Hermès Trismégiste (trad. Ménard)/Les Définitions

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Traduction par Louis Ménard.
Didier et Cie, libraires-éditeurs (p. 285-300).


LES DÉFINITIONS
ASCLÈPIOS AU ROI AMMON

I
DU SOLEIL ET DES DÉMONS

Je t’adresse, ô roi, un grand discours qui est comme la somme et le résumé de tous les autres. Loin d’être conforme à l’opinion de la foule, il lui est très-contraire. Il te semblera même contredire quelques-uns de mes discours. Hermès, mon maître, qui s’entretenait souvent avec moi, seul à seul ou en présence de Tat, disait que ceux qui liraient mes livres en trouveraient la doctrine simple et claire, tandis qu’au contraire elle est obscure et contient un sens caché. Elle est devenue plus obscure encore depuis que les Grecs ont voulu la traduire de notre langue dans la leur. C’est là une source de contre-sens et d’obscurité. Le caractère de la langue égyptienne, l’énergie des mots qu’elle emploie, en font comprendre le sens. Autant donc que tu le pourras, ô roi, et tu peux tout, fais que ce discours ne soit pas traduit, de peur que ces mystères ne pénètrent chez les Grecs, et que leur phrase pompeuse, diffuse et surchargée d’ornements n’affaiblisse la vigueur et n’amoindrisse la gravité auguste et l’énergie de l’expression. Les Grecs, ô roi, ont des formes nouvelles de langage pour produire des preuves, et leur philosophie est un bruit de paroles. Nous, au contraire, nous employons, non des paroles, mais la grande voix des choses.

Je commencerai ce discours par invoquer le Dieu maître de l’univers, le créateur et le père, qui enveloppe tout, qui est tout dans un et un dans tout. Car la plénitude de toutes choses est l’unité et dans l’unité ; il n’y a pas un terme inférieur à l’autre, les deux ne sont qu’un. Conserve cette pensée, ô roi, pendant toute l’exposition de mon discours. On chercherait en vain à distinguer le tout et l’unité en appelant tout la multitude des choses et non la plénitude ; cette distinction est impossible, car le tout n’existe plus si on le sépare de l’unité ; si l’unité existe, elle est dans la totalité ; or, elle existe et ne cesse jamais d’être une pour dissoudre la plénitude.

Il se trouve dans l’intérieur des terres des sources jaillissantes d’eau et de feu ; on voit là les trois natures du feu, de l’eau et de la terre, parlant d’une commune racine, ce qui fait penser qu’il y a un réservoir général de la matière, fournissant tout en abondance et recevant l’existence d’en haut. C’est ainsi que le ciel et la terre sont gouvernés par le créateur, j’entends le soleil, qui fait descendre l’essence et monter la matière, qui attire l’univers à lui, qui donne tout à tous et prodigue les bienfaits de sa lumière. C’est lui qui répand ses bienfaisantes énergies non-seulement dans le ciel et dans l’air, mais sur la terre et jusque dans les profondeurs de l’abîme. Et s’il y a une essence intelligible, ce doit être la substance même du soleil, dont sa lumière est le réceptacle. Quelle en est la constitution et la source, lui seul le sait. Pour comprendre par induction ce qui se dérobe à notre vue, il faudrait être près de lui et analogue à sa nature. Mais ce qu’il nous laisse voir n’est pas une conjecture, c’est la vision splendide qui illumine l’ensemble du monde supérieur.

Il est établi au milieu de l’univers comme celui qui porte les couronnes ; et, pareil à un bon cocher, il dirige et maintient le char du monde et l’empêche de s’égarer. Il en tient les rênes, qui sont la vie, l’âme, l’esprit, l’immortalité, la génération. Il le laisse courir à peu de distance de lui, ou, pour être plus vrai, avec lui. Et voici de quelle manière il forme toutes choses : Il distribue aux immortels l’éternelle permanence. La lumière, qui de sa partie supérieure monte vers le ciel, nourrit les parties immortelles du monde. Le reste, enveloppant et illuminant l’ensemble de l’eau, de la terre, de l’air, est la matrice où germe la vie, où se meuvent les naissances et les métamorphoses. Comme une hélice en mouvement, il transforme les animaux qui habitent ces portions du monde, il les fait passer d’un genre à l’autre et d’une apparence à l’autre, équilibrant leurs mutuelles métamorphoses, comme dans la création des grands corps. Car la permanence d’un corps est toujours une transformation. Mais les corps immortels sont indissolubles, les corps mortels se décomposent ; telle est la différence qui existe entre l’immortel et le mortel.

