Hier et demain (RDDM)/01

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Hier et demain (RDDM)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 57 (p. 5-34).
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HIER ET DEMAIN

I
L’OFFICIER

La France est victorieuse. La nation entière est l’artisan de sa victoire. Dans la nation, l’élément le plus méritant est celui qui a souffert, combattu et bravé la mort sur la ligne de feu : le poilu.

A lui le premier hommage du pays reconnaissant.

Le poilu forme une grande famille dont tous les membres participent aux mêmes mérites ; je voudrais préciser le rôle du frère aîné, l’officier français. Dire quelle fut l’œuvre propre du corps d’officiers français, pourquoi cette œuvre fut possible et enfin les enseignements qu’elle nous propose, n’est-ce pas le plus bel hommage aux 36 000 officiers qui sont morts pour la France ? Defunctus adhuc loquitur. Je voudrais les faire parler.


I. — L’ŒUVRE DES OFFICIERS FRANÇAIS PENDANT LA GUERRE


Pendant la guerre, l’armée française a subi une extension formidable ; le caractère de cette extension est d’avoir porté exclusivement sur les cadres.

A première vue, l’affirmation semble étrange et il semblerait plus exact de dire que l’effectif général de l’armée s’est augmenté ; en effet, les classes 14, 15, 16, 17 et 18 sont venues le gonfler sans que le départ incomplet ou ajourné des classes anciennes produise une diminution équivalente ; sans doute aussi les contingents algériens et coloniaux ont fourni un supplément d’apport d’une réelle importance. Mais, en regard de cette augmentation, il faut placer le déchet très considérable amené par le renvoi dans les usines de 520 000 ouvriers de toutes classes et les pertes encore plus lourdes par le feu ; de sorte qu’en réalité l’effectif total employé dans la zone des armées, non seulement n’a pas augmenté, mais a été en décroissant de 1915 à 1918.

À l’inverse, l’effectif des cadres combattants a été en croissant : en 1914, nous avons commencé la guerre avec 91 300 officiers, y compris, bien entendu, les officiers de complément ; au 1er novembre 1918, nous en avions 135 600. Et cependant, le contingent officiers avait été soumis aux mêmes causes de diminution que l’effectif troupe : s’il est vrai que les usines lui avaient emprunté une proportion moins élevée, en revanche, les pertes au feu l’avaient éprouvé davantage. La proportion pour cent des morts est en effet de 18,7 pour les officiers et de 16 pour la troupe.

Et pourtant, si éloquents qu’ils soient, ces chiffres brutaux de 91 000 et de 135 000 ne mesurent pas encore l’effort d’extension fourni par le corps d’officiers. Il convient en effet de remarquer que, pendant l’intervalle de 1914 à 1918, nous avons perdu 36 600 officiers tués et au moins autant de blessés irrémédiablement, ce qui constitue un déchet minimum de 80 000 officiers. De sorte qu’en réalité la France a dû fournir, pour encadrer ses armées pendant la guerre, un contingent de 215 000 officiers au bas mot.

Que ce contingent ait subi des pertes en morts de 18,7 pour 100, en grands blessés seulement d’au moins autant, en un mot, que plus du tiers de son effectif soit tombé sur le champ de bataille en tués ou mutilés, ceci atteste sa valeur morale. Que ce même contingent ait passé de 91 000 à 215 000, supportant ainsi une extension de plus du double et que l’armée qu’il encadre ait été victorieuse, ceci atteste sa valeur professionnelle. Valeur morale et valeur professionnelle sans lesquelles l’effort nécessaire n’eût pu être fourni, tant l’intensité en était considérable.

Cet effort est peu connu ; il mérite de l’être.

Commandé par les conditions subitement révélées de la guerre moderne, il ne se conçoit bien qu’accompagné de certaines précisions qu’il faut présenter au public, fussent-elles hérissées de quelques chiffres.

Certes on savait depuis longtemps que tout progrès dans l’armement entraîne une augmentation dans la proportion des cadres ; jamais pourtant cette loi n’avait joué avec une violence comparable soumettant nos cadres à un double effort d’extension : d’une part, nécessité d’augmenter le nombre des gradés de tout ordre dans chaque unité, nécessité, d’autre part, d’augmenter en même temps le nombre de ces unités.

Telle est, en effet, la rançon de la machinerie moderne : elle se manifeste par des exigences techniques et par des effets tactiques. Tout d’abord, elle exige un service infiniment plus soigné à tous les points de vue : qu’une mitrailleuse ait un mécanisme encrassé, qu’elle soit mal installée ou mal pointée, son efficacité devient nulle en raison de sa précision même ; que les organes de pointage d’une batterie soient faussés, les plans directeurs mal lus, les liaisons téléphoniques ou par télégraphie sans fil incertaines, ses pièces restent impuissantes. Il faut un service très soigné et ce service ne se peut obtenir que par une proportion plus forte dans le nombre des gradés.

Voyons le phénomène se dérouler dans l’arme la moins chargée de matériel : l’infanterie.

L’infanterie a dû augmenter le nombre de ses mitrailleuses et de ses téléphones en même temps qu’elle recevait des grenades, des fusils-mitrailleurs, des canons de 37 et de la T.S.F. Aussi l’effectif d’un régiment d’infanterie qui, en 1914, comportait 66 officiers pour 3 200 hommes de troupe, comptait-il, en 1918, 66 officiers pour 2 400 hommes de troupe ; en d’autres termes, les cadres d’un régiment d’infanterie ont passé de la proportion d’un officier pour 48 hommes à celle d’un officier pour 36 hommes. Augmentation d’un quart.

Dans l’artillerie, les batteries proprement dites sont entourées d’organisations auxiliaires qui ont augmenté selon un rythme encore plus accéléré la proportion du cadre à la troupe : ce sont par exemple les groupes de commandement de tout ordre, les sections de repérage par observation terrestre ou par le son : ils sont très nombreux et ne comprennent presque que des cadres.

Dans les armes nouvelles où la machine tient la place principale, la proportion atteint des limites jusqu’alors inconnues en France : ainsi un régiment de chars d’assaut compte 47 officiers pour 1 000 hommes, soit 1 officier pour 20 hommes et, détenant le record, une escadrille d’avions normale comprend 11 officiers pour 94 hommes, soit 1 officier pour moins de 9 hommes.

Voilà pour la constitution intérieure des unités armées à la moderne ; l’augmentation des cadres est au minimum d’un quart ; mais la machinerie actuelle n’a pas seulement des exigences nouvelles, elle a aussi des effets nouveaux qui vont se produire dans le domaine de l’emploi des unités, de la tactique ; ils s’y manifestent sous la forme d’une puissance de feu telle que ces unités doivent s’étaler sur le terrain en élargissant les fronts dans des proportions qui dépassent les prévisions. On est donc obligé d’augmenter le nombre des organes chargés de relier les unités élémentaires ainsi étalées, de coordonner leurs mouvements, de les faire vivre, en un mot de les diriger ; cela revient à augmenter le nombre des grandes formations de tout ordre, des régiments comme des divisions et des armées.

Quelques chiffres encore. Nous sommes partis en campagne avec 6 armées comprenant 21 corps d’armée, 83 divisions d’infanterie et 10 divisions de cavalerie : disons plutôt 24 corps d’armée en assimilant à un corps d’armée le groupe de divisions de réserve. Or, en 1918, nous avions 4 groupes d’armées, 10 armées, 36 corps d’armées, en y comprenant les corps de cavalerie : 110 divisions d’infanterie et 8 divisions de cavalerie. C’est une augmentation de 4 groupes d’armées, de 4 armées, de 12 corps d’armée et de 21 divisions d’infanterie pour une diminution de seulement 2 divisions de cavalerie ; les États-Majors ainsi obligatoirement constitués sont des formations importantes qui exigent des officiers instruits et expérimentés et où la proportion d’officiers est naturellement considérable.

En même temps d’ailleurs que les grandes unités et parallèlement, les corps de troupes subissaient une augmentation numérique notable.

Ainsi l’infanterie s’est accrue de 140 bataillons, soit en chiffres ronds 2 000 officiers. L’artillerie a reçu un développement inouï. Nous sommes partis en campagne avec 1 468 batteries ; en 1917, nous en avions 2 562. Calculez l’augmentation : elle est exactement des trois quarts. En ajoutant les augmentations parallèles des États-Majors de régiment et de groupes, des organes nouveaux, on comprendra que nous ayons doublé le nombre de nos officiers d’artillerie.

