Histoire amoureuse des Gaules/Tome 3/Les Amours de Monseigneur le Dauphin

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LES AMOURS DE MONSEIGNEUR LE DAUPHIN AVEC LA COMTESSE DU ROURE.



Chacun sait que plus un feu est resserré, plus il éclate lorsqu’il vient à sortir. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que le Roi, qui a toujours été si galant, et qui s’est continuellement diverti avec les dames, même pendant son mariage, nonobstant la piété et les larmes de la Reine, n’a jamais voulu permettre à monseigneur le Dauphin de galantiser à son tour, ni d’avoir à son imitation une maîtresse particulière[1]. Le Roi l’a toujours fait observer par des domestiques, qu’il mettoit auprès de lui, et qui venoient ensuite faire rapport à Sa Majesté de tout ce qui se passoit chez ce jeune prince : ainsi, s’il prenoit quelque plaisir, il falloit que ce fût en cachette ; même il a été obligé de garder les mêmes mesures depuis la mort de madame la Dauphine. Par là il est facile à conjecturer dans quel chagrin est le plus souvent ce jeune prince, qui, à l’exemple du Roi son père, aime le beau sexe. Mais pour dissiper son ennui, son recours a toujours été la chasse au loup, pour laquelle Monseigneur a un attachement tout particulier[2]. Quoi qu’il en soit, il y a longtemps que l’on sait qu’il a beaucoup d’estime pour madame la comtesse du Roure[3], et même dès le temps qu’elle étoit fille d’honneur chez madame la Dauphine. C’est une dame belle et bien prise dans sa taille, qui ne peut passer pourtant que pour médiocre ; elle a de beaux yeux vifs et amoureux, la bouche petite et les lèvres vermeilles ; elle a le teint beau et frais, et des bras comme de cire. Je ne dirai rien de son extraction, parce qu’elle appartient à une famille considérable, qui n’aime pas d’être nommée, ni que l’on sache ses aventures. Elle[4] fit rompre par arrêt son premier mariage avec un marquis, pour épouser un duc, dont l’histoire est assez connue à Paris, et que je tairai ici, puisque cela ne fait rien à notre sujet : il suffit que cette aimable dame a eu l’adresse de savoir plaire à notre Dauphin, pendant même qu’elle étoit fille ; ce qui obligea madame la Dauphine, qui n’aimoit pas de partager son lit, de s’en défaire le plus tôt qu’il lui fut possible, par un mariage avec monsieur le comte du Roure. Cette précaution néanmoins n’éteignit pas le feu de Monseigneur ; au contraire, il se prévalut du manteau de l’hyménée pour se mieux divertir ; et la mort, qui fauche dans le palais des rois de même que dans les cabanes des bergers, ayant enlevé de la terre ceux qui étoient les plus contraires à la comtesse, qui furent madame la Dauphine[5] et le même comte du Roure[6], nos jeunes amants se virent tous deux en liberté, et se renouvelèrent leurs amours, et de grandes promesses de fidélité l’un à l’autre. « Ah ! mon ange, lui dit Monseigneur à la première visite, le ciel nous a mis tous deux en liberté pour jouir sans empêchement des doux plaisirs de l’amour. » Le Roi, qui savoit tout, et qui étoit averti de ce petit commerce galant, ne manqua pas de le traverser à la veille d’une célèbre dévotion[7], et il prit ce temps-là pour envoyer à Monseigneur deux des principaux prélats de la Cour[8], pour l’exhorter à quitter la comtesse du Roure. Il est facile à juger comme ce message fut reçu de ce jeune prince, qui est passionné pour sa maîtresse ; néanmoins il eut assez de modération pour ne pas sortir du respect dû à leur caractère, tournant la chose en raillerie avec l’archevêque de Paris[9], qui étoit accusé, comme tout Paris sait, de la plus fine galanterie pendant sa jeunesse, et d’avoir un grand attachement pour madame la duchesse de Lesdiguières[10]. Mais Monseigneur reprenant son sérieux : « J’ai de la peine à croire, leur dit-il, que ce conseil que vous m’apportez vienne du Roi seul, car il est homme et susceptible d’amour comme les autres ; mais assurément ceci vient plutôt de madame de Maintenon, qui, après s’être bien divertie, et devenue vieille, ne peut pas souffrir que les autres se divertissent à leur tour. Elle s’ingère le plus souvent d’affaires où elle n’a rien à dire. Son plus grand plaisir seroit sans doute que je prisse une maîtresse de sa main à Saint-Cyr ; ce qui n’arrivera jamais, et j’aimerois mieux la voir crever que de lui donner cette satisfaction. Ainsi dites-lui qu’elle ne s’y attende pas ; et si le Roi veut prendre soin de ma conscience, pourquoi ne me donne-t-il pas une femme, ou de l’emploi pour pouvoir m’occuper ? Ses fils naturels en ont eu de fixes au sortir du ventre de leur mère[11], et moi l’on me fait courir comme un volontaire d’une armée à l’autre, sans avoir aucune autorité, ayant toujours été obligé de me conformer aux avis des généraux. J’ai souffert sans murmurer les mortifications que j’ai reçues en Flandres du duc de Luxembourg[12], qui s’excusoit continuellement de n’avoir pas ordre de la Cour de faire ce que je trouvois le plus utile pour le bien et l’avantage de la France[13]. Cependant, Messieurs, continua le Dauphin, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée, et de votre charitable conseil, et vous pouvez rapporter au Roi que je lui suis fort obligé ; que d’abord que Sa Majesté m’aura fait donner de l’argent pour satisfaire à ce que je dois à madame la comtesse du Roure, j’y aviserai. » Ensuite ce prince les congédia fort civilement, et avec l’honneur dû à leur caractère. Mais ces remontrances hors de temps ne firent aucun effet sur son esprit ; au contraire, elles lui inspirèrent l’envie de s’en divertir avec la comtesse. Il ne douta pas qu’elle ne fût avertie de cette visite, mais il voulut bien la lui faire savoir lui-même, et lui envoya cette lettre par un valet affidé.

