Histoire de l’établissement du christianisme/Édition Garnier

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Histoire de l’établissement du christianisme[1]


Chapitre I. Que les Juifs et leurs livres furent très longtemps ignorés des autres peuples.

D’épaisses ténèbres envelopperont toujours le berceau du christianisme. On en peut juger par les huit opinions principales qui partagèrent les savants sur l’époque de la naissance de Jésu ou Josuah ou Jeschu, fils de Maria ou Mirja, reconnu pour le fondateur ou la cause occasionnelle de cette religion, quoiqu’il n’ait jamais pensé à faire une religion nouvelle. Les chrétiens passèrent environ six cent cinquante années avant d’imaginer de dater les événements de la naissance de Jésu. Ce fut un moine scythe, nommé Dionysios (Denys le petit), transplanté à Rome, qui proposa cette ère sous le règne de l’empereur Justinien ; mais elle ne fut adoptée que cent ans après lui. Son système sur la date de la naissance de Jésu était encore plus erroné que les huit opinions des autres chrétiens. Mais enfin ce système, tout faux qu’il est, prévalut. Une erreur est le fondement de tous nos almanachs.

L’embryon de la religion chrétienne, formé chez les Juifs sous l’empire de Tibère, fut ignoré des Romains pendant plus de deux siècles. Ils surent confusément qu’il y avait une secte juive appelée galiléenne, ou pauvre, ou chrétienne ; mais c’est tout ce qu’ils en savaient : et on voit que Tacite et Suétone n’en étaient pas véritablement instruits. Tacite parle des Juifs au hasard, et Suétone se contente de dire que l’empereur Claude réprima les Juifs qui excitaient des troubles à Rome, à l’instigation d’un nommé Christ ou Chrest : Judeos impulsore Chresto assidue tumultuantes repressit[2]. Cela n’est pas étonnant. Il y avait huit mille Juifs à Rome qui avaient droit de synagogue, et qui recevaient des empereurs les libéralités congiaires de blé, sans que personne daignât s’informer des dogmes de ce peuple. Les noms de Jacob, d’Abraham, de Noé, d’Adam, et d’Ève, étaient aussi inconnus du sénat que le nom de Manco-Capac l’était de Charles-Quint avant la conquête du Pérou.

Aucun nom de ceux qu’on appelle patriarches n’était jamais parvenu à aucun auteur grec. Cet Adam, qui est aujourd’hui regardé en Europe comme le père du genre humain par les chrétiens et par les musulmans, fut toujours ignoré du genre humain jusqu’au temps de Dioclétien et de Constantin.

C’est douze cent dix ans avant notre ère vulgaire qu’on place la ruine de Troie, en suivant la chronologie des fameux marbres de Paros. Nous plaçons d’ordinaire l’aventure du Juif Jephté en ce temps-là même. Le petit peuple hébreu ne possédait pas encore la ville capitale. Il n’eut la ville de Shéba que quarante ans après, et c’est cette Shéba, voisine du grand désert de l’Arabie Pétrée, qu’on nomma Hershalaïm, et ensuite Jérusalem, pour adoucir la dureté de la prononciation.

Avant que les Juifs eussent cette forteresse, il y avait déjà une multitude de siècles que les grands empires d’Égypte, de Syrie, de Chaldée, de Perse, de Scythie, des Indes, de la Chine, du Japon, étaient établis. Le peuple judaïque ne les connaissait pas, n’avait que des notions très imparfaites de l’Égypte et de la Chaldée. Séparé de l’Égypte, de la Chaldée, et de la Syrie, par un désert inhabitable ; sans aucun commerce réglé avec Tyr ; isolé dans le petit pays de la Palestine, large de quinze lieues et long de quarante-cinq, comme l’affirme saint Hiéronyme ou Jérôme, il ne s’adonnait à aucune science, il ne cultivait presque aucun art. Il fut plus de six cents ans sans aucun commerce avec les autres peuples, et même avec ses voisins d’Égypte et de Phénicie. Cela est si vrai que Flavius Josèphe, leur historien, en convient formellement, dans sa réponse à Apion d’Alexandrie, réponse faite sous Titus à cet Apion, qui était mort du temps de Néron.

Voici les paroles de Flavius Josèphe au chapitre IV : « Le pays que nous habitons étant éloigné de la mer, nous ne nous appliquons point au commerce, et n’avons point de communication avec les autres peuples ; nous nous contentons de fertiliser nos terres, et de donner une bonne éducation à nos enfants. Ces raisons, ajoutées à ce que j’ai déjà dit, font voir que nous n’avons point eu de communication avec les Grecs, comme les Égyptiens et les Phéniciens, etc. »

Nous n’examinerons point ici dans quel temps les Juifs commencèrent à exercer le commerce, le courtage, et l’usure, et quelle restriction il faut mettre aux paroles de Flavius Josèphe. Bornons-nous à faire voir que les Juifs, tout plongés qu’ils étaient dans une superstition atroce, ignorèrent toujours le dogme de l’immortalité de l’âme, embrassé depuis si longtemps par toutes les nations dont ils étaient environnés. Nous ne cherchons point à faire leur histoire : il n’est question que de montrer ici leur ignorance.


Chapitre II. Que les Juifs ignorèrent longtemps le dogme de l’immortalité de l’âme.

C’est beaucoup que les hommes aient pu imaginer par le seul secours du raisonnement qu’ils avaient une âme : car les enfants n’y pensent jamais d’eux-mêmes ; ils ne sont jamais occupés que de leurs sens, et les hommes ont dû être enfants pendant bien des siècles. Aucune nation sauvage ne connut l’existence de l’âme. Le premier pas dans la philosophie des peuples un peu policés fut de reconnaître un je ne sais quoi qui dirigeait les hommes, les animaux, les végétaux, et qui présidait à leur vie : ce je ne sais quoi, ils l’appelèrent d’un nom vague et indéterminé qui répond à notre mot d’âme. Ce mot ne donna chez aucun peuple une idée distincte. Ce fut, et c’est encore, et ce sera toujours, une faculté, une puissance secrète, un ressort, un germe inconnu par lequel nous vivons, nous pensons, nous sentons ; par lequel les animaux se conduisent, et qui fait croître les fleurs et les fruits : de là les âmes végétatives, sensitives, intellectuelles, dont on nous a tant étourdis. Le dernier pas fut de conclure que notre âme subsistait après notre mort, et qu’elle recevait dans une autre vie la récompense de ses bonnes actions ou le châtiment de ses crimes. Ce sentiment était établi dans l’Inde avec la métempsycose, il y a plus de cinq mille années. L’immortalité de cette faculté qu’on appelle âme était reçue chez les anciens Perses, chez les anciens Chaldéens : c’était le fondement de la religion égyptienne, et les Grecs adoptèrent bientôt cette théologie. Ces âmes étaient supposées être de petites figures légères et aériennes, ressemblantes parfaitement à nos corps. On les appelait dans toutes les langues connues de noms qui signifiaient ombres, mânes, génies, démons, spectres, lares, larves, farfadets, esprits, etc.

Les brachmanes furent les premiers qui imaginèrent un monde, une planète, où Dieu emprisonna les anges rebelles, avant la formation de l’homme. C’est de toutes les théologies la plus ancienne.

Les Perses avaient un enfer : on le voit par cette fable si connue qui est rapportée dans le livre de la Religion des anciens Perses de notre savant Hyde[3] . Dieu apparaît à un des premiers rois de Perse, il le mène en enfer ; il lui fait voir les corps de tous les princes qui ont mal gouverné : il s’en trouve un auquel il manquait un pied[4] . « Qu’avez-vous fait de son pied ? dit le Persan à Dieu. — Ce coquin-là, répond Dieu, n’a fait qu’une action honnête en sa vie il rencontra un âne lié à une auge, mais si éloignée de lui qu’il ne pouvait manger. Le roi eut pitié de l’âne, il donna un coup de pied à l’auge, l’approcha, et l’âne mangea. J’ai mis ce pied dans le ciel, et le reste de son corps en enfer. »

On connaît le Tartare des Égyptiens, imité par les Grecs et adopté par les Romains. Qui ne sait combien de dieux et de fils de dieux ces Grecs et ces Romains forgèrent depuis Bacchus, Persée, et Hercule, et comme ils remplirent l’enfer d’Ixions et de Tantales ?

Les Juifs ne surent jamais rien de cette théologie. Ils eurent la leur, qui se borna à promettre du blé, du vin et de l’huile, à ceux qui obéiront au Seigneur en égorgeant tous les ennemis d’Israël, et à menacer de la rogne et d’ulcères dans le gras des jambes, et dans le fondement, tous ceux qui désobéiront[5]  ; mais d’âmes, de punitions dans les enfers, de récompenses dans le ciel, d’immortalité, de résurrection, il n’en est dit un seul mot ni dans leurs lois, ni chez leurs prophètes.

Quelques écrivains, plus zélés qu’instruits, ont prétendu que si le Lévitique et le Deutéronome ne parlent jamais en effet de l’immortalité de l’âme, et de récompenses ou de châtiments après la mort, il y a pourtant des passages, dans d’autres livres du canon juif, qui pourraient faire soupçonner que quelques Juifs connaissaient l’immortalité de l’âme. Ils allèguent et ils corrompent ce verset de Job : « Je crois que mon protecteur vit, et que dans quelques jours je me relèverai de terre : ma peau, tombée en lambeaux, se consolidera. Tremblez alors, craignez la vengeance de mon épée. »

Ils se sont imaginé que ces mots : « Je ne relèverai, » signifiaient « je ressusciterai après ma mort. » Mais alors comment ceux auxquels Job répond auraient-ils à craindre son épée ? Quel rapport entre la gale de Job et l’immortalité de l’âme ?

Une des plus lourdes bévues des commentateurs est de n’avoir pas songé que ce Job n’était point Juif, qu’il était Arabe ; et qu’il n’y a pas un mot dans ce drame antique de Job qui ait la moindre connexité avec les lois de la nation judaïque.

D’autres, abusant des fautes innombrables de la traduction latine appelée Vulgate, trouvent l’immortalité de l’âme et l’enfer des Grecs dans ces paroles que Jacob prononce[6] en déplorant la perte de son fils Joseph, que les patriarches ses frères avaient vendu comme esclave à des marchands arabes, et qu’ils faisaient passer pour mort : Je mourrai de douleur, je descendrai avec mon fils dans la fosse. La Vulgate a traduit sheol, la fosse, par le mot enfer, parce que la fosse signifie souterrain. Mais quelle sottise de supposer que Jacob ait dit : « Je descendrai en enfer, je serai damné, parce que mes enfants m’ont dit que mon fils Joseph a été mangé par des bêtes sauvages ! » C’est ainsi qu’on a corrompu presque tous les anciens livres par des équivoques absurdes. C’est ainsi qu’on s’est servi de ces équivoques pour tromper les hommes.

Certainement le crime des enfants de Jacob et la douleur du père n’ont rien de commun avec l’immortalité de l’âme. Tous les théologiens sensés, tous les bons critiques en conviennent ; tous avouent que l’autre vie et l’enfer furent inconnus aux Juifs jusqu’au temps d’Hérode. Le docteur Arnauld, fameux théologien de Paris, dit en propres mots, dans son Apologie de Port-Royal : « C’est le comble de l’ignorance de mettre en doute cette vérité, qui est des plus communes, et qui est attestée par tous les pères, que les promesses de l’Ancien Testament n’étaient que temporelles et terrestres, et que les Juifs n’adoraient Dieu que pour des biens charnels. » Notre sage Middleton[7] a rendu cette vérité sensible.

Notre évêque Warburton, déjà connu par son Commentaire de Shakespeare, a démontré en dernier lieu que la loi mosaïque ne dit pas un seul mot de l’immortalité de l’âme, dogme enseigné par tous les législateurs précédents. Il est vrai qu’il en tire une conclusion qui l’a fait siffler dans nos trois royaumes. La loi mosaïque, dit-il, ne connaît point l’autre vie donc cette loi est divine. Il a même soutenu cette assertion avec l’insolence la plus grossière. On sent bien qu’il a voulu prévenir le reproche d’incrédulité, et qu’il s’est réduit lui-même à soutenir la vérité par une sottise ; mais enfin cette sottise ne détruit pas cette vérité, si claire et si démontrée.

L’on peut encore ajouter que la religion des Juifs ne fut fixe et constante qu’après Esdras. Ils n’avaient adoré que des dieux étrangers et des étoiles, lorsqu’ils erraient dans les déserts, si l’on en croit Ézéchiel, Amos, et saint Étienne[8]. La tribu de Dan adora longtemps les idoles de Michas[9] ; et un petit-fils de Moïse, nommé Éléazar, était le prêtre de ces idoles, gagé par toute la tribu.

Salomon fut publiquement idolâtre. Les melchim ou rois d’Israël adorèrent presque tous le dieu syriaque Baal. Les nouveaux Samaritains, du temps du roi de Babylone, prirent pour leurs dieux Sochothbénoth, Nergel, Adramélech, etc.

Sous les malheureux régules de la tribu de Juda, Ézéchias, Manassé, Sosias, il est dit que les Juifs adoraient Baal et Moloch, qu’ils sacrifiaient leurs enfants dans la vallée de Topheth. On trouva enfin le Pentateuque du temps du melk ou roitelet Josias ; mais bientôt après Jérusalem fut détruite, et les tribus de Juda et de Benjamin furent menées en esclavage dans les provinces babyloniennes.

Ce fut là, très vraisemblablement, que plusieurs Juifs se firent courtiers et fripiers : la nécessité fit leur industrie. Quelques-uns acquirent assez de richesses pour acheter du roi que nous nommons Cyrus la permission de rebâtir à Jérusalem un petit temple de bois sur des assises de pierres brutes, et de relever quelques pans de murailles. Il est dit, dans le livre d’Esdras, qu’il revint dans Jérusalem quarante-deux mille trois cent soixante personnes, toutes fort pauvres. Il les compte famille par famille, et il se trompe dans son calcul, au point qu’en additionnant le tout on ne trouve que vingt-neuf mille neuf cent dix-huit personnes. Une autre erreur de calcul subsiste dans le dénombrement de Néhémie ; et une bévue encore plus grande est dans l’édit de Cyrus, qu’Esdras rapporte. Il fait parler ainsi le conquérant Cyrus : « Adonaï le Dieu du ciel m’a donné tous les royaumes de la terre, et m’a commandé de lui bâtir un temple dans Jérusalem, qui est en Judée. » On a très bien remarqué que c’est précisément comme si un prêtre grec faisait dire au Grand Turc : Saint Pierre et saint Paul m’ont donné tous les royaumes du monde, et m’ont commandé de leur bâtir une maison dans Athènes, qui est en Grèce.

Si l’on en croit Esdras, Cyrus, par le même édit, ordonna que les pauvres qui étaient venus à Jérusalem fussent secourus par les riches qui n’avaient pas voulu quitter la Chaldée, où ils se trouvaient très bien, pour un territoire de cailloux, où l’on manquait de tout, et où même on n’avait pas d’eau à boire pendant six mois de l’année. Mais, soit riches, soit pauvres, il est constant qu’aucun Juif de ces temps-là ne nous a laissé la plus légère notion de l’immortalité de l’âme.


Chapitre III. Comment le platonisme pénétra chez les Juifs.

Cependant Socrate et Platon enseignèrent dans Athènes ce dogme qu’ils tenaient de la philosophie égyptienne et de celle de Pythagore. Socrate, martyr de la Divinité et de la raison, fut condamné à mort, environ trois cents ans avant notre ère, par le peuple léger, inconstant, impétueux, d’Athènes, qui se repentit bientôt de ce crime. Platon était jeune encore. Ce fut lui qui, le premier chez les Grecs, essaya de prouver, par des raisonnements métaphysiques, l’existence de l’âme et sa spiritualité, c’est-à-dire sa nature légère et aérienne, exempte de tout mélange de matière grossière ; sa permanence après la mort du corps, ses récompenses et ses châtiments après cette mort ; et même sa résurrection avec un corps tombé en pourriture. Il réduisit cette philosophie en système dans son Phédon, dans son Timée, et dans sa République imaginaire ; il orna ses arguments d’une éloquence harmonieuse et d’images séduisantes.

Il est vrai que ses arguments ne sont pas la chose du monde la plus claire et la plus convaincante. Il prouve d’une étrange manière, dans son Phédon, l’immortalité de l’âme, dont il suppose l’existence sans avoir jamais examiné si ce que nous nommons âme est une faculté donnée de Dieu à l’espèce animale, ou si c’est un être distinct de l’animal même. Voici ses paroles : « Ne dites-vous pas que la mort est le contraire de la vie ? — Oui. — Et qu’elles naissent l’une de l’autre ? — Oui. — Qu’est-ce donc qui naît du vivant ? — Le mort. — Et qu’est-ce qui naît du mort ?... Il faut avouer que c’est le vivant : c’est donc des morts que naissent toutes les choses vivantes ? — Il me le semble. — Et, par conséquent, les âmes vont dans les enfers après notre mort ? — La conséquence est sûre. »

C’est cet absurde galimatias de Platon (car il faut appeler les choses par leur nom) qui séduisit la Grèce. Il est vrai que ces ridicules raisonnements, qui n’ont pas même le frêle avantage d’être des sophismes, sont quelquefois embellis par de magnifiques images toutes poétiques ; mais l’imagination n’est pas la raison. Ce n’est pas assez de représenter Dieu arrangeant la matière éternelle par son logos, par son verbe ; ce n’est pas assez de faire sortir de ses mains des demi-dieux composés d’une matière très déliée, et de leur donner le pouvoir de former des hommes d’une matière plus épaisse ; ce n’est pas assez d’admettre dans le grand Dieu une espèce de trinité composée de Dieu, de son verbe, et du monde ; il poussa son roman jusqu’à dire qu’autrefois les âmes humaines avaient des ailes, que les corps des hommes avaient été doubles. Enfin, dans les dernières pages de sa République, il fit ressusciter Hérès pour conter des nouvelles de l’autre monde ; mais il fallait donner quelques preuves de tout cela, et c’est ce qu’il ne fit pas.

Aristote fut incomparablement plus sage il douta de ce qui n’était pas prouvé. S’il donna des règles de raisonnement, qu’on trouve aujourd’hui trop scolastiques, c’est qu’il n’avait pas pour auditeurs et pour lecteurs un Montaigne, un Charron, un Bacon, un Hobbes, un Locke, un Shaftesbury, un Bolingbroke, et les bons philosophes de nos jours. Il fallait démontrer, par une méthode sûre, le faux des sophismes de Platon, qui supposaient toujours ce qui est en question. Il était nécessaire d’enseigner à confondre des gens qui vous disaient froidement : « Le Vivant vient du mort : donc les âmes sont dans les enfers. » Cependant le style de Platon prévalut, quoique ce style de prose poétique ne convienne point du tout à la philosophie. En vain Démocrite et ensuite Épicure combattirent les systèmes de Platon : ce qu’il y avait de plus sublime dans son roman de l’âme fut applaudi presque généralement ; et lorsque Alexandrie fut bâtie, les Grecs qui vinrent l’habiter furent tous platoniciens.

Les Juifs, sujets d’Alexandre, comme ils l’avaient été des rois de Perse, obtinrent de ce conquérant la permission de s’établir dans la ville nouvelle dont il jeta les fondements, et d’y exercer leur métier de courtiers, auquel ils s’étaient accoutumés depuis leur esclavage dans le royaume de Babylone. Il y eut une transmigration de Juifs en Égypte, sous la dynastie des Ptolémées, aussi nombreuse que celle qui s’était faite vers Babylone. Ils bâtirent quelques temples dans le Delta, un entre autres nommé l’Onion, dans la ville d’Héliopolis, malgré la superstition de leurs pères, qui s’étaient persuadés que le Dieu des Juifs ne pouvait être adoré que dans Jérusalem.

Alors le système de Platon, que les Alexandrins adoptèrent, fut reçu avidement de plusieurs Juifs égyptiens, qui le communiquèrent aux Juifs de la Palestine.


Chapitre IV. Sectes des Juifs.

Dans la longue paix dont les Juifs jouirent sous l’Arabe iduméen Hérode, créé roi par Antoine, et ensuite par Auguste, quelques Juifs de Jérusalem commencèrent à raisonner à leur manière, à disputer, à se partager en sectes. Le fameux rabbin Hillel, précurseur de Gamaliel, de qui saint Paul fut quelque temps le domestique, fut l’auteur de la secte des pharisiens, c’est-à-dire des distingués. Cette secte embrassait tous les dogmes de Platon : âme, figure légère enfermée dans un corps ; âme immortelle, ayant son bon et son mauvais démon ; âme punie dans un enfer, ou récompensée dans une espèce d’Élysée ; âme transmigrante, âme ressuscitante.

Les saducéens ne croyaient rien de tout cela : ils s’en tenaient à la loi mosaïque, qui n’en parla jamais. Ce qui peut paraître très singulier aux chrétiens intolérants de nos jours, s’il en est encore, c’est qu’on ne voit pas que les pharisiens et les saducéens, en différant si essentiellement, aient eu entre eux la moindre querelle. Ces deux sectes rivales vivaient en paix, et avaient également part aux honneurs de la synagogue.

Les esséniens étaient des religieux dont la plupart ne se mariaient point, et qui vivaient en commun ; ils ne sacrifiaient jamais de victimes sanglantes ; ils fuyaient non seulement tous les honneurs de la république, mais le commerce dangereux des autres hommes. Ce sont eux que Pline l’Ancien appelle une nation éternelle dans laquelle il ne naît personne.

Les thérapeutes juifs, retirés en Égypte auprès du lac Moeris, étaient semblables aux thérapeutes des Gentils ; et ces thérapeutes étaient une branche des anciens pythagoriciens. Thérapeute signifie serviteur et médecin. Ils prenaient ce nom de médecin, parce qu’ils croyaient purger l’âme. On nommait en Égypte les bibliothèques la médecine de l’âme, quoique la plupart des livres ne fussent qu’un poison assoupissant. Remarquons, en passant, que chez les papistes les révérends pères carmes ont gravement et fortement soutenu que les thérapeutes étaient carmes pourquoi non ? Élie, qui a fondé les carmes, ne pouvait-il pas aussi aisément fonder les thérapeutes ?

Les judaïtes avaient plus d’enthousiasme que toutes ces autres sectes. L’historien Josèphe nous apprend que ces judaïtes étaient les plus déterminés républicains qui fussent sur la terre. C’était à leurs yeux un crime horrible de donner à un homme le titre de mon maître, de mylord. Pompée et Sosius, qui avaient pris Jérusalem l’un après l’autre, Antoine, Octave, Tibère, étaient regardés eux comme des brigands dont il fallait purger la terre. Ils combattaient contre la tyrannie avec autant de courage qu’ils en parlaient. Les plus horribles supplices ne pouvaient leur arracher un mot de déférence pour les Romains, leurs vainqueurs et leurs maîtres ;leur religion était d’être libres.