Des formations complètement nouvelles ont dû être créées, comme les régiments de chars d’assaut et, en réalité, les escadrilles d’avions, pour ne compter que les gros morceaux, qui sont d’ailleurs de très gros morceaux. On se demande sous quelle rubrique porter un service comme celui de l’automobilisme ? Le nombre des officiers y a passé de 250 à 2 200 en même temps que ses camions passaient de 6 000 à 45 000, auxquels il est juste d’ajouter 25 000 voitures employées par l’aviation, l’artillerie, etc. et des parcs de réparation avec toutes leurs dépendances. N’est-ce pas, à proprement parler, une création ? Ainsi la machinerie moderne, en même temps qu’elle retirait du front un personnel nombreux pour sa fabrication, imposait par les soins qu’elle exige comme par ses effets tactiques, un renforcement des formations en officiers et en outre une augmentation du nombre de ces formations : la machinerie est onéreuse.

Le corps des officiers français a subi de ce fait une épreuve sans précédent : en 4 années, il a dû se gonfler, s’étendre sans diminuer de valeur et passer, répétons-le, de 91 000 à 135 000 tout en perdant 80 000 officiers, sans compter les blessés si nombreux qui revenaient, après interruption, reprendre leur place dans le rang. J’ai vu au lendemain de l’armistice des corps d’infanterie où plus des trois quarts des officiers portaient les chevrons à la manche droite.

Ce qu’une semblable épreuve impose de courage, de ténacité, d’intelligence à ceux qui l’ont supportée et résolue en un triomphe, ne se peut mesurer par des chiffres. Il n’existe qu’un instrument susceptible d’enregistrer exactement l’intensité de l’effort fourni par nos officiers, c’est le cœur de leurs chefs.

Mais après tout, quelque considérable que fût cet effort, il a été développé à l’intérieur de l’armée française ; on peut dire qu’il prenait sa place dans l’effort général fourni par le pays entier ; et sans doute cette place est particulièrement importante, mais elle n’est pas exclusive.

Il est juste de signaler une autre tâche qui vint se superposer à la précédente, qui eut, celle-là, le caractère exclusif d’un lourd privilège et qui fut menée à bien avec la même générosité  : c’est l’œuvre des officiers français dans les armées de la coalition.

A mesure que la guerre poursuivait son développement, ses effets provoquaient dans le monde entier l’appel aux armes. La Belgique, frappée au mépris de la foi jurée, avait ramené sur le sol français son armée disloquée par une invasion contre laquelle elle ne pouvait lutter que pour sauver l’honneur. Cette armée devait se reconstituer complètement. Aussitôt constatée la violation du droit des gens, l’Angleterre s’était jetée résolument dans la lutte, mais elle ne pouvait mettre en ligne qu’une armée de carrière dont les effectifs, l’armement et l’organisation ne répondaient aucunement à la situation. Avec cette détermination qui restera la caractéristique des grandes nations, l’Angleterre va créer en pleine guerre une armée moderne avec sa masse, ses cadres, son matériel complet ; l’armée anglaise sera donc pendant deux ans en voie de transformation. La Russie a une armée régulièrement constituée dès le début de la campagne, mais la Révolution y amène en 1917 des transformations profondes jusqu’au moment où elle la dissoudra définitivement. Après ses beaux succès du début, la Serbie, écrasée sous le nombre, devra reconstituer son armée à Corfou. La Roumanie a des débuts de campagne malheureux ; avec une rare ténacité, elle entreprend de refaire ses forces nationales. La Grèce voit son armée disloquée par les luttes politiques et, lorsqu’elle retrouve son unité, elle a, elle aussi, un complet travail de réfection à accomplir. Enfin les États-Unis ne sont capables, au moment de leur entrée dans la coalition, de fournir qu’une seule division : en un an, ils lanceront à l’attaque une armée de plus d’un million d’hommes. L’armée américaine est une création complète.

Ainsi la plupart des armées de la coalition ont à subir une œuvre de transformation profonde, ou de réfection parfois totale, ou même de création. Or, on est en pleine guerre, le temps manque pour préparer et former les instruments de cette œuvre ; il faut arriver au plus tôt à la bataille, et ceci malgré l’ennemi qui frappe et presse. La nécessité s’impose de demander l’aide des Alliés, qui ont d’ailleurs un intérêt majeur à la fournir, sinon à l’offrir. À qui s’adresser ?

Parmi les armées qui ont conservé leur forme du début, seules les armées française et italienne ont des méthodes d’organisation et d’instruction adaptées dès le temps de paix au régime du service obligatoire, méthodes qui ont fait leurs preuves. Mais l’armée italienne n’est entrée en ligne qu’en 1915 ; elle ne sera que beaucoup plus tard en guerre avec le plus redoutable ennemi de la coalition, enfin son théâtre d’opérations principal est isolé par les conditions géographiques.

C’est donc à l’armée française qu’on s’adressera et, comme les services qu’on peut en réclamer sont du domaine de l’organisation, de l’instruction et de l’emploi, c’est le corps d’officiers qui en supportera presque exclusivement le poids.

Un chiffre tout de suite pour mesurer l’intensité de ce nouvel effort : plus de 3 700 officiers français ont été employés dans les armées alliées. Et quelles qualités devaient posséder ces officiers ! La plus forte proportion devait connaître une langue étrangère, presque tous être aptes à se plier aux fonctions les plus diverses, posséder l’endurance de supporter un régime de vie parfois totalement différent de celui auquel ils étaient habitués, avoir le tact que réclame le contact des étrangers. On a trouvé ces 3 700 officiers ; les résultats obtenus les montrent à la hauteur de leur tâche ; la bonne harmonie entre troupes alliées, qui eut une si grande influence sur les succès de 1918 en Occident et en Orient, atteste le succès de leur œuvre.

Je reconnais que le corps d’officiers allemands eut à accomplir une tâche analogue. Mais avec quelles facilités ! Là les alliés étaient à proprement parler des vassaux et les missions allemandes venaient non pour aider, mais pour exercer le commandement : Mackensen, Falkenhayn, Below commandaient, leurs officiers commandaient.

Les officiers français arrivaient en camarades envoyés chez des camarades ; les rapports entre les armées alliées se traitaient sur le pied d’égalité parfaite et nos officiers se montraient heureux toutes les fois qu’ils pouvaient nous signaler des procédés étrangers dont nous puissions en retour faire notre profit ; ainsi avons-nous demandé à l’armée britannique ses méthodes pour l’instruction des grenadiers et l’initiation à la manœuvre des tanks, tandis que nous lui passions nos procédés de formation des vagues d’assaut et nos méthodes de réglages.

Savoir servir le pays, tout en le faisant aimer, cela est conforme aux traditions de l’armée française et nous savions qu’on trouverait des officiers imbus de cette tradition ; mais en trouver près de 4 000 sans diminuer la valeur du corps d’officiers engagés dans la dure bataille sur la ligne française, voilà le tour de force.

Sans doute il est juste de signaler à partir de 1916 une action analogue des officiers britanniques, mais sans que celle-ci ait atteint une amplitude aussi considérable et, en réalité, ce prélèvement de près de 4 000 officiers choisis au profit de nos alliés reste une charge que nous avons été seuls à supporter dans des proportions pareilles, — charge bienfaisante, charge joyeusement acceptée, mais enfin lourde, très lourde charge et dont il est juste de reconnaître le mérite à ceux qui l’ont portée.

Ainsi donc sur cette immense ligne de bataille que les Empires Centraux ont allumée à toute la périphérie de leur bloc malfaisant, partout on rencontre nos officiers français.

Sur le théâtre d’opérations occidental ils forment l’armature de l’armée nationale, cette armée dont chaque bataille révèle un nouveau progrès, articulation plus souple, armement plus complet, instruction plus avancée ; dans les armées alliées engagées côte à côte ils sont les apôtres de la camaraderie de combat, ils facilitent l’unité d’efforts, en même temps qu’en arrière ils préparent l’entrée en ligne rapide et ordonnée des gros contingents dont l’appoint fera pencher la balance.

Sur les autres théâtres d’opérations on les trouve encore, tantôt comme à Salonique avec leurs propres troupes, tantôt au milieu des troupes d’autres nations, serbes, grecques, roumaines, russes, remplissant les emplois les plus divers, toujours utiles et partout affirmant par leur présence que la France s’engage à fond et jusqu’au bout.

