Heures de récréation/02/03

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Eugène Ardant et Cie (p. 77-85).

iii. — Le vieux Jérôme.


Lorsque les trois enfants de M. Dorigny se furent groupés bien près de lui, ce bon père acheva ainsi l’Histoire du Portrait qui marche.

« Il y avait, chez le papa d’Henri et d’Ernest, un vieux domestique fort attaché à la famille. Il avait vu naître les deux enfants ; et quoiqu’il fût doux et bon pour eux, il ne les gâtait pas et savait fort bien les réprimander quand ils faisaient mal. Henri l’écoutait toujours ; mais Ernest, ne pouvant vaincre sa turbulence et son espièglerie, qui l’emportaient souvent sur son bon cœur, envoyait promener Jérôme, se moquait de lui, et inventait une foule de malices pour se venger de ce qu’il appelait sa surveillance.

» Jérôme aimait Ernest, mais bien moins qu’il n’aimait Henri ; et comme il avait été souvent témoin des grimaces qu’Ernest faisait au portrait de son oncle, il l’avait vivement réprimandé, lui faisant observer avec raison que le plus grand respect devait s’attacher à la vieillesse ; et que les vivants, au lieu de se moquer des morts, devaient avoir un culte pour eux.

» À toutes ces choses, qu’Henri, quoique plus jeune de deux ans, comprenait parfaitement, Ernest répondait par de nouvelles grimaces et de fort mauvaises plaisanteries.

» Le vieux domestique, indigné de ce qu’il appelait à tort le mauvais cœur de cet enfant, résolut de le punir de manière à lui faire sentir ses fautes, et à l’empêcher de jamais recommencer. Jérôme avait plus d’imagination que d’éloquence ; il eut recours pour cela à une espèce de fantasmagorie. Il découpa adroitement la bouche et les yeux du portrait, de façon à pouvoir les soulever comme des couvercles de tabatières.

» On aurait dit qu’Ernest courait comme à plaisir au-devant de l’effrayante punition que Jérôme lui préparait ; car si quelque chose peut excuser ce bon vieillard d’avoir persisté dans son imprudent projet, c’est la conduite que tint Ernest avec lui pendant les deux ou trois jours où Jérôme hésitait entre demander son compte ou donner la terrible leçon. Il y avait fort longtemps que ce brave homme patientait dans la maison par attachement pour ses maîtres et pour son petit Henri ; car Ernest lui rendait la vie fort dure, et il ne voulait pas s’en plaindre, de peur de le faire punir trop sévèrement. C’était lui qui aidait les enfants à se déshabiller, et pendant les deux soirées qui précédèrent celle où Ernest crut entendre la terrible voix du portrait, il fut sans pitié pour Jérôme, le faisant courir tout autour de la chambre, ne voulant pas se déshabiller, soufflant la lumière, montant sur son dos, lui tirant les oreilles et l’appelant vieux bonhomme, sans jamais faire succéder à toutes ces malices un mot aimable, une caresse. Ah ! vraiment, mes chers enfants, Ernest était un démon de turbulence et de malice ! mais il s’est bien corrigé depuis. »

— Vous l’avez donc connu, papa ?

— Oui, mes enfants, je l’ai beaucoup connu, et vous le connaissez aussi.

— Nous le connaissons ! s’écrièrent-ils tous trois à la fois ; oh ! que c’est drôle !

« Jérôme, mes chers amis, couchait au-dessus de l’appartement de ses maîtres, et il y avait un escalier dérobé qui conduisait de sa chambre à une petite porte donnant dans la chambre des enfants. Il parvient à huiler si bien la serrure et les gonds de cette porte, qu’elle s’ouvrait sans faire aucun bruit.

