Hernani (Hetzel, 1889)/Acte V

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Hetzel (p. 139-170).
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ACTE CINQUIÈME

LA NOCE


SARAGOSSE


Une terrasse du palais d’Aragon. Au fond, la rampe d’un escalier qui s’enfonce dans le jardin. À droite et à gauche, deux portes donnant sur une terrasse, que ferme une balustrade surmontée de deux rangs d’arcades moresques, au-dessus et au travers desquelles on voit les jardins du palais, les jets d’eau dans l’ombre, les bosquets avec les lumières qui s’y promènent, et au fond les faîtes gothiques et arabes du palais illuminé. Il est nuit. On entend des fanfares éloignées. Des masques, des dominos, épars, isolés ou groupés, traversent çà et là la terrasse. Sur le devant, un groupe de jeunes seigneurs, les masques à la main, riant et causant à grand bruit.


Scène Première


DON SANCHO SANCHEZ DE ZUNIGA, comte de Monterey, DON MATIAS CENTURION, marquis d’Almuñan, DON RICARDO DE ROXA, comte de Casapalma, DON FRANCISCO DE SOTOMAYOR, comte de Velalcazar, DON GARCI SUAREZ DE CARBAJAL, comte de Peñalver.
Don Garci.

Ma foi, vive la joie et vive l’épousée !

Don Matias, regardant au balcon.

Saragosse ce soir se met à la croisée.

Don Garci.

Et fait bien ! on ne vit jamais noce aux flambeaux
Plus gaie, et nuit plus douce, et mariés plus beaux !

Don Matias.

Bon empereur !

Don Sancho.

Bon empereur !Marquis, certain soir qu’à la brune
Nous allions avec lui tous deux cherchant fortune,
Qui nous eût dit qu’un jour tout finirait ainsi ?

Don Ricardo, l’interrompant.

J’en étais.
Aux autres.
J’en étais.Écoutez l’histoire que voici.
Trois galants, un bandit que l’échafaud réclame,
Puis un duc, puis un roi, d’un même cœur de femme
Font le siège à la fois. L’assaut donné, qui l’a ?
C’est le bandit.

Don Francisco.

C’est le bandit.Mais rien que de simple en cela.
L’amour et la fortune, ailleurs comme en Espagne,
Sont jeux de dés pipés. C’est le voleur qui gagne !

Don Ricardo.

Moi, j’ai fait ma fortune à voir faire l’amour.
D’abord comte, puis grand, puis alcade de cour,
J’ai fort bien employé mon temps, sans qu’on s’en doute.

Don Sancho.

Le secret de monsieur, c’est d’être sur la route
Du roi…

Don Ricardo.

Du roi…Faisant valoir mes droits, mes actions.

Don Garci.

Vous avez profité de ses distractions.

Don Matias.

Que devient le vieux duc ? Fait-il clouer sa bière ?

Don Sancho.

Marquis, ne riez pas ! car c’est une âme fière.
Il aimait doña Sol, ce vieillard. Soixante ans
Ont fait ses cheveux gris, un jour les a faits blancs.

Don Garci.

Il n’a pas reparu, dit-on, à Saragosse.

Don Sancho.

Vouliez-vous pas qu’il mît son cercueil de la noce ?

Don Francisco.

Et que fait l’empereur ?

Don Sancho.

Et que fait l’empereur ?L’empereur aujourd’hui
Est triste. Le Luther lui donne de l’ennui.

Don Ricardo.

Ce Luther, beau sujet de soucis et d’alarmes !
Que j’en finirais vite avec quatre gendarmes !

Don Matias.

Le Soliman aussi lui fait ombre.

Don Garci.

Le Soliman aussi lui fait ombre.Ah ! Luther,
Soliman, Neptunus, le diable et Jupiter,
Que me font ces gens là ? Les femmes sont jolies,
La mascarade est rare, et j’ai dit cent folies !

Don Sancho.

Voilà l’essentiel.

Don Ricardo.

Voilà l’essentiel.Garci n’a point tort. Moi,
Je ne suis plus le même un jour de fête, et croi
Qu’un masque que je mets me fait une autre tête,
En vérité !

Don Sancho, bas à Matias.

En vérité ! Que n’est-ce alors tous les jours fête ?

Don Francisco, montrant la porte à droite.

Messeigneurs, n’est-ce pas la chambre des époux ?

Don Garci, avec un signe de tête.

Nous les verrons venir dans l’instant.

Don Francisco.

Nous les verrons venir dans l’instant.Croyez-vous ?

Don Garci.

Hé ! sans doute !

Don Francisco.

Hé ! sans doute !Tant mieux. L’épousée est si belle !