Tout le monde a-t-il vu ces petits points bleus semés sur tout le pourtour de l’arène, attestant par leur action que la même juste cause ajoutait chaque jour de nouveaux uniformes aux capotes bleues du début et poursuivait impitoyablement l’investissement fatal ? Quelqu’un le voyait à coup sûr : c’était le fauve arrêté, devant ces barrières mobiles qu’il croyait renverser de son puissant effort et qu’il ne parvenait qu’à reculer. Aussi, après chaque demi-succès en Orient ou au Sud, en revenait-il toujours à viser ce qu’il savait être le cœur de la coalition, en reprenant ses tentatives « colossales » contre la France : la Marne, Verdun, la bataille de France. Tout le monde connaît ces dates : 1914, 1916, 1918, et tout le monde a remarqué qu’entre chacun de ces millésimes fatidiques la différence est de deux années. C’est toujours le retour sur celle que Guillaume II a appelée « notre principal ennemi. »

C’est que les Allemands connaissent leur histoire ; ils savent ce qu’est une coalition et se rappellent qu’en 1813, en 1814 et en 1815, il s’est rencontré une nation dont l’ardeur, le patriotisme et la valeur militaire ont formé le ciment du bloc : ce fut la Prusse. L’histoire se continue : c’est bien encore une coalition qui vient de vaincre l’Allemagne et dans cette coalition une nation a joué le rôle prépondérant, sur terre du moins : la France a fourni la masse principale des armées combattantes en même temps que sur tous les fronts son corps d’officiers formait le ciment de la coalition. Rôle grandiose qui mérita au corps des officiers français l’insigne honneur de voir choisir dans ses rangs le chef suprême, le grand coordonnateur de l’effort général, de l’effort décisif.


II. — L’INSTITUTION


Des services de cette ampleur, soutenus sans défaillance pendant quatre années et plus, attestent la solidité d’un organisme ; ils dépassent le rendement de quelques personnalités ; ils auraient même rapidement épuisé une élite restreinte et c’est donc que l’élite avait le nombre et qu’elle remplissait l’organisme entier.

Il faut des années et des années pour former un organisme d’élite et ce travail est lui-même inspiré, dirigé ou, comme on dit, conditionné par une institution. Pour expliquer l’effort de la grande guerre, il faut se placer en face de l’institution même et examiner ce qu’étaient le recrutement de notre corps d’officiers, sa formation professionnelle et son ressort moral.

Le corps des officiers français comprend les officiers de carrière et les officiers de complément. Ceci n’a rien d’original. L’originalité commence avec le mode de recrutement de ces officiers.

Pour les officiers de carrière, sept écoles : Saint-Cyr, Saint-Maixent, Polytechnique, Fontainebleau, Versailles, Vincennes, Saumur ; je ne compte pas les officiers du service de santé. Soyez littéraire ou scientifique, ayez reçu l’enseignement secondaire ou l’enseignement primaire, soyez déjà militaire ou ne le soyez pas, vous trouverez une porte d’entrée. Nulle autre nation ne ménage autant d’accès à la situation d’officier. La conséquence en est une diversité de tournures d’esprit, de conditions sociales, de goûts qui donne au corps d’officiers de carrière une vie intense.

Le corps des officiers de complément n’est pas moins largement ouvert. Quiconque consent à faire quelques périodes d’instruction complémentaire est admis à passer l’examen professionnel ; en même temps, les élèves des grandes Écoles, sciences ou lettres, industrie, ou agronomie, sont recrutés d’office ; ils se rencontreront avec les sous-officiers rengagés qui bénéficient de longs services actifs.

Regardez, par exemple, le corps d’officiers d’un régiment d’infanterie mobilisé : vous y trouverez des saint-cyriens, des saint-maixentais, des percepteurs anciens sous-officiers rengagés, des commis de banque, des agriculteurs, des instituteurs, des vicaires, des commerçants, des contremaîtres… Aussi quel merveilleux assemblage ! Les molécules trouvent à y emboîter sans peine les formes les plus dissemblables. L’envie s’est exercée à le rompre : on a opposé le soldat à l’officier, l’officier de complément à l’officier de carrière, l’officier de troupe à l’officier d’État-Major. Le bloc a résisté ; il s’est maintenu moralement homogène ; le temps efface les légers froissements inévitables dans une multitude pareille, et le souvenir reste seul de la grande œuvre entreprise en commun et de la bassesse des critiques.

Cette variété dans l’unité assure à notre corps d’officiers la propriété essentielle de l’encadrement, qui est la faculté d’adaptation à la troupe. L’expérience des siècles l’a prouvé : une armée ne vaut que par l’adaptation de ses cadres à la troupe.

La contre-épreuve n’est-elle pas fournie par cette malheureuse armée autrichienne où la différence fondamentale des nationalités a toujours paralysé la valeur respective très réelle des soldats et des cadres ? Et même, pour solide qu’il fût incontestablement, le corps des officiers allemands n’a pu résister à l’épreuve de la défaite, tandis que le nôtre a supporté la retraite d’août-septembre 1914, les déceptions d’avril 1917, les angoisses de mars et mai 1918. Pourquoi cette rigidité cassante du premier en regard de l’élasticité du second ? C’est que le corps des officiers allemands est une caste recrutée dans un milieu étroit ; cette origine maintient entre sa troupe et lui une ligne de démarcation qui devient aux heures graves une ligne de rupture. Le nôtre, au contraire, représente, comme la troupe, tous les éléments de la nation ; entre l’officier et le soldat, la différence est de degré et non d’essence, selon la formule même de l’armée démocratique.

Et, si notre corps d’officiers réalise cette condition primordiale de la nation en armes, c’est en raison justement de la largeur de son recrutement, du nombre et de la diversité des racines par où il va puiser la sève dans le terroir.

Avant la guerre, certains esprits épris d’unification préconisaient l’unité d’origine pour les officiers de carrière et reportaient à des écoles d’application le soin de différencier les armes. C’est une vue incomplète de la question : la diversité d’origines a pour objet bien moins de spécialiser les armes que d’attirer des esprits de nature différente. Pour commander la nation en armes, il est indispensable de puiser dans tous les milieux intellectuels comme dans tous les milieux sociaux, et l’expérience vient de prouver combien nos nombreuses écoles avaient réussi à recruter la variété de types d’officiers indispensables pour réaliser une étroite adaptation à la variété de types de nos soldats.

Sans doute le Français est un esprit souple ; il réussit à comprendre des natures différentes de la sienne, et on objectera que nos officiers réussissent bien dans les jeunes armées étrangères, que seuls ils ont pu créer et continuer la Légion étrangère, qu’enfin ils excellent dans le commandement des contingents arabes, marocains, soudanais et annamites. Ces beaux résultats sont indéniables ; qu’on les porte en plus à l’actif de notre corps d’officiers, j’y applaudis. Mais il n’en est pas moins vrai que, de tous les soldats d’Europe, d’Afrique et d’Asie, le plus délicat à commander reste encore le citoyen français. Le gaillard a des exigences terribles et d’ailleurs justifiées : il faut le comprendre, le satisfaire, et alors vous avez réellement un soldat incomparable. Si vous ne le devinez que d’une façon incomplète, alors fussiez-vous un tacticien de premier ordre, voire un stratège incomparable, vous verrez ce que vous obtiendrez. Dans notre démocratie qui n’est qu’une multiplicité de petites aristocraties, l’école unique serait impuissante à atteindre tous les milieux sociaux et à attirer les intellectualités différentes. Elle nous donnerait un corps d’officiers de carrière trop rigide pour pouvoir s’adapter exactement à la troupe, moins sensible à en saisir les nuances.

Le système de recrutement actuel a satisfait à ces redoutables exigences ; il mérite la première place parmi les éléments qui ont fourni à notre corps d’officiers la puissance de vaincre.

Immédiatement après la question primordiale du recrutement prend place le principe de l’instruction professionnelle.

On sait sur quelles bases celle-ci reposait en temps de paix : l’officier de carrière apprenait son métier en l’exerçant dans son corps de troupe ; de temps à autre, il recevait une injection concentrée de science militaire par son passage dans une école d’application, dans une école ou un cours de tir, dans un stage d’armes. Ces stimulants entretenaient l’activité intellectuelle, mais le principe de l’instruction professionnelle restait la pratique quotidienne de la fonction.