Cette création de la vie par le soleil est continue comme sa lumière, et rien ne l’arrête ou ne la limite. Autour de lui, comme une armée de satellites, sont de nombreux chœurs de Démons. Ils habitent dans le voisinage des immortels, et de là ils surveillent les choses humaines. Ils exécutent les ordres des Dieux par les tempêtes et les ouragans, les métamorphoses du feu et les tremblements de terre, ainsi que par les famines et les guerres, pour punir l’impiété. Car le plus grand crime des hommes c’est l’impiété envers les Dieux. La fonction des Dieux est de faire le bien, celle des hommes d’être pieux, celle des Démons de châtier. Les Dieux ne demandent pas compte à l’homme des fautes commises par erreur, par témérité, par cette nécessité qu’on nomme la destinée, ou par ignorance ; l’impiété seule tombe sous le coup de leur justice. C’est le Soleil qui conserve et nourrit tous les êtres ; et de même que le monde idéal, qui enveloppe le monde sensible, y répand la plénitude et l’universelle variété des formes : ainsi le soleil, enveloppant tout de sa lumière, accomplit partout la naissance et le développement des êtres, et les recueille quand ils tombent fatigués de leur course. Il a sous ses ordres le chœur des Démons, ou plutôt les chœurs, car ils sont plusieurs et différents, et leur nombre répond à celui des astres. Chaque astre a ses démons, bons et méchants par leur nature, c’est-à-dire par leur action, car l’action est l’essence des démons. Dans quelques-uns il y a du bon et du mauvais. Tous ces démons sont préposés aux choses de la terre ; ils agitent et bouleversent la condition des États et des individus, ils façonnent nos âmes à leur ressemblance, s’établissent dans nos nerfs, notre moelle, nos veines, nos artères et même dans notre cervelle, et jusqu’au fond de nos viscères. Au moment où chacun de nous reçoit la vie et l’âme, il est saisi par les démons qui président aux naissances, et qui sont classés dans les astres. À chaque instant ils sont changés, ce ne sont pas toujours les mêmes, ils tournent en cercle. Ils pénètrent par le corps dans deux des parties de l’âme, pour la façonner chacun selon son énergie. Mais la partie raisonnable de l’âme n’est pas soumise aux démons, elle est disposée pour recevoir Dieu, qui l’éclaire d’un rayon de soleil. Ceux qui sont éclairés ainsi sont peu nombreux, et les démons s’en abstiennent ; car ni les démons ni les Dieux n’ont aucun pouvoir contre un seul rayon de Dieu. Tous les autres, âmes et corps, sont dirigés par les démons, s’y attachent et en aiment les œuvres ; mais la raison n’est pas comme le désir qui trompe et qui s’égare. Les démons ont donc la direction des choses terrestres, et nos corps leur servent d’instruments. Cette direction, Hermès l’appelle la Destinée.

Le monde intelligible se rattache à Dieu, le monde sensible au monde intelligible ; le soleil conduit à travers ces deux mondes l’effluve de Dieu, c’est-à-dire la création. Autour de lui sont les huit sphères qui s’y rattachent, la sphère des étoiles fixes, les six sphères des planètes et celle qui entoure la terre. Les démons sont attachés à ces sphères, les hommes aux démons, et ainsi tous les êtres se rattachent à Dieu, qui est le père universel. Le créateur, c’est le soleil ; le monde est l’instrument de la création. L’essence intelligible dirige le ciel, le ciel dirige les Dieux, au-dessous desquels sont classés les démons qui gouvernent les hommes. Telle est la hiérarchie des Dieux et des démons, et telle est l’œuvre que Dieu accomplit par eux et pour lui-même. Toute chose est une partie de Dieu, ainsi Dieu est tout. En créant tout, il se crée lui-même sans jamais s’arrêter, car son activité n’a pas de terme, et, de même que Dieu est sans bornes, sa création n’a ni commencement ni fin.

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Si tu y réfléchis, ô roi, il y a des corps incorporels. — Lesquels, dit le roi ? — Les corps qui apparaissent dans les miroirs ne te semblent-ils pas incorporels ? — C’est vrai, ô Tat, dit le roi ; tu as une pensée merveilleuse. — Il y a encore des incorporels ; par exemple, les formes, qu’en penses-tu ? Elles sont incorporelles et se manifestent dans les corps animés et inanimés. — Tu dis vrai, ô Tat. — Il y a donc une réflexion des incorporels sur les corps, et des corps sur les incorporels, c’est-à-dire du monde sensible sur le monde idéal, et du monde idéal sur le monde sensible. Ô roi, adore donc les statues, qui, elles aussi, empruntent leurs formes au monde sensible.