Don Ricardo.

Que l’empereur est bon ! Hernani, ce rebelle
Avoir la toison d’or ! marié ! pardonné !
Loin de là, s’il m’eût cru, l’empereur eût donné
Lit de pierre au galant, lit de plume à la dame.

Don Sancho, bas à don Matias.

Que je le crèverais volontiers de ma lame,
Faux seigneur de clinquant recousu de gros fil !
Pourpoint de comte, empli de conseils d’alguazil !

Don Ricardo, s’approchant.

Que dites-vous là ?

Don Matias, bas à don Sancho.

Que dites-vous là ?Comte, ici pas de querelle !
À don Ricardo.
Il me chante un sonnet de Pétrarque à sa belle.

Don Garci.

Avez-vous remarqué, messieurs, parmi les fleurs,
Les femmes, les habits de toutes les couleurs,
Ce spectre, qui, debout contre une balustrade,
De son domino noir tachait la mascarade ?

Don Ricardo.

Oui, pardieu !

Don Garci.

Oui, pardieu !Qu’est-ce donc ?

Don Ricardo.

Oui, pardieu ! Qu’est-ce donc ?Mais, sa taille, son air…
C’est don Prancasio, général de la mer.

Don Francisco.

Non.

Don Garci.

Non.Il n’a pas quitté son masque.

Don Francisco.

Non. Il n’a pas quitté son masque.Il n’avait garde.
C’est le duc de Soma qui veut qu’on le regarde.
Rien de plus.

Don Ricardo.

Rien de plus.Non. Le duc m’a parlé.

Don Garci.

Rien de plus. Non. Le duc m’a parlé.Qu’est-ce alors
Que ce masque ? — Tenez, le voilà.

Entre un domino noir qui traverse lentement la terrasse au fond. Tous se retournent et le suivent des yeux, sans qu’il paraisse y prendre garde.
Don Sancho.

Que ce masque ? — Tenez, le voilà.Si les morts
Marchent, voici leur pas.

Don Garci, courant au domino noir.

Marchent, voici leur pas.Beau masque !…

Le domino noir se retourne et s’arrête. Garci recule.
Marchent, voici leur pas. Beau masque !…Sur mon âme,

Messeigneurs, dans ses yeux j’ai vu luire une flamme !

Don Sancho.

Si c’est le diable, il trouve à qui parler.

Il va au domino noir, toujours immobile.
Si c’est le diable, il trouve à qui parler.Mauvais !

Nous viens-tu de l’enfer ?

Le Masque.

Nous viens-tu de l’enfer ? Je n’en viens pas, j’y vais.

Il reprend sa marche et disparaît par la rampe de l’escalier.
Tous le suivent des yeux avec une sorte d’effroi.
Don Matias.

La voix est sépulcrale autant qu’on le peut dire.

Don Garci.

Baste ! ce qui fait peur ailleurs, au bal fait rire.

Don Sancho.

Quelque mauvais plaisant !

Don Garci.

Quelque mauvais plaisant !Ou si c’est Lucifer
Qui vient nous voir danser, en attendant l’enfer,
Dansons !

Don Sancho.

Dansons !C’est à coup sûr quelque bouffonnerie.

Don Matias.

Nous le saurons demain.

Don Sancho, à don Matias.

Nous le saurons demain.Regardez, je vous prie.
Que devient-il ?

Don Matias, à la balustrade de la terrasse.

Que devient-il ?Il a descendu l’escalier.
Plus rien.

Don Sancho.

Plus rien.C’est un plaisant drôle !
Plus rien. C’est un plaisant drôle !Rêvant.
Plus rien. C’est un plaisant drôle !C’est singulier.

Don Garci, à une dame qui passe.

Marquise, dansons-nous celle-ci ?

Il la salue et lui présente la main.
La Dame.

Marquise, dansons-nous celle-ci ? Mon cher comte,
Vous savez, avec vous, que mon mari les compte.

Don Garci.

Raison de plus. Cela l’amuse apparemment.
C’est son plaisir. Il compte, et nous dansons.

La dame lui donne la main, et ils sortent.
Don Sancho, pensif.

C’est son plaisir. Il compte, et nous dansons.Vraiment,
C’est singulier !

Don Matias.

C’est singulier ! Voici les mariés. Silence !

Entrent Hernani et doña Sol se donnant la main. Doña Sol en magnifique habit de mariée ; Hernani tout en velours noir, avec la toison d’or au cou. Derrière eux foule de masques, de dames et de seigneurs qui leur font cortège. Deux hallebardiers en riche livrée les suivent, et quatre pages les précèdent. Tout le monde se range et l’on s’incline sur leur passage. Fanfare.