Il y avait déjà quelques hérodiens, gens entièrement opposés aux judaïtes. Ceux-là regardaient le roi Hérode, tout soumis qu’il était à Rome, comme un envoyé d’Adonaï, comme un libérateur, comme un messie ; mais ce fut après sa mort que la secte hérodienne devint nombreuse. Presque tous les Juifs qui trafiquaient dans Rome, sous Néron, célébraient la fête d’Hérode leur messie. Perse[10] parle ainsi de cette fête dans sa cinquième satire, où il se moque des superstitieux :

Herodis venere dies, unctaque fenestra
Dispositae pinguem nebulam vomuere lucernae,
Portantes violas, rubrumque amplexa catinum
Cauda natat thynni, tumet alba fidelia vino :
Labra moves tacitus, recutitaque sabbata palles ;
Tunc nigri lemures, ovoque pericula rupto.
Hinc grandes galli, et cum sistro lusca sacerdos,
Incussere deos inflantes corpeora, si non
Praedictum ter mane caput gustaveris alli.

« Voici les jours de la fête d’Hérode. De sales lampions sont disposés sur des fenêtres noircies d’huile ; il en sort une fumée puante ; ces fenêtres sont ornées de violettes. On apporte des plats de terre peints en rouge, chargés d’une queue de thon qui nage dans la sauce. On remplit de vin des cruches blanchies. Alors, superstitieux que tu es, tu remues les lèvres tout bas ; tu trembles au sabbat des déprépucés ; tu crains les lutins noirs et les farfadets ; tu frémis si on casse un œuf. Là sont des galles, ces fanatiques prêtres de Cybèle ; ici est une prêtresse d’Isis qui louche en jouant du sistre. Avalez vite trois gousses d’ail consacrées, si vous ne voulez pas qu’on vous envoie des dieux qui vous feront enfler tout le corps. »

Ce passage est très curieux, et très important pour ceux qui veulent connaître quelque chose de l’antiquité. Il prouve que, du temps de Néron, les Juifs étaient autorisés à célébrer dans Rome la fête solennelle de leur messie Hérode, et que les gens de bon sens les regardaient en pitié, et se moquaient d’eux comme aujourd’hui. Il prouve que les prêtres de Cybèle et ceux d’Isis, quoique chassés sous Tibère avec la moitié des Juifs, pouvaient jouer leurs facéties en toute liberté.

Dignus Roma locus, quo Deus omnis eat[11].

Tout dieu doit aller à Rome, disait un jour une statue qu’on y transportait.

Si les Romains malgré leur loi des Douze Tables, souffraient toutes les sectes dans la capitale du monde, il est clair, à plus forte raison, qu’ils permettaient aux Juifs et aux autres peuples d’exercer chacun chez soi les rites et les superstitions de son pays. Ces vainqueurs législateurs ne permettaient pas que les barbares soumis immolassent leurs enfants comme autrefois ; mais qu’un Juif ne voulût pas manger d’un plat d’un Cappadocien, qu’il eût en horreur la chair de porc, qu’il priât Moloch ou Adonaï, qu’il eût dans son temple des bœufs de bronze, qu’il se fit couper un petit bout de l’instrument de la génération, qu’il fût baptisé par Hillel ou par Jean, que son âme fût mortelle ou immortelle, qu’il ressuscitât ou non, et qu’ils répondissent bien ou mal à la question que leur fit Cléopâtre, s’il ressusciteraient tout vêtus ou tout nus : rien n’était plus indifférent aux empereurs de la terre.


Chapitre V. Superstitions juives.

Les hommes instruits savent assez que le peuple juif avait pris peu à peu ses rites, ses lois, ses usages, ses superstitions, des nations puissantes dont il était entouré : car il est dans la nature humaine que le chétif et le faible tâche de se conformer au puissant et au fort. C’est ainsi que les Juifs prirent des prêtres égyptiens la circoncision, la distinction des viandes, les purifications d’eau, appelées depuis baptême ; le jeûne avant les grandes fêtes, qui étaient les jours de grands repas ; la cérémonie du bouc Hazazel, chargé des péchés du peuple ; les divinations, les prophéties, la magie, le secret de chasser les mauvais démons avec des herbes et des paroles.

Tout peuple, en imitant les autres, a aussi ses propres usages et ses erreurs particulières. Par exemple, les Juifs avaient imité les Égyptiens et les Arabes dans leur horreur pour le cochon ; mais il n’appartenait qu’à eux de dire dans leur Lévitique[12] qu’il est défendu de manger du lièvre, et « qu’il est impur, parce qu’il rumine et qu’il n’a pas le pied fendu. » Il est visible que l’auteur du Lévitique, quel qu’il soit, était un prêtre ignorant les choses les plus communes, puisqu’il est constant que le pied du lièvre est fendu, et que cet animal ne rumine pas.

La défense de manger des oiseaux qui ont quatre pattes[13] montre encore l’extrême ignorance du législateur qui avait entendu parler de ces animaux chimériques.

C’est ainsi que les Juifs admirent la lèpre des murailles, ne sachant pas seulement ce que c’est que la moisissure. C’est cette même ignorance qui ordonnait, dans le Lévitique[14], qu’on lapidât le mari et la femme qui auraient vaqué à l’œuvre de la génération pendant le temps des règles. Les Juifs s’étaient imaginé qu’on ne pouvait faire que des enfants malsains et lépreux dans ces circonstances. Plusieurs de leurs lois tenaient de cette grossièreté barbare.

Ils étaient extrêmement adonnés à la magie, parce que ce n’est point un art, et que c’est le comble de l’extravagance humaine. Cette prétendue science était en vogue chez eux depuis leur captivité dans Babylone. Ce fut là qu’ils connurent les noms des bons et des mauvais anges, et qu’ils crurent avoir le secret de les évoquer et de les chasser.

L’histoire des roitelets juifs, qui probablement fut composée après la transmigration de Babylone, nous conte que le roitelet Saül, longtemps auparavant, avait été possédé du diable, et que David l’avait guéri quelquefois en jouant de la harpe. La pythonisse d’Endor avait évoqué l’ombre de Samuel. Un prodigieux nombre de Juifs se mêlait de prédire l’avenir. Presque toutes les maladies étaient réputées des obsessions de diables ; et du temps d’Auguste et de Tibère, les Juifs, ayant peu de médecins, exorcisaient les malades, au lieu de les purger et de les saigner. Ils ne connaissaient point Hippocrate ; mais ils avaient un livre intitulé la Clavicule de Salomon, qui contenait tous les secrets de chasser les diables par des paroles, en mettant sous le nez des possédés une petite racine nommée barath ; et cette façon de guérir était tellement indubitable que Jésus convient de l’efficacité de ce spécifique. Il avoue lui-même, dans l’Évangile de Matthieu[15], que les enfants même chassaient communément les diables.

On pourrait faire un très gros volume de toutes les superstitions des Juifs ; et Fleury, écrivain plus catholique que papiste, aurait bien dû en parler dans son livre intitulé les Mœurs des Israélites, « où l’on voit, dit-il, le modèle d’une politique simple et sincère pour le gouvernement des États, et la réformation des mœurs. »

On serait curieux de voir par quelle politique simple et sincère les Juifs, si longtemps vagabonds, surprirent la ville de Jéricho, avec laquelle ils n’avaient rien à démêler ; la brûlèrent d’un bout à l’autre ; égorgèrent les femmes, les enfants, les animaux ; pendirent trente et un rois dans une étendue de cinq ou six milles ; et vécurent, de leur aveu, pendant plus de cinq cents ans dans le plus honteux esclavage ou dans le brigandage le plus horrible. Mais comme notre dessein est de nous faire un tableau véritable de l’établissement du christianisme, et non pas des abominations de la nation juive, nous allons examiner ce qu’était Jésu, au nom duquel on a formé longtemps après lui une religion nouvelle.


Chapitre VI. De la personne de Jésu.

Quiconque cherche la vérité sincèrement aura bien de la peine à découvrir le temps de la naissance de Jésu et l’histoire véritable de sa vie. Il paraît certain qu’il naquit en Judée, dans un temps où toutes les sectes dont nous avons parlé disputaient sur l’âme, sur sa mortalité, sur la résurrection, sur l’enfer. On l’appela Jésu, ou Josuah, ou Jeschu, ou Jeschut, fils de Miriah, ou de Maria ; fils de Joseph, ou de Panther. Le petit livre juif du Toldos Jeschut, écrit probablement au second siècle de notre ère, lorsque le recueil du Talmud était commencé, ne lui donne jamais que ce nom de Jeschut. Il le fait naître sous le roitelet juif Alexandre Jannée, du temps que Sylla était dictateur à Rome, et que Cicéron, Caton, et César, étaient jeunes encore. Ce libelle, fort malfait et plein de fables rabbiniques, déclare Jésu bâtard de Maria et d’un soldat nommé Joseph Panther. Il nous donne Judas, non pas pour un disciple de Jésu qui vendit son maître, mais pour son adversaire déclaré. Cette seule anecdote semble avoir quelque ombre de vraisemblance, en ce qu’elle est conforme à l’Évangile de saint Jacques, le premier des Évangiles, dans lequel Judas est compté parmi les accusateurs qui firent condamner Jésu au dernier supplice.

Les quatre Évangiles canoniques font mourir Jésu à trente ans et quelques mois, ou à trente-trois ans au plus, en se contredisant comme ils font toujours. Saint Irénée, qui se dit mieux instruit, affirme qu’il avait entre cinquante et soixante années, et qu’il le tient de ses premiers disciples.

Toutes ces contradictions sont bien augmentées par les incompatibilités qu’on rencontre presque à chaque page dans son histoire, rédigée par les quatre évangélistes reconnus. Il est nécessaire d’exposer succinctement une partie des principaux doutes que ces Évangiles ont fait naître.

PREMIER DOUTE.

Le livre qu’on nous donne sous le nom de Matthieu commence par faire la généalogie de Jésu[16] ; et cette généalogie est celle du charpentier Joseph, qu’il avoue n’être point le père du nouveau-né. Matthieu, ou celui qui a écrit sous ce nom, prétend que le charpentier Joseph descend du roi David et d’Abraham par trois fois quatorze générations, qui font quarante-deux, et on n’en trouve que quarante et une. Encore dans son compte y a-t-il une méprise plus grande. Il dit que Josias engendra Jéchonias ; et le fait est que Jéchonias était fils de Jéojakim. Cela seul fait croire à Toland que l’auteur était un ignorant ou un faussaire maladroit.

L’Évangile de Luc fait aussi descendre Jésu de David et d’Abraham par Joseph, qui n’est pas son père. Mais il compte de Joseph à Abraham cinquante-six têtes, au lieu que Matthieu n’en compte que quarante et une. Pour surcroît de contradiction, ces générations ne sont pas les mêmes, et pour comble de contradiction, Luc donne au père putatif de Jésu un autre père que celui qui se trouve chez Matthieu. Il faut avouer qu’on ne serait pas admis parmi nous dans l’ordre de la Jarretière sur un tel arbre généalogique, et qu’on n’entrerait pas dans un chapitre d’Allemagne.

Ce qui étonne encore davantage Toland, c’est que les chrétiens qui prêchaient l’humilité aient voulu faire descendre d’un roi leur messie. S’il avait été envoyé de Dieu, ce titre était bien plus beau que celui de descendant d’une race royale. D’ailleurs un roi et un charpentier sont égaux devant l’Être suprême.

DEUXIÈME DOUTE.

Suivant le même Matthieu, que nous suivrons toujours, « Maria étant grosse par l’opération du Saint-Esprit... et son mari Joseph, homme juste, ne voulant pas la couvrir d’infamie, voulut la renvoyer secrètement (ch. ier, v. 9)... Un ange du Seigneur lui apparut en songe, et lui dit : Joseph fils de David, ne craignez point de revoir votre femme Maria, car ce qui est en elle est l’œuvre du Saint-Esprit. Or tout cela se fit pour remplir ce que le Seigneur a dit par son prophète : Une vierge en aura dans le ventre, et elle fera un enfant, et on appellera son nom Emmanuel. »

On a remarqué sur ce passage que c’est le premier de tous dans lequel il est parlé du Saint-Esprit. Un enfant fait par cet esprit est une chose fort extraordinaire ; un ange venant annoncer ce prodige à Joseph dans un songe n’est pas une preuve bien péremptoire de la copulation de Maria avec ce Saint-Esprit. L’artifice de dire que « cela se fit pour remplir une prophétie » paraît à plusieurs trop grossier : Jésu ne s’est jamais nommé Emmanuel. L’aventure du prophète Isaïe, qui fit un enfant à la prophétesse sa femme, n’a rien de commun avec le fils de Maria. Il est faux et impossible que le prophète Isaïe ait dit (voyez ch. vii, v. 14) : « Voici qu’une vierge en aura dans le ventre, » puisqu’il parle de sa propre femme (voyez ch. viii, v. 3), à qui il en mit dans le ventre. Le mot alma, qui signifie jeune fille signifie aussi femme. Il y en a cent exemples dans les livres des Juifs, et la vieille Ruth, qui vint coucher avec le vieux Booz, est appelée alma. C’est une fraude honteuse de tordre et de falsifier ainsi le sens des mots pour tromper les hommes ; et cette fraude a été mise en usage trop souvent et trop évidemment. Voilà ce que disent les savants ; ils frémissent quand ils voient les suites qu’ont eues ces paroles : « Ce qu’elle a dans le ventre est l’œuvre du Saint-Esprit ; » ils voient avec horreur plus d’un théologien, et surtout Sanchez, examiner scrupuleusement si le Saint-Esprit, en couchant avec Marie, répandit de sa semence, et si Marie répandit la sienne avant ou après le Saint-Esprit, ou en même temps. Suarez, Peromato, Silvestre, Tabiena, et enfin le grand Sanchez, décident que « la bienheureuse Vierge ne pouvait devenir mère de Dieu si le Saint-Esprit et elle n’avaient répandu leur liqueur ensemble[17]. »

TROISIÈME DOUTE.

L’aventure des trois mages qui arrivent d’orient, conduits par une étoile ; qui viennent saluer Jésu dans une étable, et lui donner de l’or, de l’encens, et de la myrrhe, a été un grand sujet de scandale. Ce jour n’est célébré chez les chrétiens, et surtout chez les papistes, que par des repas de débauche et par des chansons. Plusieurs ont dit que si l’Évangile de Matthieu était à refaire, on n’y mettrait pas un tel conte, plus digne de Rabelais et de Sterne que d’un ouvrage sérieux.

QUATRIÈME DOUTE.

L’histoire des enfants de Bethléem égorgés plusieurs milles à la ronde, par l’ordre d’Hérode, qui croit égorger le messie dans la foule, a quelque chose de plus ridicule encore, au jugement des critiques ; mais ce ridicule est horrible. Comment, disent ces critiques, a-t-on pu imputer une action si extravagante et si abominable à un roi de soixante et dix ans, réputé sage, et qui était alors mourant[18] ? Trois mages d’Orient ont-ils pu lui faire accroire qu’ils avaient vu l’étoile d’un petit enfant roi des Juifs, qui venait de naître dans une écurie de village ? A quel imbécile aura-t-on pu persuader une telle absurdité, et quel imbécile peut la lire sans en être indigné ? Pourquoi ni Marc, ni Luc, ni Jean, ni aucun autre auteur, ne rapporte-t-il cette fable ? Bolingbroke.

CINQUIÈME DOUTE.

On « vit alors rempli ce qui fut dit par le prophète Jérémie, disant : Une voix s’est entendue dans Rama, des lamentations et des hurlements, Rachel pleurant ses enfants, car ils n’étaient plus. » Quel rapport entre un discours de Jérémie sur des esclaves juifs tués de son temps à Rama, et la prétendue boucherie d’Hérode ! Quelle fureur de prédire ce qui n’a pu arriver ! On se moquerait bien d’un auteur qui trouverait dans une prophétie de Merlin l’histoire de l’homme qui a prétendu se mettre de nos jours dans une bouteille de deux pintes.

SIXIÈME DOUTE.

Matthieu dit (ch. ii, v. 14) que Joseph et sa femme s’enfuirent, et menèrent le dieu Jésu, fils de Marie, en Égypte ; et c’est là que le petit Jésu désenchante un homme que les magiciens avaient changé en mulet, si on croit l’Évangile de l’enfance. Matthieu (ch. ii, v. 23) ajoute qu’après la mort d’Hérode, Joseph et Marie ramenèrent le petit dieu à Nazareth, » afin que la prédiction des prophètes fût remplie : il sera appelé Nazaréen. »

On voit partout ce même soin, ce même grossier artifice de vouloir que les choses les plus indifférentes de la vie de Jésu soient prédites plusieurs siècles auparavant ; mais l’ignorance et la témérité de l’auteur se manifestent trop ici. Ces mots : il sera appelé Nazaréen, ne sont dans aucun prophète.

Enfin, pour comble, Luc dit précisément le contraire de Matthieu. Il fait aller Joseph, Maria, et le petit dieu juif, droit à Nazareth, sans passer par l’Égypte. Certainement l’un ou l’autre évangéliste a menti. Cela ne s’est pas fait de concert, dit un énergumène. Non, mon ami, deux faux témoins qui se contredisent ne se sont pas entendus ensemble ; mais ils n’en sont pas moins faux témoins. Ce sont là les objections des incrédules.

SEPTIÈME DOUTE.

Jean le Baptiseur, qui gagnait sa vie à verser un peu d’huile sur la tête des Juifs qui venaient se baigner dans le Jourdain par dévotion, instituait alors une petite secte qui subsiste encore vers Mozul, et qu’on appelle les oints, les huilés, les chrétiens de Jean. Matthieu dit que Jésu vint se baigner dans le Jourdain comme les autres. Alors le ciel s’entrouvrit ; le Saint-Esprit (dont on a fait depuis une troisième personne de Dieu) descendit du ciel en colombe, sur la tête de Jésu, et cria à haute voix devant tout le monde : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, en qui je me suis complu. »

Le texte ne dit pas expressément que ce fut la colombe qui parla, et qui prononça : « Celui-ci est mon fils bien-aimé. » C’est donc Dieu le Père qui vint aussi lui-même, avec le Saint-Esprit et la colombe. C’était un beau spectacle, et on ne sait pas comment les Juifs osèrent faire pendre un homme que Dieu avait déclaré son fils si solennellement devant eux, et devant la garnison romaine qui remplissait Jérusalem. Collins, page 153.

HUITIÈME DOUTE.

Alors « Jésu fut emporté par l’esprit dans le désert, pour être tenté par le diable ; et ayant été quarante jours et quarante nuits sans manger, il eut faim ; et le diable lui dit : si tu es fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains... Le diable aussitôt l’emporta sur le pinacle du temple, et lui dit : Si tu es fils de Dieu, jette-toi en bas... Le diable l’emporta ensuite sur une montagne du haut de laquelle il lui fit voir tous les royaumes de la terre, et lui dit : Je te donnerai tout cela, si tu veux m’adorer. »

Il ne faut pas discuter un tel passage : c’est le parfait modèle de l’histoire. C’est Xénophon, Polybe, Tite-Live, Tacite, tout pur ; ou plutôt c’est la raison même écrite de la main de Dieu ou du diable, car ils y jouent l’un et l’autre un grand rôle. Tindal.

NEUVIÈME DOUTE.

Selon Matthieu, deux possédés sortent des tombeaux, où ils se retiraient, et courent à Jésu. Selon Marc et Luc, il n’y a qu’un possédé. Quoi qu’il en soit, Jésu envoie le diable ou les diables qui tourmentaient ce possédé ou ces possédés dans les corps de deux mille cochons qui vont vite se noyer dans le lac de Tibériade. On a demandé souvent comment il y avait tant de cochons dans un pays où l’on n’en mangea jamais, et de quel droit Jésu et le diable les avaient noyés, et ruiné le marchand auquel ils appartenaient ; mais nous ne faisons point de telles questions. Gordon.

DIXIÈME DOUTE.

Matthieu, dans son chapitre ii, dit que Jésu nourrit cinq mille hommes, sans compter les femmes et leurs enfants, avec cinq pains et deux poissons, dont il resta deux pleines corbeilles. Et au chapitre xv il dit qu’ils étaient quatre mille hommes, et que Jésu les rassasia avec sept pains et quelques petits poissons. Cela semble se contredire, mais cela s’explique. Trenchard.

ONZIÈME DOUTE.

Ensuite Matthieu raconte que Jésu mena Pierre, Jacques et Jean, à l’écart sur une haute montagne qu’on ne nomme pas ; et que là il se transfigura pendant la nuit. Cette transfiguration consista en ce que sa robe devint blanche et son visage brillant. Moïse et Élie vinrent s’entretenir avec lui ; après quoi il chassa le diable du corps d’un enfant lunatique, qui tombait tantôt dans le feu, tantôt dans l’eau. Notre Woolston demande quel était le plus lunatique, ou celui qui se transfigurait en habit blanc pour converser avec Élie et Moïse, ou le petit garçon qui tombait dans le feu et dans l’eau. Mais nous traitons la chose plus sérieusement. Collins.

DOUZIÈME DOUTE.

Jésu, après avoir parcouru la province pendant quelques mois, à l’âge d’environ trente ans, vient enfin à Jérusalem avec ses compagnons, que depuis on nomma apôtres, ce qui signifie envoyés. Il leur dit en chemin que « ceux qui ne les écouteront pas doivent être déférés à l’Église, et doivent être regardés comme des païens, ou comme des commis de la douane. »

Ces mots font connaître évidemment que le livre attribué à Matthieu ne fut composé que très longtemps après, lorsque les chrétiens furent assez nombreux pour former une Église.

Ce passage montre encore que ce livre a été fait par un de ces hommes de la populace, qui pense qu’il n’y a rien de si abominable qu’un receveur des deniers publics ; et il n’est pas possible que Matthieu, qui avait été de la profession, parlât de son métier avec une telle horreur.

Dès que Jésu, marchant à pied, fut à Bethphagé, il dit à un de ses compagnons : « Allez prendre une ânesse qui est attachée avec son ânon, amenez-la-moi ; et si quelqu’un le trouve mauvais, dites-lui : Le maître en a besoin. »

Or tout ceci fut fait, dit l’évangile attribué à Matthieu (chap. xxi, v. 5), pour remplir la prophétie : « Filles de Sion, voici votre doux roi qui vient assis sur une ânesse et sur un ânon. »

Je ne dirai pas ici que parmi nous le vol d’une ânesse a été longtemps un cas pendable, quand même Merlin aurait prédit ce vol. Lord Herbert.

TREIZIÈME DOUTE.

Jésu étant arrivé sur son ânesse, ou sur son ânon, ou sur tous les deux à la fois, entre dans le parvis du temple tenant un grand fouet, et chasse tous les marchands légalement établis en cet endroit pour vendre les animaux qu’on venait sacrifier dans le temple. C’était assurément troubler l’ordre public, et faire une aussi grande injustice que si quelque fanatique allait dans Pater-Noster-Row, et dans les petites rues auprès de notre église de Saint-Paul, chasser à coups de fouet tous les libraires qui vendent des livres de prières.