Pour l’officier de complément il en était de même, avec cette particularité judicieuse que le temps de pratique était choisi dans la période où le métier du temps de paix se rapproche le plus du temps de guerre. La méthode était bonne et, pendant de longues années, donna des résultats pleinement satisfaisants. Cependant, dans les derniers temps, elle accusa quelques défaillances : la vie courante du pays restreignait chaque jour les conditions favorables à l’instruction ; l’extension des villes supprimait les terrains d’exercices, la diminution dans la durée des périodes de la réserve écourtait la période si féconde des manœuvres d’automne ; en un mot, la vie régimentaire perdait peu à peu sa vertu d’instruction. Lorsque la guerre éclata, on put néanmoins constater que, dans son ensemble, l’instruction était bonne : les officiers d’État-major et des corps de troupe connaissaient bien leur métier ; les lacunes existaient surtout dans la liaison des armes entre elles, accusant ainsi l’indigence de nos camps d’instruction et la réduction des périodes de convocation.

Mais, à côté de cette constatation, les événements de guerre en mettaient immédiatement en évidence une autre de bien plus grande importance : ils révélaient une souplesse d’esprit raisonnée, une faculté de s’adapter aux nécessités surgies de la bataille, qui ne pouvait être que le fruit d’un long, d’un très long travail.

La guerre a toujours été grosse de surprises. La moindre modification dans le recrutement des troupes ou dans leur armement a des conséquences dont la portée déroute les prévisions humaines. La seule expérience qui permette, en effet, de mesurer exactement ces conséquences, est celle du champ de bataille ; toutes les autres sont incomplètes. Le polygone renseigne sur les propriétés balistiques d’un canon ; il est discret sur ses facultés d’emploi en campagne ; il est muet sur ses effets d’ordre moral. Les grandes manœuvres donnent des notions sur les fronts minima qu’exigent les masses fournies par le service obligatoire ; elles ne peuvent fixer sur l’extension que prendront ces fronts sous l’action impérieuse du feu. L’étude ne peut arracher à la guerre tous ses secrets ; elle restreint la part de l’inconnu, elle ne la supprime pas.

C’est ce que constatait le général de Négrier parlant à son État-major, en 1895, en des termes que j’ai retenus : « Il y aura plus de différence entre la prochaine guerre et 1870 qu’il n’y en eut entre 1870 et les campagnes du Premier Empire : le service obligatoire, la poudre sans fumée et l’armement à tir rapide poseront des problèmes que nous ne soupçonnons pas ; le début de la guerre sera une surprise pour tout le monde. Le vainqueur sera celui qui comprendra le plus vite, donc ce sera nous. »

Est-ce la réhabilitation du fameux « Débrouillez-vous » qu’on a tant reproché aux officiers de 1870 ? Tout au contraire. C’est affirmer l’obligation pour l’officier d’acquérir la faculté d’adapter les procédés de combat connus à une situation inconnue. Cette faculté s’appelle la souplesse d’esprit ; c’est elle qui résoudra le « Débrouillez-vous. » Or elle ne s’improvise pas, elle s’acquiert par un entraînement approprié. En 1870, nos officiers avaient négligé cet entraînement et ils ne se sont pas débrouillés ; en 1914, ils l’avaient pratiqué à bonne dose et ils se sont débrouillés.

Instruits par le malheur, les officiers français avaient, en effet, entrepris un effort de travail, qu’ils ont soutenu pendant quarante-trois ans et qui leur a donné en retour des esprits assouplis et habitués à conduire leurs investigations. Ce travail est sans conteste le mérite de tous, mais, dans cette œuvre collective, il est juste de signaler l’École de guerre comme le centre principal d’où partaient les ondes de travail, d’où elles étaient émises selon une méthode rigoureuse qui en décuplait la force d’expansion.

En résumé, on peut donc dire que nos officiers entrèrent en campagne avec des connaissances du métier satisfaisantes et une aptitude indéniable à vite comprendre l’inconnu que leur réservait la guerre. Et Dieu sait qu’en cinq ans la guerre leur en a révélé !

L’épreuve d’ailleurs commençait tout de suite : les vides se produisaient dans les cadres avec une rapidité terrible ; il fallut les remplir. En même temps, le problème se compliquait ; car non seulement la bataille exigeait un remplacement ininterrompu des cadres, non seulement les nouvelles formations dont nous avons dit l’importance absorbaient sans répit les officiers et les sous-officiers, mais en même temps l’industrie jetait sur le champ de bataille une machinerie énorme toute nouvelle et d’un maniement délicat.

Le rendement de cette machinerie varie de 0 à 100 avec l’instruction des cadres et de la troupe qui l’emploient. J’ai vu à la bataille de la Somme un régiment d’infanterie entrer en ligne trois semaines après avoir reçu ses fusils mitrailleurs, combattre pendant 15 jours victorieusement et, après relève, constater que plus de la moitié de ses engins était restée dans la boue du champ de bataille. Le régiment qui le relevait subit exactement les mêmes épreuves, sur le même terrain, dans la même boue, et cependant après relève, il ramenait en arrière tous ses fusils mitrailleurs. Pourquoi ? Parce qu’il était resté quinze jours de plus à l’instruction : connaissance inégale de l’arme, d’où intérêt plus ou moins grand à sa conservation.

Même observation pour l’artillerie ; au commencement de la campagne, des groupes de 155 Rimailho ont fait merveille à côté d’autres complètement paralysés par la délicatesse d’un mécanisme peu connu. L’entrée en ligne des 155 C. Schneider à la bataille de la Somme a accusé entre les groupes des différences tout aussi marquées ; il en fut de même plus tard avec l’artillerie portée. Il a fallu une année pour que des engins complètement nouveaux comme le canon de 37 ou le canon de tranchée de 58 donnassent partout leur plein rendement.

L’emploi des engins modernes doublait donc la difficulté d’instruction, puisqu’il exigeait l’enseignement de procédés nouveaux et que, d’autre part, l’instrument ordinaire du temps de paix, le corps de troupe, était absorbé par la bataille. Certes le corps de troupe disposait de l’effectif et des terrains qui lui manquaient en temps de paix, mais les unités retirées du front ne restaient pas longtemps en arrière : à peine reposées, elles retournaient à la bataille pour relever d’autres unités trop éprouvées. Donc problème nouveau, plus compliqué et défaillance de l’organe normalement destiné à le résoudre.

Le problème fut vite saisi et la solution trouvée ; l’école se substituera au corps de troupe ; elle retirera du feu les individualités, gradés de tout ordre et spécialistes, elle les formera rapidement et les renverra dans leurs corps. La réalisation d’ailleurs marchait en même temps que la conception : du jour au lendemain, les écoles avaient apparu partout en arrière de toutes nos armées et même, ainsi qu’il convient en notre bon pays de France, avec un entrain qui tourna bientôt à l’emballement : fort heureusement le Haut Commandement était là pour battre la mesure et imposer la note juste.

La formation de nos cadres pendant la guerre apparaîtra par la suite comme une des manifestations les plus heureuses de notre haut commandement. De tous temps sans doute on a instruit des troupes au cours d’une guerre, mais toujours par le procédé simple qui consiste à les exercer pendant les longues accalmies entre deux périodes de combat. Jamais encore on n’avait donné à l’instruction une ampleur comparable à celle des opérations, une permanence répondant à la durée de ces opérations et, pour tout dire en un mot, jamais on n’avait traité l’instruction comme un des éléments essentiels de la bataille. Cette conception nouvelle propre à la guerre de masses et de machinerie, nos officiers l’ont eue tout de suite, et le haut commandement l’a incorporée dans ses plans de guerre au même titre que les conceptions de stratégie et de tactique pures.

Jamais en outre, on peut le dire, meilleure direction ne fut imprimée : l’instruction fut fondée uniquement sur l’expérience, et l’expérience la plus récente, la plus évidente. Toutes les initiatives provenaient de la ligne de combat ; dès que leur nécessité s’était montrée suffisante à produire une création bien constituée, le Haut Commandement s’en saisissait, reliait les créations analogues écloses sur les autres parties du front et les codifiait. Ainsi fut constitué un organisme bien cohérent et apte à suivre au plus près toutes les exigences de la bataille.