Scène II


Les Mêmes, HERNANI, DOÑA SOL, suite.


Hernani, saluant.

Chers amis !

Don Ricardo, allant à lui et s’inclinant.

Chers amis !Ton bonheur fait le nôtre, excellence !

Don Francisco, contemplant doña Sol.

Saint Jacques, monseigneur ! C’est Vénus qu’il conduit !

Don Matias.

D’honneur, on est heureux un pareil jour la nuit !

Don Francisco, montrant à don Mathias la chambre nuptiale.

Qu’il va se passer là de gracieuses choses !
Être fée, et tout voir, feux éteints, portes closes,
Serait-ce charmant ?

Don Sancho, à don Matias.

Serait-ce charmant ? Il est tard. Partons-nous ?

Tous vont saluer les mariés et sortent, les uns par la porte, les autres par l’escalier du fond.
Hernani, les reconduisant.

Dieu vous garde !

Don Sancho, resté le dernier, lui serre la main.

Dieu vous garde !Soyez heureux !

Il sort.

<span style title="Hernani et Doña sol restent seuls. Bruit de pas et de voix qui s’éloignent, puis cessent tout à fait. Pendant tout le commencement de la scène qui suit, les fanfares et les lumières éloignées s’éteignent par degrés. La nuit et le silence reviennent peu à peu." style="cursor: help">{{{2}}}


Scène III


HERNANI, DOÑA SOL.
Doña Sol.

Dieu vous garde ! Soyez heureux !Ils s’en vont tous,
Enfin !

Hernani, cherchant à l’attirer dans ses bras.

Enfin !Cher amour !

Doña Sol, rougissant et reculant.

Enfin ! Cher amour !C’est… qu’il est tard, ce me semble.

Hernani.

Ange ! il est toujours tard pour être seuls ensemble.

Doña Sol.

Ce bruit me fatiguait. N’est-ce pas, cher seigneur,
Que toute cette joie étourdit le bonheur ?

Hernani.

Tu dis vrai. Le bonheur, amie, est chose grave.
Il veut des cœurs de bronze et lentement s’y grave.
Le plaisir l’effarouche en lui jetant des fleurs.
Son sourire est moins près du rire que des pleurs.

Doña Sol.

Dans vos yeux, ce sourire est le jour.

Hernani cherche à l’entraîner vers la porte. Elle rougit.
Dans vos yeux, ce sourire est le jour.Tout à l’heure.
Hernani.

Oh ! je suis ton esclave ! Oui, demeure, demeure !
Fais ce que tu voudras. Je ne demande rien.
Tu sais ce que tu fais ! ce que tu fais est bien !
Je rirai si tu veux, je chanterai. Mon âme
Brûle. Eh ! dis au volcan qu’il étouffe sa flamme,
Le volcan fermera ses gouffres entr’ouverts,
Et n’aura sur ses flancs que fleurs et gazons verts.
Car le géant est pris, le Vésuve est esclave,
Et que t’importe à toi son cœur rongé de lave ?
Tu veux des fleurs ? c’est bien ! Il faut que de son mieux
Le volcan tout brûlé s’épanouisse aux yeux !

Doña Sol.

Oh ! que vous êtes bon pour une pauvre femme,
Hernani de mon cœur !

Hernani.

Hernani de mon cœur !Quel est ce nom, madame ?
Ah ! ne me nomme plus de ce nom, par pitié !
Tu me fais souvenir que j’ai tout oublié !
Je sais qu’il existait autrefois, dans un rêve,
Un Hernani dont l’œil avait l’éclair du glaive,
Un homme de la nuit et des monts, un proscrit,
Sur qui le mot vengeance était partout écrit,
Un malheureux traînant après lui l’anathème !
Mais je ne connais pas ce Hernani. — Moi, j’aime
Les prés, les fleurs, les bois, le chant du rossignol.
Je suis Jean d’Aragon, mari de doña Sol !
Je suis heureux !

Doña Sol.

Je suis heureux !Je suis heureuse !

Hernani.

Je suis heureux ! Je suis heureuse !Que m’importe
Les haillons qu’en entrant j’ai laissés à la porte ?

Voici que je reviens à mon palais en deuil.
Un ange du Seigneur m’attendait sur le seuil.
J’entre, et remets debout les colonnes brisées,
Je rallume les feux, je rouvre les croisées,
Je fais arracher l’herbe au pavé de la cour,
Je ne suis plus que joie, enchantement, amour.
Qu’on me rende mes tours, mes donjons, mes bastilles,
Mon panache, mon siège au conseil des Castilles,
Vienne ma doña Sol rouge et le front baissé,
Qu’on nous laisse tous deux, et le reste est passé !
Je n’ai rien vu, rien dit, rien fait. Je recommence,
J’efface tout, j’oublie ! Ou sagesse ou démence,
Je vous ai, je vous aime, et vous êtes mon bien !

