesse devenait trop forte, elle prenait son enfant sur ses genoux, elle regardait sa sœur et se calmait par le sentiment du devoir accompli. Elle dit à la tante Marianne qu’une fois, pendant sa maladie, elle avait cru voir une jolie tête d’enfant penchée sur elle, et qu’elle avait pensé que c’était son bon ange. — C’est mon bon ange en effet, ajouta-t-elle en pressant son enfant dans ses bras ; il ne me quittera plus et guidera ma vie. Sa sœur n’avait pas recouvré toute sa raison, mais un grand changement s’était fait en elle ; une sorte de faiblesse d’esprit lui était seulement restée qui la laissait un peu enfant et ne lui permettait pas de suivre trop long-temps la même idée ; sa mémoire aussi était confuse et vague. Elle dit pourtant un jour à Henriette : — Dis-moi si je me trompe ; je crois me souvenir que je voyais autrefois près de toi un jeune homme, un ami ?…

Il vint à Henriette des larmes dans les yeux ; elle les retint et dit à sa sœur, en s’efforçant de sourire : — Tu t’es trompée, ma bonne sœur.

Leur amitié était touchante ; Henriette tâchait d’être gaie, Marceline cherchait à l’aider dans les soins du ménage, mais l’habitude lui manquait ; elle s’occupait surtout de l’enfant, pour lequel son affection avait encore augmenté. C’était une jolie petite fille qui s’appelait Henriette, comme sa mère. Celle-ci la serrait avec passion contre son cœur ; elle l’aimait de tout ce qu’elle lui coûtait. Sa vie parut enfin fixée ; toujours triste, mais calme, une nouvelle période commença pour elle. Un jour la tante Marianne vint la chercher et la conduisit aux portes d’Heidelberg, au pied de la montagne du vieux château, dans une petite maison qu’entourait un riant verger, et lui annonça qu’elle était chez elle et qu’elle avait loué cette demeure à son intention. Henriette rougit de plaisir, et témoigna sa reconnaissance, mais ne voulut pas accepter.

— Mon enfant, lui dit la tante Marianne avec sa franche bonté et en lui posant la main sur l’épaule, acceptez, il le faut. Vous m’avez accordé ma première prière ; ne repoussez pas la seconde. Vous aimez les fleurs ; vous pourrez en cultiver dans ce petit enclos. Là, vous vivrez, sinon heureuse comme je le voudrais, au moins tranquille, je l’espère. Ne me refusez pas, et songez que la responsabilité de votre vie repose maintenant sur moi.

Ce fut dans cette simple demeure, éloignée du monde qu’elle ne regrettait pas, entourée de l’estime et des affections salutaires, qu’Henriette sentit qu’elle avait atteint le port et conquis enfin la récompense de son sacrifice. Le passé lui semblait un de ces beaux rêves qu’il serait insensé de poursuivre après le réveil, et son amour, devenu une bonne action, purifié par l’abnégation, adouci par le temps et la distance, n’était plus désormais qu’un cher et pieux souvenir.

XII.

Les années s’étaient succédé, le lent changement que le temps amène s’était opéré. Henriette avait senti le bienfait du devoir accompli ; Frédéric avait repris la force qui convient à l’homme, et, recueillant les fruits semés par ce doux ange, il entrait dans la vie réelle avec de solides connaissances, un esprit élevé, un souvenir fécond et une pieuse ambition à réaliser. Atteindrait-il le but ? Serait-il l’homme qu’avait rêvé l’affection d’Henriette ? — Qui le savait ? Mais à coup sûr ce chaste amour avait préservé sa première jeunesse et laissé dans son cœur de précieux germes.