» Le soir même où il avait tout disposé pour donner à Ernest ce qu’il appelait une bonne leçon, il prit Henri à part, et lui dit : « Le bon Dieu punira ton frère : mais toi, mon cher enfant, il te bénira, car tu es doux et bon. N’aies donc pas peur si tu vois cette nuit ton grand-oncle revenir de l’autre monde pour châtier Ernest. »

» C’était fort mal à Jérôme, mes enfants, de dire de semblables choses au petit Henri ; il savait fort bien que les morts ne reviennent point ; mais il n’avait reçu aucune éducation, et ne prévoyait pas les suites qu’aurait pu avoir une pareille correction. Il cherchait à prévenir Henri pour qu’il n’eût pas peur, ne voulant pas, pensait-il, punir l’innocent comme le coupable, et il s’y prenait, comme vous le voyez, bien maladroitement. Son ignorance, et tout ce qu’il avait à souffrir d’Ernest, peuvent seuls l’excuser un peu.

» Jérôme mit fort peu d’huile dans la veilleuse, et lorsque les deux enfants furent déshabillés, il monta dans sa chambre.

» Comme il l’avait prévu, la veilleuse ne fut pas longtemps à s’éteindre. Jérôme ouvrit alors doucement la porte ; il cachait une lanterne sourde ; il décrocha le tableau, et, se plaçant derrière lui, il le fit glisser jusqu’au lit d’Ernest. Le bruit que faisait le tableau en glissant empêchait que l’on entendît celui de ses pas ; lorsqu’il fut près du lit, il souleva la toile à l’endroit où se trouvaient les deux yeux, et dirigea tout à coup la lumière de sa lanterne sourde vers ces deux trous. Ernest, dans sa frayeur, crut voir des flammes sortir de ces yeux, et ce fut cette vive clarté qui éclaira non-seulement le portrait, mais encore la chambre. Il appliqua en même temps sa bouche à la place de la bouche du portrait, qu’il avait découpée comme les yeux, et fit à Ernest l’épouvantable grimace dont tu ne nous as parlé qu’en tremblant. Ce fut sa voix qui ces mots si effrayants : Regarde-moi !

Vous repentez-vous, méchant enfant ? Comprends-tu à présent, Auguste ?…

— Oh ! oui, papa, je comprends bien ; mais je n’aurais jamais deviné une chose comme celle-là.

— Tu aimais mieux croire qu’un portrait marchait et parlait !

— Non, papa : je crois que je ne croyais rien ; seulement cela m’occupait beaucoup, et j’en rêvais toutes les nuits : cela était si étonnant ! si merveilleux !

— Et c’est là le mal, mon ami ; le merveilleux attache, captive ; à ton âge on ne raisonne rien et on ajoute foi à tout. Les histoires de revenants sont aussi faciles à expliquer que celle de ce portrait. Les morts ne reviennent point ; il ne faut avoir peur que d’une seule chose dans ce monde, c’est de mal faire ! Lorsqu’un enfant est sage et obéissant, il n’a jamais rien à craindre ; ses parents et le bon Dieu veillent sur lui le jour et la nuit.

— C’était tout de même fort mal à Jérôme, reprit Auguste, qui paraissait livré à de graves réflexions.

— Oui, mon enfant, cela était fort mal, et il fut sévèrement réprimandé par ses maîtres, si bien que le pauvre homme eût lui-même un si grand regret de ce qu’il avait fait, qu’il tomba malade et resta au lit fort longtemps. Ce fut alors qu’il put voir que, si Ernest avait de grands défauts, son cœur du moins n’était pas méchant. Henri ne fut pas plus attentif près de lui pendant sa maladie que ne le fut Ernest ; le pauvre enfant avait bien perdu de son espièglerie ; l’effroi qu’il avait ressenti avait changé entièrement son caractère ; de brave et d’imprudent qu’il était auparavant, il était devenu poltron et sérieux ; il ne jouait plus le soir, et il ne regardait jamais les portraits sans qu’un tremblement ne le saisît ; sa mère fut obligée de le changer de chambre. Lorsque Jérôme se trouve guéri, il s’attacha profondément à Ernest, et tâcha, par mille petites complaisances, de réparer le mal qu’il avait fait. Sa reconnaissance pour les soins qu’il avait reçus d’Ernest était d’autant plus vive qu’il s’était attendu à devenir pour cet enfant un objet d’aversion ; car, dans l’espoir de le guéri de ses frayeurs, les parents d’Ernest lui avaient expliqué comment Jérôme s’y était pris pour faire marcher le portrait.