Comme une institution de ce genre est grosse mangeuse de cadres, le Commandement lui a sagement imposé des limites qui empêchaient de démunir la ligne de combat, et après des exagérations inévitables en pareille occurrence, l’institution trouvait son équilibre dans l’équilibre général.

Le principe était de laisser aux chefs de troupe responsables l’instruction que ceux-ci pouvaient pratiquement donner et de leur venir en aide pour tout le surplus par les écoles ou cours spéciaux établis en arrière. Les moyens donnés aux chefs de troupe consistaient d’abord dans les camps d’instruction outillés à la fois pour le repos et pour l’instruction qui étaient organisés à courte distance du front. Malheureusement, les exigences de la bataille ne permettaient d’en user qu’à trop larges intermittences ; il fallait un autre moyen d’une ampleur moindre, mais permanent, celui-là : ce fut le centre d’instruction divisionnaire.

Ce C. I. D. comme on disait, n’est autre que le dépôt de la division ; les renforts venus de l’intérieur s’y arrêtent avant de monter en ligne, les hommes éclopés ou fatigués viennent s’y refaire. Il y a permanence et quasi-sécurité en même temps que relations quotidiennes avec la division ; c’est une arrière-garde à proprement parler. Là est installée une petite usine d’instruction merveilleusement agencée où les gradés, les spécialités se forment, se perfectionnent dans l’ambiance pratique d’un va-et-vient constant avec le front.

Voilà donc les corps de troupe réintégrés dans la fonction qu’ils sont en état de remplir : instruction des grosses unités et formation des gradés troupes. Il reste à former tous les grades d’officiers et les initiateurs des spécialités nouvelles. Ce sera l’objet des écoles ou cours spéciaux. Afin d’obtenir un résultat immédiat, ces cours sont en nombre suffisant pour saisir simultanément non seulement toutes les spécialités, mais tous les grades depuis le chef de section jusqu’au commandant de bataillon et de groupe. Les chefs de corps ainsi que les généraux ne sont pas oubliés et des centres d’instruction leur permettent d’étudier les procédés de combat des différentes armes. Ces centres ont même un caractère de mutualité tout à fait original et bienfaisant ; car tous ces chefs qui sortent de la bataille se font part de l’expérience qu’ils viennent d’acquérir la veille et en discutent avec la passion de trouver mieux pour le lendemain. Ainsi s’établit derrière et tout contre la ligne de bataille, un organisme d’une puissance et d’une sensibilité incomparables ; il enregistre à la minute toutes les variations du combat et il en restitue la leçon.

Sans doute, dans toutes les armées alliées s’est installée progressivement une organisation analogue adaptée au tempérament national ; des échanges d’officiers permettaient d’ailleurs à chacune de mettre à profit les méthodes de la voisine, mais nous pouvons dire avec quelque orgueil que notre organisation fut la première en date et qu’elle ne s’est à aucun moment laissé dépasser même par les écoles britanniques pourtant si complètement et pratiquement installées ; nous avons également pu nous rendre compte que nulle part le système d’instruction n’a présenté un ensemble aussi cohérent et permettant d’atteindre toutes les formations et tous les grades.

Une improvisation de cette envergure atteste chez le personnel qui l’a lancée, puis menée à bonne fin, une souplesse d’esprit peu ordinaire. La qualité elle-même est propre à la race, mais ce résultat étonnant d’adapter immédiatement aux besoins du jour un formidable instrument de guerre prouve sans conteste que cette qualité a été longuement et méthodiquement exploitée, qu’elle a fait l’objet principal de l’enseignement professionnel donné à notre corps d’officiers.

On ne saurait chercher un témoignage plus éclatant de la valeur de cet enseignement.

Et pourtant, à lui seul cet enseignement n’aurait pas suffi à assurer la victoire. Si haut degré qu’il atteigne, si large et fécond que soit le recrutement sur lequel il exerce son action bienfaisante, il fournira des exécutants consciencieux, des techniciens habiles, il ne donnera pas des officiers.

Pour entraîner des hommes jusqu’à la mort, pour les manœuvrer sous le feu, pour leur donner l’exemple de la bravoure et du sang-froid, en un mot pour faire des chefs, il faut davantage, car les sources profondes de l’autorité morale sont dans la conscience humaine, dans la foi qui va jusqu’à sacrifier sa vie à un but supérieur ; il faut un idéal. Cet idéal, nos officiers l’avaient.

Pendant quarante-trois ans que cette armée a travaillé sans relâche, les anciens ont répété aux jeunes : « C’est toi qui reprendras l’Alsace et la Lorraine, » et, alors même que dans la nation le souvenir paraissait s’estomper, alors que des voix sacrilèges ou inconscientes parlaient d’oubli, dans nos écoles, dans nos casernes, on rappelait la protestation enregistrée par l’Assemblée nationale. Nos jeunes officiers choisissaient leur carrière pour rentrer un jour à Metz et à Strasbourg. Tous, au cours de cette carrière, passaient quelques années dans les corps d’armée frontière : là ils vivaient sous le coup des consignes de couverture ; ils allaient manœuvrer sur les sommets des Vosges ou sur les belvédères des côtes de Meuse : arrêtés devant l’écusson de fonte où s’étalait l’aigle des Hohenzollern, devant la borne sournoise dont une des faces portait l’initiale du Deutschland, ils apercevaient à leur pied la plaine d’Alsace ou à l’horizon la flèche de la cathédrale de Metz et ils emportaient au cœur cette vision de Terre Promise.

A mesure qu’ils avançaient en âge, les études les attiraient davantage, — car ces générations ont beaucoup travaillé, — et ces études se ramenaient toujours à l’histoire militaire. On se lasse vite des spéculations purement déductives, on sent que la pensée tourne à vide ; les travaux scientifiques sont plus prenants, mais leur sécheresse ne permet généralement pas de prolonger outre mesure l’effort ; le Français est imaginatif et l’officier veut voir vivre ces combattants qu’il compte manier un jour ; il va à l’étude de l’histoire, avec les récits des campagnes toujours plus détaillés, avec les mémoires, les carnets de route. Dans ce genre, Alexandre et César, voire Gustave-Adolphe ou Frédéric, le laissent indifférent ; ce sont les guerres de la Révolution et de l’Empire, c’est 1870 qui le passionnent. Il y retrouve le père, le grand-père, l’ancien dont on parlait encore dans son pays, et le volume s’éclaire du portrait qu’il a vraiment vu, de l’anecdote qu’il a entendue lui-même. L’histoire militaire devient vraiment « les morts qui parlent, » et le chapitre s’achève en un geste de rage, s’il est intitulé « Sedan, » en une bouffée de fierté s’il est intitulé « Iéna. » Ainsi s’est entretenue la flamme, elle a permis de continuer obstinément la préparation technique, alors qu’on essayait de tuer la foi en annonçant la suppression de toute guerre, de rester obstinément au poste, lorsque la politique essayait d’introduire dans l’armée son virus dissolvant. Comme dans un sanctuaire, elle éclairait dans le silence des cœurs, l’acte d’abnégation et de dévouement. Et, lorsque sous la provocation brutale de l’agresseur, la nation s’est dressée en rappelant ses légitimes revendications, elle a rencontré pour l’encadrer un cadre d’officiers précisément imprégné jusqu’à la moelle de l’idéal retrouvé.

Somme toute, à la lueur de la guerre, comment se caractérise l’institution qui a formé notre corps d’officiers ?

Par le fait d’avoir produit une quintessence de la nation.

Le recrutement plonge dans toutes les couches sociales et fait appel à toutes les tournures d’esprit ; l’instruction professionnelle s’attache à développer méthodiquement la souplesse intellectuelle de la race ; l’idéal est puisé aux sources le plus purement nationales.

Ce corps d’officiers n’est pas une caste, il n’est pas un mandarinat, il n’est pas un parti. Sa noble fonction le plaçait tout contre le cœur de la France, et il sut bénéficier de ce privilège pour participer plus activement à la circulation générale.

Voilà bien le secret de sa force, de cette force qui lui permit d’accomplir une œuvre grandiose : tandis que son sang coule par tous les pores, il s’assimile ou recrute un nombre d’officiers sextuple de celui du début ; il transforme en pleine bataille l’organisation, l’armement, l’instruction de son armée ; il étend ses bras pour appeler en ligne ou cimenter une coalition mondiale. Toujours le premier à l’exemple, il montre une promptitude de conception et une puissance de travail égales à son courage. Quelles que soient les épreuves, il sait de source certaine que la cause juste finit toujours par triompher et que la France doit reprendre l’Alsace et la Lorraine ; il affirme sa foi dans la victoire, et il est trop profondément Français pour ne pas propager cette foi dans le monde entier par la parole comme par les actes : Omnia qua loquitur populus iste conjuratio est.