Mon Ange,


Vous serez sans doute un peu surprise en apprenant la visite que je viens de recevoir, sur votre sujet, de l’archevêque de Paris et de l’évêque de Meaux. Il seroit trop long de vous en marquer dans une lettre le détail ; mais nous nous en divertirons à notre première entrevue, qui sera, comme je l’espère, demain sans faute. Cependant, ma chère mignonne, divertissez-vous autant qu’il vous sera possible en mon absence. Soyez persuadée que rien ne sera capable de me détacher de votre aimable personne, et que toute la sévérité du Roi et les machinations de la Vieille[14] ne feront qu’augmenter l’amour que j’ai pour vous ; toute l’éloquence de nos faux dévots ne me fera, dis-je, jamais désister de la résolution que j’ai prise de vous aimer toute ma vie. Vous savez, mon cher cœur, que je fais gloire de tenir ma parole, et ainsi vous pouvez compter sur ce que je vous ai promis. Vivez donc en repos à mon égard, sans rien appréhender que ma mort, et me croyez toujours votre, etc.

Madame la comtesse du Roure, ayant reçu cette lettre, la baisa plusieurs fois avant que de l’ouvrir, et fut combattue par un mouvement de crainte et d’espérance. Elle avoit déjà appris la visite des deux prélats, et elle se doutoit bien que ce ne pouvoit être que sur son sujet ; mais enfin ses belles mains toutes tremblantes se hasardèrent d’ouvrir la lettre. En la lisant elle changea plusieurs fois de couleur, comme une marque du plaisir qu’elle y prenoit, et, dans la satisfaction et la joie où elle étoit, elle voulut y faire réponse, quoique le porteur l’assurât que Monseigneur ne l’avoit pas chargé d’en rapporter. « N’importe, dit la comtesse, je suis assurée qu’il n’en sera pas fâché, je m’en charge. » Et étant entrée dans son cabinet, elle écrivit fort promptement la lettre suivante :