Il est aussi dit que Jésu jeta par terre tout l’argent des marchands. Il n’est guère croyable que tant de gens se soient laissé battre et chasser ainsi par un seul homme. Si une chose si incroyable est vraie, il n’est pas étonnant qu’avec de tels excès Jésu fût repris de justice ; mais cet emportement fanatique ne méritait pas le supplice qu’on lui fit souffrir.

QUATORZIÈME DOUTE.

S’il est vrai qu’il ait toujours appelé les prêtres de son temps et les pharisiens sépulcres blanchis, race de vipères, et qu’il ait prêché publiquement contre eux la populace, il put légitimement être regardé comme un perturbateur du repos public, et comme tel être livré à Pilate, alors président de Judée. Il a été un temps où nous aurions fait pendre ceux qui prêchaient dans les rues contre nos évêques, quoiqu’il ait été aussi un temps où nous avons pendu plusieurs de nos évêques mêmes.

Matthieu dit que Jésu fit la pâque juive avec ses compagnons la veille de son supplice. Nous ne discuterons point ici l’authenticité de la chanson que Jésu chanta à ce dernier souper, selon Matthieu. Elle fut longtemps en vogue chez quelques sectes des premiers chrétiens, et saint Augustin nous en a conservé quelques couplets dans sa lettre à Cérétius. En voici un[19] :

Je veux délier, et je veux être délié.
Je veux sauver, et je veux être sauvé.
Je veux engendrer, et je veux être engendré.

Je veux chanter, dansez tous de joie.
Je veux pleurer, frappez-vous tous de douleur.
Je veux orner, et je veux être orné.
Je suis la lampe pour vous qui me voyez.
Je suis la porte pour vous qui y frappez.
Vous qui voyez ce que je fais, ne dites pas ce que je fais.
J’ai joué tout cela, et je n’ai point du tout été joué.

QUINZIÈME DOUTE.

On demande enfin s’il est possible qu’un Dieu ait tenu les discours impertinents et barbares qu’on lui attribue :

Qu’il ait dit : Quand vous donnerez à dîner ou à souper, n’y invitez ni vos amis, ni vos parents riches[20] ;

Qu’il ait dit : Va-t’en inviter les borgnes et les boiteux au festin[21] , et contrains-les d’entrer ;

Qu’il ait dit : Je ne suis point venu apporter la paix, mais le glaive[22] ;

Qu’il ait dit : Je suis venu mettre le feu sur la terre[23]  ;

Qu’il ait dit : En vérité, si le grain qu’on a jeté en terre ne meurt, il reste seul ; mais quand il est mort, il porte beaucoup de fruits[24].

Ce dernier trait n’est-il pas de l’ignorance la plus grossière, et les autres sont-ils bien sages et bien humains ?

SEIZIÈME DOUTE.

Nous n’examinons point si Jésu fut mis en croix à la troisième heure du jour, selon Jean, ou à la sixième, selon Marc. Matthieu dit que les ténèbres couvrirent toute la terre[25] depuis la troisième heure jusqu’à la sixième, c’est-à-dire en cette saison de l’équinoxe, selon notre manière de compter, depuis neuf heures jusqu’à midi ; le voile du temple se déchira en deux, les pierres se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent, les morts en sortirent, et vinrent se promener dans Jérusalem.

Si ces énormes prodiges s’étaient opérés, quelque auteur romain en aurait parlé. L’historien Josèphe n’aurait pu les passer sous silence. Philon, contemporain de Jésu, en aurait fait mention. Il est assez visible que tous ces Évangiles, farcis de miracles absurdes, furent composés secrètement, longtemps après, par des chrétiens répandus dans des villes grecques. Chaque petit troupeau de chrétiens eut son évangile, qu’on ne montrait pas même aux catéchumènes ; et ces livres, entièrement ignorés des Gentils pendant trois cents années, ne pouvaient être réfutés par des historiens romains qui ne les connaissaient pas. Aucun auteur parmi les Gentils n’a jamais cité un seul mot de l’Évangile.

Ne nous appesantissons pas sur les contradictions qui fourmillent entre Matthieu, Marc, Luc, Jean, et cinquante autres évangélistes. Voyons ce qui se passa après la mort de Jésu.

Chapitre VII. Des disciples de Jésu.

Un homme sensé ne peut voir dans ce Juif qu’un paysan un peu plus éclairé que les autres, quoiqu’il soit incertain s’il savait lire et écrire. Il est visible que son seul but était de faire une petite secte dans la population des campagnes, à peu près comme l’ignorant et le fanatique Fox[26] en établit une parmi nous, laquelle a en depuis des hommes très estimables.

Tous deux prêchèrent quelquefois une bonne morale. La plus vile canaille jetterait des pierres en tout pays à quiconque en prêcherait une mauvaise. Tous deux déclamèrent violemment contre les prêtres de leur temps. Fox fut pilorié, et Jésu fut pendu. Ce qui prouve que nous valons mieux que les Juifs.

Jamais ni Jésu ni Fox ne voulurent établir une religion nouvelle. Ceux qui ont écrit contre Jésu ne l’en ont point accusé. Il est visible qu’il fut soumis à la loi mosaïque depuis sa circoncision jusqu’à sa mort.

Ses disciples, ulcérés du supplice de leur maître, ne purent s’en venger ; ils se contentèrent de crier contre l’injustice de ses assassins, et ils ne trouvèrent d’autre manière d’en faire rougir les pharisiens et les scribes que de dire que Dieu l’avait ressuscité. Il est vrai que cette imposture était bien grossière ; mais ils la débitaient à des hommes grossiers, accoutumés à croire tout ce qu’on inventa jamais de plus absurde, comme les enfants croient toutes les histoires de revenants et de sorciers qu’on leur raconte.

Matthieu a beau contredire les autres évangélistes, en disant que Jésu n’apparut que deux fois à ses disciples après sa résurrection ; Marc a beau contredire Matthieu, en disant qu’il apparut trois fois ; Jean a beau contredire Matthieu et Marc en parlant de quatre apparitions ; en vain Luc dit que Jésu, dans sa dernière apparition, mena ses disciples jusqu’en Béthanie, et là monta au ciel en leur présence, tandis que Jean dit que ce fut dans Jérusalem ; en vain l’auteur des Actes des apôtres assure-t-il que ce fut sur la montagne des Oliviers, et que, Jésu étant monté au ciel, deux hommes vêtus de blanc descendirent pour leur certifier qu’il reviendrait : toutes ces contradictions, qui frappent aujourd’hui des yeux attentifs, ne pouvaient être connues des premiers chrétiens. Nous avons déjà remarqué que chaque petit troupeau avait son évangile à part : on ne pouvait comparer ; et quand même on l’aurait pu, pense-t-on que des esprits prévenus et opiniâtres auraient examiné ? Cela n’est pas dans la nature humaine. Tout homme de parti voit dans un livre ce qu’il y veut voir.

Ce qui est certain, c’est qu’aucun des compagnons de Jésu ne songeait alors à faire une religion nouvelle. Tous circoncis et non baptisés, à peine le Saint-Esprit était-il descendu sur eux en langues de feu dans un grenier, comme il a coutume de descendre, et comme il est rapporté dans le livre des actions des apôtres ; à peine eurent-ils converti en un moment dans Jérusalem trois mille voyageurs qui les entendaient parler toutes leurs langues étrangères, lorsque ces apôtres leur parlaient dans leur patois hébreu ; à peine enfin étaient-ils chrétiens qu’aussitôt ces compagnons de Jésu vont prier dans le temple juif, où Jésu allait lui-même. Ils passaient les jours dans le temple, perdurantes in templo[27]. Pierre et Jean montaient au temple pour être à la prière de la neuvième heure : Petrus[28] et Joannes ascendebant in templum ad horam orationis nonam.

Il est dit dans cette histoire étonnante des actions des apôtres, qu’ils convertirent et qu’ils baptisèrent trois mille hommes en un jour, et cinq mille en un autre. Où les menèrent-ils baptiser ? Dans quel lac les plongèrent-ils trois fois selon le rite juif ? La rivière du Jourdain, dans laquelle seule on baptisait, est à huit lieues de Jérusalem. C’était là une belle occasion d’établir une nouvelle religion à la tête de huit mille enthousiastes : cependant ils n’y songèrent pas. L’auteur avoue que les apôtres ne pensaient qu’à amasser de l’argent. « Ceux qui possédaient des terres et des maisons les vendaient, et en apportaient le prix aux pieds des apôtres. »

Si l’aventure de Saphira et d’Ananias était vraie, il fallait, ou que tout le monde, frappé de terreur, embrassât sur-le-champ le christianisme en frémissant, ou que le sanhédrin fît pendre les douze apôtres comme des voleurs et des assassins publics.

On ne peut s’empêcher de plaindre cet Ananias et cette Saphira, tous deux exterminés l’un après l’autre, et mourant subitement d’une mort violente (quelle qu’elle pût être), pour avoir gardé quelques écus qui pouvaient subvenir à leurs besoins, en donnant tout leur bien aux apôtres. Milord Bolingbroke a bien raison de dire que « la première profession de foi qu’on attribue à cette secte appelée depuis l’onguent[29], ou christianisme, est : Donne-moi tout ton bien, ou je vais te donner la mort. C’est donc là ce qui a enrichi tant de moines aux dépens des peuples ; c’est donc là ce qui a élevé tant de tyrannies sanguinaires ! »

Remarquons toujours qu’il n’était pas encore question d’établir une religion différente de la loi mosaïque ; que Jésu, né Juif, était mort Juif ; que tous les apôtres étaient Juifs, et qu’il ne s’agissait que de savoir si Jésu avait été prophète ou non.

Une aussi étonnante révolution que celle de la secte chrétienne dans le monde ne pouvait s’opérer que par degrés ; et, pour passer de la populace juive sur le trône des Césars, il fallut plus de trois cent trente années.


Chapitre VIII. De Saul, dont le nom fut changé en Paul.

Le premier qui sembla profiter de la tolérance extrême des Romains envers toutes les religions, pour commencer à donner quelque forme à la nouvelle secte des galiléens, est ce saint Paul, qui se dit une fois citoyen romain, et qui, selon Hiéronyme ou Jérôme, était natif du village de Giscala en Galilée. On ne sait pourquoi il changea son nom de Saul en Paul. Saint Jérôme, dans son commentaire de l’Épître de Paul à Philémon, dit que ce mot de Paul signifie l’embouchure de la flûte ; mais il paraît qu’il battait le tambour contre Jésu et sa troupe. Saul était alors petit valet du docteur Gamaliel, successeur d’Hillel, et l’un des chefs du sanhédrin. Paul apprit sous son maître un peu de fatras rabbinique. Son caractère était ardent, hautain, fanatique et cruel. Il commença par lapider le nazaréen Étienne, partisan de Jésu le crucifié ; et il est marqué, dans les actions des apôtres, qu’il gardait les manteaux des Juifs qui, comme lui, assommaient Étienne à coups de pierres.

Abdias, l’un des premiers disciples de Jésu, et prétendu évêque de Babylone (comme s’il y avait eu alors des évêques), assure dans son Histoire apostolique que saint Paul ne s’en tint pas à l’assassinat de saint Étienne, et qu’il assassina encore saint Jacques le Mineur, Oblia ou le Juste, propre frère de Jésu, que l’ignorance fait premier évêque de Jérusalem. Rien n’est plus vraisemblable que ce meurtre nouveau fut commis par Saul, puisque le livre des actions des apôtres dit expressément que Saul respirait le sang et le carnage. (Chap. ix, v. 1.)

Il n’y a qu’un fanatique insensé ou qu’un fripon très maladroit qui puisse dire que Saul Paul tomba de cheval pour avoir vu de la lumière en plein midi ; que Jésu-Christ lui cria du milieu d’une nue : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » et que Saul changea vite son nom en Paul, et de Juif persécuteur et battant qu’il était, eut la joie de devenir chrétien persécuté et battu. Il n’y a qu’un imbécile qui puisse croire ce Conte du tonneau ; mais qu’il ait eu l’insolence de demander la fille de Gamaliel en mariage, et qu’on lui ait refusé cette pucelle, ou qu’il ne l’ait pas trouvée pucelle, et que de dépit ce turbulent personnage se soit jeté dans le parti des nazaréens, comme les Juifs et les ébionites l’ont écrit[30], cela est plus naturel, et plus dans l’ordre commun.

Il porta la violence de son caractère dans la nouvelle faction où il entra. On le voit courir comme un forcené de ville en ville ; il se brouille avec presque tous les apôtres ; il se fait moquer de lui dans l’aréopage d’Athènes. S’étant accoutumé à être renégat, il va faire une espèce de neuvaine avec des étrangers dans le temple de Jérusalem, pour montrer qu’il n’est pas du parti de Jésu. Il judaïse après s’être fait chrétien et apôtre ; et, ayant été reconnu, il aurait été lapidé à son tour comme Étienne, dont il fut l’assassin, si le gouverneur Festus ne l’avait pas sauvé en lui disant qu’il était un fou[31].

Sa figure était singulière. Les Actes de sainte Thècle le peignent gros, court, la tête chauve, le nez gros et long, les sourcils épais et joints, les jambes torses. C’est le même portrait qu’en fait Lucien dans son Philopatris[32], et cependant sainte Thècle le suivait partout déguisée en homme. Telle est la faiblesse de bien des femmes qu’elles courent après un mauvais prédicateur accrédité, quelque laid qu’il soit, plutôt qu’après un jeune homme aimable. Enfin ce fut ce Paul qui attira le plus de prosélytes à la secte nouvelle.

Il n’y eut de son temps ni rite établi ni dogme reconnu. La religion chrétienne était commencée, et non formée ; ce n’était encore qu’une secte de Juifs révoltés contre les anciens Juifs.

Il paraît que Paul acquit une grande autorité sur la populace à Thessalonique, à Philippes, à Corinthe, par sa véhémence, par son esprit impérieux, et surtout par l’obscurité de ses discours emphatiques, qui subjuguent le vulgaire d’autant plus qu’il n’y comprend rien.

Il annonce la fin du monde au petit troupeau des Thessaloniciens[33] . Il leur dit qu’ils iront avec lui les premiers dans l’air au-devant de Jésu, qui viendra dans les nuées pour juger le monde ; il dit qu’il le tient de la bouche de Jésu même, lui qui n’avait jamais vu Jésu, et qui n’avait connu ses disciples que pour les lapider. Il se vante d’avoir été déjà ravi au troisième ciel ; mais il n’ose jamais dire que Jésu soit Dieu, encore moins qu’il y ait une trinité en Dieu. Ces dogmes, dans les commencements, eussent paru blasphématoires, et auraient effarouché tous les esprits. Il écrit aux Éphésiens : « Que le Dieu de notre Seigneur Jésu-Christ vous donne l’esprit de sagesse ! » Il écrit aux hébreux : « Dieu a opéré sa puissance sur Jésu en le ressuscitant. » Il écrit aux Juifs de Rome : « Si, par le délit d’un seul homme, plusieurs sont morts, la grâce et le don de Dieu ont plus abondé par un seul homme, qui est Jésu-Christ... A Dieu, seul sage, honneur et gloire par Jésu-Christ ! » Enfin il est avéré, par tous les monuments de l’antiquité, que Jésu ne se dit jamais Dieu, et que les platoniciens d’Alexandrie furent ceux qui enhardirent enfin les chrétiens à franchir cet espace infini, et qui apprirent aux hommes à se familiariser avec des idées dont le commun des esprits devait être révolté.


Chapitre IX. Des Juifs d’Alexandrie, et du Verbe.

Je ne sais rien qui puisse nous fournir une image plus fidèle d’Alexandrie que notre ville de Londres. Un grand port maritime, un commerce immense, de puissants seigneurs, et un nombre prodigieux d’artisans, une foule de gens riches, et de gens qui travaillent pour l’être ; d’un côté la Bourse et l’allée du Change ; de l’autre la Société royale et le Muséum ; des écrivains de toute espèce, des géomètres, des sophistes, des métaphysiciens, et d’autres faiseurs de romans ; une douzaine de sectes différentes, dont les unes passent, et les autres restent, mais dans toutes les sectes et dans toutes les conditions un amour désordonné de l’argent : telle est la capitale de nos trois royaumes, et l’empereur Adrien nous apprend, par sa lettre au consul Servianus, que telle était Alexandrie. Voici cette lettre fameuse, que Vopiscus nous a conservée :

« J’ai vu cette Égypte que vous me vantiez tant, mon cher Servianus ; je la sais tout entière par cœur. Cette nation est inconstante, incertaine ; elle vole au changement. Les adorateurs de Sérapis se font chrétiens ; ceux qui sont à la tête de la religion du Christ se font dévots à Sérapis. Il n’y a point d’archirabbin juif, point de samaritain, point de prêtre chrétien, qui ne soit astrologue, ou devin, ou m...[34]. Quand le patriarche grec vient en Égypte, les uns s’empressent auprès de lui pour lui faire adorer Sérapis ; les autres, le Christ. Ils sont tous très séditieux, très vains, très querelleurs. La ville est commerçante, opulente, peuplée ; personne n’y est oisif... L’argent est un dieu que les chrétiens, les juifs, et tous les hommes, servent également. »

Quand un disciple de Jésu, nommé Marc, soit l’évangéliste, soit un autre, vint tâcher d’établir sa secte naissante parmi les Juifs d’Alexandrie, ennemis de ceux de Jérusalem, les philosophes ne parlaient que du logos, du verbe de Platon. Dieu avait formé le monde par son verbe ; ce verbe faisait tout. Le Juif Philon, né du vivant de Jésu, était un grand platonicien ; il dit, dans ses opuscules, que Dieu se maria au verbe, et que le monde naquit de ce mariage. C’est un peu s’éloigner de Platon que de donner pour femme à Dieu un être que ce philosophe lui donnait pour fils.

D’un autre côté, on avait souvent, chez les Grecs et chez les nations orientales, donné le nom de fils des dieux aux hommes justes, et même Jésu s’était dit fils de Dieu pour exprimer qu’il était innocent, par opposition au mot fils de Bélial qui signifiait un coupable ; d’un autre côté encore, ses disciples assuraient qu’il était envoyé de Dieu. Il devint bientôt fils, de simple envoyé qu’il était : or le fils de Dieu était son verbe chez les platoniciens ; ainsi donc Jésu devint verbe.

Tous les Pères de l’Église chrétienne ont cru en effet lire un platonicien en lisant le premier chapitre de l’Évangile attribué à Jean : « Au commencement était le verbe, et le verbe était avec Dieu, et le verbe était Dieu. » On trouva du sublime dans ce chapitre. Le sublime est ce qui s’élève au-dessus du reste ; mais si ce premier chapitre est écrit dans l’école de Platon, le second il faut l’avouer, semble fait sous la treille d’Épicure. Les auteurs de cet ouvrage passent tout d’un coup du sein de la gloire de Dieu, du centre de sa lumière, et des profondeurs de sa sagesse, à une noce de village. Jésu de Nazareth est de la noce avec sa mère. Les convives sont déjà plus qu’échauffés par le vin, inebriati ; le vin manque, Marie en avertit Jésu, qui lui dit très durement : « Femme, qu’y a-t-il entre toi et moi ? » Après avoir ainsi maltraité sa mère, il fait ce qu’elle lui demande. Il changea seize cent vingt pintes d’eau, qui étaient là à point nommé dans de grandes cruches, en seize cent vingt pintes de vin.

On peut observer que ces cruches, à ce que dit le texte, étaient là « pour les purifications des Juifs, selon leur usage. » Ces mots ne marquent-ils pas évidemment que ce ne peut être Jean, né Juif, qui ait écrit cet évangile ? Si moi, qui suis né à Londres, je parlais d’une messe célébrée à Rome, je pourrais dire  : Il y avait une burette de vin contenant environ demi-setier ou chopine, selon l’usage des Italiens ; mais certainement un Italien ne s’exprimerait pas ainsi. Un homme qui parle de son pays en parle-t-il comme un étranger ?

Quels que soient les auteurs de tous les Évangiles ignorés du monde entier pendant plus de deux siècles, on voit que la philosophie de Platon fit le christianisme. Jésu devint peu à peu un Dieu engendré par un autre Dieu avant les siècles, et incarné dans les temps prescrits.


Chapitre X. Du dogme de la fin du monde, joint au platonisme.

La méthode des allégories s’étant jointe à cette philosophie platonicienne, la religion des chrétiens, qui n’était auparavant que la juive, en fut totalement différente par l’esprit, quoiqu’elle en conservât les livres, les prières, le baptême, et même assez longtemps la circoncision. Je dis la circoncision, car dès que les chrétiens eurent une espèce d’hiérarchie, les quinze premiers prêtres, ou surveillants, ou évêques de Jérusalem, furent tous circoncis[35].

Auparavant les Juifs chassaient les prétendus diables, et exorcisaient les prétendus possédés au nom de Salomon ; les chrétiens firent les mêmes cérémonies au nom de Jésu-Christ. Les filles malades des pâles couleurs ou du mal hystérique se croyaient possédées, se faisaient exorciser, et pensaient être guéries. On les inscrivait de bonne foi dans la liste des miracles.

Ce qui contribua le plus à l’accroissement de la religion nouvelle, ce fut l’idée qui se répandait alors que le temps de la fin du monde approchait. La plupart des philosophes, et encore plus le peuple de presque tous les pays, crurent que notre globe périrait un jour par le sec, qui l’emporterait sur l’humide. Ce n’était pas l’opinion des platoniciens ; Philon même a fait un traité exprès pour prouver que l’univers est incréé et impérissable ; et il n’a guère mieux prouvé l’éternité du monde que ses adversaires n’en ont prouvé l’embrasement futur. Les Juifs, qui ne savaient pas mieux l’avenir que le passé, disaient, et Flavius Josèphe le raconte, que leur Adam avait prédit deux destructions de notre terre, l’une par l’eau, l’autre par le feu ; ils ajoutaient que les enfants de Seth érigèrent une grande colonne de brique pour résister au feu quand le monde serait brûlé, et une de pierre pour résister à l’eau quand il serait noyé : précaution assez inutile quand il n’y aurait plus personne pour voir les deux colonnes.

On sait quels malheurs fondirent sur la Judée du temps de Néron et de Vespasien, et ensuite sous Adrien. Les Juifs furent en droit d’imaginer que la fin de toutes choses arriverait, du moins pour eux. Ce fut vers ce temps que chaque troupeau de demi-Juifs, de demi-chrétiens, eut son petit Évangile secret. Celui qui est attribué à Luc parle nettement de la fin du monde qui arrive, et du jugement dernier, que Jésu va prononcer dans les nuées ; il fait parler ainsi Jésu :

« Il y aura des signes dans la lune et dans les étoiles, des bruits de la mer et des flots ; les hommes, séchant de crainte, attendront ce qui doit arriver à l’univers entier. Les vertus des cieux seront ébranlées. Et alors ils verront le fils de l’homme venant dans une nuée avec grande puissance et grande majesté. En vérité, je vous dis que la génération présente ne passera point que tout cela ne s’accomplisse. »

Nous avons déjà vu, au chapitre viii, que Paul écrivait aux Thessaloniciens qu’ils iraient avec lui dans les nuées au-devant de Jésu.