Doña Sol, examinant sa toison d’or.

Que sur ce velours noir ce collier d’or fait bien !

Hernani.

Vous vîtes avant moi le roi mis de la sorte.

Doña Sol.

Je n’ai pas remarqué. Tout autre, que m’importe ?
Puis, est-ce le velours ou le satin encor ?
Non, mon duc, c’est ton cou qui sied au collier d’or.
Vous êtes noble et fier, monseigneur.

Il veut l’entraîner.
Vous êtes noble et fier, monseigneur.Tout à l’heure !

Un moment ! — Vois-tu bien, c’est la joie ! et je pleure !
Viens voir la belle nuit.

Elle va à la balustrade.
Viens voir la belle nuit.Mon duc, rien qu’un moment !

Le temps de respirer et de voir seulement.
Tout s’est éteint, flambeaux et musique de fête.
Rien que la nuit et nous. Félicité parfaite !
Dis, ne le crois-tu pas ? sur nous, tout en dormant,
La nature à demi veille amoureusement.
Pas un nuage au ciel. Tout, comme nous, repose.

Viens, respire avec moi l’air embaumé de rose !
Regarde. Plus de feux, plus de bruit. Tout se tait.
La lune tout à l’heure à l’horizon montait
Tandis que tu parlais, sa lumière qui tremble
Et ta voix, toutes deux m’allaient au cœur ensemble,
Je me sentais joyeuse et calme, ô mon amant,
Et j’aurais bien voulu mourir en ce moment !

Hernani.

Ah ! qui n’oublierait tout à cette voix céleste ?
Ta parole est un chant où rien d’humain ne reste.
Et, comme un voyageur, sur un fleuve emporté,
Qui glisse sur les eaux par un beau soir d’été
Et voit fuir sous ses yeux mille plaines fleuries,
Ma pensée entraînée erre en tes rêveries !

Doña Sol.

Ce silence est trop noir, ce calme est trop profond.
Dis, ne voudrais-tu point voir une étoile au fond ?
Ou qu’une voix des nuits, tendre et délicieuse,
S’élevant tout à coup, chantât ?…

Hernani, souriant.

S’élevant tout à coup, chantât ?…Capricieuse !
Tout à l’heure on fuyait la lumière et les chants !

Doña Sol.

Le bal ! mais un oiseau qui chanterait aux champs !
Un rossignol perdu dans l’ombre et dans la mousse,
Ou quelque flûte au loin !… Car la musique est douce,
Fait l’âme harmonieuse, et, comme un divin chœur,
Éveille mille voix qui chantent dans le cœur !
Ah ! Ce serait charmant !

On entend le bruit lointain d’un cor dans l’ombre.
Ah ! Ce serait charmant !Dieu ! Je suis exaucée !
Hernani, tressaillant, à part.

Ah ! malheureuse !

Doña Sol.

Ah ! malheureuse !Un ange a compris ma pensée, —
Ton bon ange, sans doute !

Hernani, amèrement.

Ton bon ange, sans doute !Oui, mon bon ange !

Le cor recommence. — À part.
Ton bon ange, sans doute ! Oui, mon bon ange !Encor !
Doña Sol, souriant.

Don Juan, je reconnais le son de votre cor !

Hernani.

N’est-ce pas ?

Doña Sol.

N’est-ce pas ?Seriez-vous dans cette sérénade
De moitié ?

Hernani.

De moitié ?De moitié, tu l’as dit.

Doña Sol.

De moitié ? De moitié, tu l’as dit.Bal maussade !
Oh ! que j’aime bien mieux le cor au fond des bois !
Et puis, c’est votre cor, c’est comme votre voix.

Le cor recommence.
Hernani, à part.

Ah ! le tigre est en bas qui hurle, et veut sa proie !

Doña Sol.

Don Juan, cette harmonie emplit le cœur de joie.

Hernani, se levant terrible.

Nommez-moi Hernani ! nommez-moi Hernani !
Avec ce nom fatal je n’en ai pas fini !

Doña Sol.

Qu’avez-vous ?

Hernani.

Qu’avez-vous ?Le vieillard !

Doña Sol.

Qu’avez-vous ? Le vieillard !Dieu ! quels regards funèbres !
Qu’avez-vous ?

Hernani.

Qu’avez-vous ?Le vieillard, qui rit dans les ténèbres !
— Ne le voyez-vous pas ?