— Mais, papa, interrompit Laure, comment savez-vous tout cela ? vous y étiez donc ! ou on vous l’a raconté bien des fois ?

— J’y étais, ma fille ; car cette histoire est la mienne et celle de mon frère.

— Ô mon Dieu ! s’écrièrent les enfants, vous êtes donc le petit Henri ? car notre oncle est l’aîné.

— Oui, mes petits amis, je suis, ou du moins j’étais le petit Henri, qui se cachait si bien sous ses couvertures ; et je puis vous assurer que mon père, lorsqu’il vint au secours de mon frère, qui était presque évanoui, ne songea qu’à calmer sa frayeur, et ne lui dit point que c’était une punition du bon Dieu.

— Mais, papa, comment Fifine a-t-elle lu cette histoire dans un livre ?

— Cette aventure fit beaucoup de bruit, ma chère Laure ; on en parla longtemps ; chacun l’augmenta, la varia à sa façon ; elle sera arrivée ainsi défigurée à quelque auteur qui s’en sera emparé.

— Fifine ne se doute guère de cela, par exemple ; mon Dieu, que c’est drôle ! comment, vous étiez Henri, et mon oncle, c’était Ernest, Ernest le tapageur, le désobéissant ! Il est si bon, si doux à présent, mon oncle !

— Il a compris avec l’âge que le seul moyen de se faire aimer, c’était d’aimer, et de ne faire de mal à personne : à quatorze ans, mon cher Auguste, il faisait déjà la gloire et le bonheur de notre famille !

— Ah bien ! voilà qui est fini, papa, je ne demanderai plus de veilleuse la nuit ; je me coucherai tout seul ! — Et Auguste se mit à sauter en battant de joyeux entrechats ; on voyait qu’il avait un grand poids de moins sur le cœur.

— Et Jérôme, dirent les deux jeunes filles, qu’est-il devenu ?

— Jérôme est mort, mes enfants ; et mon frère et moi, nous l’avons bien pleuré, car il nous aimait beaucoup, et rien ne remplace un vieux serviteur dévoué.

— Et qu’est devenu le portrait ?

— Le portrait, mes chers enfants, est resté avec tous les autres, dans la même chambre que j’habitais alors ; mon père le fit restaurer, car Jérôme l’avait abîmé.

— Oh ! que nous voudrions le voir !

— Peut-être vous ferai-je faire ce voyage au printemps prochain, si je suis content de vous : car ce portrait est bien loin.

— Et où donc est-il, cher papa ?

— Dans le château que ton oncle et moi nous avons dans la Vendée, auprès de Clisson.

— Ah, oui ! ce château où vous allez quelquefois passer le temps de la chasse, tandis que vous nous confiez à notre bonne-maman.

— C’est là où tu as été nourri, mon cher Auguste ; mais tu ne peux plus te rappeler, ni de ta nourrice, ni du château ; tu avais deux ans quand je pris le parti de me fixer à Paris. C’est dans ce château que votre mère est morte, mes enfants,

Auguste n’avait que cinq mois ; il fallut chercher une nourrice : la fille de Jérôme avait un fils du même âge ; ce fut à elle que je te confiai, mon cher enfant. Cette brave femme a eu pour toi le cœur et les soins d’une mère : il ne faudra jamais l’oublier, et je pense que tu seras bien joyeux quand tu sauras que je l’attends vers la fin de ce mois. Elle amène son fils, auquel je me suis chargé de faire apprendre la sculpture ; cet enfant annonce les plus grandes dispositions.

Auguste sauta de joie en apprenant cette nouvelle ; et Laure assura qu’elle se rappelait fort bien Véronique, qui lui donnait tous les matins une jatte de bon lait, et l’emmenait dans le poulailler pour dénicher les œufs. Mais, ajouta-t-elle, je ne me souviens que de cela, et de la chambre à coucher de ma chère maman.

— Tu es bien heureuse, dit Amélie ; moi, je ne me rappelle rien, pas même notre chère maman ! et cependant ma grand’maman me dit souvent que j’ai bien pleuré quand elle est morte.