Pierre dit dans une épître qu’on lui attribue : « L’Évangile a été prêché aux morts[36] ; la fin du monde approche... Nous attendons de nouveaux cieux et une nouvelle terre. » C’était apparemment pour vivre sous ces nouveaux cieux et dans cette nouvelle terre que les apôtres faisaient apporter à leurs pieds tout l’argent de leurs prosélytes, et qu’ils faisaient mourir Ananias et Saphira pour n’avoir pas tout donné.

Le monde allant être détruit ; le royaume des cieux étant ouvert ; Simon Barjone en ayant les clefs, ainsi qu’il est d’usage d’avoir les clefs d’un royaume ; la terre étant prête à se renouveler ; la Jérusalem céleste commençant à être bâtie, comme de fait elle fut bâtie dans l’Apocalypse, et parut dans l’air pendant quarante nuits de suite : toutes ces grandes choses augmentèrent le nombre des croyants. Ceux qui avaient quelque argent le donnèrent à la communauté, et on se servit de cet argent pour attirer des gueux au parti, la canaille étant d’une nécessité absolue pour établir toute nouvelle secte. Car les pères de famille qui ont pignon sur rue sont tièdes, et les hommes puissants qui se moquent longtemps d’une superstition naissante ne l’embrassent que quand ils peuvent s’en servir pour leurs intérêts, et mener le peuple avec le licou qu’il s’est fait lui-même.

Les religions dominantes, la grecque, la romaine, l’égyptiaque, la syriaque, avaient leurs mystères. La secte christiaque voulut avoir les siens aussi. Chaque société christiaque eut donc ses mystères, qui n’étaient pas même communiqués aux catéchumènes, et que les baptisés juraient sous les plus horribles serments de ne jamais révéler. Le baptême des morts était un de ces mystères, et cette singulière. superstition dura si longtemps que Jean Chrysostome ou Bouche d’or, qui mourut au ve siècle, dit à propos de ce baptême des morts qu’on reprochait tant aux chrétiens : « Je voudrais m’expliquer plus clairement, mais je ne le puis qu’à des initiés. On nous met dans un triste défilé ; il faut ou être inintelligible, ou trahir des mystères que nous devons cacher. »

Les chrétiens, en minant sourdement la religion dominante, opposaient donc mystères à mystères, initiation à initiation, oracles à oracles, miracles à miracles.

Chapitre XI. De l’abus étonnant des mystères chrétiens.

Les sociétés chrétiennes étant partagées dans les premiers siècles en plusieurs Églises, différentes de pays, de mœurs, de rites, de langages, d’étranges infamies se glissèrent dans plusieurs de ces Églises. On ne les croirait pas si elles n’étaient attestées par un saint au-dessus de tout soupçon, saint Épiphane, père de l’Église du vie siècle, celui-là même qui s’éleva avec tant de force contre l’idolâtrie des images, déjà introduite dans l’Église. Il fait éclater son indignation contre plusieurs sociétés chrétiennes qui mêlaient, dit-il, à leurs cérémonies religieuses les plus abominables impudicités. Nous rapportons ses propres paroles.

« Pendant leur synaxe (c’est-à-dire pendant la messe de ce temps-là), les femmes chatouillent les hommes de la main, et leur font répandre le sperme, qu’elles reçoivent ; les hommes en font autant aux jeunes gens. Tous élèvent leurs mains remplies de ce... sperme, et disent à Dieu le père : « Nous t’offrons ce présent, qui est le corps du Christ ; c’est là le corps du Christ. » Ensuite ils l’avalent, et répètent : « C’est le corps du Christ, c’est la pâque ; c’est pourquoi nos corps souffrent tout cela pour manifester les souffrances du Christ. »

« Quand une femme de l’Église a ses ordinaires, ils prennent de son sang et le mangent, et ils disent : « C’est le sang du Christ ; » car ils ont lu dans l’Apocalypse ces paroles : « J’ai vu un arbre qui porte du fruit douze mois l’année, et qui est l’arbre de vie ; » ils en ont conclu que cet arbre n’est autre chose que les menstrues des femmes. Ils ont en horreur la génération : c’est pourquoi ils ne se servent que de leurs mains pour se donner du plaisir, et ils avalent leur propre sperme. S’il en tombe quelques gouttes dans la vulve d’une femme, ils la font avorter ; ils pilent le foetus dans un mortier, et le mêlent avec de la farine, du miel et du poivre, et prient Dieu en le mangeant[37]. »

L’évêque Épiphane, continuant ses accusations contre d’autres chrétiens, dit qu’ils assistent tout nus à la synaxe (à la messe), qu’ils y commettent l’acte de sodomie sur les garçons et sur les filles, qu’ils mettent la partie virile tantôt dans le derrière et tantôt dans la bouche, qu’ils consomment ce sacrifice tantôt dans l’un, et tantôt dans l’autre, etc., etc., etc.[38].

Il est vrai que ceux à qui l’évêque reproche ces épouvantables infamies sont appelés par lui hérétiques ; mais enfin ils étaient chrétiens[39]. Et le sénat romain, ni les proconsuls des provinces, ne pouvaient savoir ce que c’est qu’une hérésie, et une erreur dans la foi. Il n’est donc pas surprenant qu’ils aient quelquefois défendu ces assemblées secrètes, accusées par des évêques même de crimes si énormes.

A Dieu ne plaise qu’on reproche à toutes les sociétés chrétiennes des premiers siècles ces infamies, qui n’étaient le partage que de quelques énergumènes ! Comme on allégorisait tout, on leur avait dit que Jésu était le second Adam. Cet Adam fut le premier homme, selon le peuple juif. Il marchait tout nu, aussi bien que sa femme. De là ils conclurent qu’on devait prier Dieu tout nu. Cette nudité donna lieu à toutes les impuretés auxquelles la nature s’abandonne, quand, loin d’être retenue, elle s’autorise de la superstition.

Si de pieux chrétiens ont fait ces reproches à d’autres chrétiens qui se croyaient pieux aussi au milieu de leurs ordures, ne soyons donc pas étonnés que les Romains et les Grecs aient imputé aux chrétiens des repas de Thyeste, des noces d’Oedipe, et des amours de Giton.

N’accusons pas non plus les Romains d’avoir voulu calomnier les chrétiens en leur reprochant d’avoir adoré une tête d’âne. Ils confondaient ces chrétiens demi-Juifs avec les vrais Juifs qui exerçaient le courtage et l’usure dans tout l’empire. Quand Pompée, Crassus, Sosius, Titus, entrèrent dans le temple de Jérusalem avec leurs officiers, ils y virent des chérubins, animaux à deux têtes, l’une de veau, et l’autre de garçon. Les Juifs doivent être de très mauvais sculpteurs, puisque la loi, à laquelle ils avaient faiblement dérogé, leur défendait la sculpture. Les têtes de veau ressemblèrent à des têtes d’âne, et les Romains furent très excusables de croire que les Juifs, et par conséquent les chrétiens confondus avec les Juifs, révéraient un âne, ainsi que les Égyptiens avaient consacré un bœuf et un chat.

Sortons maintenant du temple de Jérusalem, où deux veaux ailés furent pris pour des ânons ; sortons de la synaxe de quelques chrétiens, où l’on se livrait à tant d’impuretés, et entrons un moment dans la bibliothèque des Pères.


Chapitre XII. Que les quatre évangiles furent connus les derniers. Livres, miracles, martyrs supposés.

C’est une chose très remarquable, et aujourd’hui reconnue pour incontestable, malgré toutes les faussetés alléguées par Abbadie, qu’aucun des premiers docteurs chrétiens nommés Pères de l’Église n’a cité le plus petit passage de nos quatre Évangiles canoniques ; et qu’au contraire ils ont cité les autres Évangiles appelés apocryphes, et que nous réprouvons. Cela seul démontre que ces Évangiles apocryphes furent non seulement écrits les premiers, mais furent quelque temps les seuls canoniques ; et que ceux attribués à Matthieu, à Marc, à Luc, à Jean, furent écrits les derniers.

Vous ne retrouvez chez les Pères de l’Église du premier et du second siècle, ni la belle parabole des filles sages, qui mettaient de l’huile dans leurs lampes, et des folles qui n’en mettaient pas ; ni celle des usuriers qui font valoir leur argent à cinq cents pour cent ; ni le fameux Contrains-les d’entrer.

Au contraire, vous voyez dès le premier siècle Clément le Romain, qui cite l’Évangile des Égyptiens, dans lequel on trouve ces paroles : « On demanda à Jésu quand viendrait son royaume ; il répondit : Quand deux feront un, quand le dehors sera semblable au dedans, quand il n’y aura ni mâle ni femelle. » Cassien rapporte le même passage, et dit que ce fut Salomé qui fit cette question. Mais la réponse de Jésu est bien étonnante. Elle veut dire précisément : Mon royaume ne viendra jamais, et je me suis moqué de vous. Quand on songe que c’est un Dieu qu’on a fait parler ainsi, quand on examine avec attention et sincérité tout ce que nous avons rapporté, que doit penser un lecteur raisonnable ? Continuons.

Justin, dans son dialogue avec Tryphon, rapporte un trait tiré de l’Évangile des douze apôtres : c’est que quand Jésu fut baptisé dans le Jourdain, les eaux se mirent à bouillir.

A l’égard de Luc, qu’on regarde comme le dernier en date des quatre Évangiles reçus[40], il suffira de se souvenir qu’il fait ordonner par Auguste un dénombrement de l’univers entier au temps des couches de Marie, et qu’il fait rédiger une partie de ce dénombrement en Judée par le gouverneur Cirénius, qui ne fut gouverneur que dix ans après.

Une si énorme bévue aurait ouvert les yeux des chrétiens mêmes, si l’ignorance ne les avait pas couverts d’écailles. Mais quel chrétien pouvait savoir alors que ce n’était pas Cirénius, mais Varus, qui gouvernait la Judée ? Aujourd’hui même y a-t-il beaucoup de lecteurs qui en soient informés ? Où sont les savants qui se donnent la peine d’examiner la chronologie, les anciens monuments, les médailles ? Cinq ou six, tout au plus qui sont obligés de se taire devant cent mille prêtres payés pour tromper, et dont la plupart sont trompés eux-mêmes.

Avouons-le hardiment, nous qui ne sommes point prêtres, et qui ne les craignons pas, le berceau de l’Église naissante n’est entouré que d’impostures. C’est une succession non interrompue de livres absurdes sous des noms supposés, depuis la lettre d’un petit toparque d’Édesse à Jésus-Christ, et depuis la lettre de la sainte Vierge à saint Ignace d’Antioche, jusqu’à la donation de Constantin au pape Sylvestre. C’est un tissu de miracles extravagants, depuis saint Jean, qui se remuait toujours dans sa fosse, jusqu’aux miracles opérés par notre roi Jacques[41] lorsque nous l’eûmes chassé. C’est une foule de martyrs qui ne tiendraient pas dans le Pandemonium de Milton, quand ils ne seraient pas plus gros que des mouches. Je ne prétends pas essuyer et donner le mortel ennui d’étaler le vaste tableau de toutes ces turpitudes. Je renvoie à notre Middleton, qui a prouvé, quoique avec trop de retenue, la fausseté des miracles ; je renvoie à notre Dodwell, qui a démontré la paucité des martyrs.

On demande comment la religion chrétienne a pu s’établir par ces mêmes fraudes absurdes qui devaient la perdre. Je réponds que cette absurdité était très propre à subjuguer le peuple. On n’allait pas discuter, dans un comité nommé par le sénat romain, si un ange était venu avertir une pauvre Juive de village que le Saint-Esprit viendrait lui faire un enfant ; si Énoch, septième homme après Adam, a écrit ou non que les anges avaient couché avec les filles des hommes ; et si saint Jude Thaddée a rapporté ce fait dans sa lettre. Il n’y avait point d’académie chargée d’examiner si Polycarpe ayant été condamné à être brûlé dans Smyrne, une voix lui cria du haut d’une nuée : Macte animo Polycarpe[42] !si les flammes, au lieu de le toucher, formèrent un arc de triomphe autour de sa personne ; si son corps avait l’odeur d’un bon pain cuit ; si, ne pouvant être brûlé, il fut livré aux lions, lesquels se trouvent toujours à point nommé quand on a besoin d’eux ; si les lions lui léchèrent les pieds au lieu de le manger ; et si enfin le bourreau lui coupa la tête. Car il est à remarquer que les martyrs, qui résistent toujours aux lions, au feu, et à l’eau, ne résistent jamais au tranchant du sabre, qui a une vertu toute particulière.

Les centumvirs ne firent jamais d’enquête juridique pour constater si les sept vierges d’Ancyre, dont la plus jeune avait soixante et dix ans, furent condamnées à être déflorées par tous les jeunes gens de la ville ; et si le saint cabaretier Théodote obtint de la sainte Vierge qu’on les noyât dans un lac, pour sauver leur virginité.

On ne nous a point conservé l’original de la lettre que saint Grégoire Thaumaturge écrivit au diable, et de la réponse qu’il en reçut.

Tous ces contes furent écrits dans des galetas, et entièrement ignorés de l’empire romain. Lorsque ensuite les moines furent établis, ils augmentèrent prodigieusement le nombre de ces rêveries ; et il n’était plus temps de les réfuter et de les confondre.

Telle est même la misérable condition des hommes que l’erreur, mise une fois en crédit, et bien fondée sur l’argent qui en revient, subsiste toujours avec empire, lors même qu’elle est reconnue par tous les gens sensés, et par les ministres mêmes de l’erreur. L’usage alors et l’habitude l’emportent sur la vérité. Nous en avons partout des exemples. Il n’y a guère aujourd’hui d’étudiant en théologie, de prêtre de paroisse, de balayeur d’église, qui ne se moque des oracles des sibylles, forgés par les premiers chrétiens en faveur de Jésu, et des vers acrostiches attribués à ces sibylles. Cependant les papistes chantent encore dans leurs églises des hymnes fondées sur ces mensonges ridicules. Je les ai entendus, dans mes voyages, chanter à plein gosier :


Solvet saeclum in favilla,
Teste David cum sibylla.

C’est ainsi que j’ai vu le peuple même à Lorette rire de la fable de cette maison que le détestable pape Boniface VIII dit avoir été transportée, sous son pontificat, de Jérusalem à la Marche d’Ancône par les airs. Et cependant il n’y a point de vieille femme qui, dès qu’elle est enrhumée, ne prie Notre-Dame de Lorette, et ne mette quelques oboles dans son tronc pour augmenter le trésor de cette madone, qui est certainement plus riche qu’aucun roi de la terre, et qui est aussi plus avare, car il ne sort jamais un schelling de son échiquier.

Il en est de même du sang de San Gennaro, qui se liquéfie tous les ans à jour nommé dans Naples[43]. Il en est de même de la sainte ampoule en France. Il faut de nouvelles révolutions dans les esprits, il faut un nouvel enthousiasme pour détruire l’enthousiasme ancien, sans quoi l’erreur subsiste, reconnue et triomphante.


Chapitre XIII. Des progrès de l’association chrétienne. Raisons de ces progrès.

Il faut savoir maintenant par quel enthousiasme, par quel artifice, par quelle persévérance, les chrétiens parvinrent à se faire, pendant trois cents ans, un si prodigieux parti dans l’empire romain que Constantin fut enfin obligé, pour régner, de se mettre à la tête de cette religion, dont il n’était pourtant pas, n’ayant été baptisé qu’à l’heure de la mort, heure où l’esprit n’est jamais libre. Il y a plusieurs causes évidentes de ce succès de la religion nouvelle.

Premièrement, les conducteurs du troupeau naissant le flattaient par l’idée de cette liberté naturelle que tout le monde chérit, et dont les plus vils des hommes sont idolâtres. Vous êtes les élus de Dieu, disaient-ils, vous ne servirez que Dieu, vous ne vous avilirez pas jusqu’à plaider devant les tribunaux romains ; nous qui sommes vos frères, nous jugerons tous vos différends. Cela est si vrai qu’il y a une lettre de saint Paul à ses demi-Juifs de Corinthe[44], dans laquelle il leur dit : « Quand quelqu’un d’entre vous est en différend avec un autre, comment ose-t-il se faire juger (par des Romains) par des méchants, et non par des saints ? Ne savez-vous pas que nous serons les juges des anges mêmes ? A combien plus forte raison devons-nous juger les affaires du siècle !... Quoi ! un frère plaide contre son frère devant des infidèles ! »

Cela seul formait insensiblement un peuple de rebelles, un État dans l’État, qui devait un jour être écrasé, ou écraser l’empire romain.

Secondement, les chrétiens, formés originairement chez les Juifs, exerçaient comme eux le commerce, le courtage et l’usure. Car, ne pouvant entrer dans les emplois qui exigeaient qu’on sacrifiât aux dieux de Rome, ils s’adonnaient nécessairement au négoce, ils étaient forcés de s’enrichir. Nous avons cent preuves de cette vérité dans l’histoire ecclésiastique ; mais il faut être court. Contentons-nous de rapporter les paroles de Cyprien, évêque secret de Carthage, ce grand ennemi de l’évêque secret de Rome, saint Étienne. Voici ce qu’il dit dans son traité des tombés : « Chacun s’est efforcé d’augmenter son bien avec une avidité insatiable ; les évêques n’ont point été occupés de la religion ; les femmes se sont fardées ; les hommes se sont teint la barbe, les cheveux, et les sourcils ; on jure, on se parjure ; plusieurs évêques, négligeant les affaires de Dieu, se sont chargés d’affaires temporelles ; ils ont couru de province en province, de foire en foire, pour s’enrichir par le métier de marchands. Ils ont accumulé de l’argent par les plus bas artifices ; ils ont usurpé des terres, et exercé les plus grandes usures. »

Qu’aurait donc dit saint Cyprien s’il avait vu des évêques oublier l’humble simplicité de leur état jusqu’à se faire princes souverains ?

C’était bien pis à Rome ; les évêques secrets de cette capitale de l’empire s’étaient tellement enrichis que le consul Caïus Prétextatus, au milieu du iiie siècle, disait : « Donnez-moi la place d’évêque de Rome, et je me fais chrétien. » Enfin les chrétiens furent assez riches pour prêter de l’argent au césar Constance le Pâle, père de Constantin, qu’ils mirent bientôt sur le trône.

Troisièmement, les chrétiens eurent presque toujours une pleine liberté de s’assembler et de disputer. Il est vrai que lorsqu’ils furent accusés de sédition et d’autres crimes, on les réprima ; et c’est ce qu’ils ont appelé des persécutions.

Il n’était guère possible que quand un saint Théodore s’avisa de brûler, par dévotion, le temple de Cybèle dans Amasée, avec tous ceux qui demeuraient dans ce temple, on ne fît pas justice de cet incendiaire. On devait sans doute punir l’énergumène Polyeucte, qui alla casser toutes les statues du temple de Mélitène, lorsqu’on y remerciait le ciel pour la victoire de l’empereur Décius. On eut raison de châtier ceux qui tenaient des conventicules secrets dans les cimetières, malgré les lois de l’empire et les défenses expresses du sénat. Mais enfin ces punitions furent très rares. Origène lui-même l’avoue, on ne peut trop le répéter. « Il y a eu, dit-il, peu de persécutions, et un très petit nombre de martyrs, et encore de loin en loin[45]. »

Notre Dodwell[46] a fait main basse sur tous ces faux martyrologes inventés par des moines pour excuser, s’il se pouvait, les fureurs infâmes de toute la famille de Constantin. Élie Dupin, l’un des moins déraisonnables écrivains de la communion papiste, déclare positivement que les martyres de saint Césaire, de saint Nérée, de saint Achille, de saint Domitille, de saint Hyacinthe, de saint Zénon, de saint Macaire, de saint Eudoxe, etc., sont aussi faux et aussi indignement supposés que ceux des onze mille soldats chrétiens et des onze mille vierges chrétiennes[47].

L’aventure de la légion fulminante et celle de la légion thébaine sont aujourd’hui sifflées de tout le monde. Une grande preuve de la fausseté de toutes ces horribles persécutions, c’est que les chrétiens se vantent d’avoir tenu cinquante-huit conciles dans leurs trois premières centuries : conciles reçus ou non reçus à Rome, il n’importe. Comment auraient-ils tenu tous ces conciles s’ils avaient été toujours persécutés ?

Il est certain que les Romains ne persécutèrent jamais personne, ni pour sa religion, ni pour son irréligion. Si quelques chrétiens furent suppliciés de temps à autre, ce ne put être que pour des violations manifestes des lois, pour des séditions : car on ne persécutait point les Juifs pour leur religion. Ils avaient leurs synagogues dans Rome, même pendant le siège de Jérusalem par Titus, et lorsque Adrien la détruisit après la révolte et les cruautés horribles du messie Barcochébas. Si donc on laissa ce peuple en paix à Rome, c’est qu’il n’insultait point aux lois de l’empire ; et si on punit quelques chrétiens, c’est qu’ils voulaient détruire la religion de l’État, et qu’ils brûlaient les temples quand ils le pouvaient.

Une des sources de toutes ces fables de tant de chrétiens tourmentés par des bourreaux, pour le divertissement des empereurs romains, a été une équivoque. Le mot martyre signifiait témoignage, et on appela également témoins, martyrs, ceux qui prêchèrent la secte nouvelle, et ceux de cette secte qui furent repris de justice.

Quatrièmement, une des plus fortes raisons du progrès du christianisme, c’est qu’il avait des dogmes et un système suivi, quoique absurde, et les autres cultes n’en avaient point. La métaphysique platonicienne, jointe aux mystères chrétiens, formait un corps de doctrine incompréhensible, et par cela même il séduisait, et il effrayait les esprits faibles. C’était une chaîne qui s’étendait depuis la création jusqu’à la fin du monde. C’était un Adam de qui jamais l’empire romain n’avait entendu parler. Cet Adam avait mangé du fruit de la science, quoiqu’il n’en fût pas plus savant ; il avait fait par là une offense infinie à Dieu, parce que Dieu est infini ; il fallait une satisfaction infinie. Le verbe de Dieu, qui est infini comme son père, avait fait cette satisfaction, en naissant d’une Juive et d’un autre Dieu appelé le Saint-Esprit : ces trois dieux n’en faisaient qu’un, parce que le nombre trois est parfait. Dieu expia au bout de quatre mille ans le péché du premier homme, qui était devenu celui de tous ses descendants ; sa satisfaction fut complète quand il fut attaché à la potence, et qu’il y mourut. Mais comme il était Dieu, il fallait bien qu’il ressuscitât après avoir détruit le péché, qui était la véritable mort des hommes. Si le genre humain fut depuis lui encore plus criminel qu’auparavant, il se réservait un petit nombre d’élus, qu’il devait placer avec lui dans le ciel, sans que personne pût savoir en quel endroit du ciel. C’était pour compléter ce petit nombre d’élus, que Jésus verbe, seconde personne de Dieu, avait envoyé douze Juifs dans plusieurs pays. Tout cela était prédit, disait-on, dans d’anciens manuscrits juifs qu’on ne montrait à personne. Ces prédictions étaient prouvées par des miracles, et ces miracles étaient prouvés par ces prédictions. Enfin, si on en doutait, on était infailliblement damné en corps et en âme ; et, au jugement dernier, on était damné une seconde fois plus solennellement que la première. C’est là ce que les chrétiens prêchaient ; et depuis ils ajoutèrent de siècle en siècle de nouveaux mystères à cette théologie.