Quand, après trois années de voyage et d’observation, il revint et souleva de nouveau le marteau de la porte de sa tante Marianne, bien des pensées avaient passé dans sa tête. Il sourit en songeant au soir où, jeune homme insouciant, il avait frappé pour la première fois à cette maison amie. Après les effusions du retour, il ne put s’empêcher de tomber dans la rêverie. Assise auprès de lui, sa tante faisait aller en silence les infatigables aiguilles de son tricot. Rien n’était changé dans sa mise ni autour d’elle : la clarté modeste d’une petite lampe éclairait à demi ses traits bienveillans ; elle observait parfois à la dérobée Frédéric, dont la physionomie avait pris un caractère plus mâle, sans perdre la douceur qui lui donnait du charme. Enfin, comme si elle eût répondu à sa pensée : — Henriette va bien, dit-elle.

Frédéric releva vivement la tête. — Est-elle heureuse ? ne me trompez pas ! demanda-t-il.

— Elle est aussi heureuse qu’elle peut l’être maintenant. Frédéric adressa alors à sa tante mille questions auxquelles elle ne fit pas difficulté de satisfaire. Ce n’était plus le jeune homme ivre d’amour et de douleur ; c’était un ami grave et dévoué qui s’informait d’une affection bien chère. Il revenait sur sa vie passée comme sur un temps d’illusion toujours aimée, mais impossible à retrouver. Cependant la pente du souvenir l’entraînait, il sentait la différence des époques, et s’attristait en découvrant le changement qui s’était fait en lui. — Triste chose, disait-il, que le cœur de l’homme ! Quelques années à peine et mille soins le consolent. Le présent le retient, l’avenir l’occupe ; l’ambition commence à naître. Je le sens bien, mon amour s’est envolé, vainement je le rappellerais ; mais du moins son souvenir me reste, me charme encore, et je ne voudrais pas l’ôter de ma vie.

— Mon ami, lui répondit sa tante d’une voix grave, voici la vérité : tout porte avec soi son enseignement en ce monde ; celui-ci, je crois, ressort de ta jeunesse. Votre amour a été une exception. Comme toutes les illusions, il ne pouvait se maintenir et devait tomber devant la réalité. Fragile, hélas ! est le bonheur qui ne repose que sur une exception. Un jour vient, un souffle passe, et tout est détruit.

— Vous devez penser ainsi, reprit Frédéric après quelques instans. La morale, la religion, tout, je l’avoue, condamne l’amour qui n’est pas légitime ; mais qu’il était doux, qu’il était bon, celui que nous avons éprouvé ! Quelle vertu secrète il renfermait pour avoir eu une telle fin ! C’est que c’était un amour vrai, rare union de la jeunesse et de la candeur. J’ai vu d’autres amours : ils finissaient mal, parce qu’ils avaient mal commencé. Rappelez-vous Antonio : sa liaison avec Mme de Rendorf, la vanité la forme et la dénoue. Qui sait maintenant où il en est de la route fatale qu’il avait prise ? L’amour des sens le corrompt, avilit ses instincts, énerve son talent ; il perd sa vie, si rien ne l’arrête. L’amour d’Henriette n’avait rien de semblable ; il m’a conduit dans les meilleurs sentiers, il me précède encore dans mes plus nobles désirs, et je puis dire : — heureux ceux qui ont aimé ainsi ! L’amour vrai, même s’il repose sur une exception, commence bien et finit de même ; il vit par tous les beaux côtés de l’esprit et du cœur, il les développe, il est salutaire, et, quand le moment où il doit se rompre arrive, il trouve toujours le dévouement pour le soutenir dans le sacrifice, et le souvenir pour le consoler.

Frédéric avait parlé avec enthousiasme et conviction ; sa tante l’avait attentivement écouté. Quand il s’arrêta, elle posa doucement sa main sur son bras, et lui dit avec bonté :

— Tu viens de dire des vérités. Un tel amour est bien rare, mais il est sain et garantit du mal qui le détruirait. Cependant, mon ami, crois-moi, heureux ceux qui le trouvent auprès de la femme qu’ils peuvent épouser ! Vois quels chagrins, quels déchiremens ont accompagné la fin de votre amour ; songe à quel prix vous avez acquis un peu de ce repos qui, dans d’autres conditions, eût été si naturellement votre partage !…

Elle n’insista pas, Frédéric ne répondit point. Il sentait la justesse de ces réflexions, et la pensée du mariage s’était déjà vaguement offerte à son esprit. Il prévoyait l’instant où ce lien fixerait sa vie, en remplissant les vœux de son père. Il éprouvait bien qu’il n’y porterait pas l’élan perdu du premier amour, mais il croyait avec raison que les sentimens les plus exaltés ne sont ni les plus durables ni les plus sûrs.

