Hermès Trismégiste (trad. Ménard)/Fragments des livres d’Hermès à Ammon

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Traduction par Louis Ménard.
Didier et Cie, libraires-éditeurs (p. 257-270).


FRAGMENTS
DES LIVRES D’HERMÈS À AMMON

I
SUR L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE

Ce qui gouverne l’univers, c’est la providence ; ce qui le contient et l’enveloppe, c’est la nécessité ; la destinée pousse et contient tout par une force obligatoire qui est sa nature. Elle est la cause de la naissance et de la corruption de la vie. Le monde a donc le premier la providence, car il la reçoit d’abord. La providence se répand dans le ciel, autour duquel circulent les Dieux d’un mouvement infatigable et éternel. Il y a destinée parce qu’il y a nécessité. La providence prévoit, la destinée est la cause de la position des astres. Telle est la loi universelle.

(Stobée, Ecl. phys., vi, 16.)

II


Tout est produit par la nature et la destinée, et il n’y a pas un lieu vide de providence. La providence est la raison libre du Dieu céleste ; il a deux forces spontanées, la nécessité et la destinée. La destinée est soumise à la providence et à la nécessité ; à la destinée sont soumis les astres. Car nul ne peut éviter la destinée ni se préserver de l’action des astres. Ils sont les instruments de la destinée, c’est par elle qu’ils accomplissent tout dans la nature et dans l’humanité.

(Stobée, Ecl. phys., vi, 20.)

III


L’âme est donc une essence incorporelle, et lorsqu’elle est dans le corps elle ne perd pas entièrement sa manière d’être. Son essence est un perpétuel mouvement, le mouvement spontané de la pensée ; elle n’est mue ni en quelque chose, ni vers quelque chose, ni pour quelque chose. Car elle est une force première, et ce qui précède n’a pas besoin de ce qui suit. L’expression en quelque chose s’applique au lieu, au temps, à la nature ; vers quelque chose s’applique à une harmonie, à une forme, à une figure ; pour quelque chose s’applique au corps, car le temps, le lieu, la nature, se rapportent au corps. Tous ces termes sont unis entre eux par des liens réciproques. Le corps a besoin du lieu, car on ne peut concevoir un corps sans la place qu’il occupe ; il change dans sa nature ; ces changements ne sont possibles que dans le temps et par un mouvement de la nature ; les parties du corps ne peuvent être unies sans l’harmonie. L’espace existe à cause du corps, car il en contient les changements et ne le laisse pas s’anéantir dans ces changements ; le corps passe d’un état à un autre, mais en quittant son premier état il ne cesse pas d’être le corps, il prend un nouvel état. Il était corps, il reste corps ; sa condition seule est différente : ce qui change dans le corps c’est la qualité, la manière d’être. Le lieu, le temps, le mouvement naturel sont donc incorporels et ont chacun leur propriété particulière. Le propre de l’espace, c’est de contenir ; le propre du temps, c’est l’intervalle et le nombre ; le propre de la nature, c’est le mouvement ; le propre de l’harmonie, c’est l’amitié ; le propre du corps, c’est le changement ; le propre de l’âme, c’est la pensée.

(Stobée, Ecl. phys., xliii, 4.)