Cinquièmement, la nouvelle religion dut avoir un avantage prodigieux sur l’ancienne et sur la juive, en abolissant les sacrifices. Toutes les nations offraient à leurs dieux de la viande. Les temples les plus beaux n’étaient que des boucheries. Les rites des Gentils et des Juifs étaient des fraises de veau, des épaules de mouton, et des rosbifs, dont les prêtres prenaient la meilleure part. Les parvis des temples étaient continuellement infectés de graisse, de sang, de fiente, et d’entrailles dégoûtantes. Les Juifs eux-mêmes avaient senti quelquefois le ridicule et l’horreur de cette manière d’adorer Dieu. Fabricius nous a conservé l’ancien conte d’un Juif qui se mêla d’être plaisant, et qui fit sentir combien les prêtres juifs, ainsi que les autres, aimaient à faire bonne chère aux dépens des pauvres gens. Le grand-prêtre Aaron va chez une bonne femme qui venait de tondre la seule brebis qu’elle avait : « Il est écrit, dit-il, que les prémices appartiennent à Dieu ; » et il emporte la laine. Cette brebis fait un agneau : « Le premier né est consacré ; » il emporte l’agneau, et en dîne. La femme tue sa brebis ; il vient en prendre la moitié, selon l’ordre de Dieu. La femme, au désespoir, maudit sa brebis : « Tout anathème est à Dieu, » dit Aaron ; et il mange la brebis tout entière. C’était là à peu près la théologie de toutes les nations.

Les chrétiens, dans leur premier institut, faisaient ensemble un bon souper à portes fermées. Ensuite ils changèrent ce souper en un déjeuner où il n’y avait que du pain et du vin. Ils chantaient à table les louanges de leur Christ ; prêchait qui voulait. Ils lisaient quelques passages de leurs livres, et mettaient de l’argent dans la bourse commune. Tout cela était plus propre que les boucheries des autres peuples, et la fraternité, établie si longtemps entre les chrétiens, était encore un nouvel attrait qui leur attirait des novices.

L’ancienne religion de l’empire ne connaissait, au contraire, que des fêtes, des usages, et les préceptes de la morale commune à tous les hommes. Elle n’avait point de théologie liée, suivie. Toutes ces mythologies fabuleuses se contredisaient, et les généalogies de leurs dieux étaient encore plus ridicules aux yeux des philosophes que celle de Jésu ne pouvait l’être.


Chapitre XIV. Affermissement de l’association chrétienne sous plusieurs empereurs, et surtout sous Dioclétien.

Le temps du triomphe arriva bientôt, et certainement ce ne fut point par des persécutions : ce fut par l’extrême condescendance et par la protection même des empereurs. Il est constant, et tous les auteurs l’avouent, que Dioclétien favorisa les chrétiens ouvertement pendant près de vingt années. Il leur ouvrit son palais ; ses principaux officiers, Gorgonius, Dorothéos, Migdon, Mardon, Pétra, étaient chrétiens. Enfin il épousa une chrétienne nommée Prisca. Il ne lui manquait plus que d’être chrétien lui-même. Mais on prétend que Constance le Pâle, nommé par lui césar, était de cette religion. Les chrétiens, sous ce règne, bâtirent plusieurs églises magnifiques, et surtout une à Nicomédie, qui était plus élevée que le palais même du prince. C’est sur quoi on ne peut trop s’indigner contre ceux qui ont falsifié l’histoire et insulté à la vérité, au point de faire une ère des martyrs commençant à l’avènement de Dioclétien à l’empire.

Avant l’époque où les chrétiens élevèrent ces belles et riches églises, ils disaient qu’ils ne voulaient jamais avoir de temples. C’est un plaisir de voir quel mépris les Justin, les Tertullien, les Minucius Félix, affectaient de montrer pour les temples ; avec quelle horreur ils regardaient les cierges, l’encens, l’eau lustrale ou bénite, les ornements, les images, véritables œuvres du démon. C’était le renard qui trouvait les raisins trop verts ; mais dès qu’ils purent en manger, ils s’en gorgèrent.

On ne sait pas précisément quel fut l’objet de la querelle en 302, entre les domestiques de César Galérius, gendre de Dioclétien, et les chrétiens qui demeuraient dans l’enceinte du temple de Nicomédie ; mais Galérius se sentit si vivement outragé que, l’an 303 de notre ère, il demanda à Dioclétien la démolition de cette église. Il fallait que l’injure fût bien atroce, puisque l’impératrice Prisca, qui était chrétienne, poussa son indignation jusqu’à renoncer entièrement à cette secte. Cependant Dioclétien ne se détermina point encore, et, après avoir assemblé plusieurs conseils, il ne céda qu’aux instances réitérées de Galérius.

L’empereur passait pour un homme très sage ; on admirait sa clémence autant que sa valeur. Les lois qui nous restent de lui dans le Code sont des témoignages éternels de sa sagesse et de son humanité. C’est lui qui donna la cassation des contrats dans lesquels une partie est lésée d’outre moitié ; c’est lui qui ordonna que les biens des mineurs portassent un intérêt légal ; c’est lui qui établit des peines contre les usuriers et contre les délateurs. Enfin on l’appelait le père du siècle d’or[48] ; mais dès qu’un prince devient l’ennemi d’une secte, il est un monstre chez cette secte. Dioclétien et le césar Galerius, son gendre, ainsi que l’autre césar Maximien-Hercule, son ami, ordonnèrent la démolition de l’église de Nicomédie. L’édit en fut affiché. Un chrétien eut la témérité de déchirer l’édit, et de le fouler aux pieds. Il y a bien plus : le feu prit au palais de Galérius quelques jours après. On crut les chrétiens coupables de cet incendie. Alors l’exercice public de leur religion leur fut défendu. Aussitôt le feu prit au palais de Dioclétien. On redoubla alors la sévérité. Il leur fut ordonné d’apporter aux juges tous leurs livres. Plusieurs réfractaires furent punis, et même du dernier supplice. C’est cette fameuse persécution qu’on a exagérée de siècle en siècle jusqu’aux excès les plus incroyables, et jusqu’au plus grand ridicule[49]. C’est à ce temps qu’on rapporte l’histoire d’un histrion nommé Génestus, qui jouait dans une farce devant Dioclétien. Il faisait le rôle d’un malade. « Je suis enflé, s’écriait-il. — Veux-tu que je te rabote ? lui disait un acteur. — Non, je veux qu’on me baptise. — Et pourquoi, mon ami ? — C’est que le baptême guérit de tout. » On le baptise incontinent sur le théâtre. La grâce du sacrement opère. Il devient chrétien en un clin d’oeil, et le déclare à l’empereur, qui de sa loge le fait pendre sans différer.

On trouve dans ce même martyrologe l’histoire des sept belles pucelles de soixante-dix à quatre-vingts ans, et du saint cabaretier dont nous avons déjà parlé[50]. On y trouve cent autres contes de la même force, et la plupart écrits plus de cinq cents ans après le règne de Dioclétien. Qui croirait qu’on a mis dans ce catalogue le martyre d’une fille de joie, nommée sainte Afre, qui exerçait son métier dans Augsbourg ?

On doit rougir de parler encore du miracle et du martyre d’une légion thébaine ou thébéenne, composée de six mille sept cents soldats tous chrétiens, exécutés à mort dans une gorge de montagnes qui ne peut pas contenir trois cents hommes, et cela dans l’année 287, temps où il n’y avait point de persécution, et où Dioclétien favorisait ouvertement le christianisme. C’est Grégoire de Tours qui raconte cette belle histoire ; il la tient d’un Euchèrius mort en 454 ; et il y fait mention d’un roi de Bourgogne mort en 523.

Tous ces contes furent rédigés et augmentés par un moine du xiie siècle ; et Il y paraît bien par l’uniformité constante du style. Quand l’imprimerie fut enfin connue en Europe, les moines d’Italie, d’Espagne, de France, d’Allemagne, et les nôtres, firent à l’envi imprimer toutes ces absurdités, qui déshonorent la nature humaine. Cet excès révolta la moitié de l’Europe ; mais l’autre moitié resta toujours asservie. Elle l’est au point que dans la France, notre voisine, où la saine critique s’est établie, Fleury, qui d’ailleurs a soutenu les libertés de son Église gallicane, a trahi le sens commun jusqu’à tenir registre de toutes ces sottises dans son Histoire ecclésiastique. Il n’a pas honte de rapporter l’interrogatoire de saint Taraque par le gouverneur Maxime, dans la ville de Mopsueste. Maxime fait mettre du vinaigre, du sel et de la moutarde, dans le nez de saint Taraque, pour le contraindre à dire la vérité. Taraque lui déclare que son vinaigre est de l’huile, et que sa moutarde est du miel. Le même Fleury copie les légendaires qui imputent aux magistrats romains d’avoir condamné au b... les vierges chrétiennes, tandis que ces magistrats punissaient si sévèrement les vestales impudiques. En voilà trop sur ces inepties honteuses. Voyons maintenant comment, après la persécution de Dioclétien, Constantin fit asseoir la secte chrétienne sur les degrés de son trône.


Chapitre XV. De Constance Chlore, ou le pâle, et de l’abdication de Dioclétien.

Constance le Pâle avait été déclaré césar par Dioclétien. C’était un soldat de fortune, comme Galérius, Maximien-Hercule, et Dioclétien lui-même ; mais il était allié par sa mère à la famille de l’empereur Claude. L’empereur Dioclétien lui donna une partie de l’Italie, l’Espagne, et principalement les Gaules, à gouverner. Il fut regardé comme un très bon prince. Les chrétiens ne furent presque point molestés dans son département. Il est dit qu’ils lui prêtèrent des sommes immenses ; et cette politique fut le fondement de leur grandeur.

Dioclétien, qui créait tant de césars, était comme le dieu de Platon, qui commande à d’autres dieux. Il conserva sur eux un empire absolu jusqu’au moment à jamais fameux de son abdication, dont le motif fut très équivoque.

Il avait fait Maximien-Hercule son collègue à l’empire, dès l’année de notre ère 281. Ce Maximien adopta Constance le Pâle, l’an 293. Mais tous ces princes obéissaient à Dioclétien comme à un père qu’ils aimaient et qu’ils craignaient. Enfin, en 306, se sentant malade, lassé du tumulte des affaires, et détrompé de la vanité des grandeurs, il abdiqua solennellement l’empire, comme fit depuis Charles-Quint ; mais il ne s’en repentit pas, puisque son collègue Maximien-Hercule, qui abdiqua comme lui, ayant voulu depuis remonter sur le trône du monde connu, et ayant vivement sollicité Dioclétien d’y remonter avec lui, cet empereur, devenu philosophe, lui répondit qu’il préférait ses jardins de Salone à l’empire romain.

Qu’on nous permette ici une petite digression qui ne sera pas étrangère à notre sujet. D’où vient que dans les plates histoires de l’empire romain, qu’on fait et qu’on refait de nos jours, tous les auteurs disent que Dioclétien fut forcé pas son gendre Galérius de renoncer au trône ? C’est que Lactance l’a dit. Et qui était ce Lactance ? C’était un avocat véhément, prodigue de paroles, et avare de bon sens : voyons ce que plaide cet avocat.

Il commence par assurer que Dioclétien, contre lequel il plaide, devint fou, mais qu’il avait quelques bons moments. Il rapporte mot pour mot l’entretien que son gendre Galérius eut avec lui, tête à tête, dans le dessein de le faire enfermer :

L’empereur Nerva[51] (lui dit Galérius) abdiqua l’empire. Si vous ne voulez pas en faire autant, je prendrai mon parti.

DIOCLÉTIEN.

Eh bien ! qu’il soit donc fait comme il vous plaît. Mais il faut que les autres césars en soient d’avis.

GALÉRIUS.

Qu’est-il besoin de leurs avis ? Il faut bien qu’ils approuvent Cc que nous aurons fait.

DIOCLÉTIEN.

Que ferons-nous donc ?

GALÉRIUS.

Choisissons Sévère pour césar.

DIOCLÉTIEN.

Qui ? ce danseur, cet ivrogne, qui fait du jour la nuit, et de la nuit le jour !

GALÉRIUS.
Il est digne d’être césar, car il a donné de l’argent aux troupes ; et j’ai déjà envoyé à Maximien pour qu’il le revête de la pourpre.
DIOCLÉTIEN.

Soit. Et qui nous donnerez-vous pour l’autre césar ?

GALÉRIUS.

Le jeune Daïa, mon neveu, qui n’a presque point de barbe.

DIOCLÉTIEN, en soupirant.

Vous ne me donnez pas là des gens à qui l’on puisse confier les affaires de la république.

GALÉRIUS.

Je les ai mis à l’épreuve, cela suffit.

DIOCLÉTIEN.

Prenez-y garde ; c’est vous de qui tout cela dépend : s’il arrive malheur, ce n’est pas ma faute.

Voilà une étrange conversation entre les deux maîtres du monde. L’avocat Lactance était-il en tiers ? Comment les auteurs osent-ils, dans leur cabinet, faire parler ainsi les empereurs et les rois ? Comment ce pauvre Lactance est-il assez ignorant pour faire dire à Galérius que Nerva abdiqua l’empire, tandis qu’il n’y a point d’écolier qui ne sache que c’est une fausseté ridicule ? On a regardé ce Lactance comme un Père de l’Église, il fait voir qu’un Père de l’Église peut se tromper.

C’est lui qui cite un oracle d’Apollon pour faire connaître la nature de Dieu. « Il est par lui-même : personne ne l’a enseigné ; il n’a point de mère ; il est inébranlable ; il n’a point de nom ; il habite dans le feu : c’est là Dieu, et nous sommes une petite portion d’ange. »

Dieu, dit-il dans un autre endroit, « a-t-il besoin du sexe féminin ? Il est tout-puissant, et peut faire des enfants sans femme, puisqu’il a donné ce privilège à de petits animaux. »

Il cite des vers grecs de la sibylle Érythrée, pour prouver que l’astrologie et la magie sont des inventions du diable ; et d’autres vers grecs de la même sibylle, pour faire voir que Dieu a eu un fils.

Il trouve dans une autre sibylle le règne de mille ans, pendant lequel le diable sera enchaîné. On voit par là qu’il savait l’avenir tout comme il savait le passé.

Tel est le témoin des conversations secrètes entre deux empereurs romains. Mais que Dioclétien ait abdiqué par grandeur d’âme ou par faiblesse, cela ne change rien aux événements dont nous allons parler.

Nous observerons seulement ici que jamais l’histoire ne fut plus mal écrite que dans les temps qui suivirent la mort de Dioclétien, et qu’on appelle du bas-empire. Ce fut à qui serait le plus extravagant et le plus menteur des partisans de l’ancienne religion et de la nouvelle. On ne perdait point de temps à discuter les prodiges et les oracles de ses adversaires ; chacun s’en tenait aux siens : les prêtres des deux partis ressemblaient à ces deux plaideurs dont l’un produisait une fausse obligation, et l’autre une fausse quittance.


Chapitre XVI. De constantin.

Voici ce qu’on peut recueillir des panégyriques et des satires de Constantin, et de toutes les contradictions dont l’esprit de parti a enveloppé l’époque dans laquelle le christianisme fut solennellement établi.

On ne sait point où Constantin naquit. Tous les auteurs s’accordent à lui donner le césar Constance Chlore ou le Pâle pour père. Tous conviennent qu’on a fait une sainte d’Hélène, sa mère. Mais on dispute encore sur cette sainte. Fut-elle épouse de Constance Chlore, fut-elle sa concubine ? Si Constantin fut bâtard, nous pouvons dire qu’il n’est pas le seul homme de cette espèce qui ait fait du mal au monde : témoin le bâtard Guillaume dans notre île, Clovis dans les Gaules, et un autre bâtard qu’il est inutile de nommer.

Quoi qu’il en soit, il était fort triste d’être le beau-père, ou le beau-frère, ou le neveu, l’allié, ou le frère, ou le fils, ou la femme, ou le domestique, ou même, si l’on veut encore, le cheval de Constantin.

A commencer par ses chevaux, lorsqu’il partit de Nicomédie pour aller trouver son père, qu’on disait malade, ou chez les Gaulois, ou chez nous, il fit tuer tous les chevaux qu’il avait montés sur la route, dans la crainte d’être poursuivi sur les mêmes chevaux par l’empereur Galérius, qui ne songeait point du tout à le poursuivre, puisqu’il ne fit courir personne après lui.

Pour ses domestiques, il fallait qu’ils lui baisassent les pieds tous les jours, dès qu’il fut empereur : cela n’était que gênant ; mais il fit périr Sopater et les principaux officiers de sa maison : cela est plus dur. A l’égard de son fils Crispus, on sait assez qu’il lui fit couper la tête sans autre forme de procès. Sa femme Fausta, il la fit étouffer dans un bain. Ses trois frères, il les tint longtemps en exil à Toulouse : il ne les tua pas mais son fils l’empereur Constantin II, en tua deux. Pour son neveu Lucinien il ne le manqua pas : il le fit assassiner à l’âge de douze ans Son beau frère Lucinius, il le fit étrangler après avoir dîné avec lui dans Nicomédie et lui avoir fait le serment de le traiter en frère. Son autre beau frère Bassien, il était déjà expédié avant Licinius. Son beau père Maximien-Hercule, ce fut le premier dont il se défit à Marseille, sur le prétexte spécieux que ce beau-père, accablé de vieillesse, venait l’assassiner dans son lit. Mais il faut bien pardonner cette multitude de fratricides et de parricides à un homme qui tint le concile de Nicée, et qui d’ailleurs passait ses jours dans la mollesse la plus voluptueuse. Comment ne pas le révérer, après que Jésus-Christ lui-même lui envoya un étendard dans les nuées ; après que l’Église l’a mis au rang des saints, et qu’on célèbre encore sa fête le 21 mai chez les pauvres Grecs de Constantinople, et dans les églises russes ?

Avant d’examiner son concile de Nicée, il faut dire un mot de son fameux labarum, qui lui apparut dans le ciel. C’est une aventure très curieuse.


Chapitre XVII. Du « labarum »

Ce n’est pas ici le lieu de faire une histoire suivie et détaillée de Constantin, quoique les déclamations puériles d’Eusèbe, la partialité de Zonare et de Zosime, leur inexactitude, leurs contrariétés, et la foule de leurs insipides copistes, semblent exiger que la raison écrive enfin cette histoire, si longtemps défigurée par la démence et le pédantisme.

Nous n’avons ici d’autre objet que le labarum. C’était un signe militaire qui servait de ralliement, tandis que les aigles romaines étaient la principale enseigne de l’armée. Constantin s’étant fait proclamer césar chez nous par quelques cohortes, sortit vite de notre île pour aller disputer le trône à Maxence, fils de l’empereur Maximien-Hercule, encore vivant. Maxence avait été élu par le sénat romain, par les gardes prétoriennes, et par le peuple. Constantin leva une armée dans les Gaules. Il y avait dans cette armée un très grand nombre de chrétiens attachés à son père. Jésu-Christ, soit par reconnaissance, soit par politique, lui apparut, et lui montra en plein midi un nouveau labarum, placé dans l’air immédiatement au-dessus du soleil. Ce labarum était orné de son chiffre, car on sait que Jésu-Christ avait un chiffre. Cet étendard fut vu d’une grande partie des soldats gaulois, et ils en lurent distinctement l’inscription, qui était en grec. Nous ne devons pas douter qu’il n’y eût aussi plusieurs de nos compatriotes dans cette armée, qui lurent cette légende : Vaincs en ceci ; car nous nous piquons d’entendre le grec beaucoup mieux que nos voisins.

On ne nous a pas appris positivement en quel lieu et en quelle année ce merveilleux étendard parut au-dessus du soleil. Les uns disent que c’était à Besançon, les autres vers Trèves, d’autres près de Cologne ; d’autres, dans ces trois villes à la fois, en l’honneur de la sainte Trinité.

Eusèbe l’arien, dans son Histoire de l’Église[52], dit qu’il tenait le conte du labarum de la bouche même de Constantin, et que ce véridique empereur l’avait assuré que jamais les soldats qui portaient cette enseigne n’étaient blessés. Nous croyons aisément que Constantin se fit un plaisir de tromper un prêtre : ce n’était qu’un rendu. Scipion l’Africain persuada bien à son armée qu’il avait un commerce intime avec les dieux, et il ne fut ni le premier ni le dernier qui abusa de la crédulité du vulgaire. Constantin était vainqueur, il lui était permis de tout dire. Si Maxence avait vaincu, Maxence aurait reçu sans doute un étendard de la main de Jupiter.


Chapitre XVIII. Du concile de Nicée.

Constantin, vainqueur et assassin de tous côtés, protégeait hautement les chrétiens, qui l’avaient très bien servi. Cette faveur était juste s’il était reconnaissant, et prudente s’il était politique. Dès que les chrétiens furent les maîtres, ils oublièrent le précepte de Jésu et de tant de philosophes, de pardonner à leurs ennemis. Ils poursuivirent tous les restes de la maison de Dioclétien et de ses domestiques. Tous ceux qu’ils rencontrèrent furent massacrés Le corps sanglant de Valérie, fille de Dioclétien, et celui de sa mère, furent traînés dans les rues de Thessalonique, et jetés dans la mer. Constantin triomphait, et faisait triompher la religion chrétienne sans la professer. Il prenait toujours le titre de grand-pontife des Romains, et gouvernait réellement l’Église. Ce mélange est singulier, mais il est évidemment d’un homme qui voulait être le maître partout.