Le roi, s’étant levé, dit : « Ne doit-on pas, ô prophète, s’occuper du soin de ses hôtes ? Demain nous continuerons cet entretien théologique[1]. »

II
DES ENTRAVES QU’APPORTENT À L’ÂME LES PASSIONS DU CORPS

Lorsqu’un musicien, voulant exécuter une mélodie, se trouve arrêté par le défaut d’accord des instruments, il n’obtient qu’un résultat ridicule ; ses efforts inutiles excitent les railleries des assistants ; c’est en vain qu’il déploie toutes les ressources de son art et accuse l’instrument faux qui le réduit à l’impuissance. Le grand musicien de la nature, le Dieu qui préside à l’harmonie des odes et qui fait résonner les instruments selon le rhythme de sa mélodie, est infatigable, car la fatigue n’atteint pas les Dieux. Si un artiste veut donner un concert de musique, quand les joueurs de trompette ont donné la mesure de leur talent, quand les joueurs de flûte ont exprimé les finesses de la mélodie, quand la lyre et l’archet ont accompagné le chant, on n’accuse pas l’inspiration du musicien, on lui accorde l’estime que mérite son œuvre ; mais on se plaint de l’instrument dont le désaccord a troublé la mélodie et empêché les auditeurs d’en saisir la pureté. De même la faiblesse de notre corps ne peut sans impiété être reprochée à (l’auteur de) notre race. Mais sache que Dieu est un artiste au souffle infatigable, toujours maître de sa science, toujours heureux dans ses efforts, et répandant partout les mêmes bienfaits. Si Phidias, l’ouvrier créateur, a trouvé une résistance dans la matière qu’il lui fallait employer pour son œuvre, n’accusons pas l’artiste qui a travaillé selon son pouvoir ; plaignons-nous d’une corde trop faible qui, en abaissant ou en élevant la note, a fait disparaître le rhythme, mais n’accusons pas l’artiste des vices de l’instrument ; plus celui-ci est mauvais, plus celui-là mérite d’éloges quand il parvient à en jouer dans le ton juste. Les auditeurs l’en aiment davantage, loin de lui rien reprocher. C’est ainsi, ô très-illustres, qu’il faut mettre notre lyre intérieure d’accord avec la pensée du musicien.

Je vois même qu’un musicien, privé du secours de la lyre et devant produire un grand effet d’harmonie, a pu suppléer par des moyens inconnus à l’instrument dont il avait l’habitude, au point d’exciter l’enthousiasme de ses auditeurs. On dit qu’un joueur de cithare, auquel le Dieu de la musique était favorable, ayant été arrêté par la rupture d’une corde pendant l’exécution d’une mélodie, la bienveillance du Dieu y suppléa et fit valoir son talent ; par un secours providentiel, une cigale remplaça la corde rompue et exécuta les notes qui manquaient. Le musicien, consolé de l’accident qui l’avait affligé, remporta la victoire. Je sens en moi quelque chose de pareil, ô très-honorables ; tout à l’heure j’étais convaincu de mon impuissance et de ma faiblesse, mais la puissance de l’être suprême complète à ma place la mélodie en faveur du roi. Car le but de ce discours est de célébrer la gloire des rois et leurs trophées. En avant, donc I le musicien le veut, et c’est pour cela que la lyre est accordée. Que la grandeur et la suavité de la mélodie répondent à l’objet de nos chants !

Puisque nous avons accordé la lyre pour chanter l’éloge des rois et célébrer leurs louanges, chantons d’abord le Dieu bon, le roi suprême de l’univers. Après lui, nous glorifierons ceux qui nous off’rent son image et qui tiennent le sceptre. Il plaît aux rois eux-mêmes que l’ode descende d’en haut, de degrés en degrés, et que les espérances se rattachent au ciel d’où leur vient la victoire. Que le musicien chante donc le grand Dieu de l’univers, toujours immortel, dont la puissance est éternelle comme lui, le premier vainqueur de qui viennent toutes les victoires qui succèdent aux victoires. Accélérons la marche de notre discours, arrivons à l’éloge des rois, gardiens de la paix et de la sécurité publique, qui tiennent du Dieu suprême leur antique pouvoir, qui ont reçu la victoire de sa main ; ceux dont le sceptre a été orné même avant les désastres de la guerre, dont les trophées ont précédé le combat ; ceux auxquels il a été donné non-seulement de régner, mais de triompher de tous ; ceux qui, même avant de s’être mis en mouvement, frappent les barbares d’épouvante.