Doña Sol.

Ne le voyez-vous pas ?Où vous égarez-vous ?
Qu’est-ce que ce vieillard ?

Hernani.

Qu’est-ce que ce vieillard ?Le vieillard !

Doña Sol, tombant à genoux.

Qu’est-ce que ce vieillard ? Le vieillard !À genoux
Je t’en supplie, oh ! dis, quel secret te déchire ?
Qu’as-tu ?

Hernani.

Qu’as-tu ?Je l’ai juré !

Doña Sol.

Qu’as-tu ? Je l’ai juré !Juré ?

Elle suit tous ses mouvements avec anxiété.
Il s’arrête tout à coup, et passe la main sur son front.
Hernani, à part.

Qu’as-tu ? Je l’ai juré ! Juré ?Qu’allais-je dire ?
Épargnons-la.
Haut.
Épargnons-la.Moi, rien. De quoi t’ai-je parlé ?

Doña Sol.

Vous avez dit…

Hernani.

Vous avez dit…Non. Non. J’avais l’esprit troublé…
Je souffre un peu, vois-tu. N’en prends pas d’épouvante.

Doña Sol.

Te faut-il quelque chose ? ordonne à ta servante.

Le cor recommence.
Hernani, à part.

Il le veut ! il le veut ! Il a mon serment !

Cherchant à sa ceinture sans épée et sans poignard.
Il le veut ! il le veut ! Il a mon serment ! — Rien !

Ce devrait être fait ! — Ah !…

Doña Sol.

Ce devrait être fait ! — Ah !…Tu souffres donc bien ?

Hernani.

Une blessure ancienne, et qui semblait fermée,
Se rouvre…
À part.
Se rouvre…Éloignons-la.

Haut.
Se rouvre… Éloignons-la.Doña Sol, bien aimée,

Écoute. Ce coffret qu’en des jours — moins heureux —
Je portais avec moi…

Doña Sol.

Je portais avec moi…Je sais ce que tu veux.
Eh bien, qu’en veux-tu faire ?

Hernani.

Eh bien, qu’en veux-tu faire ? Un flacon qu’il renferme

Contient un élixir qui pourra mettre un terme
Au mal que je ressens. — Va !

Doña Sol.

Au mal que je ressens. — Va !J’y vais, mon seigneur.

Elle sort par la porte de la chambre nuptiale.


Scène IV


HERNANI, seul.

Voilà donc ce qu’il vient faire de mon bonheur !
Voici le doigt fatal qui luit sur la muraille !
Oh ! Que la destinée amèrement me raille !

Il tombe dans une profonde et convulsive rêverie, puis se détourne brusquement.

Hé bien ?… — Mais tout se tait. Je n’entends rien venir.
Si je m’étais trompé ?…

Le masque en domino noir paraît au haut de la rampe.
Hernani s’arrête pétrifié.


Scène V


HERNANI, LE MASQUE
Le masque.

Si je m’étais trompé !…« Quoi qu’il puisse advenir,
« Quand tu voudras, vieillard, quel que soit le lieu, l’heure,
« S’il te passe à l’esprit qu’il est temps que je meure,
« Viens, sonne de ce cor, et ne prends d’autres soins.
« Tout sera fait. » — Ce pacte eut les morts pour témoins.
Eh bien, tout est-il fait ?

Hernani, à voix basse.

Hé bien ! Tout est-il fait ?C’est lui !

Le masque.

Hé bien ! Tout est-il fait ? C’est lui !Dans ta demeure
Je viens, et je te dis qu’il est temps. C’est mon heure.
Je te trouve en retard.

Hernani.

Je te trouve en retard.Bien. Quel est ton plaisir ?
Que feras-tu de moi ? Parle.

Le masque.

Que feras-tu de moi ? Parle.Tu peux choisir.
Du fer ou du poison. Ce qu’il faut, je l’apporte.
Nous partirons tous deux.

Hernani.

Nous partirons tous deux.Soit.

Le masque.

Nous partirons tous deux. Soit.Prions-nous ?

Hernani.

Nous partirons tous deux. Soit. Prions-nous ?Qu’importe ?

Le masque.

Que prends-tu ?

Hernani.

Que prends-tu ?Le poison.

Le masque.

Que prends-tu ? Le poison.Bien ! — Donne-moi ta main.

Il présente une fiole à Hernani, qui la reçoit en pâlissant.
Bois, — pour que je finisse.
Hernani approche la fiole de ses lèvres, puis recule.
Hernani.