Il appartiendra aux historiens, aux éducateurs de puiser au livre d’or des citations les exemples qu’ils proposeront à la jeunesse française. Les survivants en ont trop vu et de trop poignants pour pouvoir exercer un choix : des mille souvenirs dont chacun fait battre leur cœur une impression uniforme se dégage, qui a la force impérieuse d’une conviction ; c’est comme une dernière parole recueillie sur les lèvres des mourants de la Marne, de Verdun, de la Bataille de France : « Nous avons fait ces grandes choses parce que nous étions la nation même. »

Et le devoir est de chercher à traduire en des précisions ce testament sublime, qui contient la formule de l’avenir.


III. — L’AVENIR


La valeur d’un corps d’officiers dépend d’abord de son recrutement.

Nous avons vu le caractère large du nôtre, qui répond bien aux exigences d’une démocratie. Si la démocratie est bien un état social où les fonctions de tout ordre sont accessibles à tous, la fonction d’officier s’imprégnera d’autant mieux de la vie du pays qu’elle ouvrira plus de portes d’accès aménagées aux différentes tailles. Si la porte est celle d’une école unique, le programme d’entrée sera trop fort pour le milieu des sous-officiers ou trop élémentaire pour l’enseignement secondaire, qui le prendra en défaveur. Il comportera trop de sciences pour les esprits littéraires ou trop de lettres pour les esprits scientifiques, et amènera un nouveau déchet. Enfin, le milieu prendra une tonalité qui effraiera certains aspirants à la carrière militaire ou en détournera d’autres.

Il se trouvera d’ailleurs incapable d’absorber les officiers de complément. Pour ceux-là, qu’on le veuille ou non, la diversité d’origine s’impose, et ce sera toujours sur les carrières, sur les situations sociales les plus différentes, que devra se greffer l’enseignement technique militaire.

Appelez ces hommes dans le rang ! Leur premier mouvement n’est-il pas d’y chercher les anciens camarades de classe, les amis de jeunesse ? En 1914, ils les ont retrouvés et la fusion s’est faite, avec quel succès ! Mais si l’école unique a créé une spécialisation préparatoire qui remontera très loin, — et elle la créera forcément, — les officiers de complément ne retrouveront plus les camarades qui ont travaillé sur les mêmes bancs ; ils rencontreront une mentalité trop exclusivement accusée pour ne pas leur être étrangère et ils se grouperont à l’écart.

Le danger n’est pas à redouter pendant les quelques années où les générations de la guerre compteront encore dans les cadres de l’armée active ; mais il apparaîtra vite, à mesure que le temps aura amené au service des générations nouvelles. Or, précisément avec le temps, il est raisonnable d’admettre dans l’état militaire de la France un resserrement des cadres de carrière et une extension correspondante des cadres de complément ; la fusion de ces deux éléments prendra donc de plus en plus une importance capitale, et le maintien de la diversité d’origines s’impose comme plus apte à fournir cette fusion. Officiers de carrière et officiers de complément bien fondus, bien amalgamés, doivent conserver à notre cadre la faculté d’adaptation à la troupe, qui a assuré au cours de cette guerre la cohésion de l’armée nationale.

Sans doute il faut bien en arriver à spécialiser l’officier de carrière, mais ce n’est pas par des études préparatoires ni par un programme d’examen ; c’est par un mode d’existence prolongé, c’est par une conception du devoir longuement et pratiquement inculquée, en un mot, c’est par la vie militaire qu’on spécialise l’officier en tant qu’élément social. Quant à la spécialisation d’armes, il est inutile d’en parler ; elle n’est qu’une nuance technique imperceptible aux profanes. Demandez leur avis à ces 4 500 officiers de cavalerie qui ont enjambé leur technicité pour venir prendre place au milieu de leurs camarades de l’infanterie, parce que, là, disait-on, la besogne était plus dure ; ils vous répondront qu’ils étaient spécialisés sans doute, mais spécialisés comme officiers français.

L’enseignement destiné à former des officiers est donc donné tout d’abord, et principalement, par le cadre même de leur existence, par les mœurs sociales de ce cadre. Il est, en outre, développé et vivifié par un enseignement purement professionnel destiné à dresser l’officier, quelle que soit son arme, au double rôle de chef et d’instructeur.

C’est à cet enseignement professionnel surtout que s’appliquent les expériences de la guerre. Celles-ci ont modifié sur bien des points la manière d’employer une troupe au feu ; elles modifient en même temps la façon de l’instruire en temps de paix. L’enseignement professionnel, destiné à former l’officier à la double mission de chef et d’instructeur, repose donc tout entier sur la notion exacte du combat moderne ; c’est cette notion qui doit imprégner non seulement les règlements, mais surtout les esprits ; elle constitue la base dont la solidité assure la valeur de l’enseignement.

Certes, la notion exacte du combat moderne subsistera, tant que l’impression des réalités restera poignante, mais celle-ci s’atténuera avec le temps et alors apparaîtront les systèmes brillants fondés sur les expériences de polygone et conduits selon la méthode déductive. Ces déviations sont naturelles ; on les a déjà vues se produire dix ans après 1870, mais on leur connaît un correctif ; c’est une organisation des études historiques conduite avec la plus rigoureuse et scientifique méthode, étude dont les documents parlants, les tableaux réalistes, feront revire les impressions de l’heure et permettront de maintenir les procédés d’emploi des troupes et les méthodes d’instruction dans un esprit de réalité, alors même que les découvertes scientifiques en auraient changé la forme.

Que faut-il entendre par esprit de réalité ?

C’est que les combinaisons stratégiques, les procédés tactiques, les inventions mécaniques ou chimiques ont pour aboutissant l’homme, l’homme en chair et en os avec ses grandeurs et ses faiblesses. C’est toujours à l’homme qu’il faut en arriver, car ce qui réalise, ce ne sont pas les vertus propres des combinaisons, des procédés ni des inventions, c’est leur effet sur l’homme.

Ainsi tous ceux qui ont fait cette guerre sont unanimes à affirmer que la tactique actuelle repose non pas sur le perfectionnement des canons et des fusils, mais sur les effets foudroyants du feu : la défensive, c’est le feu qui arrête ; l’offensive, c’est le feu qui marche ; la manœuvre, c’est le feu qui se déplace. Que plus tard les gaz, par exemple, se substituent à l’explosif et à la balle, la forme de la tactique se trouvera modifiée. Mais la base de ces modifications devra encore être cherchée non pas dans les propriétés intrinsèques des engins nouveaux, mais encore et toujours dans leurs effets sur l’homme, et ce sera l’asphyxie qui arrête, l’asphyxie qui marche, l’asphyxie qui se déplace.

Tel est l’esprit de réalité qu’entretiendront les études historiques de la guerre poursuivies avec l’unique souci de la vérité. Il doit imprégner nos officiers et les maintenir dans la notion exacte du combat moderne, les guider dans le choix des procédés d’emploi de la troupe au combat aussi bien que dans le choix des procédés d’instruction destinés à préparer cette troupe au combat ; enfin il provoquera et orientera la souplesse d’esprit dont nous avons vu les bienfaisants résultats en présence des surprises de la guerre.

On voit donc que, dans les grandes lignes tout au moins, le mode de formation de nos officiers comme leur recrutement n’appellent pas de modifications profondes. Mais l’idéal qui a porté si haut la valeur de ce corps d’officiers va-t-il aussi rester le même ?

Ceux qui viennent de vaincre ont rêvé pendant quarante-trois ans de rendre à la France l’Alsace et la Lorraine ; c’est fait. La réalisation du rêve aura-t-elle étouffé la petite flamme, et la vocation d’officier devient-elle une simple profession ?

Au lendemain de l’armistice, des esprits inquiets se sont posé la question ; la résolvant par l’affirmative, ils commençaient déjà à parler des droits avant de parler des devoirs, à formuler des revendications d’ailleurs raisonnables, et pour aboutir, à faire appel à la force légale du syndicat. Voilà la déviation inévitable, si la vocation disparaît.

