Hermine Gilquin/XXXIX

La bibliothèque libre.
E. Fasquelle (p. 201-206).
◄  XXXVIII
XL  ►


XXXIX


Pendant que le dégoût du présent et la douceur du passé se mélangeaient ainsi dans l’esprit d’Hermine, comme une eau boueuse tout à coup déversée dans une source claire, on se leva de table, et Hermine, la dernière, se leva aussi. Des hommes et des femmes s’en retournaient aux champs ou au village, d’autres allaient dormir. Hors la cuisine, emplie du bavardage et du bruit des laveuses de vaisselle, le silence pacifiant des dimanches allait régner sur la maison des Gilquin.

Hermine remonta d’abord à sa chambre. Comme elle tournait, pour prendre l’escalier, un angle obscur du couloir, une petite ombre bougea dans cette obscurité, et une voix oppressée et tremblante murmura tout près d’elle :

— Y m’a battue… parce que je n’voulais ren dire !…

La femme prudente qu’était devenue Hermine comprit qu’il n’y avait pas à manifester de surprise ni à engager de conversation avec cette petite Zélie, qui osait un tel acte, à se faire assommer sans délai, si elle avait été surprise par François Jarry.

Elle passa donc comme si elle n’avait pas entendu, et ses yeux seuls remercièrent l’ombre chétive.

En haut, elle s’enfouit pendant quelques instants dans la vieille bergère de velours rouge fané où sa mère avait passé les derniers mois de sa vie, et elle réfléchit à ce qui pouvait bien se passer autour d’elle. Elle se méfiait bien, elle se méfiait toujours : elle n’avait payé que trop cher sa naïveté d’ignorante de la vie, puisqu’elle l’avait peut-être payée de sa vie entière. À présent, avec l’idée de sauvegarder ce qui pouvait lui rester de jours tranquilles, elle exagérait peut-être ses craintes et ses précautions. Mais il était certain qu’un nouveau péril, qu’elle ne pouvait encore définir, la menaçait. Que pouvait-on bien tramer encore contre elle ? Quelle cruauté allait de nouveau l’assaillir ?

Ses projets de départ avaient-ils été éventés, devinés ? Une volonté brutale allait-elle s’opposer à la sienne ? C’était impossible ! Hermine n’avait dit son intention de partir à personne. Tout son plan était dans sa tête, et François Jarry n’était pas un devin, ne pouvait pas soupçonner qu’elle avait l’intention, le lendemain, d’aller trouver Me Philipon, le notaire, pour se libérer d’un martyre qui finirait par avoir raison d’elle.

Peut-être Zélie avait-elle été contrainte de dire qu’Hermine avait eu un entretien avec M. le curé, et François Jarry était capable d’être parti se renseigner au presbytère, avec toute l’adresse qui était en son cerveau pervers. C’était probablement cette visite d’Hermine au prêtre qui avait valu à Zélie des menaces et des coups, et si elle avait fini par avouer, du moins, elle avait résisté aux premières injonctions brutales.

Qu’il y eût cela ou autre chose, et si anxieuse et si effrayée qu’elle pût être, Hermine éprouvait une certaine satisfaction du revirement qui paraissait s’opérer, elle ne savait comment, dans l’esprit de Zélie. Le fond de cette petite nature n’était-il donc pas tout à fait gâté ? Un combat se livrait-il dans cette conscience qui paraissait inexistante ? La flamme du devoir s’était-elle allumée, commençait-elle à éclairer les ténèbres de cette intelligence ? Alors, c’est que tout n’était pas absolument mauvais dans l’humanité, pour qu’une petite fille de ce genre, qui avait certainement peur, comme Hermine, des yeux d’acier et des regards en coups de couteau de François Jarry, et de ses poings effrayants, capables d’assommer un bœuf, fût capable d’une audace aussi grande. C’est peut-être aussi, — pensa Hermine, — parce qu’il l’a battue et qu’elle croit se venger de lui. Le malheur avait ainsi fait une clairvoyante de cette Hermine autrefois ingénue.

Elle se leva de sa bergère, qui aurait bientôt changé sa songerie en sommeil, pour achever la promenade à travers son passé qu’elle avait décidée la veille dans son esprit. Cette calme journée de dimanche lui paraissait propice à son dessein. Elle descendit pour parcourir ce qui avait été son chez elle, pour se séparer de tout ce qu’elle avait connu et aimé.