Mon aimable Prince,


Je n’étois pas sans raison travaillée de grandes inquiétudes. Votre lettre, que j’ai reçue avec tout le respect que je vous dois, m’apprend que mes pressentiments étoient justes. En vérité, mon ange, je suis continuellement en allarme, soit que vous soyez à la tête de vos armées, ou à la Cour : j’ai raison de craindre également vos ennemis et les miens, et j’ose vous dire que toutes les armées des alliés ensemble ne me font pas plus de peur que les ennemis cachés et domestiques. Il n’y a que votre seule présence qui soit capable de me rassurer et de ramener le calme dans mon cœur ; accordez-la moi, mon Prince, cette douce présence, le plus tôt et le plus souvent qu’il vous sera possible, si vous voulez conserver ma vie et me délivrer des mortelles douleurs et des cruelles craintes que votre absence me cause. Vous avez, mon aimable Prince, ma vie et mon sort entre vos mains, aussi bien que mon cœur ; mais toute ma consolation est que je suis plus que persuadée que vous êtes jaloux de votre parole, et que rien au monde ne sera jamais capable de vous faire manquer de foi à mon égard, puisque je ne respire plus que pour vous aimer et pour vous plaire. Adieu, mon aimable ange. Ne différez pas de venir, si vous voulez conserver la vie de

La comtesse du Roure.

Cette lettre fut rendue à Monseigneur dans le moment qu’il étoit à jouer avec la princesse douairière de Conti[15] et quelques autres dames. Le Dauphin se doutant bien, par le retour du porteur, de qui elle venoit, il la mit dans la poche sans rien dire. La princesse, qui est naturellement curieuse, et qui se plaît aussi à la galanterie, regardant fixement le Dauphin, qui changea un peu de couleur dans le moment qu’il reçut le paquet, connut bien d’abord que cette lettre ne venoit pas d’une personne indifférente. La curiosité ou la jalousie, qui est assez naturelle aux femmes, la poussa à railler Monseigneur, qui s’en défendit le mieux qu’il put. La princesse le pria que, si cette lettre n’étoit pas de quelque belle, il lui permît seulement de voir le dessus ; mais le Dauphin, qui connoissoit par expérience que la princesse ne pouvoit rien tenir de caché au Roi, de qui elle est toujours fort aimée[16], n’eut garde de lui accorder sa demande, et aima mieux la laisser juger par conjecture que de la confirmer par la vue de la suscription et du cachet. La princesse ne put donc se satisfaire par cette voie, car, quoique Monseigneur ait le renom de parler beaucoup, néanmoins il est fort secret en amour. De plus, il sait aussi par expérience que, sur le moindre vent que le Roi en a, il est sûr d’être traversé et chagriné d’une manière ou d’autre ; c’est pourquoi il faut que le Dauphin soit secret, malgré qu’il en ait. Mais comme la princesse de Conti ne put rien obtenir par sa raillerie et ses prières, elle s’avisa d’un autre stratagème. « Je gage tout ce qu’il vous plaira, dit-elle au Dauphin, que je devine de qui est cette lettre. — Madame, je ne vous conseille pas de gager, lui répondit Monseigneur, car vous pourriez perdre, parce qu’elle vient d’une personne qui n’a pas l’honneur d’être connue de vous. » Mais elle, adroite et fine : « Si je la nomme, continua-t-elle, me l’avouerez-vous ? » Le Dauphin, qui tâchoit de changer de discours, parla d’autres choses, sans répondre à la demande de la princesse, qui connut bien que Monseigneur tâchoit de se sauver de l’embarras où il étoit. Elle fit aussi semblant de changer de propos, et lui dit : « N’avez-vous pas Monseigneur, su l’histoire au juste des amours du feu prince de Turenne[17] avec la comtesse du Roure, du temps que ce prince épousa mademoiselle de Ventadour[18] ? — Non, dit le Dauphin, car il m’importe fort peu de la savoir. Je sais bien que le pauvre prince fut tué à la bataille de Steinkerque[19]. — Il est vrai, poursuivit la princesse de Conti, et ce fut le coup qui délivra la princesse de Turenne de tous ses chagrins, aussi bien que de son mari, car elle n’attendoit que son retour pour se séparer de lui, à la seule occasion des amourettes qu’il avoit avec madame du Roure ; et l’on dit même que, tout blessé qu’il étoit, il se souvint plutôt d’écrire à sa maîtresse qu’à sa femme. — Laissons reposer les cendres des morts, dit le Dauphin. — Ce que j’en dis, poursuivit la princesse, n’est pas pour les troubler, car il est mort au lit d’honneur pour le service de sa patrie : ainsi, au lieu d’insulter sa mémoire, il mérite que l’on jette des fleurs sur son tombeau ; mais, ce que j’en dis, continuat-elle, ce n’est que pour prouver que le comte du Roure n’a pas eu l’avantage d’en cueillir la première fleur, ni ceux qui l’aiment aujourd’hui. — Ne savez-vous pas, répondit Monseigneur, qu’à la Cour il n’y a pas de charge plus difficile à exercer que celle de fille d’honneur ? Vous seriez bien embarrassée au choix, et je ne sais si en pareil cas vous pourriez répondre de vous-même. Croyez-moi, madame, il y a toujours de l’embarras quand on veut se mêler des affaires d’autrui ; que celle qui se croit nette ou exempte de soupçon, jette la première pierre contre elle. »