III
LOUANGES DE L’ÊTRE SUPRÊME ET ÉLOGE DU ROI

Ce discours finit par où il a commencé, par les louanges de l’être suprême, et ensuite des rois très-divins qui nous garantissent la paix. Après avoir commencé par célébrer la puissance suprême, c’est à cette puissance que nous revenons en terminant. De même que le soleil nourrit tous les germes et reçoit les prémices des fruits qu’il cueille avec ses rayons, comme avec de grandes mains, de même que ces mains ou ces rayons cueillent d’abord ce qu’il y a de plus suave dans les plantes, ainsi nous-mêmes, après avoir commencé par célébrer l’être suprême et l’effluve de sa sagesse, après avoir recueilli dans nos âmes ces plantes célestes, il nous faut cultiver encore cette moisson bénie qu’il arrosera de ses pluies fécondes. Il faudrait dix mille bouches et dix mille voix pour bénir le Dieu de toute pureté, le père de nos âmes, et nous serions impuissants à le célébrer dignement ; car des enfants nouveau nés ne peuvent dignement célébrer leur père, mais ils font selon leurs forces et obtiennent ainsi l’indulgence. Ou plutôt, la gloire de Dieu, c’est qu’il est supérieur à toutes ses créatures ; il est le prélude, le but, le milieu et la fin de leurs louanges ; elle confessent en lui leur père tout-puissant et infini.

Il en est de même du roi. Il est naturel à nous, qui sommes ses enfants, de le bénir ; mais il nous faut demander l’indulgence de notre père, quand même elle nous aurait été accordée avant notre demande. Un père, loin de se détourner de ses petits-fils et de ses enfants nouveau-nés à cause de leur faiblesse, se réjouit de se voir reconnu par eux. Cette connaissance (gnose) universelle qui communique la vie à tous et nous permet de bénir Dieu est elle-même un don de Dieu. Car Dieu, étant bon, a en lui-même le terme de toute perfection ; étant immortel, il enveloppe en lui l’immortelle quiétude, et sa puissance éternelle envoie dans ce monde une bénédiction salutaire. Il n’y a pas de différences entre les êtres qu’il contient, pas de variations ; tous sont sages, une même providence est en tous, une même intelligence les gouverne, un même sentiment les pousse à une mutuelle bienveillance, et un même amour produit une harmonie universelle.

Ainsi, bénissons Dieu et redescendons à ceux qui ont reçu de lui le sceptre. Après avoir commencé par les rois et nous être exercés à célébrer leurs louanges, il nous faut glorifier la piété envers l’être suprême. Que lui-même nous instruise à le bénir ; exerçons-nous par lui à cette étude. Que notre premier et principal exercice soit la piété envers Dieu et la louange des rois. Car notre reconnaissance leur est due pour la paix féconde dont ils nous font jouir. C’est la vertu du roi, c’est son nom seul qui garantit la paix ; on le nomme le roi (βασιλεύς (basileus)) parce qu’il marche (βαίνειν (bainein)) dans sa royauté et sa puissance, et qu’il règne par la raison et la paix. Il est au-dessus de toute royauté barbare ; son nom même est un symbole de paix. Le nom seul du roi suffit souvent pour repousser l’ennemi[2]. Ses statues sont des phares de paix dans la tempête. La seule image du roi produit la victoire, donne à tous la sécurité et rend invulnérable.

FIN.
  1. Ce fragment, quoique rattaché au précédent par les manuscrits, paraît tiré d’un autre ouvrage.
  2. On pourrait voir là une allusion au nom de Ptolémée, qui signifie guerrier, mais il est bien plus naturel de penser à celui de Valens, qui signifie puissant, courageux. Valens fut associé à l’empire par son frère Valentinien, ce qui expliquerait pourquoi l’auteur parle tantôt du roi, tant des rois. Les panégyriques d’empereurs étaient fort à la mode à cette époque ; mais en Égypte, cette servilité monarchique avait toujours existé. L’explication étymologique du mot ϐασιλεύς (basileus) prouve que ce morceau a été écrit en grec et n’est pas traduit de l’égyptien. On en peut dire autant du précédent, qui contient une allusion à Phidias. Ces deux morceaux sont écrits dans le même style et paraissent du même auteur.