Bois, — pour que je finisse.Oh ! par pitié, demain ! —
Oh ! s’il te reste un cœur, duc, ou du moins une âme,
Si tu n’es pas un spectre échappé de la flamme,
Un mort damné, fantôme ou démon désormais,
Si Dieu n’a point encor mis sur ton front : jamais !
Si tu sais ce que c’est que ce bonheur suprême
D’aimer, d’avoir vingt ans, d’épouser quand on aime,
Si jamais femme aimée a tremblé dans tes bras,
Attends jusqu’à demain ! Demain tu reviendras !

Le masque.

Simple qui parle ainsi ! Demain ! demain ! — Tu railles !
Ta cloche a ce matin sonné tes funérailles !
Et que ferais-je, moi, cette nuit ? J’en mourrais.
Et qui viendrait te prendre et t’emporter après ?
Seul descendre au tombeau ! Jeune homme, il faut me suivre !

Hernani.

Eh bien, non ! et de toi, démon, je me délivre !
Je n’obéirai pas.

Le masque.

Je n’obéirai pas.Je m’en doutais. Fort bien.
Sur quoi donc m’as-tu fait ce serment ? — Ah, sur rien.
Peu de chose après tout ! La tête de ton père !
Cela peut s’oublier. La jeunesse est légère.

Hernani.

Mon père ! Mon père !… — Ah ! j’en perdrai la raison !

Le masque.

Non, ce n’est qu’un parjure et qu’une trahison.

Hernani.

Duc !

Le masque.

Duc !Puisque les aînés des maisons espagnoles
Se font jeu maintenant de fausser leurs paroles,
Adieu !

Il fait un pas pour sortir.
Hernani.

Adieu !Ne t’en va pas.

Le masque.

Adieu ! Ne t’en va pas.Alors…

Hernani.

Adieu ! Ne t’en va pas. Alors…Vieillard cruel !

Il prend la fiole.
Revenir sur mes pas à la porte du ciel !
Rentre doña Sol, sans voir le masque, qui est debout, au fond.

Scène VI.


Les Mêmes, DOÑA SOL.
Doña Sol.

Je n’ai pu le trouver, ce coffret.

Hernani, à part

Je n’ai pu le trouver, ce coffret.Dieu ! c’est elle !
Dans quel moment !

Doña Sol.

Dans quel moment ! Qu’a-t-il ? je l’effraie, il chancelle
À ma voix ! — Que tiens-tu dans ta main ? quel soupçon !
Que tiens-tu dans ta main ? réponds.

Le domino s’est approché et se démasque. Elle pousse un cri, et reconnaît don Ruy.
Que tiens-tu dans ta main ? réponds.C’est du poison !
Hernani.

Grand Dieu !

Doña Sol, à Hernani

Grand Dieu !Que t’ai-je fait ? Quel horrible mystère !
Vous me trompiez, don Juan !

Hernani.

Vous me trompiez, don Juan !Ah ! j’ai dû te le taire.
J’ai promis de mourir au duc qui me sauva.
Aragon doit payer cette dette à Silva.

Doña Sol.

Vous n’êtes pas à lui, mais à moi. Que m’importe

Tous vos autres serments ?
Tous vos autres serments ?À don Ruy Gomez.
Tous vos autres serments ?Duc, l’amour me rend forte.
Contre vous, contre tous, duc, je le défendrai.

Don Ruy Gomez, immobile.

Défends-le, si tu peux, contre un serment juré.

Doña Sol.

Quel serment ?

Hernani.

Quel serment ?J’ai juré.

Doña Sol.

Quel serment ? J’ai juré.Non, non, rien ne te lie !
Cela ne se peut pas ! Crime ! attentat ! folie !

Don Ruy Gomez.

Allons, duc !

Hernani fait un geste pour obéir. Doña Sol cherche à l’entraîner.
Hernani.

Allons, duc !Laissez-moi, doña Sol, il le faut.
Le duc a ma parole, et mon père est là-haut !

Doña Sol, à don Ruy Gomez.

Il vaudrait mieux pour vous aller aux tigres même
Arracher leurs petits qu’à moi celui que j’aime !
Savez-vous ce que c’est que doña Sol ? Longtemps,
Par pitié pour votre âge et pour vos soixante ans,
J’ai fait la fille douce, innocente et timide,
Mais voyez-vous cet œil de pleurs de rage humide ?

Elle tire un poignard de son sein.
Voyez-vous ce poignard ? — Ah ! vieillard insensé,

Craignez-vous pas le fer quand l’œil a menacé ?
Prenez garde, don Ruy ! — Je suis de la famille,
Mon oncle ! Écoutez-moi. Fussé-je votre fille,

Malheur si vous portez la main sur mon époux !