La princesse connut bien que le Dauphin n’étoit pas satisfait de cette conversation, qui le regardoit en partie ; elle prit donc congé sur le prétexte de vouloir se trouver à une symphonie de voix et d’instruments qui devoit se donner chez madame de Maintenon, où elle avoit été invitée, et où Monseigneur ne voulut pas la suivre, ne pouvant supporter la Maintenon ; et l’on peut dire que l’adversion que ce prince a pour elle va jusqu’à la haine, et que, s’il la ménage en quelque sorte, ce n’est qu’à la considération du Roi, mais que, s’il étoit le maître, il l’enfermeroit dès le premier jour aux Madelonnettes[20].

Le Dauphin ne manqua pas d’aller visiter la comtesse du Roure, comme il le lui avoit promis par sa lettre, et de l’entretenir de ce qui s’étoit passé dans la conversation de nos deux prélats et de madame la princesse de Conti. La comtesse, quoique fort courageuse, ne laissa pas de jeter des larmes, et, embrassant fort tendrement son amant, lui dit mille douceurs qui attendrirent si fort le cœur de ce prince qu’il ne put s’empêcher de mêler ses larmes avec les siennes, et lui promit avec serment qu’il ne l’abandonneroit jamais, et qu’elle en verroit des preuves dès aussitôt qu’il seroit le maître absolu de sa personne. « Oui, lui dit le Dauphin en l’embrassant, si j’avois la même liberté qu’un particulier, je ferois de ma maîtresse ma femme, pour faire enrager vos ennemis, et soyez assurée que votre bonheur augmentera à proportion de leur envie. » A ces paroles, la comtesse, qui se figuroit être déjà sur les premiers degrés du trône, s’écria, pâmée de joye : « Ah ! mon ange ! mon cher cœur ! quel plaisir et quel bonheur seroit le mien de pouvoir posséder un jour sans aucun trouble ni interruption le plus cher et le plus aimable de tous les princes du monde ! Du moins, mon cher ange, poursuivit-elle tout en transport, ton choix seroit plus honorable que celui du Roi, puisqu’il y a une grande différence entre moi et la vieille Maintenon. — Il est vrai, répondit le Dauphin ; mais ne savez-vous pas, madame, que les goûts sont différents ? L’un aime la brune et l’autre la blonde, et par ce moyen chacun trouve à se loger. »