Pourtant mille rêves du passé agitaient son cœur. Sa guérison n’était peut-être pas aussi certaine qu’il l’avait cru. Il ne put résister au désir de voir Henriette, et prit, quand le jour vint, la route d’Heidelberg. Sa tante lui avait dépeint la maison au bas de la montagne ; il la trouva sans peine ; mais à sa vue le cœur lui battit si fort, qu’il s’arrêta et n’osa frapper. Le petit jardin qui l’environnait n’était défendu que par une haie assez élevée d’églantiers, d’aubépines et de sureaux. Frédéric en faisait le tour, plein d’irrésolution et de trouble, quand un léger bruit de pas le fit tressaillir. Il s’approcha de la haie et tâcha, en écartant quelques branches, de regarder dans le jardin. Le hasard semblait se charger d’accomplir ses vœux : c’était Henriette. Vêtue de blanc, ses beaux cheveux nattés autour de sa tête, elle avait toujours la même expression de candeur et de bonté, à laquelle un peu de mélancolie prêtait encore plus de charme. Elle donnait ses soins aux fleurs de son jardin avec un sérieux qui n’était pas tout-à-fait la tristesse. Frédéric n’osait respirer, et retrouvait, en la voyant, tout son amour. Dans un instant, elle passa si près de la haie, qu’il se crut découvert ; il se trompait. Henriette se baissa et cueillit une branche d’héliotrope, la fleur qu’il préférait et qu’il lui avait offerte le jour de la noce champêtre. Elle en aspira long-temps le parfum, son regard perdu dans le vague, comme si sa pensée eût été vers quelqu’un, et Frédéric crut voir sur une des feuilles trembler quelque chose de brillant… Était-ce une larme ou une goutte de rosée ? Henriette mit la fleur dans son sein et parut reprendre courage. Une douce expression de sérénité se répandit sur son visage. En ce moment, une voix d’enfant se fit entendre dans la maison. Henriette s’élança vivement ; Frédéric la vit monter un étroit perron que ses petits pieds effleuraient à peine, et elle disparut à ses regards.

Il n’alla pas la voir. Il avait tout compris : le regret muet, le souvenir éternel et la résignation. Je ne dois pas troubler ce repos, se dit-il. Tout est fini ; il ne faut rien recommencer. Pauvre Henriette ! je sais du moins qu’il est au monde un cœur sans oubli.

Il gravit lentement la montagne et visita ses belles ruines. Il s’assit en face de l’arcade à demi brisée sous laquelle Henriette lui était apparue. Là il avait fait ses premiers rêves, là il versa ses dernières larmes de jeune homme. L’air était étouffant ; le ciel était couvert ; de sombres nuages s’y montraient immobiles. Frédéric demeura presque tout le jour plongé dans ses réflexions, tantôt retournant vers le passé, tantôt interrogeant l’avenir qui s’ouvrait inconnu devant lui. Quand le soir vint, il se leva et jeta autour de lui un long et dernier regard. Il se sentait calmé, plein de respect pour ce qui n’était plus, et de courage pour ce qu’il avait à faire. Toute sa vie, celle d’Henriette, semblaient lui apparaître sous les images sensibles de la nature : des fleurs parfumées couvraient les ruines, des oiseaux chantaient sur leurs débris cachés ; le jour n’avait plus d’ardeur ; l’orage s’était enfui plus loin ; quelques nuages se montraient encore à l’horizon, mais un vent léger les chassait, et tout annonçait le calme et la sérénité du lendemain.


Alfred Leroux.
  1. Voyez la livraison du 15 décembre 1844.