Heures de récréation/01/01

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Eugène Ardant et Cie (p. 5-9).

HEURES
DE RÉCRÉATION



i. — Origine des Colliberts.


On vous a bien souvent, mes petits amis, raconté d’amusantes histoires et de beaux contes, sur lesquels vous avez ou ri ou pleuré, avant de vous inquiéter si ce que vous lisiez était vrai ou faux. Je ne sais si les petits Colliberts vous offriront assez d’intérêt, assez de merveilleux pour espérer de vous un aussi bon accueil.

Pierre et Loubette ne sont point une fiction : ils ont existé, et leurs aventures sont restées une des traditions du pays qui les a vus naître. L’intérêt qui peut s’attacher à eux prend sa source dans la simplicité même de leur histoire. Je vous la redirai telle qu’elle m’a été contée ; mais comme l’utile doit toujours passer avant l’agréable, je vais commencer par vous expliquer ce que c’était que les Colliberts.

L’origine de ce peuple remonte au temps des Gaulois, cent cinquante ans avant Jésus-Christ ; ils possédaient alors toute la partie du Bas-Poitou, connue à présent sous le nom de Vendée. On les nommait Cambolectri. La chasse, la pêche et la guerre étaient leurs seules occupations ; ils habitaient des huttes peintes qu’ils transportaient à volonté, comme l’Arabe du désert transporte la tente sous laquelle il dort. Ces huttes formaient des villages que l’on n’était jamais sûr de retrouver le soir à la même place où on les avait vus le matin. Les Cambolectri avaient un caractère sauvage et farouche ; ils se teignaient les cheveux d’un rouge éclatant, se peignaient le corps d’une foule de dessins bizarres, et rendaient à la pluie un culte plus empreint de crainte que d’amour, car ils la regardaient comme la divinité la plus dangereuse qu’ils eussent à implorer, et dans le fait la pluie était pour eux un fléau presque égal à celui de la peste. Leurs seuls moyens d’existence consistaient dans le poisson et dans le gibier ; la pluie retenait les poissons au fond de l’eau, où ils restaient alors cachés dans le plus grand calme ; la pluie faisait fuir les oiseaux dans les creux des rochers et rendait la chasse impraticable.

Lorsque les Romains commencèrent, dans les premiers temps, à civiliser ce peuple, on vit les huttes disparaître les unes après les autres, et la terre se couvrir de moissons ; une grande route traversa bientôt des campagnes jusqu’alors impraticables, et quelques maisons s’élevèrent çà et là non plus en roseaux et en terre glaise, mais en belles pierres de taille et en charpente de chêne. Les Romains entourèrent d’une ligne de forteresses les forêts du Bas-Poitou, ils y établirent des garnisons ; ces forts sont devenus les petites villes de Mortagne, Gétigné, Légé, Clisson, etc. Une de ces légions, composée presque entièrement de Scythes ou Goths, s’empara de toute la rive gauche de la Sèvre nantaise ; elle y fonda plusieurs villes, dont Tiffauges devint la capitale. Tiffauges, où l’on ne voit à présent que les ruines d’un magnifique château, vous inspirera un grand intérêt, quand vous saurez que ce château appartenait à Gilles de Retz, surnommé Barbe-Bleue, ce Barbe-Bleue dont vous avez lu l’effrayante histoire dans les contes de Perrault, et dont vous lirez, quand vous serez grands, l’histoire véritable, bien affreuse, bien épouvantable aussi, mais qui ne ressemble en rien au conte que l’on a fait pour vous, et qui, selon moi, me semble une lecture beaucoup plus effrayante qu’amusante. Barbe-Bleue avait donc un château à Tiffauges ; on croit que ce château fut bâti au temps de saint Louis dans le xiiie siècle.

Lorsque les Goths se furent alliés à une grande partie des Cambolectri, ils songèrent, dans le vie siècle, à se débarrasser de ceux des Cambolectri qui menaient encore au milieu d’eux la vie errante de leurs pères ; ils les chassèrent d’une partie de la Vendée appelée aujourd’hui le Bocage, les forcèrent à se replier dans les marais qui bordent l’Océan, et les emprisonnèrent ainsi entre la terre et les flots. Les malheureux Cambolectri comprirent alors qu’il n’y avait plus pour eux d’autre liberté, d’autre asile, d’autre patrie que la mer et ses vagues, moins redoutables à ces hommes non civilisés, que la vie d’esclavage qu’ils laissaient derrière eux.