Je ne vous dirai pas tout ce qui se passa ensuite entre ces deux amants, parce qu’ils étoient seuls quand ils goûtèrent les doux plaisirs que l’amour inspire ; mais au sortir de cette conversation, madame la comtesse parut fort contente et satisfaite de son amant, ses larmes étoient changées en ris et son chagrin en joie. Ils se donnèrent rendez-vous à leur ordinaire à la belle maison de Choisi[21], que mademoiselle de Montpensier avoit donnée en propre à Monseigneur, et où ce prince va souvent se divertir avec monsieur le duc de Vendôme[22], et quelquefois avec le comte de Sainte-Maure[23] ; c’est là où nos amants cueillent souvent le doux plaisir de leurs amours. Cependant, comme le Roi ne manque pas d’espions, Monseigneur ne peut faire ses affaires si secrètement que Sa Majesté ne soit avertie de temps en temps de tout ce qui se passe ; et afin de satisfaire aux pressantes remontrances de madame de Maintenon, qui est une ennemie de la comtesse, le Roi dit un jour à Monseigneur, pendant qu’il étoit à table, qu’il falloit que Choisi fût un agréable séjour, puisqu’il s’y plaisoit si fort et s’y alloit divertir si souvent. Le Dauphin, qui étoit bien informé que ce n’étoit pas pour lui faire plaisir que le Roi le disoit, ne répondit que par une profonde révérence ; mais cela n’empêcha pas que Sa Majesté ne continuât son discours sur Choisi et dit qu’il seroit bien aise de s’y aller divertir quelquefois, et que, pour cet effet, Monseigneur prît le soin de lui faire meubler un appartement, ce qui fut fait le même jour avec des meubles que l’on prit à Marly. Ce n’étoit pas tant par la curiosité que le Roi avoit de voir Choisi que pour traverser les amours du Dauphin : car il étoit très bien informé que la comtesse du Roure s’y trouvoit souvent, et qu’elle ne le feroit plus qu’avec crainte lorsqu’elle sauroit que Sa Majesté auroit un appartement et qu’il pourroit venir quelquefois pendant qu’elle y seroit. Pour ce sujet, le Roi fit une partie avec les dames de la Cour. Monseigneur y reçut le Roi avec toute la magnificence qui lui fut possible, et le Roi voulut bien y prendre le divertissement de la chasse. Monseigneur n’oublia rien pour régaler les dames ; mais, celle qui possède son cœur n’y étant pas, ce n’étoit pas un grand divertissement pour lui. Pour surcroît de chagrin, c’est que, sur le départ du Roi, madame la princesse de Conti, la duchesse du Maine[24], les princesses de Lislebonne[25] et d’Epinoy[26], et plusieurs autres dames, prièrent Sa Majesté de vouloir leur accorder la permission de rester encore deux jours à Choisi. Le Roi, qui étoit bien aise d’en éloigner la comtesse du Roure, le leur permit fort agréablement, pourvu, ajouta ce monarque, que cela n’incommode pas Monseigneur ; à quoi le Dauphin ne répondit que par une profonde révérence. Ainsi il eut encore pendant deux jours les princesses pour hôtesses. D’autre côté, il est facile à juger dans quels chagrins étoit la comtesse du Roure de n’avoir pas pu voir de quatre à cinq jours son cher amant. Je crois qu’elle souhaitoit mille fois que la foudre tombât sur une partie de Choisi, pour les obliger à déloger promptement ; mais enfin toutes ses pensées et ses souhaits ne faisoient qu’augmenter son chagrin, car elle se figuroit à tout moment qu’on lui enlevoit son aimable Dauphin, et elle ne put se remettre de sa peur jusqu’à ce qu’elle en eût reçu une lettre, que Monseigneur ne manqua pas de lui écrire dès qu’il fut seul. Voici le contenu de son billet :


Ce n’est, mon cher cœur, que pour vous ôter de l’inquiétude où je m’imagine que vous êtes, que je vous écris ce petit billet, et pour vous assurer que je suis toujours le même. Soyez contente, mon âme, et aimez-moi toujours, si vous voulez me rendre heureux. Adieu, ma belle, jusques à demain.