Heureusement c’était conclure trop vite. Dans toutes les questions morales, en effet, la solution est sous les yeux des officiers et, pour savoir si leur vocation a toujours sa raison d’être, il suffit bien simplement de regarder la devise inscrite sur le drapeau : « Honneur et Patrie. »

Devise très haute et, plus encore, profonde, dont notre armée vit depuis cent vingt ans. Ses deux termes réunissent en une synthèse achevée la valeur propre de l’individu et sa valeur sociale ; sans doute suivant l’époque, suivant les événements, l’un des termes peut prendre la prépondérance, mais l’autre terme intervient à la manière d’un contre-poids pour empêcher cette prépondérance de devenir dangereusement exclusive.

En des pages incomparables, Alfred de Vigny a attaché la grandeur militaire à la religion de l’Honneur : « L’Honneur, c’est la conscience, mais la conscience exaltée. C’est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie porté jusqu’à la plus pure élévation et jusqu’à la passion la plus ardente. » Tel fut bien en effet le culte de cette Grande Armée qui avait réalisé l’épopée de la Révolution et de l’Empire pour imposer au monde les droits de l’homme et du citoyen : aux yeux des hommes qui furent ses chevaliers, l’individualisme philosophique de l’époque s’idéalisait sous les traits de l’Honneur.

Question d’époque, car l’Honneur n’acquiert sa pleine vertu d’efficacité que comprimé dans les limites d’une caste, d’une élite, d’une famille. Et Vigny en fait l’aveu : « L’Armée est une Nation dans la Nation. » Tant que l’Armée fut une Nation dans la Nation, la religion de l’Honneur suffit à maintenir sa force morale ; pendant un demi-siècle l’Armée française a vécu du testament de la Grande Armée, elle y a puisé ses vertus qui furent hautes. Mais les temps ont changé et la défaite de 1870, en brisant l’armée de carrière, en créa une nouvelle. Ce n’est pas à Sedan, c’est dans les plaines de la Loire que s’accomplit la transformation, c’est là que se révéla la nécessité du service obligatoire et la vertu de force que contient en germe le principe du peuple en armes. De ce jour l’Armée cessa d’être une Nation dans la Nation, elle devint la Nation elle-même et le culte de l’Honneur céda le pas au culte de la Patrie.

Depuis lors, l’Armée est restée et reste le peuple en armes ; son idéal n’a pas changé.

Certes, pendant quarante-quatre ans, cette religion de la patrie s’est condensée sur un objet unique : la délivrance de l’Alsace et de la Lorraine. Les circonstances étaient si précises, la plaie si saignante, le danger si localisé que tous les regards restaient hypnotisés sur un point fixe, dévotion salutaire qui fut un des principaux éléments de la victoire. Mais aujourd’hui, l’horizon s’est élargi ; de cette fatidique galerie des Glaces où elles s’étaient contractées en un jour d’angoisse, les destinées de la nation viennent de s’échapper comme les rayons d’une gloire et la religion de la Patrie s’épanouit à leur suite.

Dans quelle direction s’orientent ces destinées ? Vers quel but s’élance la Nation ? La réponse a été donnée par la plus étonnante et pourtant la plus exacte des formules : Gagner la paix.

Etonnante à coup sûr, car le public était instruit à considérer un traité de paix comme la constatation d’une situation définitivement acquise. Instruction incomplète d’ailleurs et, en tout cas, absolument en défaut devant le cataclysme qui vient de ravager l’Europe. Ce n’est pas un orage, c’est un cyclone qui s’est promené de la Manche aux Dardanelles et dont les tourbillons sont encore en pleine activité en Russie et en Asie ; derrière lui il a laissé le chaos. Sous les ruines des gouvernements séculaires des forces nouvelles politiques, économiques, sociales, cherchent à faire éruption ; à leur service, des hommes, de pauvres hommes, avec leurs qualités et leurs défauts montés au paroxysme par la violence des événements : le courage est poussé à l’héroïsme, l’idéal s’envole dans le rêve, l’intérêt dégénère en cupidité, la force tourne au chantage. C’est vraiment le chaos.

Il apparaît que les plénipotentiaires arrivant au Congrès de la Paix ont dû éprouver l’impression bien connue d’un terrain conquis après ce que nous appelions une belle préparation d’artillerie. À travers ce champ d’entonnoirs ils ont tracé des itinéraires, établi un plan des aménagements à réaliser et assuré un commencement d’exécution aux mesures de première urgence. L’œuvre est déjà formidable ; elle s’appelle le traité de Versailles avec ses succédanés ; elle ne marque pas la fin des efforts, mais le commencement d’efforts moins intenses ; ce n’est pas un temps d’arrêt, c’est un changement de vitesse.

Cette orientation nouvelle, la nation commence à la comprendre ; d’ici peu elle se sera placée bien en face et, sentant déjà l’Alsace et la Lorraine en sûreté derrière elle, elle partira avec son courage ordinaire en proclamant son idéal nouveau, idéal très haut et à longue portée qui est de gagner la paix.

« Gagner la paix, » quelle étrange formule ! et comme on se demande tout d’abord en quoi l’armée peut y trouver la directive de son action ! L’affaire de l’Armée, c’était de gagner la guerre, elle n’y a pas faibli ; gagner la paix, c’est l’affaire de la nation, à celle-ci de s’y atteler. Ainsi aurait parlé Vigny. La grande famille des poilus raisonne autrement. Elle sait que c’est la nation fondue dans l’armée qui a gagné la guerre et que la nation a encore besoin de son armée pour gagner la paix, car l’armée est une face, un aspect de la nation.

Aux fils affectueux qui l’interrogent, la France énumère nettement les services qu’elle attend d’eux désormais, services dont l’ampleur est à la taille des libérateurs de l’Alsace et de la Lorraine. C’est d’abord une force prête à intervenir à tout moment pour assurer l’exécution au jour le jour du traité de Versailles : en présence d’un adversaire qui ne fait honneur à sa signature que contraint et forcé, un moyen de coercition permanent est indispensable. Et voilà pour quinze ans au moins un corps d’occupation ou une armée de couverture à maintenir en état d’intervenir du jour au lendemain ; il lui faut un cadre entraîné, rompu à toutes les exigences du combat moderne, attentif aux modifications que peut introduire quelque nouvelle invention. Sentinelle avancée qui monte la garde au Rhin, son rôle est de voir loin, de juger vite et d’agir fort ; les officiers auront à y maintenir les traditions d’entraînement physique, intellectuel et moral qui assureront un bon emploi immédiat de leur troupe. C’est le domaine des tacticiens.

Mais le pays ne s’en tient pas là. Quelque puissant que soit son corps de couverture, il n’en attend ni la satisfaction complète de toutes ses légitimes exigences ni sa sécurité personnelle contre une éventuelle agression. Derrière son corps de couverture, pour l’appuyer ou le soutenir, il veut préparer la levée en masse. Dans un monde où les ondes propagées par la grande secousse sont encore en pleine puissance, où les idées de nationalité et les passions sociales, les intérêts économiques et les intérêts financiers se heurtent partout en des conflits dont la solution risquera pendant de longues années encore d’ouvrir une nouvelle période d’hostilité, les nations doivent se maintenir en situation de sauvegarder leur indépendance. Le service obligatoire ne saurait donc être supprimé.

Mais si le service obligatoire doit être maintenu, sa durée en revanche peut être progressivement restreinte, et pour obtenir sans diminution de puissance cet allégement de l’effort national, le pays compte encore sur ses officiers. Refonte de nos méthodes d’instruction, dressage nouveau de nos instructeurs, répartition différente de la besogne entre les deux instruments d’instruction, l’école et le corps de troupe, en un mot orientation accusée de l’officier vers le rôle d’instructeur.

Orientation nouvelle, dira-t-on ? Non pas, mais simplement la forme actuelle du rôle social de l’officier, ce rôle si heureusement défini il y a déjà vingt-neuf ans dans la Revue par le général Lyautey, rôle dont l’importance ne fait que grandir et qu’il faut rappeler en toutes circonstances.

Déjà la présence dans une démocratie d’hommes tenus rigoureusement à l’écart des luttes politiques, soumis à une discipline dont les manifestations sont publiques, modestement étrangers aux questions d’argent, est à elle seule un enseignement civique d’une grande portée : elle rappelle, en le concrétisant, ce devoir militaire égal pour tous dont la très haute formule est que chaque citoyen se doit tout d’abord au service de la Nation.