On donna à ces pauvres exilés le nom de Colliberts, qui signifie Tête libre ; et, après les avoir chassés de leurs forêts, on leur laissa la liberté d’errer au bord des côtes et dans les marais. Il n’y avait là aucun gibier qui pût les aider à vivre ; quelques oiseaux de mer venaient seuls s’abattre sur les côtes, et leur chair était dure et mauvaise au goût ; la pêche devint leur unique moyen d’existence : ils faisaient sécher le poisson au soleil et s’en nourrissaient lorsque la pluie les empêchait de s’en procurer d’autres. Ils avaient bâti de nouvelles huttes, mais moins belles et moins commodes que celles qu’on les avait forcés d’abandonner ! Repoussés de tous, même de leurs compatriotes, leur caractère, déjà sauvage, devint presque féroce ; ils n’avaient pas notre douce et sublime religion pour leur inspirer le pardon des injures, pour leur apprendre à rendre le bien pour le mal ! Ils vécurent donc longtemps farouches et solitaires, se léguant de générations en générations, la haine, la misère et la vengeance. Deux siècles s’écoulèrent ainsi.

Lorsque les Normands ou hommes du nord, firent leur invasion en France, ils remontèrent la Loire, la Sèvre nantaise et la Sèvre niortaise ; cette dernière rivière s’étend jusqu’aux marais qui la séparent de l’Océan, et ces marais servaient d’asiles aux Colliberts ; ils furent presque tous massacrés impitoyablement. On était alors dans le ixe siècle ! Les débris de cette malheureuse peuplade ne trouvèrent d’asile qu’au fond des retraites les plus inabordables et dans le creux des rochers… Le désespoir aigrit encore leur caractère sauvage et ne donna que plus de force à leur farouche indépendance.

Ils vivaient bien misérablement lorsque, plusieurs siècles après, des missionnaires formèrent le projet de pénétrer au milieu de cette colonie errante et dépeuplée. Mal accueillis d’abord, ils appelèrent à leur aide la patience et la charité… Repoussés, menacés sans cesse, ils revinrent toujours, ils prièrent, et se dévouèrent au péril de leur vie à la tâche sublime qu’ils s’étaient imposée. On s’accoutuma à les voir, on partagea avec eux, et les creux de rochers, et le poisson que l’on prenait presqu’en tremblant, car les flots au lieu de les garantir, avaient apporté vers eux des bourreaux. Les missionnaires gagnèrent peu à peu leur confiance et lorsqu’ils prêchèrent la parole de Dieu, leur voix trouva le chemin de ces cœurs ulcérés et la foi s’y glissa comme la rosée dans le calice d’une fleur à demi-flétrie. Idolâtres ils s’étaient révoltés ; chrétiens ils se soumirent… À dater de ce moment ils vécurent sinon parfaitement heureux, du moins paisibles, errant toujours auprès des rivages paternels et ne devant qu’à eux-mêmes le soutien d’une existence tout à fait inconnue aux peuples civilisés… On les oublia !… ils s’établirent où bon leur plut ; ils perdirent peu à peu la crainte qu’ils avaient des hommes ; les missionnaires en leur enseignant la religion catholique leur avaient enseigné les avantages réels du commerce, la nécessité de se créer une existence moins sauvage et moins misérable, ils leur avaient procuré quelques outils ; l’intelligence des Colliberts s’était développée à mesure que leurs âmes s’étaient élevées vers Dieu. Ils construisirent des bateaux plus grands et mieux faits que ceux qui avaient été détruits par les Normands, et se mirent à approvisionner de poissons les couvents environnants, puis, à mesure que la mer se retira et laissa quelques terres à découvert, ils s’en emparèrent, et y bâtirent des huttes semblables à celles de leurs ancêtres. La terre fut ensemencée ; des bourgs, des villages de huttes s’élevèrent ; les Colliberts formèrent de nouveau un petit peuple à part ; mais ils ne se teignaient plus les cheveux, ils ne se peignaient plus le corps ; de bons vêtements filés par leurs femmes et leurs filles, couvraient leur nudité, et ils étaient devenus confiants et hospitaliers. Quelques-uns d’entre eux, préférant leurs bateaux aux huttes, et la mer à la terre ferme, ne voulurent pas d’autre asile, et se vouèrent uniquement à la pêche, et à leur vie primitive, sans cesser de visiter les habitants des huttes et de vivre avec eux en bonne intelligence.