Cette Église, à peine établie, était déchirée par les disputes de ses prêtres, devenus presque tous sophistes, depuis que le platonisme avait renforcé le christianisme, et que Platon était devenu le premier Père de l’Église. La principale querelle était entre le prêtre Arious, prêtre des Chrétiens d’Alexandrie (car chaque Église n’avait qu’un prêtre), et Alexander, évêque de la même ville. Le sujet était digne des argumentants. Il s’agissait de savoir bien clairement si Jésu, devenu verbe, était de la même substance que Dieu le Père, ou d’une substance toute semblable. Cette question ressemblait assez à cette autre de l’école : Utrum chimaera bombinans in vacuo possit comedere secundas intentiones. L’empereur sentit parfaitement tout le ridicule de la dispute qui divisait les chrétiens d’Alexandrie et de toutes les autres villes. Il écrivit aux disputeurs : « Vous êtes peu sages de vous quereller pour des choses incompréhensibles. Il est indigne de la gravité de vos ministères de vous quereller pour un sujet si mince. »

Il paraît par cette expression, sujet si mince, que l’assassin de toute sa famille, uniquement occupé de son pouvoir, s’embarrassait très peu dans le fond si le verbe était consubstantiel ou non, et qu’il faisait peu de cas des prêtres et des évêques, qui mettaient tout en feu pour une syllabe à laquelle il était impossible d’attacher une idée intelligible. Mais sa vanité, qui égala toujours sa cruauté et sa mollesse, fut flattée de présider au grand concile de Nicée. Il se déclara tantôt pour Athanase, successeur d’Alexander dans l’Église d’Alexandrie, tantôt pour Arious ; il les exila l’un après l’autre ; il envenima lui-même la querelle qu’il voulait apaiser, et qui n’est pas encore terminée parmi nous, du moins dans le clergé anglican : car pour nos deux chambres du parlement, et nos campagnards qui chassent au renard, ils ne s’inquiètent guère de la consubstantialité du verbe.

Il y a deux miracles très remarquables, opérés au concile de Nicée par les Pères orthodoxes, car les Pères hérétiques ne font jamais de miracles. Le premier, rapporté dans l’appendix du concile, est la manière dont on s’y prit pour distinguer les Évangiles, et les autres livres recevables, des Évangiles et des autres livres apocryphes. On les mit tous, comme on sait, pêle-mêle sur un autel ; on invoqua le Saint-Esprit : les apocryphes tombèrent par terre, et les véritables demeurèrent en place. Ce service que rendit le Saint-Esprit méritait bien que le concile eût fait de lui une mention plus honorable. Mais cette assemblée irréfragable, après avoir déclaré sèchement que le Fils était consubstantiel au Père, se contenta de dire encore plus sèchement : Nous croyons aussi au Saint-Esprit, sans examiner s’il était consubstantiel ou non.

L’autre miracle, accrédité de siècle en siècle par les auteurs les plus approuvés jusqu’à Baronius, est bien plus merveilleux et plus terrible. Deux Pères de l’Église, l’un nommé Chrysante, et l’autre Musonius, étaient morts avant la dernière séance où tous les évêques signèrent. Le concile se mit en prière ; Chrysante et Musonius ressuscitèrent ; ils revinrent tous deux signer la condamnation d’Arious ; après quoi ils n’eurent rien de plus pressé que de remourir, n’étant plus nécessaires au monde.

Pendant que le christianisme s’affermissait ainsi dans la Bithynie par des miracles aussi évidents que ceux qui le firent naître, sainte Hélène, mère de saint Constantin, en faisait de son côté qui n’étaient pas à mépriser. Elle alla à Jérusalem, où elle trouva d’abord le tombeau du Christ, qui s’était conservé pendant trois cents ans, quoiqu’il ne fût pas trop ordinaire d’ériger des mausolées à ceux qu’on avait crucifiés. Elle retrouva sa croix, et les deux autres où l’on avait pendu le bon et le mauvais larron. Il était difficile de reconnaître laquelle des trois croix avait appartenu à Jésu. Que fit sainte Hélène ? Elle fit porter les trois croix chez une vieille femme du voisinage, malade à la mort. On la coucha d’abord sur la croix du mauvais larron, son mal augmenta. On essaya la croix du bon larron, elle se trouva un peu soulagée. Enfin on l’étendit sur la croix de Jésu-Christ, et elle fut parfaitement guérie en un clin d’oeil. Cette histoire se trouve dans saint Cyrille, évêque de Jérusalem, et dans Théodoret ; par conséquent on ne peut en douter, puisqu’on garde dans les trésors des églises assez de morceaux de cette vraie croix pour construire deux ou trois vaisseaux de cent pièces de canon.

Si vous voulez avoir un beau recueil des miracles opérés en ce siècle, n’oubliez pas d’y ajouter celui de saint Alexander, évêque d’Alexandrie, et de saint Macaire son prêtre ; ce miracle n’est pas fait par la charité, mais il l’est par la foi. Constantin avait ordonné qu’Arious serait reçu à la communion dans l’église de Constantinople, quoiqu’il tînt ferme à soutenir que Jésu-Christ est omoiousios ; saint Alexander, saint Macaire, sachant qu’Arious était déjà dans la rue, prièrent Jésu avec tant de ferveur et de larmes de le faire mourir, de peur qu’il n’entrât dans l’église, que Jésu, qui est omousios, et non pas omoiousios, envoya sur-le-champ au prêtre Arious une envie démesurée d’aller à la selle. Toutes ses entrailles lui sortirent par le derrière, et il ne communia pas. Cette émigration des entrailles est physiquement impossible : et c’est ce qui rend le miracle plus beau et plus avéré.


Chapitre XIX. De la donation de Constantin, et du pape de Rome Silvestre. Court examen si Pierre a été pape a Rome.

On a cru pendant douze cents ans que Constantin avait fait présent de l’empire d’Occident à l’évêque de Rome Silvestre. Ce n’était pas absolument un article de foi, mais il en approchait tant qu’on faisait brûler quelquefois les gens qui en doutaient. Cette donation n’était en effet qu’une restitution de la moitié de ce qu’on devait à Silvestre, car il représentait Simon Barjone, surnommé Pierre, qui avait tenu vingt-cinq ans le pontificat romain sous Néron, qui n’en régna que treize ; et Simon Barjone avait représenté Jésu, à qui tous les royaumes appartiennent.

Il faut d’abord prouver en peu de mots que Simon Barjone tint le siège à Rome.

En premier lieu, le livre des actions des apôtres ne dit en aucun endroit que ce Barjone Pierre ait été à Rome ; et Paul, dans ses lettres, insinue le contraire. Donc il y voyagea, et il y régna vingt-cinq ans sous Néron ; et si Néron ne régna que treize ans, on n’a qu’à en ajouter douze, cela fera vingt-cinq.

En second lieu, il y a une lettre attribuée à Pierre, dans laquelle il dit expressément qu’il était à Babylone donc il est clair qu’il était à Rome, comme l’ont démontré plusieurs papistes.

En troisième lieu, des faussaires reconnus, nommés Abdias et Marcel, ont attesté que Simon le Magicien ressuscita à moitié un parent de Néron, et que Simon Barjone Pierre le ressuscita tout à fait ; que Simon le Magicien vola dans les airs devant toute la cour, et que Simon Pierre, plus grand Magicien, le fit tomber, et lui cassa les deux jambes ; que les Romains firent un dieu de Simon l’estropié ; que Simon Pierre rencontra Jésu à une porte de Rome ; que Jésu lui prédit sa glorieuse mort, qu’il fut crucifié la tête en bas, et solennellement enterré au Vatican.

Enfin le fauteuil de bois dans lequel il prêcha est encore dans la cathédrale : donc Pierre a gouverné dans Rome toute l’Église, qui n’existait pas, ce qui était à démontrer. Tel est le fondement de la restitution faite au pape de la moitié du monde chrétien.

Cette pièce curieuse est si peu connue dans notre île qu’il est bon d’en donner ici un petit extrait. C’est Constantin qui parle :

« Nous, avec nos satrapes, et tout le sénat et le peuple soumis au glorieux empire, nous avons jugé utile de donner au successeur du prince des apôtres une plus grande puissance que celle que notre sérénité et notre mansuétude ont sur la terre. Nous avons résolu de faire honorer la sacro-sainte Église romaine plus que notre puissance impériale, qui n’est que terrestre ; et nous attribuons au sacré siège du bienheureux Pierre toute la dignité, toute la gloire, et toute la puissance impériale... Nous possédons les corps glorieux de saint Pierre et de saint Paul, et nous les avons honorablement mis dans des caisses d’ambre que la force des quatre éléments ne peut casser. Nous avons donné plusieurs grandes possessions en Judée, en Grèce, dans l’Asie, dans l’Afrique, et dans l’Italie, pour fournir aux frais de leurs luminaires. Nous donnons en outre à Silvestre, et à ses successeurs, notre palais de Latran, qui est plus beau que tous les autres palais du monde.

« Nous lui donnons notre diadème, notre couronne, notre mitre, tous les habits impériaux que nous portons, et nous lui remettons la dignité impériale et le commandement de la cavalerie.... Nous voulons que les révérendissimes clercs de la sacrosainte romaine Église jouissent de tous les droits du Sénat : nous les créons tous patrices et consuls. Nous voulons que leurs chevaux soient toujours ornés de caparaçons blancs, et que nos principaux officiers tiennent ces chevaux par la bride, comme nous avons conduit nous-même par la bride le cheval du sacré pontife.

« Nous donnons en pur don au bienheureux pontife la ville de Rome, et toutes les villes occidentales de l’Italie, comme aussi les autres villes occidentales des autres pays. Nous cédons la place au saint-père ; nous nous démettons de la domination sur toutes ces provinces ; nous nous retirons de Rome, et transportons le siège de notre empire en la province de Byzance, n’étant pas juste qu’un empereur terrestre ait le moindre pouvoir dans les lieux où Dieu a établi le chef de la religion chrétienne.

« Nous ordonnons que cette notre donation demeure ferme jusqu’à la fin du monde ; et si quelqu’un désobéit à notre décret, nous voulons qu’il soit damné éternellement, que les apôtres Pierre et Paul lui soient contraires en cette vie et en l’autre, et qu’il soit plongé au plus profond de l’enfer avec le diable. Donné sous le consulat de Constantin et de Gallicanus. »

Ces lettres patentes étaient la plus juste récompense du service éternel que le pape Silvestre avait rendu à l’empereur. Il est dit, dans la préface de cette belle pièce, que Constantin, étant mangé de lèpre, s’était baigné en vain dans le sang d’une multitude d’enfants, par l’ordonnance de ses médecins. Ce remède n’ayant pas réussi, il envoya chercher le pape Silvestre, qui le guérit en un moment, en lui donnant le baptême.

On sait qu’après la décadence de l’empire romain, le Goth qui dressa ces lettres patentes n’avait pas besoin de supposer la signature de Constantin et du consul Gallicanus, qui ne fut jamais consul avec Constantin. C’était Jésu-Christ lui-même qui les devait signer, puisqu’il avait donné à Barjone Pierre les clefs du royaume du ciel, et que la terre y était visiblement comprise. On a prétendu que Jésu ne savait pas écrire ; mais ce n’est là qu’une mauvaise difficulté.

Nous n’avons jamais démêlé si c’est sur la donation de Constantin, ou sur celle de Jésu, que se fonda le pape Innocent III lorsqu’il se déclara roi d’Angleterre en 1213, et qu’il nous envoya son légat Pandolfe, auquel notre Jean sans Terre remit son royaume, dont il ne fut plus que le fermier, et dont il lui paya la première année d’avance. Il réitéra ce bail en 1214, et paya encore vingt-cinq mille livres pesant d’argent pour pot-de-vin du marché. Son fils Henri III commença son règne par confirmer cette donation à genoux. Nous étions alors dans un terrible abrutissement. Un grave auteur a dit que nous étions des bœufs qui labourions pour le pape, et que depuis nous avons été changés en hommes mais que nous avons gardé nos cornes, avec lesquelles nous avons chassé les loups ecclésiastiques qui nous dévoraient.

Au reste, on peut s’enquérir à Naples si la donation de Constantin a servi de modèle à la vassalité où les rois de Naples veulent bien être encore de la cour de Rome.


Chapitre XX. De la famille de Constantin, et de l’empereur Julien le philosophe[53].

Après Constantin, qui fut baptisé à l’article de la mort par l’arien Eusèbe, évêque de Nicomédie, et non par César-Auguste Silvestre, évêque de Rome, ses enfants, chrétiens comme lui, souillèrent comme lui sa famille de sang et de carnage. Constantin II, Constant et Constantius, commencèrent par faire massacrer sept neveux de leur père et deux de leurs oncles après quoi l’empereur Constant, bon catholique, fit égorger l’empereur Constantin II, bon catholique aussi. Il ne resta bientôt que l’empereur Constantius l’arien. On croit lire l’histoire des sultans turcs quand on lit celle du grand Constantin et de ses fils. Il est très vrai que les crimes qui rendirent cette cour si affreuse, et les turpitudes de la mollesse qui la fit si méprisable, ne cessèrent que quand Julien vint à l’empire.

Julien était le petit-fils d’un frère de Constance Chlore ou le Pâle, et par conséquent petit-neveu du premier Constantin. Il avait deux frères : l’aîné fut tué avec son père dans le massacre de la famille ; restaient Gallus et Julien. Gallus, l’aîné, était âgé de vingt-huit ans quand il causa quelque ombrage à l’empereur Constantius. Ce digne fils du grand Constantin fit saisir ses deux cousins, Gallus et Julien. Le premier fut assassiné par son ordre en Dalmatie, à quelques lieues de l’endroit où l’on a élevé depuis le prodige de la ville de Venise ; Julien, traîné pendant sept mois de prison en prison, fut réservé à la même mort ; il n’avait pas alors vingt-trois ans accomplis. On allait le faire périr dans Milan, lorsqu’Eusébie, femme de l’empereur, touchée des grâces et de l’esprit supérieur de ce prince infortuné, lui sauva la vie par ses prières et par ses larmes.

Constantius n’avait point d’enfants, et était même, dit-on, incapable d’en avoir, soit vice de la nature, soit suite de ses débauches. Il fut forcé, comme les Ottomans l’ont été depuis, de ne pas répandre tout le sang de la famille impériale, et de déclarer enfin césar ce même Julien, qu’il avait voulu joindre aux princes massacrés.

On sait assez combien la présence d’un successeur est odieuse, et à quel point la puissance suprême est jalouse. Constantius exila honorablement Julien dans les Gaules, après lui avoir donné sa sœur Hélène en mariage. Telle était la cour de Constantinople ; telles on en a vu d’autres. On assassine ses parents ; on ne sait si on égorgera celui qui reste, ou si on le mariera. Quand on l’a marié, on l’exile ; on voudrait s’en défaire, on l’opprime ; on finit par être détrôné ou tué par celui qu’on a persécuté, ou bien on le tue ; et on est tué par un autre. Dans ce chaos d’horreurs, de faiblesses, d’inconstances, de trahisons, de meurtres, on crie toujours : Dieu ! Dieu ! On est béni par une faction de prêtres, et maudit par une autre. On est dévot ; il y a toujours presque autant de miracles que de scélératesses et de lâchetés. La Constantinople chrétienne n’a pas eu d’autres mœurs jusqu’au temps où elle est devenue la Constantinople turque : alors elle a été aussi atroce, mais moins méprisable, jusqu’à cette année 1776 où nous écrivons ; et il est probable qu’elle sera un jour conquise pour faire place à une troisième non moins méchante, qui succombera à son tour.

Le césar Julien, envoyé dans les Gaules, mais sans pouvoir, sans argent, et presque sans troupes, entouré de ministres qui avaient le secret de la cour, et d’espions qui le trahissaient, déploya alors toute la force de son génie longtemps retenu. Les hordes des Allemands et des Francs ravageaient la Gaule ; elles avaient détruit les villes bâties par les Romains le long du Rhin. Julien se forma une armée malgré ses surveillants, la nourrit sans fouler les peuples, la disciplina, et s’en fit aimer : enfin il vainquit avec peu de troupes des armées innombrables, à l’exemple des plus grands capitaines ; mais il était bien au-dessus d’eux par la philosophie et par les vertus. C’était César pour la conduite d’une campagne ; c’était Alexandre un jour de bataille ; c’était Marc-Aurèle et Épictète pour les mœurs. Sobre, tempérant, chaste, ne connaissant de plaisirs que ses devoirs, ennemi de toute délicatesse, jusqu’à coucher toujours à terre sur une simple peau, et à se nourrir comme un simple soldat : sa vertu allait au delà des forces de la nature humaine.

Le peu de temps qu’il résida dans Paris, notre rivale, rendit les Parisiens plus heureux qu’ils ne l’ont été sous leur bon roi Henri IV, qu’ils regrettent tous les jours. Julien osa chasser les agents de l’empereur, officiers du fisc, maltôtiers, qui tiraient toute la substance des Gaules. Qui croirait qu’il diminua les impôts dans la proportion de vingt-cinq à sept ; et que par cette réduction même, soutenue d’une sage économie, il enrichit à la fois la Gaule et le fisc impérial ? Julien voyait tout par ses yeux, et jugeait les procès de sa bouche, comme il combattait de ses mains. L’Europe se souviendra toujours avec admiration et avec tendresse de ce grand mot qu’il répondit à un avocat, au sujet d’un homme auquel on imputait un crime. « Qui sera coupable, disait cet avocat, s’il suffit de nier ? — Eh ! qui sera innocent, repartit Julien, s’il suffit d’accuser ? » Plût à Dieu qu’il fût venu à Londres comme à Paris ! Mais du moins il nous envoya des secours contre les Pictes, et nous lui avons obligation aussi bien que nos voisins. Quelle fut la récompense de tant de vertus et de tant de services ? Celle qu’on devait attendre de Constantius et des eunuques qui régnaient sous son nom. On lui retira les troupes qu’il avait formées, et avec lesquelles il avait étendu les limites de l’empire. Constantius eut à se repentir de son injustice imprudente. Ces troupes ne voulurent point partir, et déclarèrent Julien empereur en 360 ; Constantius mourut l’année suivante. Telle était la probité reconnue de Julien que les plus insignes calomniateurs de ce grand homme ne l’accusèrent pas d’avoir eu la moindre part à la mort toute naturelle du bourreau de son père et de ses frères. Il n’y eut que le déclamateur infâme saint Grégoire de Nazianze qui osa laisser échapper quelques soupçons de poison, soupçons qui furent étouffés par le cri universel de la vérité.

Julien gouverna l’empire comme il avait gouverné la Gaule. Il commença par faire punir les délateurs et les financiers oppresseurs. Au faste asiatique de la cour des Constantin succéda la simplicité des Marc-Aurèle. S’il força les tribunaux à être justes, et s’il rendit la cour plus vertueuse, ce ne fut que par son exemple. S’il donna la préférence à la religion de ses ancêtres, à cette religion des Scipion, des Caton, et des Antonins, sur une secte nouvelle échappée d’un village juif, il ne contraignit jamais aucun chrétien d’abjurer. Au contraire, ses exemples de clémence sont sans nombre, quoi qu’en ait dit la rage de quelques chrétiens persécuteurs, qui auraient bien voulu que Julien eût été persécuteur comme eux. Ils n’ont pu s’inscrire en faux contre le pardon qu’il accorda dans Antioche à un nommé Thalassius, qui avait été son ennemi déclaré du temps de l’empereur Constantius. Les citoyens se plaignirent que ce Thalassius les avait opprimés. « Il m’a opprimé aussi, dit Julien, et je l’oublie. » Un autre, nommé Théodote, vint se jeter à ses pieds, et lui avoua qu’il l’avait calomnié sous le précédent règne. « Je le savais, répondit l’empereur ; vous ne me calomnierez plus. »

Enfin dix soldats chrétiens ayant conspiré contre sa vie, il se contenta leur dire : « Apprenez que ma vie est nécessaire, pour que je marche à votre tête contre les Perses. »

Nous ne nous abaisserons pas jusqu’à réfuter les absurdités vomies contre sa mémoire, comme la femme qu’il immola à la lune pour revenir vainqueur des Perses, et son sang qu’il jeta contre le ciel, en s’écriant : « Tu as vaincu, Galiléen ! » On ne peut comparer l’horreur et le ridicule des calomnies dont il fut chargé par des écrivains nommés Pères de l’Église, qu’aux impostures vomies par nos moines contre Mahomet II, après la prise de Constantinople. Ces reproches des prêtres, renouvelés d’âge en âge à Julien, de n’avoir pas été de la religion de l’assassin Constantius, sont d’autant plus mal placés que Constantius était hérétique, et que, selon ces prêtres, un hérétique est pire qu’un païen.


Chapitre XXI. Questions sur l’empereur Julien.

On a demandé si Julien aimait la religion de l’empire d’aussi bonne foi qu’il détestait la secte chrétienne. On a demandé encore s’il pouvait raisonnablement espérer de détruire cette secte.

Quant à la première question, si un philosophe stoïcien tel que Julien adorait en effet Vénus, Mercure, Priape, Proserpine, et des dieux pénates, nous avons peine à le croire. Ce qui est vraisemblable, c’est que les peuples étant partagés entre deux factions irréconciliables, il fallait que Julien parût être de l’une pour abattre l’autre, sans quoi toutes deux se seraient soulevées contre lui. Nous savons bien qu’il est dans l’Europe un très grand prince[54], célèbre par ses victoires, par ses lois, et par ses livres, qui, dans ses États de cinq cents lieues en longueur, a pour ses sujets des papistes, des luthériens, des calvinistes, des moraves, des sociniens, des juifs ; qui ne prend parti pour aucune de ces sectes, et qui n’a pas plus de chapelle que de conseil et de maîtresse ; mais il est venu dans un temps où la démence des disputes de religion est entièrement amortie dans son pays. Il a affaire à des Allemands, et Julien avait affaire à des Grecs, capables de nier jusqu’à la mort que deux et deux font quatre.

Il se peut que Julien, né sensible et enthousiaste, abhorrant la famille de Constantin, qui n’était qu’une famille d’assassins ; abhorrant le christianisme, dont elle avait été le soutien, se soit fait illusion jusqu’au point de former un système qui semblait réconcilier un peu avec la raison le ridicule de ce qu’on appelle mal à propos le paganisme. C’était un avocat qui pouvait s’enivrer de sa cause ; mais en voulant détruire la religion de Jésu, ou plutôt la religion de lambeaux mal cousus au nom de Jésu, aurait-il pu parvenir à ce grand ouvrage ? Nous répondrons hardiment : Oui, s’il avait vécu quarante ans de plus, et s’il avait été toujours bien secondé.

Il eût été d’abord nécessaire de faire ce que nous fîmes quand nous détruisîmes le papisme. Nous étalâmes devant l’Hôtel de ville, aux yeux et à l’esprit du public, les fausses légendes, les fausses prophéties, et les faux miracles de moines. L’empereur Julien, au contraire, subjugué par les idées erronées de son siècle, accorde, dans son discours conservé par Cyrille, que Jésu a fait quelques prodiges ; mais que tous les théurgistes en font bien davantage. C’est précisément imiter Jésu, qui, dans le livre de Matthieu, avoue que tous les Juifs ont le secret de chasser les diables.