M. Dorigny se détourna pour essuyer une larme, et comme il voulait changer la conversation, il reprit ainsi :

— Delriau est un charmant enfant : il a dix ans et demi ; il est fort doux et a beaucoup d’intelligence ; vous serez étonnés, mes enfants, des jolis petits animaux qu’il façonne avec son couteau ; je suis sûr qu’il deviendra un habile sculpteur, et j’ai promis de l’envoyer dans l’atelier d’un de ses compatriotes, le célèbre David.

— Ah ! il ira chez M. David ! s’écria Auguste ; et pourquoi n’irai-je pas aussi, moi ?

— Par une raison toute simple, mon ami ; c’est que tu n’as, jusqu’à ce moment, manifesté aucun goût, aucune disposition pour cet art.

— Comment donc, papa ! je fais des bonshommes de neige qui sont plus grands que moi, et ils sont si bien que tous mes petits camarades disent qu’ils ne savent pas comment je puis faire pour leur donner une forme si naturelle ; et l’autre jour encore j’ai fait, pour Amélie, avec une grosse mie de pain frais, un très-joli vase à fleurs ; si elle ne l’a pas brisé, vous pourrez le voir.

— En vérité ! interrompit M. Dorigny en riant, je confesse que j’avais tort de nier tes dispositions pour la sculpture ! Eh bien ! mon ami, nous verrons si l’exemple de Delriau te gagne ; vous deviendrez l’émule l’un de l’autre, et au lieu d’un artiste, David en formera deux : il est habitué à faire de bons élèves.

— Ah ! voilà, qui est décidé ! s’écria Auguste avec joie ! j’irai chez David, je serai sculpteur.

— Tu n’avais pas encore eu cette idée-là, dit aussitôt Laura, en ajoutant avec malice : et tu voulais être militaire avant que Fifine t’eût raconté la terrible histoire qui avait mis ta bravoure en déroute.

Auguste fit la moue à sa sœur, et répéta : « Dis ce que tu voudras, je serais sculpteur ! »

M. Dorigny se leva ; la soirée était déjà avancée, et il sonna.

Quoi ! papa, déjà se coucher ! dit Auguste ; je n’ai pourtant pas du tout envie de dormir, bien au contraire ! Papa, dites-moi, je vous prie, combien il y a de jours encore jusqu’à la fin du mois ?

— Il y a dix-huit jours, mon ami.

— Ah, mon Dieu ! tant que cela ! Cher papa, vous nous conterez des histoires, n’est-ce pas ? pour nous empêcher de trouver le temps trop long d’ici là, le soir surtout ; les veillées sont si longues !

— Non, mon enfant, je te l’ai déjà dit, je n’en sais plus.

— Et Fifine, papa ?

— Je vais lui défendre, sous peine d’être renvoyée, de vous lire ou de vous raconter aucune histoire, et je vous connais assez pour être sûr que vous ne la mettrez pas dans le cas de me désobéir.

— Non, papa, nous ne lui en demanderons, puisque vous nous le défendez ; mais lorsqu’on a travaillé toute la journée, on aime bien à s’amuser le soir.

— Je suis tout-à-fait de votre avis, mes enfants, et je vous assure que j’ai un excellent moyen de vous faire passer le temps agréablement.

— Et lequel, papa ?

— Je vous donnerais à lire Berquin.

— Oh ! nous le connaissons.

— Eh bien, le Magasin des Enfants.

— Nous le connaissons aussi.

— En ce cas, je vous donnerai les contes de M. Bouilly.

— Hélas ! papa, nous avons lu tant de fois que tous les contes que M. Bouilly à faits pour nous, que nous les savons par cœur ; il devrait bien nous en faire d’autres : parmi les livres d’étrennes qu’on nous donne, nous n’en recevons jamais qui nous amusent et nous intéressent comme les siens.

— Eh bien ! mes chers enfants, je vous promets pour demain quatre ouvrages que vous ne connaissez pas.

— Oh ! lesquels, lesquels ?

— Nous causerons de cela demain, mes enfants ; il est tard, et voilà Joséphine qui vous attend pour que vous alliez vous coucher. — Bonsoir, cher papa. — Bonsoir. — Bonsoir, à demain. » Et les trois enfants se suspendirent au cou de leur père en l’embrassant et en recevant de lui un doux baiser.