Mais cette influence, passive pour ainsi dire, ne saurait suffire à des âmes généreuses. Les officiers doivent viser à une influence active, féconde, sur la jeunesse qu’ils ont mission d’instruire ; l’importance que prend leur rôle d’instructeurs avec le service à court terme leur impose de lourdes et vivifiantes responsabilités : le développement physique et moral des jeunes classes ne doit pas souffrir de la réduction dans la durée du service, je ne voudrais même pas que l’apprentissage en souffrît. C’est la santé physique et la santé morale du pays qui sont en jeu. Il y faudra l’intelligence dans le choix des méthodes, le dévouement de la part des instructeurs, qui devront surtout comprendre la grandeur de ce sacerdoce qui s’exerce dans les œuvres vives de la nation.

Entretien d’un corps d’occupation, service obligatoire, si le pays s’impose de pareils sacrifices, il entend bien en tirer un profit complet. Il sait que des efforts de cette amplitude ne sont jamais improductifs et qu’à défaut d’un résultat immédiatement tangible ils produisent un dégagement de forces morales qui doivent être utilisées, elles aussi, pour gagner la paix. Sans doute les forces morales ne sont que fiction lorsqu’elles reposent sur des manifestations verbeuses ; elles ont au contraire une efficacité singulière lorsqu’elles reposent sur des réalités évidentes. Un peuple qui consent de dures contraintes pour assurer le respect d’une signature et pour garantir son indépendance contre toute surprise fournit la preuve la plus éclatante de sa volonté et de son énergie ; c’est bien un peuple qui veut et saura gagner la paix. Son attitude dégage une force morale dont la portée est considérable, surtout lorsqu’à cette force vient s’ajouter le prestige de la victoire, ce prestige payé de tant de sang et dont nous n’avons encore qu’une conscience incomplète.

L’abus du sens critique rend certains Français plus que modestes et les incite à battre la coulpe, comme on dit, de préférence d’ailleurs sur la poitrine de leurs voisins. C’est ainsi que pour certains, la grande guerre se ramène à trois événements : Charleroi, avril 1917 et le Chemin des Dames. C’est une vue tellement modeste qu’on ne saurait en suspecter le désintéressement.

À l’étranger, on connaît la Marne, on connaît Verdun, on connaît la Bataille de France terminée par la capitulation du 11 novembre 1918, et ces trois noms dessinent à la France une auréole d’un éclat sans précédent.

Les quelques Français qui voyagent ont constaté la situation morale de leur pays ; nos officiers la connaissent, ayant été demandés au lendemain même de la victoire dans les pays de formation récente, pour organiser et instruire les armées nouvelles : la Pologne, la Tchéco-slovaquie ont suivi l’exemple de nos amis agrandis, la Roumanie, la Grèce. Les étrangers, alliés ou non, viennent de partout dans nos écoles militaires, comme d’ailleurs dans nos Facultés. À l’extérieur, la France rayonne.

Les missions à l’étranger prennent donc un caractère qu’elles n’avaient pas avant la guerre ; leur rôle s’élargit et l’influence que le prestige de la Victoire a acquise aux officiers français s’exerce au bénéfice de nos penseurs, de nos littérateurs, de nos ingénieurs, de nos commerçants. Quelle action n’ont pas eue sur l’extension du commerce et de la fameuse kultur de l’Allemagne, les succès du grand état-major allemand de 1870 ! À l’étranger, la première formalité consiste toujours à déclarer son origine ; heureux celui qui peut prononcer le fameux Civis sum Romanus. Le pays demande à ses officiers de se placer au premier rang parmi les bons artisans du rayonnement de la France.

Il ne s’agit pas de conquêtes, pas davantage d’imposer aux marchés une camelote obligatoire ni aux esprits une culture hiérarchisée. Il s’agit de faire connaître et apprécier nos idées françaises, nos méthodes militaires, notre littérature, notre commerce, notre industrie, en un mot notre civilisation française, manifestation extérieure de la puissance morale attestée par les sacrifices du pays. Dans cette voie d’ailleurs nos officiers n’ont qu’à continuer en temps de paix l’excellente besogne qu’ils ont faite en temps de guerre. Qu’ils poussent davantage l’étude des langues étrangères et qu’ils complètent leur formation professionnelle en l’élargissant par la connaissance des questions politiques, économiques et sociales qui conditionnent la vie des pays où ils seront envoyés.

L’œuvre d’ailleurs leur convient à merveille. Leur aptitude est attestée par les réalisations déjà acquises actuellement et, plus encore, par l’œuvre similaire accomplie et soutenue depuis plus de trois générations dans notre domaine colonial. Les vieux soldats de l’Empire s’étaient faits administrateurs, cultivateurs, avec Bugeaud et sa glorieuse équipe. Leurs cadets n’ont-ils pas continué la tradition ? Explorateurs, organisateurs, administrateurs, ils ont contribué largement à donner à la France le superbe empire colonial dont le traité de Versailles vient de consacrer définitivement l’existence en en déblayant les abords. Le point intéressant à noter est que, dans ce domaine, ils ont manifesté une des facultés essentielles de la race, celle précisément à laquelle le pays fait appel aujourd’hui, la faculté de se communiquer, d’éveiller la sympathie, en un mot l’emprise morale.

Que nos colonies, malgré la faiblesse de leurs garnisons, soient restées fidèles pendant cette longue guerre, qu’elles aient envoyé en travailleurs et surtout en combattants sur les champs de bataille de la métropole environ un million d’hommes, que ces régiments de tirailleurs, bataillons de Soudanais, se soient classés indiscutablement parmi les troupes solides et dévouées, cela atteste une emprise morale profondément subie.

Nos officiers qui ont été les principaux artisans de cette œuvre grandiose sont appelés aujourd’hui à utiliser leur faculté d’emprise morale sur un autre champ d’action. Il ne s’agit pas d’y initier les peuples à la civilisation, il s’agit de propager notre influence, de faire connaître la France, de la faire aimer, de lui conquérir la force immense de l’opinion, et ce n’est pas le moyen le moins efficace de gagner la paix.

Les lendemains de guerre sont toujours une période de crise. Cette fois, la crise a été longue et particulièrement violente : après cinq ans d’absence retrouve-t-on la case où la mobilisation est venue chercher le soldat-citoyen et, si on la retrouve, de quel regard modifié l’examinera-t-on ? Le poilu, l’officier de complément ont connu cette épreuve. Chose étrange, l’officier de carrière aussi.

La case de cet officier, c’est sa famille : elle a subi, comme tout le monde, le contre-coup des bouleversements du pays ; c’est aussi son régiment, mais quel régiment ? Celui avec lequel il est parti ? Le lieutenant est devenu capitaine, commandant, et a changé de corps. Celui avec lequel il combattait dans les dernières années ? Ce régiment est supprimé ou il est en territoire occupé. L’officier de carrière est déraciné ; il se demande d’ailleurs ce que sera sa carrière du temps de paix et, après ces vibrantes années de guerre, il est anxieux de savoir comment vont s’employer une activité et une maturité formées par la bataille.

Il importe de lui montrer l’avenir, de l’assurer tout d’abord que derrière lui vont se ranger de nouvelles générations d’officiers issus du même large recrutement, formés par le même souple enseignement, aptes par conséquent à reconstituer en quelques années l’organisme vibrant d’avant-guerre perfectionné par la dure expérience de la victoire.

Et devant lui ? Devant lui, un rude labeur, mais combien passionnant ! Qu’il faille monter la garde au Rhin prêt à la lutte immédiate, qu’il s’agisse de se consacrer corps et âme au sacerdoce de l’instruction militaire de la jeunesse, que l’occasion se présente de porter à l’étranger l’influence française, toujours c’est le même idéal qui éclaire la carrière de l’officier, l’idéal, vers lequel se tourne la nation entière, l’idéal que sa volonté définit : gagner la paix.

Dans cette voie, l’officier s’avance en continuant l’œuvre des camarades tombés pour gagner la guerre, car il assure le plein rendement de leur sacrifice. Et, en même temps, il se maintient au contact étroit de la force suprême qui lui a donné la victoire à la Marne, à Verdun, à la bataille de France : il vit d’idéal de la patrie, il fait corps avec la nation.

Il est dans le bon chemin.

Général Debeney.