Julien aurait dû faire voir que ces possessions du diable sont une charlatanerie punissable, et c’est de quoi sont très persuadés les magistrats de nos jours, bien qu’ils aient quelquefois la lâcheté de conniver à ces infamies. Ayant ainsi levé un pan de la robe de l’erreur, on l’aurait enfin montrée nue dans toute sa turpitude. On aurait pu abolir sagement et peu à peu les sacrifices de veaux et de moutons, qui changeaient les temples en cuisines, et instituer à leur place des hymnes et des discours de simple morale. On aurait pu inculquer dans les esprits l’adoration d’un Être suprême, dont l’existence était déjà reconnue ; on aurait pu écarter tous les dogmes, qui ne sont nés que de l’imagination des hommes, et on aurait prêché la simple vertu, qui est née de Dieu même.

Enfin les empereurs romains auraient pu imiter les empereurs de la Chine, qui avaient établi une religion pure depuis si longtemps ; et cette religion, qui eût été celle de tous les magistrats, l’aurait emporté, comme à la Chine, sur toutes les superstitions auxquelles on abandonne la populace[55].

Cette grande révolution était praticable dans un temps où la principale secte du christianisme n’était pas fondée, comme elle l’est aujourd’hui, sur des chaires de quatre mille guinées de rente, de quatre cent mille écus d’Allemagne, ou de piastres d’Espagne, et surtout sur le trône de Rome. La plus grande difficulté eût été dans l’esprit inquiet, turbulent, contentieux, de la plupart des peuples de l’Europe, et dans les mœurs de tous ces peuples, opposées les unes aux autres ; mais aussi il y avait un fort contrepoids, c’était celui des langues grecque et romaine que tout l’empire parlait, et des lois impériales, auxquelles toutes les provinces étaient également asservies enfin le temps pouvait établir le règne de la raison, et c’est le temps qui la plongea dans les fers.

Combien de fanatiques ont répété que Jésu punit Julien, et le tua par la main des Perses pour n’avoir pas été de sa religion ! Cependant il régna près de trois ans ; et Jovien, son successeur chrétien, ne vécut que six mois après son élection.

Les chrétiens, qui n’avaient cessé de se déchirer sous Constantin et sous ses enfants, ne purent être humanisés par Julien. Ils se plaignaient, dit ce grand homme dans ses Lettres, de n’avoir plus la liberté de s’égorger mutuellement ; ils la reprirent bientôt, cette liberté affreuse, et ils l’ont poussée sans relâche à des excès incroyables, depuis les querelles de la consubstantialité jusqu’à celles de la transsubstantiation fatale preuve, dit le respectable milord Bolingbroke, mon bienfaiteur[56], que l’arbre de la croix n’a pu porter que des fruits de mort.


Chapitre XXII. En quoi le christianisme pouvait être utile.

Nulle secte, nulle école, ne peut être utile que par ses dogmes purement philosophiques car les hommes en seront-ils meilleurs quand Dieu aura un verbe, ou quand il en aura deux, ou quand il n’en aura point ? Qu’importe au bonheur de la société que Dieu se soit incarné quinze fois vers le Gange, ou cent cinquante fois à Siam, ou une fois dans Jérusalem ?

Les hommes ne pouvaient rien faire de mieux que d’admettre une religion qui ressemblât au meilleur gouvernement politique. Or ce meilleur gouvernement humain consiste dans la juste distribution des récompenses et des peines ; telle devait donc être la religion la plus raisonnable.

Soyez juste, vous serez favori de Dieu ; soyez injuste, vous serez puni. C’est la grande loi dans toutes les sociétés qui ne sont pas absolument sauvages.

L’existence des âmes, et ensuite leur immortalité, ayant été une fois admises chez les hommes, rien ne paraissait donc plus convenable que de dire Dieu peut nous récompenser ou nous punir après notre mort, selon nos œuvres. Socrate et Platon, qui les premiers développèrent cette idée, rendirent donc un grand service au genre humain en mettant un frein aux crimes que les lois ne peuvent punir.

La loi juive attribuée à Moïse, ne promettant pour récompense que du vin et de l’huile, et ne menaçant que de la rogne et d’ulcères dans les genoux, était donc une loi de barbares ignorants et grossiers.

Les premiers disciples de Jean le Baptiseur et de Jésu, s’étant joints aux platoniciens d’Alexandrie, pouvaient donc former une société vertueuse et utile, à peu près semblable aux thérapeutes d’Égypte.

Il était très indifférent en soi que cette société pratiquât la vertu au nom d’un Juif nommé Jésu ou Jean, avec qui les premiers chrétiens, soit d’Alexandrie, soit de Grèce, n’avaient jamais conversé, ou au nom d’un autre homme, quel qu’il pût être. De quoi s’agissait-il ? D’êtres honnêtes gens, et de mériter d’être heureux après la mort.

On pouvait donc établir une société vertueuse dans quelque canton de la terre, comme Lycurgue avait établi une petite société guerrière dans un coin de la Grèce.

Si cette société, sous le nom de chrétiens, ou de socratiens, ou de thérapeutes, eût été véritablement sage, il est à croire qu’elle eût subsisté sans contradiction : car, supposé qu’elle eût été telle qu’on a peint les thérapeutes et les esséniens, quel empereur romain, quel tyran aurait jamais voulu les exterminer ? Je suppose qu’une légion romaine passe par les retraites de ces bonnes gens, et que le tribun militaire leur dise : « Nous venons loger chez vous à discrétion. — Très volontiers, répondent-ils ; tout ce qui est à nous est à vous ; bénissons Dieu, et soupons ensemble. — Payez le tribut à César. — Un tribut ? Nous ne savons ce que c’est, mais prenez tout. Puisse notre substance engraisser César ! Venez avec vos pioches et vos pelles nous aider à creuser des fossés et à élever des chaussées. — Allons, l’homme est né pour le travail, puisqu’il a deux mains. Nous vous aiderons tant que nous aurons de la force. » Je demande s’il eût été possible qu’une légion romaine eût été tentée de faire une Saint-Barthélemy d’une colonie si douce et si serviable ; l’aurait-on exterminée pour n’avoir pas connu Jupiter et Mercure ? Il le faut avouer avec sincérité et avec admiration, les Philadelphiens, que nous nommons quakers, trembleurs, ont été jusqu’à présent ce peuple de thérapeutes, de socratiens, de chrétiens dont nous parlons : on dit qu’il ne leur a manqué que de parler de la bouche, et de gesticuler sans contorsions, pour être les plus estimables des hommes. Ils sont jusqu’à présent sans temples, sans autels, comme furent les premiers chrétiens pendant cent cinquante ans ; ils travaillent comme eux ; ils se secourent mutuellement comme eux ; ils ont comme eux la guerre en horreur. Si de telles mœurs ne se corrompent pas, ils seront dignes de commander à la terre, car du sein de leurs illusions ils enseigneront la vertu qu’ils pratiquent. Il paraît certain que les chrétiens du ier siècle commencèrent à peu près comme nos Philadelphiens d’aujourd’hui ; mais la fureur de l’enthousiasme, la rage du dogme, la haine contre toutes les autres religions, gâtèrent bientôt tout ce que les premiers chrétiens, imitateurs en quelque sorte des esséniens, pouvaient avoir de bon et d’utile : ils détestaient d’abord les temples, l’encens, les cierges, l’eau lustrale, les prêtres ; et bientôt ils eurent des prêtres, de l’eau lustrale, de l’encens, et des temples. Ils vécurent cent ans d’aumônes, et leurs successeurs vécurent de rapines ; enfin, quand ils furent les maîtres, ils se déchirèrent pour des arguments ; ils devinrent calomniateurs, parjures, assassins, tyrans, et bourreaux.

Il n’y a pas cent ans que le démon de la religion faisait encore couler le sang dans notre Irlande et dans notre Écosse. On commettait cent mille meurtres, soit sur des échafauds, soit derrière des buissons ; et les querelles théologiques troublaient toute l’Europe.

J’ai vu encore en Écosse des restes de l’ancien fanatisme, qui avait changé si longtemps les hommes en bêtes carnassières.

Un des principaux citoyens d’Inverness, presbytérien rigide, dans le goût de ceux que Butter nous a si bien peints, ayant envoyé son fils unique faire ses études à Oxford, affligé de le voir à son retour dans les principes de l’Église anglicane, et sachant qu’il avait signé les trente-neuf articles, s’emporta contre lui avec tant de violence qu’à la fin de la querelle il lui donna un coup de couteau, dont l’enfant mourut en peu de minutes entre les bras de sa mère. Elle expira de douleur au bout de quelques jours, et le père se tua dans un moment de désespoir et de rage.

Voilà de quoi j’ai été témoin. Je puis assurer que si le fanatisme n’a pas été porté partout à cet excès d’horreur, il n’y a guère de familles qui n’aient éprouvé de tristes effets de cette sombre et turbulente passion. Notre peuple a été longtemps réellement attaqué de la rage. Cette maladie, quoi qu’on en dise, peut renaître encore. On ne peut la prévenir qu’en adorant Dieu sans superstition, et en tolérant son prochain.

C’est une chose bien déplorable et bien avilissante pour la nature humaine qu’une science digne de Punch[57] ait été plus destructive que les inondations des Huns, des Goths et des Vandales, et que dans toute notre Europe il y ait eu un corps d’énergumènes destiné à séduire, à piller, et à faire égorger le reste des hommes. Cet enfer sur la terre a duré quinze siècles entiers. Il n’y a eu enfin d’autre remède que le mépris et l’indifférence des honnêtes gens détrompés.

C’est ce mépris des honnêtes gens, c’est cette voix de la raison entendue d’un bout de l’Europe à l’autre, qui triomphe aujourd’hui du fanatisme sans autre effort que la force de la vérité. Les sages éclairés ont persuadé les ignorants qui n’étaient pas sages. Peu à peu les nations ont été étonnées d’avoir cru si longtemps des absurdités horribles qui devaient épouvanter le bon sens et la nature.

Le colosse élevé sur nos têtes pendant tant de siècles subsiste encore, et comme il fut forgé avec l’or des peuples, il n’est pas possible que la raison seule le détruise mais ce n’est plus qu’un fantôme semblable a celui des augures chez les Romains. Un de ces augures, dit Cicéron, ne pouvait aborder un de ses confrères sans rire ; et parmi nous un abbé de moines, riche de cent mille écus de rente, ne peut dîner avec un de ses confrères sans rire des idiots qui se sont dépouillés du nécessaire pour enrichir la fainéantise. On ne croit plus en eux, mais ils jouissent. Le temps viendra où ils ne jouiront plus. Il se trouvera des occasions favorables, on en profitera. Bénissons Dieu, nous autres qui depuis deux cent cinquante ans avons brisé un joug aussi pesant qu’infâme, et qui avons restitué à la nation et au roi les richesses envahies par des imposteurs qui étaient la honte et le fardeau de la terre.

Il y a eu de grands hommes, et surtout des hommes charitables, dans toutes les communions ; mais ils auraient été bien plus véritablement grands et bons si la peste de l’esprit de parti n’avait pas corrompu leur vertu.

Je conjure tout prêtre qui aura lu attentivement toutes les vérités évidentes qui sont dans ce petit ouvrage, de se dire à lui-même : Je ne suis riche que par les fondations de mes compatriotes, qui eurent autrefois la faiblesse de dépouiller leurs familles pour enrichir l’Église ; serai-je assez lâche pour tromper leurs descendants, ou assez barbare pour les persécuter ? Je suis homme avant d’être ecclésiastique ; examinons devant Dieu ce que la raison et l’humanité m’ordonnent. Si je soutenais des dogmes qui outragent la raison, ce serait dans moi une démence affreuse ; si, pour faire triompher ces dogmes absurdes, que je ne puis croire, j’employais la voie de l’autorité, je serais un détestable tyran. Jouissons donc des richesses qui ne nous ont rien coûté, ne trompons et ne molestons personne. Maintenant je suppose que des laïques et des ecclésiastiques bien instruits des erreurs énormes sur lesquelles nos dogmes ont été fondés, et de cette foule de crimes abominables qui en ont été la suite, veuillent s’unir ensemble, s’adresser à Dieu, et vivre saintement : comment devraient-ils s’y prendre ?


Chapitre XXIII. Que la tolérance est le principal remède contre le fanatisme.

A quoi servirait ce. que nous venons d’écrire, si on n’en retirait que la connaissance stérile des faits, si on ne guérissait pas au moins quelques lecteurs de la gangrène du fanatisme ? Que nous reviendrait-il d’avoir fouillé dans les anciens cloaques d’un petit peuple qui infectait autrefois un coin de la Syrie, et d’en avoir exposé les ordures au grand jour ?

Que résultera-t-il de la naissance et du progrès d’une superstition si obscure et si fatale[58], dont nous avons fait une histoire fidèle ? Voici évidemment le fruit qu’on peut recueillir de cette étude :

C’est qu’après tant de querelles sanglantes pour des dogmes inintelligibles, on quitte tous ces dogmes fantastiques et affreux pour la morale universelle, qui seule est la vraie religion et la vraie philosophie. Si les hommes s’étaient battus pendant des siècles pour la quadrature du cercle et pour le mouvement perpétuel, il est certain qu’il faudrait renoncer à ces recherches absurdes, et s’en tenir aux véritables mécaniques, dont l’avantage se fait sentir aux plus ignorants comme aux plus savants. Quiconque voudra rentrer dans lui-même, et écouter la raison qui parle à tous les hommes, comprendra bien aisément que nous ne sommes point nés pour examiner si Dieu créa autrefois des debta, des génies, il y a quelques millions d’années, comme le disent les brachmanes ; si ces debta se révoltèrent, s’ils furent damnés, si Dieu leur pardonna, s’il les changea en hommes et en vaches. Nous pouvons en conscience ignorer la théologie de l’Inde, de Siam, de la Tartarie, et du Japon, comme les peuples de ces pays-là ignorent la nôtre. Nous ne sommes pas plus faits pour étudier les opinions qui se répandirent vers la Syrie, il n’y a pas trois mille ans, ou plutôt des paroles vides de sens qui passaient pour des opinions. Que nous importe des ébionites, des nazaréens, des manichéens, des ariens, des nestoriens, des eutychiens, et cent autres sectes ridicules ?

Que nous reviendrait-il de passer notre vie à nous tourmenter au sujet d’Osiris ? d’étudier des cinq années entières pour savoir les noms de ceux qui ont dit qu’une voix céleste annonça la naissance d’Osiris à une sainte femme nommée Pamyle, et que cette sainte femme l’alla proclamer par tout l’univers ? Nous consumerons-nous pour expliquer comment Osiris et Isis avaient été amoureux l’un de l’autre dans le ventre de leur mère[59], et y engendrèrent le dieu Horus ? C’est un grand mystère ; mais vingt générations d’hommes s’égorgeront-elles pour trouver le vrai sens de ce mystère, et l’entendront-elles mieux après s’être égorgées ?

Nulle vérité utile n’est née, sans doute, des querelles sanglantes qui ont désolé l’Europe et l’Asie, pour savoir si l’Être nécessaire, éternel, et universel, a eu un fils plutôt qu’une fille, si ce fils fut engendré avant ou après les siècles, s’il est la même chose que son père, et différent en nature ; si, étant engendré dans le ciel, il est encore né sur la terre ; s’il y est mort d’un supplice odieux ; s’il est ressuscité ; s’il est allé aux enfers ; s’il a depuis été mangé tous les jours, et si on a bu son sang après avoir mangé son corps, dans lequel était ce sang ; si ce fils avait deux natures, si ces deux natures composaient deux personnes ; si un saint souffle a été produit par la spiration du père ou par celle du père et du fils, et si ce souffle n’a fait qu’un seul être avec le père et le fils.

Nous ne sommes pas faits, ce me semble, pour une telle métaphysique, mais pour adorer Dieu, pour cultiver la terre qu’il nous a donnée, pour nous aider mutuellement dans cette courte vie. Tout le monde le sent, tout le monde le dit, soit à haute voix, soit en secret. La sagesse et la justice prennent enfin la place du fanatisme et de la persécution dans la moitié de l’Europe.

Si le système humain, et peut-être divin, de la tolérance avait pu dominer chez nos pères, comme il commence à régner chez quelques-uns de leurs enfants, nous n’aurions pas la douleur de dire, en passant devant Whitehall : C’est ici qu’on trancha la tête de notre roi Charles[60] pour une liturgie ; son fils[61] n’eût pas été obligé, pour éviter la même mort, de devenir le postillon de Mlle Lane, et de se cacher deux nuits dans le creux d’un chêne. Montrose, le plus grand homme de l’Écosse, ma chère patrie, n’aurait pas été coupé en quartiers par le bourreau, ses membres sanglants n’auraient pas été cloués aux portes de quatre de nos villes. Quarante bons serviteurs du roi, parmi lesquels était un de mes ancêtres, n’auraient pas péri par le même supplice, et servi du même spectacle.

Je ne veux pas rappeler ici toutes les inconcevables horreurs que les querelles du christianisme ont amoncelées sur la tête de nos pères. Hélas ! les mêmes scènes de carnage ont ensanglanté cette Europe, où le christianisme n’était point né. C’est partout la même tragédie sous mille noms différents. Le polythéisme des Grecs et des Romains a-t-il jamais rien produit de semblable ? Y eut-il seulement une légère querelle pour les hymnes à Apollon, pour l’ode des jeux séculaires d’Horace, pour le Pervigilium Veneris ? Le culte des dieux n’inspirait point la haine et la discorde. On voyageait en paix d’un bout de la terre à l’autre. Les Pythagore, les Apollonius de Tyane, étaient bien reçus chez tous les peuples de l’univers. Malheureux que nous sommes ! nous avons cru servir Dieu, et nous avons servi les furies. Il y avait, au rapport d’Arrien, une loi admirable chez les brachmanes : il ne leur était pas permis de dîner avant d’avoir fait du bien. La loi contraire a été longtemps établie parmi nous.

Ouvrez vos yeux et vos cœurs, magistrats, hommes d’État, princes, monarques ; considérez qu’il n’existe aucun royaume en Europe où les rois n’aient pas été persécutés par des prêtres. On vous dit que ces temps sont passés, et qu’ils ne reviendront plus. Hélas ! ils reviendront demain si vous bannissez la tolérance aujourd’hui, et vous en serez les victimes, comme tant de vos ancêtres l’ont été.

Chapitre XXIV. Excès du fanatisme.

Après ce tableau si vrai des superstitions humaines et des malheurs épouvantables qu’elles ont causés, il ne nous reste qu’à faire voir comment ceux qui sont à la tête du christianisme lui ont toujours insulté, combien ils ont été semblables à ces charlatans qui montrent des ours et des singes à la populace, et qui assomment de coups ces animaux, qui les font vivre.

Je commencerai par la belle et respectable Hypatie, dont l’évêque Synésius fut le disciple au ve siècle. On sait que saint Cyrille fit assassiner cette héroïne de la philosophie, parce qu’elle était de la secte platonicienne et non pas de la secte athanastasienne. Les fidèles traînèrent son corps nu et sanglant dans l’église et dans les places publiques d’Alexandrie. Mais que firent les évêques contemporains de ce Synésius le platonicien ? Il était très riche et très puissant ; on voulut le gagner au parti chrétien, et on lui proposa de se laisser faire évêque. Sa religion était celle des philosophes : il répondit qu’il n’en changerait pas, et qu’il n’enseignerait jamais la doctrine nouvelle ; qu’on pouvait le faire évêque à ce prix. Cette déclaration ne rebuta point ces prêtres, qui avaient besoin de s’appuyer d’un homme si considérable : ils l’oignirent, et ce fut un des plus sages évêques dont l’Église chrétienne pût se vanter. Il n’y a point de fait plus connu dans l’histoire ecclésiastique.

Plût à Dieu que les évêques de Rome eussent imité Synésius au lieu d’exiger de nous deux shellings par chaque maison ; au lieu de nous envoyer des légats qui venaient mettre à contribution nos provinces de la part de Dieu ; au lieu de s’emparer du royaume d’Angleterre, en vertu de l’ancienne maxime que les biens de la terre n’appartiennent qu’aux fidèles ; au lieu de faire enfin le roi Jean sans Terre fermier du pape.

Je ne parle pas de six cents années de guerres civiles entre la couronne impériale et la mitre de saint Jean-de-Latran, et de tous les crimes qui signalèrent ces guerres affreuses ; je m’en tiens aux abominations qui ont désolé ma patrie ; et je dis, dans l’amertume de mon cœur : Est-ce donc pour cela qu’on a fait naître Dieu d’une Juive ? Est-ce en vain que l’esprit de raison et de tolérance, dont j’ai parlé, commence à s’introduire enfin depuis l’Église grecque de Pétersbourg jusqu’à l’Église papiste de Madrid ?


Chapitre XXV. Contradictions funestes.

Il me semble que nous avons tous un penchant naturel à l’association, à l’esprit de parti. Nous cherchons en cela un appui à notre faiblesse. Cette inclination se remarque dans notre île, malgré le grand nombre de caractères particuliers dont elle abonde. De là viennent nos clubs et jusqu’à nos francs-maçons. L’Église romaine est une grande preuve de cette vérité. On voit en Italie beaucoup plus de différents ordres de moines que de régiments. C’est cet esprit d’association qui partagea l’antiquité en tant de sectes ; c’est ce qui produisit cette multitude d’initiations englouties enfin dans celle du christianisme. Il a fait naître de nos jours les moraves, les méthodistes, les piétistes, comme on avait eu auparavant des Syriens, des Égyptiens, des Juifs.

La religion est, après les jours de marchés, ce qui unit davantage les hommes ; le mot seul de religion l’indique : c’est ce qui lie, quod religat.

Il est arrivé en fait de religion la même chose que dans notre franc-maçonnerie : les cérémonies les plus extravagantes en ont partout fait la base. Joignez à la bizarrerie de toutes ces institutions l’esprit de partialité, de haine, de vengeance ; ajoutez-y l’avarice insatiable, le fanatisme qui éteint la raison, la cruauté qui détruit toute pitié, vous n’aurez encore qu’une faible image des maux que les associations religieuses ont apportés sur la terre.

Je n’ai jusqu’à présent connu de société vraiment pacifique que celle de la Caroline et de la Pensylvanie[62]. Les deux législateurs de ces pays ont eu soin d’y établir la tolérance comme la principale loi fondamentale. Notre grand Locke a ordonné que dans la Caroline sept pères de famille suffiraient pour former une religion légale. Guillaume Penn étendit la tolérance encore plus loin : il permit à chaque homme d’avoir sa religion particulière, sans en rendre compte à personne. Ce sont ces lois humaines qui ont fait régner la concorde dans deux provinces du nouveau monde, lorsque la confusion bouleversait encore le monde ancien.

Voilà des lois bien directement contraires à celles de Mosé, dont nous avons si longtemps adopté l’esprit barbare. Locke et Penn regardent Dieu comme le père commun de tous les hommes ; et Mosé ou Moïse (si on en croit les livres qui courent sous son nom) veut que le maître de l’univers ne soit que le Dieu du petit peuple juif, qu’il ne protège que cette poignée de scélérats obscurs, qu’il ait en horreur le reste du monde. Il appelle ce Dieu « un Dieu jaloux qui se venge jusqu’à la troisième et la quatrième génération ».