IV


Chaque mouvement est produit par l’énergie qui meut l’ensemble des choses. La nature de l’univers lui fournit deux sortes de mouvement, l’un selon la puissance de la nature, l’autre selon son activité. La première pénètre l’ensemble du monde et agit en dedans, l’autre l’enveloppe et agit en dehors ; ces deux actions vont ensemble. La nature universelle produit les êtres, les entretient, répand ses semences fécondes dans la matière mobile. La matière s’échauffe par le mouvement et devient feu et eau, l’élément actif et l’élément passif. Le feu, en s’opposant à l’eau, en dessèche une partie et produit la terre. De cette action desséchante sort une vapeur formée d’eau, de terre et de feu, et c’est ainsi que l’air prend naissance. Ces quatre éléments se combinent selon une loi d’harmonie, le chaud avec le froid, le sec avec l’humide, et de leur concours naît un souffle, et une semence analogue au souffle qui la contient. Ce souffle, tombant dans l’utérus, agit sur la semence, la transforme, l’accroît en force et en grandeur. À ce développement s’ajoute un simulacre de figure, et à cette figure s’attache la forme qui manifeste les choses. Et, comme le souffle n’avait pas dans la matrice un mouvement vital, mais un mouvement de fermentation, l’harmonie en fait le réceptacle de la vie intelligente. Celle-ci est indivise et immuable, et ne cesse jamais de l’être. Le germe contenu dans l’utérus est mis au jour par les nombres et produit au dehors ; l’âme s’y loge, non à cause d’une analogie de nature, mais par une loi fatale ; elle ne désire pas être unie au corps : c’est donc pour obéir à la destinée qu’elle fournit à l’être qui naît le mouvement intellectuel et l’essence idéale de sa vie ; car en s’introduisant avec l’esprit, elle produit le mouvement vital.

(Stobée, Ecl. phys., xliii, 4. — Patrizzi réunit ce fragment au précédent.)

V


L’âme est donc une essence incorporelle ; si elle avait un corps, elle ne pourrait se conserver elle-même, car tout corps a besoin de l’être, de la vie, qui consiste dans l’ordre. Partout où il y a naissance, il y a changement. Le devenir suppose une grandeur, c’est-à-dire une augmentation ; l’augmentation entraîne la diminution, qui elle-même aboutit à la destruction. Ce qui reçoit la forme de la vie participe à l’être par l’âme. Pour produire l’existence, il faut d’abord exister ; j’appelle exister, devenir en raison et participer à la vie intelligente. La vie constitue l’animal, l’intelligence le rend raisonnable, le corps le rend mortel. L’âme est donc incorporelle et possède une puissance immuable. L’animal intelligent peut-il exister sans une essence fournissant la vie ? Pourrait-il être raisonnable si une essence intelligente ne lui fournissait la vie rationnelle ? Si l’intelligence ne se manifeste pas dans tous les êtres, c’est par suite de la constitution du corps eu égard à l’harmonie. Si c’est le chaud qui domine dans cette constitution, l’animal est léger et ardent ; si c’est le froid, il est lourd et lent. La nature dispose les éléments du corps selon une loi d’harmonie. Cette combinaison harmonique a trois formes : le chaud, le froid et le tempéré. L’accord s’établit d’après l’influence des astres. L’âme s’empare du corps qui lui est destiné, et le fait vivre par l’opération de la nature. La nature assimile l’harmonie des corps à la disposition des astres, et la combinaison des éléments à l’harmonie des astres, afin qu’il y ait sympathie réciproque. Car le but de l’harmonie des astres est d’engendrer la sympathie selon la destinée.

(Stobée, Ecl. phys., lii, 3.)

VI


L’âme est donc, ô Ammon, une essence ayant sa fin en elle-même, recevant à l’origine la vie qui lui est destinée, et attirant à elle, comme une matière, une raison qui a la fougue et le désir. La fougue est une matière ; si elle s’accorde avec la partie intelligente de l’âme, elle devient le courage et ne cède pas à la crainte. Le désir aussi est une matière ; associé à la partie raisonnable de l’âme, il devient la tempérance et ne cède pas à la volupté. Car la raison supplée à l’aveuglement du désir. Quand les facultés de l’âme se coordonnent ainsi sous la suprématie de la raison, elles produisent la justice. Le gouvernement des facultés de l’âme appartient à l’essence intelligente qui existe en elle-même dans sa raison prévoyante, qui a pour autorité sa propre raison. Elle gouverne tout comme un magistrat ; sa raison prévoyante lui sert de conseiller. La raison de l’essence est la connaissance des raisonnements qui fournissent à l’irrationnel l’image du raisonnement ; image obscure relativement au raisonnement, raisonnable par rapport à l’irrationnel, comme l’écho par rapport à la voix, ou l’éclat de la lune par rapport au soleil. La fougue et le désir sont disposés selon une certaine raison, s’attirent réciproquement et établissent en eux une pensée circulaire.