Je ne vous ferai pas ici un détail de toutes les visites que ce prince fait à la comtesse, car il y en auroit pour remplir un gros volume, puisqu’il ne perd pas d’occasion de la voir et que toutes les parties d’Opéra et de chasse qu’il fait ne sont que des prétextes pour se dérober de la Cour, et pour aller voir sa chère comtesse, laquelle sait si adroitement le tenir dans ses filets, que ce prince en est si charmé et si obsédé, que, sans la crainte qu’il a de déplaire au Roi, il ne bougeroit nuit et jour de sa ruelle. Mais quelque précaution que le Dauphin prenne, le Roi est averti de toutes les visites qu’il rend à sa belle ; car, quoique le Roi n’en dise rien, il ne laisse pas que d’être informé de tout ce qui se passe à la Cour, et principalement dans sa famille. L’on remarque que Sa Majesté, depuis un temps, entre dans une grande défiance, et que, pour se satisfaire, il s’informe de tout. Il a des espions partout, et sa curiosité va jusqu’à savoir tout ce qui se passe dans les parties de plaisir et dans les assemblées qui se font entre les jeunes princes et princesses, seigneurs et dames de la Cour, et même ce qui se passe hors de la Cour. Louis XI, sur la fin de ses jours, se retira dans un château[27] qu’il fit griller de fer de tous côtés, et fit venir d’Italie un religieux, François de Paule, surnommé le bonhomme, natif de Calabre, et qui, depuis sa mort, a été canonisé. Comme ce bonhomme avoit le bruit de vivre en odeur de sainteté, Louis XI fut bien aise de l’avoir près de sa personne pour le rassurer contre toutes les visions, les craintes et les frayeurs ; et en reconnoissance de ses consolations, le Roi lui permit de fonder en France divers couvents de Minimes, que l’on nomme encore les Bons-Hommes. L’on croit que toutes les craintes et défiances du Roi régnant ne viennent pas seulement des foiblesses du corps, mais que l’esprit y a beaucoup de part ; c’est pourquoi on lui voit souvent jeter de l’eau bénite dans sa chambre, et ce grand monarque ne se coucheroit pas qu’il ne s’en soit jeté quelques gouttes sur le visage en faisant dévotement le signe de la croix, et il en arrose même son lit. Mais retournons à nos amants.

La comtesse du Roure, qui avoit été cinq ou six jours sans voir le Dauphin, qui ne put venir le jour qu’il avoit marqué par son billet, lui écrivit cette lettre :


Mon prince, si je vous savois à l’Armée, ou dans un voyage, je me consolerois dans l’attente de votre retour ; mais vous sachant chez vous au milieu d’une Cour où j’ai mille et mille ennemis, je ne puis me consoler d’une si longue absence, puis qu’il n’y a que vous qui puisse soulager ma peine, et me délivrer du chagrin où je suis. Ne me laissez donc pas, mon cher cœur, longtemps dans la crainte que j’ai que quelque nouvel attachement ne vous fasse oublier ce que je vous suis et ce que vous m’avez promis. Mon indisposition ne me permet pas de vous en dire davantage. Je vous conjure, mon prince, d’aimer toujours une personne qui ne vit plus que pour vous plaire, et qui vous aimera jusqu’au dernier soupir de sa vie.

La Comtesse du Roure.

En effet, son indisposition n’étoit pas supposée, car l’aimable comtesse en eut pour neuf mois. Dans le commencement de sa grossesse, un reste de pudeur l’obligea à garder la chambre ; elle ne faisoit plus de visite ni n’en recevoit que de Monseigneur. Ce petit accident acheva de faire connoître au public ce que l’on soupçonnoit depuis longtemps, savoir, qu’elle étoit la maîtresse du Dauphin. Depuis ce temps-là elle ne s’en cache plus, et elle se tient la plupart du temps à sa belle maison, que Monseigneur lui a achetée au faubourg Saint-Honoré. L’on peut dire que l’art et l’industrie n’y ont rien oublié pour rendre ce lieu agréable à la comtesse. Cependant toute la magnificence du bâtiment, ni la beauté et la richesse des meubles, n’empêchent pas que souvent le chagrin et la crainte ne pénètrent jusque dans le cabinet de cette déesse pour y attaquer son pauvre cœur, agité de mille pensées, et qui est exposé à l’envie des plus grands de la Cour. Mais le plus cuisant et le plus sensible de tous les déplaisirs qu’elle reçut de sa vie, ce fut la lettre de cachet que le Roi lui envoya pendant que le Dauphin étoit à la tête de l’armée en Flandre, portant ordre de se retirer dans 24 heures de la Cour, et de se reléguer en Normandie, chez le marquis de Courtaumer[28], son oncle. La comtesse, qui ne sentoit pas d’autre crime que celui d’avoir volé le cœur de monseigneur le Dauphin, et sachant très-bien que l’on ne fait mourir personne pour aimer, n’alla pas plus loin que sa belle maison du faubourg Saint-Honoré, pour y attendre le retour de son amant, sous prétexte que ses incommodités ne lui permettoient pas de passer plus avant sans hasarder sa vie. Le Roi, quoique impérieux dans ses volontés, et qui veut être obéi, fit semblant de n’en savoir rien, de crainte que, poussant cette affaire à bout, cela n’augmentât le mécontentement que Monseigneur en a déjà, et l’on n’en parla plus à la Cour. Depuis, la comtesse accoucha d’un fils, que le Dauphin reconnoît pour sien ; mais il n’a encore pu le faire naturaliser, et peut-être ne le pourra-t-il faire pendant la vie du Roi. La naissance de ce jeune seigneur a modéré le Roi dans les traverses qu’il suggéroit pour détourner le Dauphin de voir la comtesse ; et l’on peut dire que, nonobstant tous les chagrins que ce prince a reçus au sujet de la comtesse, il l’a toujours aimée constamment, et témoigné son amour au milieu de la plus grande persécution que le Roi lui faisoit, le Père La Chaise, ni la princesse de Conti, que le Roi faisoit agir, n’ayant pu le détacher de sa maîtresse. Aussi y avoit-il beaucoup d’apparence que la jalousie avoit la meilleure part dans les traverses de la princesse de Conti, y ayant toujours eu entre elle et le Dauphin une amitié sincère.