Il ose faire parler Dieu ; et comment le fait-il parler ?

« Quand vous aurez passé le Jourdain, égorgez, exterminez tout ce que vous rencontrerez. Si vous ne tuez pas tout, je vous tuerai moi-même[63]. »

L’auteur du Deutéronome va plus loin : « S’il s’élève, dit-il, parmi vous un prophète ; s’il vous prédit des prodiges, et que ces prodiges arrivent, et qu’il vous dise (en vertu de ces prodiges) : Suivons un culte étranger, etc. ; qu’il soit massacré incontinent. Et si votre frère, né de votre mère, si votre fils ou votre fille, ou votre tendre et chère femme, ou votre intime ami vous dit : Allons, servons des dieux étrangers qui sont servis par toutes les autres nations ; tuez cette personne si chère aussitôt ; donnez le premier coup, et que tout le monde vous suive[64]. »

Après avoir lu une telle horreur, pourra-t-on la croire ? Et si le diable existait, pourrait-il s’exprimer avec plus de démence et de rage ? Qui que tu sois, insensé scélérat, qui écrivis ces lignes, ne voyais-tu pas que s’il est possible qu’un prophète prédise des prodiges, et que ces prodiges confirment ses paroles, c’est visiblement le maître de la nature qui l’inspire, qui parle par lui, qui agit par lui ? Et dans cette supposition, tu veux qu’on l’égorge ! tu veux que ce prophète soit assassiné par son père, par son frère, par son fils, par son ami ! Que lui ferais-tu donc s’il était un faux prophète ? La superstition change tellement les hommes en bêtes que les docteurs chrétiens ne se sont pas aperçus que ce passage est la condamnation formelle de leur Jésu-Christ. Il a, selon eux, prophétisé des prodiges qui sont arrivés ; la religion introduite par ses adhérents a détruit la religion juive : donc, selon le texte attribué à Moïse, il était évidemment coupable ; donc, en vertu de ce texte, il fallait que son père et sa mère l’égorgeassent. Quel étrange et horrible chaos de sottises et d’abominations !

Ce qu’il y a de plus déplorable, c’est que les chrétiens eux-mêmes se sont servis de ce passage juif, et de tous les passages qui les condamnent, pour justifier tous leurs crimes sanguinaires. C’est en citant le Deutéronome que nos papistes d’Irlande massacrèrent un nombre prodigieux de nos protestants[65]. C’est en criant : Le père doit tuer son fils, le fils doit tuer son père ; Mosé le Juif l’a dit, Dieu l’a dit.

Comment faire quand on est descendu dans cet abîme, et qu’on a vu cette longue chaîne de crimes fanatiques dont les chrétiens se sont souillés ? Où recourir ? où fuir ? Il vaudrait mieux être athée, et vivre avec des athées. Mais les athées sont dangereux. Si le christianisme a des principes exécrables, l’athéisme n’a aucun principe. Des athées peuvent être des brigands sans lois, comme les chrétiens et les mahométans ont été des brigands avec des lois. Voyons s’il n’est pas plus raisonnable et plus consolant de vivre avec des théistes.


Chapitre XXVI. Du théisme.

Le théisme est embrassé par la fleur du genre humain, je veux dire par les honnêtes gens, depuis Pékin jusqu’à Londres, et depuis Londres jusqu’à Philadelphie. L’athéisme parfait, quoi qu’on en dise, est rare. Je m’en suis aperçu dans ma patrie et dans tous mes voyages, que je n’entrepris que pour m’instruire, jusqu’à ce qu’enfin je me fixai auprès du lord Bolingbroke, le théiste le plus déclaré.

C’est, sans contredit, la source pure de mille superstitions impures. Il est naturel de reconnaître un Dieu dès qu’on ouvre les yeux : l’ouvrage annonce l’ouvrier.

Confucius et tous les lettrés de la Chine s’en tiennent à cette notion, et ne font pas un pas au delà. Ils abandonnent le peuple aux bonzes et à leur dieu Fô. Le peuple est superstitieux et sot à la Chine comme ailleurs ; mais les lettrés y sont moins remplis de préjugés qu’ailleurs. La grande raison, à mon avis, c’est qu’il n’y a rien à gagner dans ce vaste et ancien royaume à vouloir tromper les hommes, et à se tromper soi-même. Il n’y a point, comme dans une partie de l’Europe, des places honorables et lucratives affectées à la religion : les tribunaux gouvernent toute la nation, et des prêtres ne peuvent rien disputer aux colao, que nous nommons mandarins. Il n’y a ni évêchés, ni cures, ni doyennés pour les bonzes ; ces imposteurs ne vivent que des aumônes qu’ils extorquent de la populace ; le gouvernement les a toujours tenus dans la sujétion la plus étroite. Ils peuvent vendre leur orviétan à la canaille ; mais ils n’entrent jamais dans l’antichambre d’un mandarin ou d’un officier de l’empire.

La morale et la police étant les seules sciences que les Chinois aient cultivées, ils y ont réussi plus que toutes les nations ensemble ; et c’est ce qui a fait que leurs vainqueurs tartares ont adopté toutes leurs lois. L’empereur chinois, sous qui arriva la révolution dernière, était théiste. L’empereur Kien-long, aujourd’hui régnant, est théiste. Gengis-kan et toute sa race furent théistes.

J’ose affirmer que toute la cour de l’empire russe, plus grand que la Chine, est théiste, malgré toutes les superstitions de l’Église grecque, qui subsistent encore.

Pour peu qu’on connaisse les autres cours du Nord, on avouera que le théisme y domine ouvertement, quoiqu’on y ait conservé de vieux usages qui sont sans conséquence.

Dans tous les autres États que j’ai parcourus, j’ai toujours vu dix théistes contre un athée parmi les gens qui pensent, et je n’ai vu aucun homme au-dessus du commun qui ne méprisât les superstitions du peuple.

D’où vient ce consentement tacite de tous les honnêtes gens de la terre ? C’est qu’ils ont le même fonds de raison. Il a bien fallu que cette raison se communiquât et se perfectionnât à la fin de proche en proche, comme les arts mécaniques et libéraux ont fait enfin le tour du monde.

Les apparitions d’un Dieu aux hommes, les révélations d’un Dieu, les aventures d’un Dieu sur la terre, tout cela a passé de mode avec les loups-garous, les sorciers et les possédés. S’il y a encore des charlatans qui disent la bonne aventure dans nos foires pour un schelling, aucun de ces malheureux n’est écouté chez ceux qui ont reçu une éducation tolérable. Nous avons dit que les théistes ont puisé dans une source pure dont tous les ruisseaux ont été impurs. Expliquons cette grande vérité : quelle est cette source pure ? C’est la raison, comme nous l’avons dit, laquelle tôt ou tard parle à tous les hommes. Elle nous a fait voir que le monde n’a pu s’arranger de lui-même, et que les sociétés ne peuvent subsister sans vertu. De cela seul on a conclu qu’il y a un Dieu, et que la vertu est nécessaire. De ces deux principes résulte le bonheur général, autant que le comporte la faiblesse de la nature humaine. Voilà la source pure. Quels sont les ruisseaux impurs ? Ce sont les fables inventées par les charlatans, qui ont dit que Dieu s’était incarné cinq cents fois dans un pays de l’Inde, ou une seule fois dans une petite contrée de la Syrie ; qui ont fait paraître Dieu, tantôt en éléphant blanc, tantôt en pigeon, tantôt en vieillard avec une grande barbe, tantôt en jeune homme avec des ailes au dos, ou sous vingt autres figures différentes.

Je ne mets point, parmi les énormes sottises qu’on a osé débiter partout sur la nature divine, les fables allégoriques inventées par les Grecs. Quand ils peignirent Saturne dévorant ses enfants et des pierres, qui put ne pas reconnaître le temps qui consume tout ce qu’il a fait naître, et qui détruit ce qu’il y a de plus durable ? Est-il quelqu’un qui ait pu se méprendre à la sagesse née de la tête du souverain Dieu, sous le nom de Minerve ; à la déesse de la beauté qui ne doit jamais paraître sans les Grâces, et qui est la mère de l’Amour ; à cet Amour qui porte un bandeau et de petites flèches ; enfin à cent autres imaginations ingénieuses, qui étaient une peinture vivante de la nature entière ? Ces fables allégoriques sont si belles, qu’elles triomphent encore tous les jours des inventions atroces de la mythologie chrétienne ; on les voit sculptées dans nos jardins, et peintes dans nos appartements, tandis qu’il n’y a pas chez nous un homme de qualité qui ait un crucifix dans sa maison. Les papistes eux-mêmes ne célèbrent tous les ans la naissance de leur Dieu entre un bœuf et un âne qu’en s’en moquant par des chansons ridicules. Ce sont là les ruisseaux impurs dont j’ai voulu parler ; ce sont des outrages infâmes à la Divinité, au lieu que les emblèmes sublimes des Grecs rendent la Divinité respectable ; et quand je parle de leurs emblèmes sublimes, je n’entends pas Jupiter changé en taureau, en cygne, en aigle, pour ravir des filles et des garçons. Les Grecs ont eu plusieurs fables aussi absurdes et aussi révoltantes que les nôtres ; ils ont bu comme nous dans une multitude prodigieuse de ruisseaux impurs.

Le théisme ressemble à ce vieillard fabuleux nommé Pélias, que ses filles égorgèrent en voulant le rajeunir.

Il est clair que toute religion qui propose quelque dogme à croire au delà de l’existence d’un Dieu anéantit en effet l’idée d’un Dieu : car dès qu’un prêtre de Syrie me dit que ce Dieu s’appelle Dagon, qu’il a une queue de poisson, qu’il est le protecteur d’un petit pays, et l’ennemi d’un autre pays, c’est véritablement ôter à Dieu son existence ; c’est le tuer comme Pélias en voulant lui donner une vie nouvelle.

Des fanatiques nous disent : Dieu vint en tel temps dans une petite bourgade ; Dieu prêcha, et il endurcit le cœur de ses auditeurs afin qu’ils ne crussent point en lui ; il leur parla, et il boucha leurs oreilles ; il choisit seulement douze idiots pour l’écouter, et il n’ouvrit l’esprit à ces douze idiots que quand il fut mort. La terre entière doit rire de ces fanatiques absurdes, comme dit milord Shaftesbury ; on ne doit pas leur faire l’honneur de raisonner ; il faut les saigner et les purger, comme gens qui ont la fièvre chaude. J’en dirai autant de tous les dieux qu’on a inventés ; je ne ferai pas plus de grâce aux monstres de l’Inde qu’aux monstres de l’Égypte ; je plaindrai toutes les nations qui ont abandonné le Dieu universel pour tant de fantômes de dieux particuliers.

Je me donnerai bien de garde de m’élever avec colère contre les malheureux qui ont perverti ainsi leur raison ; je me bornerai à les plaindre, en cas que leur folie n’aille pas jusqu’à la persécution et au meurtre : car alors ils ne seraient que des voleurs de grand chemin. Quiconque n’est coupable que de se tromper mérite compassion ; quiconque persécute mérite d’être traité comme une bête féroce.

Pardonnons aux hommes, et qu’on nous pardonne. Je finis par ce souhait unique, que Dieu veuille exaucer !


fin de l’histoire de l’établissement du christianisme.

  1. Cet ouvrage, composé par Voltaire en 1776, a été publié pour la première fois dans les éditions de Kehl, où on lui donne la date 1777, que je lui ai laissée. Voltaire voulait le donner comme étant d’un auteur anglais, puisque, dans le chapitre XII, il dit notre Dodwell et notre roi Jacques dans le chapitre XXIII, notre roi Charles Ier, dans le chapitre XXV, nos papistes d’Irlande. (B.)
  2. Suétone (Claud., xxv) dit: Roma expulit. Voltaire a lui-même cité exactement ce passage dans son Traité de la Tolérance, chapitre viii; voyez tome XXV. page 45.
  3. L’Anglais Hyde (1630-1703) a publié en 1700: Veterum Persorum et magorum religionis Historia.
  4. Voyez tome XI, page 198 ; XVII, 161 , XXIX, 552
  5. Voyez le Deutéronome. (Note de Voltaire.)
  6. Voyez la Genèse. (Id.)
  7. Dans son Examen des discours de Sherlock sur l’usage et l’esprit des prophéties, 1750.
  8. Ézéchiel, ch. xx; Amos, ch. v; Actes, ch. vii. (Note de Voltaire.)
  9. Voyez l’Histoire de Michas, dans les Juges, ch. xvii et suiv. (Id.)
  10. Satire v, vers 180 et suiv.
  11. Ovide, Fastes, iv, 270.
  12. Chap. xi, verset 6.
  13. Chap. xi, verset 23.
  14. Chap. xv, versets 19, 24, 25.
  15. Matthieu, chapitre xii. (Note de Voltaire.)
  16. Voyez l’article Généalogie dans le Dictionnaire philosophique, tome XIX page 217.
  17. Voyez de Sancto Matrimonii Sacramento, tome I, page 141. (Note de Voltaire.) — Voyez tome XXI, page 336 ; et XXIV, 99.
  18. Quelques esprits faibles, ou faux, ou ignorants, ou fourbes, ont prétendu trouver dans l’antiquité des témoignages du massacre des enfants qu’on suppose égorgés par l’ordre d’Hérode, de peur qu’un de ces enfants nés à Bethléem n’enlevât le royaume à cet Hérode, âgé de soixante et dix ans, et attaqué d’une maladie mortelle. Ces défenseurs d’une si étrange cause ont trouvé un passage de Macrobe dans lequel il est dit: « Lorsque Auguste apprit qu’Hérode, roi des Juifs en Syrie, avait compris son propre fils parmi les enfants au-dessous de deux ans qu’il avait fait tuer: « Il vaut mieux, dit-il, être le cochon d’Hérode que son fils. » Ceux qui abusent ainsi de ce passage ne font pas attention que Macrobe est un auteur du ve siècle, et par conséquent qu’il ne pouvait être regardé par les chrétiens de ce temps-là comme un ancien. Ils ne songent pas que l’empire romain était alors chrétien, et que l’erreur publique avait pu aisément tromper Macrobe, qui ne s’amuse qu’à raconter de vieilles historiettes. Ils auraient dû remarquer qu’Hérode n’avait point alors d’enfant de deux ans. Ils pouvaient encore observer qu’Auguste ne put dire qu’il valait mieux être le cochon d’Hérode que son fils, puisque Hérode n’avait point de cochon. Enfin on pouvait aisément soupçonner qu’il y a une falsification dans le texte de Macrobe, puisque ces mots, pueros quos infra binatuns Herodes jussit interfici (les enfants au-dessous de deux ans qu’Hérode fit tuer), ne sont pas dans les anciens manuscrits. On sait assez combien les chrétiens se sont permis d’être faussaires pour la bonne cause. Ils ont falsifié, et maladroitement, le texte de Flavius Josèphe; ils ont fait parler ce pharisien déterminé, comme s’il eût reconnu Jésus pour messie. Ils ont forgé des Lettres de Pilate, des Lettres de Paul à Sénèque et de Sénèque à Paul, des Écrits des apôtres, des vers des Sibylles. Ils ont supposé plus de deux cents volumes. Il y a eu de siècle en siècle une suite de faussaires. Tous les hommes instruits le savent et le disent, et cependant l’imposture avérée prédomine. Ce sont des voleurs pris en flagrant délit, à qui on laisse ce qu’ils ont volé. (Note de Voltaire.) — Le mot d’Auguste, cité par Voltaire à la fin du premier alinéa de cette note, a déjà été rapporté par lui tome XXX, page 289-290.
  19. Voltaire l’avait déjà cité tome XVII, page 62 ; et XXVI, 235.
  20. Luc, ch. xiv. (Note de Voltaire.)
  21. Ibid. (Id.)
  22. Matthieu, ch. x. (Id.)
  23. Ibid., ch. xii. (Id.)
  24. Jean, ch. xii. (Id.)
  25. Les défenseurs de ces effroyables absurdités, payés pour les défendre, et comblés d’honneurs et de biens pour tromper les hommes, ont osé avancer qu’un Grec, nommé Phlégon, avait parlé de ces ténèbres qui couvrirent toute la terre pendant le supplice de Jésu. Il est vrai qu’Eusèbe, évêque arien, qui a débité tant de mensonges, cite aussi ce Phlégon, dont nous n’avons pas l’ouvrage. Et voici les paroles qu’il rapporte de ce Phlégon: « La quatrième année de la deux cent deuxième olympiade, il y eut la plus grande éclipse de soleil; il faisait nuit vers midi; on voyait les étoiles; un grand tremblement de terre renversa la ville de Nicée en Bithynie. » 1° Lecteurs sages et attentifs, remarquez qu’un autre auteur qu’Eusèbe, rapportant le même passage, dit la seconde année de la deux cent deuxième olympiade, et non pas la quatrième année*. 2° Remarquez qu’on n’a jamais pu conjecturer, ni dans quelle année Jésu fut condamné au supplice, ni dans quelle année il naquit, tant sa vie et sa mort furent obscures. 3° Remarquez que l’historien qui a pris le nom de Matthieu place la mort de Jésu au temps de la pleine lune, que tous les chrétiens s’en tiennent à cette époque, et que cependant il est impossible qu’il arrive vers la pleine lune une éclipse de soleil. 4° Remarquez que si ce prodige était arrivé, un tel miracle aurait surpris tout l’univers, et que tous les historiens en auraient parlé depuis la Chine jusqu’à la Grèce, et jusqu’à Rome. 5° Enfin c’est de ma patrie, c’est de Londres qu’est parti le trait de lumière qui a dissipé les ténèbres ridicules de Matthieu. C’est notre célèbre Halley qui a démontré qu’il n’y avait eu d’éclipse de soleil ni dans la seconde ni dans la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade, mais qu’il y en avait en une de quelques doigts dans la première année. Kepler avait déjà reconnu cette vérité, et Halley l’a pleinement démontrée. C’est ainsi que la vérité mathématique détruit l’imposture théologique. Et cependant un évêque papiste très fameux, Bossuet, précepteur du fils de notre ennemi Louis XIV, n’a pas rougi, dans son Histoire universelle, ou plutôt dans sa Déclamation non universelle, d’apporter en preuve ces ténèbres de Matthieu. Ce rhéteur de chaire rapporte aussi en preuve les Semaines de Daniel, les Prophéties de Jacob, les Psaumes attribués à David, qui n’ont pas plus de rapport à Jésu qu’à Jean Hus et à Jérôme de Prague. (Note de Voltaire.)
    • Cet auteur, peu connu, est Philipponius. (K.)
  26. George Fox (1624-1690),fondateur de la secte des quakers ou amis, était cordonnier. Son plus célèbre disciple fut Guillaume Penn. Voyez tome XXII, pages 88 et 91.
  27. Actes des Apôtres, ch. ii. (Note de Voltaire.)
  28. Actes des Apôtres, ch. iii. (Id.)
  29. Christ signifie oint; christianisme, onguent. (Note de Voltaire.)
  30. Voyez Grabe, Spicilegium patrum, page 48. (Note de Voltaire.)
  31. Voyez les Actes des apôtres, ch. xxvi. (Id.)
  32. Le Philopatris, avons-nous dit, n’est pas de Lucien.
  33. Ch. iv. (Note de Voltaire.)
  34. Voyez le texte de cette lettre au mot Alexandrie du Dictionnaire philosophique, tome XVII, page 114.
  35. Voyez Grabe, Bingham, Fabricius. (Note de Voltaire.)
  36. Ch. iv. (Note de Voltaire.)
  37. Saint Épiphane, pages 38 et suivantes, éditions de Paris; chez Petit, à l’enseigne de Saint Jacques. (Note de Voltaire.)
  38. Saint Épiphane, pages 41, 46, 47. (Note de Voltaire.)
  39. Ce sont les gnostiques, qu’Épiphane accuse.
  40. C’est l’évangile de saint Jean qu’on regarde aujourd’hui comme le dernier en date des évangiles reçus. (M.)
  41. Jacques II, à Saint-Germain, avait la prétention de guérir les écrouelles, en touchant les malades; voyez tome XIV, page 300.
  42. Dans l’ouvrage de Ruinart, intitulé Acta primorum martyrum sincera et selecta, traduit par Drouet de Maupertuis, il est dit que Polycarpe, entrant dans l’amphithéâtre pour subir son martyre, ouït une voix qui lui criait du haut du ciel: Polycarpe, ayez bon courage! Cette voix fut entendue des chrétiens, mais les païens n’en entendirent rien. » (B.)
  43. Voyez la note, tome XIII, page 95.
  44. Première aux Corinthiens, ch. v. (Note de Voltaire.)
  45. Réponse à Celse, liv. III. (Note de Voltaire.)
  46. Dans son traité de Paucitate martyrum, que dom Ruinart prétendit réfuter. (M.)
  47. Bibliothèque ecclésiastique, siècle iii. (Note de Voltaire.)
  48. Voyez les Césars de Julien, grande édition avec médailles, page 113. (Note de Voltaire.)
  49. Voyez tome XVIII.
  50. Ci-dessus, page 81; et tome XXV, page 57.
  51. Lactantius, de Mortibus persecutorum, page 207, édition de De Bure, in-4o. (Note de Voltaire.)
  52. Eusèbe rapporte bien ce fait, mais c’est dans la Vie de Constantin, livre I, chap. xxviii.
  53. Voyez le Portrait de l’empereur Julien, tome XXVIII, page 2.
  54. Frédéric II, roi de Prusse.
  55. C’était l’idée dont Voltaire rêvait l’application en France. Il a déjà manifesté le même vœu et sous la même forme dans son dernier chapitre du Siècle de Louis XIV.
  56. Par ce simple mot, Voltaire rend témoignage de ce qu’il doit à Bolingbroke. Voyez sa Vie, par Nicolas de Condorcet.
  57. Punch est le polichinelle de Londres. (Note de Voltaire.)
  58. Toutes les éditions portent: « Que résultera-t-il de la naissance et du progrès d’une superstition, etc. » Beuchot a cru devoir corriger ainsi: « Que résultera-t-il de la connaissance de l’origine et des progrès, etc. »
  59. Voyez Plutarque, chapitre d’Isis et d’Osiris. (Note de Voltaire.)
  60. Charles Ier; voyez tome XIII, page 59.
  61. Chartes II, rétabli en 1660 ; voyez tome XIII, page 83.
  62. Cela fut écrit avant la guerre de la métropole contre les colonies. (Note de Voltaire.)
  63. Nombres, ch. xxxiv. (Note de Voltaire.)
  64. Deutéronome, ch. xiii. (Id.)
  65. L’auteur parle des massacres d’Irlande du temps de Charles Ier et de Cromwell. (Note de Voltaire.)