(Stobée, Ecl. phys., lii, 4. — Patrizzi réunit ce fragment au précédent.)

VII


Toute âme est immortelle et toujours en mouvement. Car nous avons dit que les mouvements procèdent soit des énergies, soit des corps. Nous avons dit aussi que l’âme, étant incorporelle, vient, non d’une matière, mais d’une essence incorporelle elle-même. Tout ce qui naît est nécessairement produit par quelque chose. Deux mouvements suivent nécessairement toute chose dont la génération est suivie de corruption : celui de l’âme, qui la fait mouvoir, et celui du corps, qui l’augmente, la diminue, et la décompose en se décomposant lui-même. C’est ainsi que je définis le mouvement des corps corruptibles. Mais l’âme est toujours mobile, sans cesse elle se meut et produit le mouvement. Ainsi toute âme est immortelle et toujours mobile, ayant pour mouvement sa propre activité. Il y a trois espèces d’âmes : divine, humaine et irrationnelle. L’âme divine appartient à un corps divin, c’est en lui qu’elle a son énergie ; elle s’y meut et l’agite. Lorsqu’elle se sépare des êtres mortels, elle abandonne ses parties irrationnelles et entre dans le corps divin, et, comme elle est toujours mobile, elle est emportée dans le mouvement universel. L’âme humaine a aussi quelque chose de divin, mais elle est attachée à des éléments irrationnels, le désir et la fougue ; ces éléments sont immortels, car ce sont des énergies, mais ce sont les énergies des corps mortels ; aussi sont-elles éloignées de la partie divine de l’âme, qui est dans le corps divin. Lorsque celle-ci entre dans un corps mortel et y rencontre ces éléments irrationnels, par leur présence elle devient une âme humaine. Celle des animaux se compose de fougue et de désir. Aussi les animaux sont-ils appelés brutes, parce que leur âme est privée de raison. La quatrième espèce d’âmes, celle des êtres inanimés, est placée en dehors des corps qu’elle agite. Elle se meut dans le corps divin, et le meut comme en passant.

(Stobée, Ecl. phys., lii, 5.)

VIII


L’âme est donc une essence éternelle et intelligente, ayant pour pensée sa propre raison. Elle s’associe à la pensée de l’harmonie. Séparée du corps physique, elle persiste par elle-même, elle est indépendante dans le monde idéal. Elle gouverne sa raison, et apporte à l’être qui entre dans la vie un mouvement analogue à sa propre pensée, et qu’on nomme la vie ; car le propre de l’âme c’est d’assimiler les autres choses à son caractère. Il y a deux sortes de mouvement vital, l’un selon l’essence de l’âme, l’autre selon la nature du corps. Le premier est général, le second particulier ; l’un est indépendant, l’autre soumis à la nécessité. Car tout mobile est soumis à la loi nécessaire du moteur. Mais le mouvement moteur est uni par l’amour à l’essence intelligente. L’âme doit être incorporelle et son essence est étrangère au corps physique ; si elle avait un corps, elle n’aurait ni raison ni pensée. Tout corps est inintelligent, mais en recevant l’essence il devient un animal qui respire. Le souffle appartient au corps, la raison contemple la beauté de l’essence. Le souffle sensible discerne les apparences. Il est partagé en sensations organiques, et la vision spirituelle est une partie de lui ; de même le souffle acoustique, olfactif, dégustatif, tactile. Ce souffle, attiré par la pensée, discerne les sensations, autrement il ne crée que des fantômes, car il appartient au corps et reçoit tout. La raison de l’essence est le jugement. À la raison appartient la connaissance de ce qui est honorable, au souffle l’opinion. Celle-ci reçoit son énergie du monde extérieur, celle-là d’elle-même.

(Stobée, Ecl. phys., lii, 6. — Patrizzi réunit ce

morceau au précédent.)