Ainsi le Roi ni personne n’ayant pu en venir à bout, Monseigneur vit présentement avec plus de tranquillité chez la comtesse du Roure. L’on n’en fait plus un mystère à la Cour, et les amours continueront de cette manière entre nos deux amants jusqu’à ce qu’il ait plu à Dieu de mettre le Dauphin sur le trône, et le rendre maître absolu de ses volontés. C’est pour lors qu’on verra un grand changement à la Cour, que le vieux sérail sera fermé et la vieille sultane reléguée ; les jeunes nymphes auront leur tour, et l’amour reprendra de nouvelles forces.

  1. Madame de Caylus ne s’exprime pas autrement : « Le Roi, dit-elle, instruit par sa propre expérience, et voulant prévenir les désordres que l’amour et l’exemple de Monseigneur causeroient infailliblement dans la chambre des filles, prit la résolution de la marier (il s’agit de mademoiselle de Rambures, aimée de Monseigneur). » (Souvenirs, coll. Michaud et Poujoulat ; Paris, Didier, p. 497.)
  2. Voy. ci-dessus, note 147, p. 178.
  3. Madame du Roure étoit Marie-Anne-Louise de Caumont La Force, fille de Jacques-Nompar de Caumont, duc de La Force, et de Marie de Saint-Simon-Courtaumer. Elle avoit été fille d’honneur de madame la Dauphine. Elle épousa, le 8 mars 1688, Louis-Scipion III de Grimoard de Beauvoir, chevalier, comte du Roure, marquis de Grisac, capitaine de chevau-légers, lieutenant général pour le Roi en Languedoc. La mère de celui-ci étoit cette même mademoiselle d’Artigny que nous avons vue auprès de mademoiselle de La Vallière.
  4. Elle ; il faut lire : sa mère. En effet, mariée d’abord avec le marquis de Langey (ou plutôt Langeais), elle se sépara de ce premier mari à la suite d’un scandaleux procès que nous avons rappelé ci-dessus, tome II, p. 436.
  5. Madame la Dauphine mourut le 20 avril 1690.
  6. Le comte du Roure fut tué à la bataille de Fleurus, le 1er juillet 1690.
  7. Voy. Saint-Simon.
  8. Bossuet, évêque de Meaux, et M. de Harlay, archevêque de Paris.
  9. L’archevêque de Paris étoit François de Harlay-Champvalier, de l’Académie françoise, célèbre par sa beauté, son esprit et ses galanteries. Il encourut, sur la fin de sa vie, la disgrâce du Roi, auprès duquel le Père La Chaise le desservoit pour s’attribuer quelques-unes des prérogatives qu’exerçoit l’archevêque.
  10. Madame de Lesdiguières étoit Paule-Marguerite-Françoise de Gondi de Retz, mariée le 12 mars 1675 avec François-Emmanuel de Bonne de Créqui, duc de Lesdiguières. Restée veuve en 1691, elle mourut le 21 janvier 1716, à soixante et un ans.
  11. En effet, le comte de Vermandois fut amiral de France ; le duc du Maine, grand maître de l’artillerie, lieutenant général des armées, colonel général des Suisses et Grisons et gouverneur du Languedoc ; le comte de Vesin, abbé de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés ; le comte de Toulouse, pair, amiral et grand veneur de France, gouverneur de Bretagne.
  12. François-Henri de Montmorency, duc de Luxembourg, pair et maréchal de France, fut en effet chargé, en 1690, du commandement en chef de l’armée de Flandre ; vainqueur à Fleurus des Espagnols, des Hollandois et de leurs alliés, commandés par le comte de Waldeck, il continua pendant quatre campagnes à remporter des victoires non moins glorieuses, et mourut le 4 janvier 1695, à Versailles, d’une pleurésie.