Elle jette le poignard, et tombe à genoux devant le duc.
Ah ! je tombe à vos pieds ! Ayez pitié de nous !

Grâce ! Hélas ! monseigneur, je ne suis qu’une femme,
Je suis faible, ma force avorte dans mon âme,
Je me brise aisément. Je tombe à vos genoux !
Ah ! je vous en supplie, ayez pitié de nous !

Don Ruy Gomez.

Doña Sol !

Doña Sol.

Doña Sol !Pardonnez ! Nous autres espagnoles,
Notre douleur s’emporte à de vives paroles,
Vous le savez. Hélas ! vous n’étiez pas méchant !
Pitié ! vous me tuez, mon oncle, en le touchant !
Pitié ; je l’aime tant !

Don Ruy Gomez, sombre.

Pitié ; je l’aime tant !Vous l’aimez trop !

Hernani.

Pitié ; je l’aime tant ! Vous l’aimez trop !Tu pleures !

Doña Sol.

Non, non, je ne veux pas, mon amour, que tu meures !
Non, je ne le veux pas.

À don Ruy.
Non, je ne le veux pas.Faites grâce aujourd’hui !

Je vous aimerai bien aussi, vous.

Don Ruy Gomez.

Je vous aimerai bien aussi, vous.Après lui !
De ces restes d’amour, d’amitié, — moins encore,
Croyez-vous apaiser la soif qui me dévore ?
Montrant Hernani.
Il est seul ! il est tout ! Mais moi, belle pitié !
Qu’est-ce que je peux faire avec votre amitié ?

Ô rage ! il aurait, lui, le cœur, l’amour, le trône,
Et d’un regard de vous il me ferait l’aumône !
Et s’il fallait un mot à mes vœux insensés,
C’est lui qui vous dirait : — Dis cela, c’est assez ! —
En maudissant tout bas le mendiant avide
Auquel il faut jeter le fond du verre vide !
Honte ! dérision ! Non. Il faut en finir,
Bois !

Hernani.

Bois !Il a ma parole, et je dois la tenir.

Don Ruy Gomez.

Allons !

Hernani approche la fiole de ses lèvres. Doña Sol se jette sur son bras.
Doña Sol.

Allons !Oh ! pas encor ! Daignez tous deux m’entendre.

Don Ruy Gomez.

Le sépulcre est ouvert, et je ne puis attendre.

Doña Sol.

Un instant ! — Mon seigneur ! Mon don Juan ! — Ah ! tous deux,
Vous êtes bien cruels ! Qu’est-ce que je veux d’eux ?
Un instant ! voilà tout, tout ce que je réclame ! —
Enfin, on laisse dire à cette pauvre femme
Ce qu’elle a dans le cœur !… — Oh ! laissez-moi parler !

Don Ruy Gomez, à Hernani.

J’ai hâte.

Doña Sol.

J’ai hâte.Messeigneurs, vous me faites trembler !
Que vous ai-je donc fait ?

Hernani.

Que vous ai-je donc fait ?Ah ! son cri me déchire.

Doña Sol, lui retenant toujours le bras.

Vous voyez bien que j’ai mille choses à dire !

Don Ruy Gomez, à Hernani.

Il faut mourir.

Doña Sol, toujours pendue au bras d’Hernani.

Il faut mourir.Don Juan, lorsque j’aurai parlé,
Tout ce que tu voudras, tu le feras.

Elle lui arrache la fiole.
Tout ce que tu voudras, tu le feras.Je l’ai !
Elle élève la fiole aux yeux d’Hernani et du vieillard étonné.
Don Ruy Gomez.

Puisque je n’ai céans affaire qu’à deux femmes,
Don Juan, il faut qu’ailleurs j’aille chercher des âmes.
Tu fais de beaux serments par le sang dont tu sors,
Et je vais à ton père en parler chez les morts !
— Adieu…

Il fait quelques pas pour sortir. Hernani le retient.
Hernani.

Adieu…Duc, arrêtez !

À doña Sol.
Adieu… Duc, arrêtez !Hélas ! je t’en conjure,

Veux-tu me voir faussaire, et félon, et parjure ?
Veux-tu que partout j’aille avec la trahison
Écrite sur le front ? Par pitié, ce poison.
Rends-le-moi ! Par l’amour, par notre âme immortelle !…

Doña Sol, sombre.

Tu veux ?
Elle boit.
Tu veux ?Tiens, maintenant !

Don Ruy Gomez, à part.

Tu veux ? Tiens maintenant !Ah ! c’était donc pour elle ?

Doña Sol, tendant à Hernani la fiole à demi vidée.

Prends, te dis-je !

Hernani, à Don Ruy.

Prends, te dis-je !Vois-tu, misérable vieillard ?

Doña Sol.

Ne te plains pas de moi, je t’ai gardé ta part.

Hernani, prenant la fiole.

Dieu !

Doña Sol.

Dieu !Tu ne m’aurais pas ainsi laissé la mienne,
Toi ! Tu n’as pas le cœur d’une épouse chrétienne.
Tu ne sais pas aimer comme aime une Silva.
Mais j’ai bu la première et suis tranquille. — Va !
Bois si tu veux !

Hernani.

Bois si tu veux !Hélas ! qu’as-tu fait, malheureuse ?

Doña Sol.

C’est toi qui l’as voulu.

Hernani.

C’est toi qui l’as voulu.C’est une mort affreuse !

Doña Sol.

Non. Pourquoi donc ?

Hernani.

Non. Pourquoi donc ?Ce philtre au sépulcre conduit.

Doña Sol.

Devions-nous pas dormir ensemble cette nuit ?
Qu’importe dans quel lit ?

Hernani.

Qu’importe dans quel lit ?Mon père, tu te venges

Sur moi qui t’oubliais !

Il porte la fiole à sa bouche.
Doña Sol, se jetant sur lui.

Sur moi qui t’oubliais !Ciel ! des douleurs étranges !…
Ah ! jette loin de toi ce philtre ! — Ma raison
S’égare. Arrête ! Hélas ! mon don Juan, ce poison
Est vivant ! ce poison dans le cœur fait éclore
Une hydre à mille dents qui ronge et qui dévore !
Oh ! je ne savais pas qu’on souffrît à ce point !
Qu’est-ce donc que cela ? c’est du feu ! Ne bois point !
Oh ! tu souffrirais trop !

Hernani, à don Ruy.

Oh ! tu souffrirais trop !Ah ! ton âme est cruelle !
Pouvais-tu pas choisir d’autre poison pour elle ?

Il boit et jette la fiole.
Doña Sol.

Que fais-tu ?

Hernani.

Que fais-tu ?Qu’as-tu fait ?

Doña Sol.

Que fais-tu ? Qu’as-tu fait ?Viens, ô mon jeune amant,
Dans mes bras.

Ils s’asseyent l’un près de l’autre.
Dans mes bras.N’est-ce pas qu’on souffre horriblement ?
Hernani.

Non.

Doña Sol.

Non.Voilà notre nuit de noce commencée !
Je suis bien pâle, dis, pour une fiancée ?

Hernani.

Ah !

Don Ruy Gomez.

Ah !La fatalité s’accomplit.

Hernani.

Ah ! La fatalité s’accomplit.Désespoir !
Ô tourment ! doña Sol souffrir, et moi le voir !

Doña Sol.

Calme-toi. Je suis mieux. — Vers des clartés nouvelles
Nous allons tout à l’heure ensemble ouvrir nos ailes.
Partons d’un vol égal vers un monde meilleur.
Un baiser seulement, un baiser !

Ils s’embrassent.
Don Ruy Gomez.

Un baiser seulement, un baiser !Ô douleur !

Hernani, d’une voix affaiblie.

Oh ! béni soit le ciel qui m’a fait une vie
D’abîmes entourée et de spectres suivie,
Mais qui permet que, las d’un si rude chemin,
Je puisse m’endormir, ma bouche sur ta main !

Don Ruy Gomez.

Qu’ils sont heureux !

Hernani, d’une voix de plus en plus faible.

Qu’ils sont heureux !Viens, viens… doña Sol… tout est sombre…
Souffres-tu ?


Doña Sol, d’une voix également éteinte.

Souffres-tu ?Rien, plus rien.

Hernani.

Souffres-tu ? Rien, plus rien.Vois-tu des feux dans l’ombre ?

Doña Sol.

Pas encor.

Hernani, avec un soupir.

Pas encor.Voici…

Il tombe.
Don Ruy Gomez, soulevant sa tête, qui retombe.

Pas encor. Voici…Mort !

Doña Sol, échevelée, et se dressant à demi sur son séant.

Pas encor. Voici… Mort !Mort ! non pas ! nous dormons.
Il dort. C’est mon époux, vois-tu. Nous nous aimons.
Nous sommes couchés là. C’est notre nuit de noce.
D’une voix qui s’éteint.
Ne le réveillez pas, seigneur duc de Mendoce.
Il est las.

Elle retourne la figure d’Hernani.
Il est las.Mon amour, tiens-toi vers moi tourné.

Plus près… plus près encor…

Elle retombe.
Don Ruy Gomez.

Plus près… plus près encor…Morte ! — Oh ! je suis damné !

Il se tue.