  13. Sur la position faite au dauphin par Louis XIV, voyez Saint-Simon.
  14. Madame de Maintenon.
  15. Marie-Anne, légitimée de France, fille de Louis XIV, veuve depuis le 9 novembre 1685 de Louis-Armand de Bourbon. Celui-ci étoit fils d’Armand de Bourbon et d’Anne-Marie Martinozzi ; il mourut sans enfants, et son frère, François-Louis de Bourbon, duc de La Roche-sur-Yon, prit ensuite le nom de prince de Conti.
  16. Malgré la haine qu’elle portoit à madame de Maintenon. (Voy. ci-dessus, p. 163.)
  17. Louis-Charles de La Tour, de Bouillon, dit le prince de Turenne, étoit fils de Godefroi-Maurice de La Tour, duc de Bouillon, et de la célèbre nièce de Mazarin Marie-Anne Mancini. Il se remaria le 16 février 1691. (Voy. la note suivante.)
  18. Le prince de Turenne épousa Anne-Geneviève de Levis, fille de Louis-Charles de Lewis, duc de Ventadour, et de Charlotte-Eléonore-Madelaine de La Mothe-Houdancourt. La veuve du prince de Turenne épousa ensuite, en février 1694, le prince de Rohan.
  19. La bataille de Steinkerque eut lieu le 5 août 1692.
  20. La célèbre maison des Madelonnettes étoit située rue des Fontaines, dans le quartier Saint-Martin. Dirigée d’abord par les Visitandines, puis par les Ursulines, elle fut ensuite gouvernée par les religieuses de Saint-Michel, qui seules obtinrent quelques succès dans la conduite des filles repenties.
  21. Voy. ci-dessus, t. 2, p. 472. — Après la mort de Mademoiselle, Choisy devint la propriété du Dauphin. Celui-ci l’échangea ensuite avec madame de Louvois, à qui il donna 400,000 livres de retour, contre Meudon. Depuis, Choisy appartint successivement à la princesse de Conti, au duc de La Vallière et au roi Louis XV.
  22. Louis-Joseph, duc de Vendôme, fils de Louis de Vendôme et de Laure Mancini. Né le 30 juillet 1654, il mourut en Espagne le 11 juin 1712 et fut enterré à l’Escurial.
  23. Honoré, comte de Sainte-Maure, étoit le second fils de Claude de Sainte-Maure, seigneur de Fougerai, cousin-germain du duc de Montausier. D’abord menin du Dauphin, il devint premier écuyer de la grande écurie du Roi.
  24. Louise-Bénédictine de Bourbon, fille du prince de Condé, Henri-Jules, et d’Anne de Bavière. Elle épousa, le 19 mars 1692, Louis-Auguste de Bourbon, duc du Maine, fils naturel de Louis XIV.
  25. Anne, légitimée de Lorraine, fille de Charles IV, duc de Lorraine, et de madame de Cantecroix ; elle fut la seconde femme de François-Marie de Lorraine, comte de Lillebonne. De ce mariage naquirent plusieurs enfants, entre autres une fille qui, bru de madame d’Espinoi, dont il s’agit ici, porta le même nom après elle. (Voy. la note suivante.)
  26. V. ci-dessus, page 49.
  27. Le château du Plessis-lès-Tours.
  28. Claude-Antoine de Saint-Simon, marquis de Courtaumer, étoit frère de Marie de Saint-Simon, qui fut mariée à Jacques Nompar de Caumont, duc de La Force. De ce mariage étoient nés plusieurs enfants, entre autres madame du Roure et Jeanne de Caumont, sa sœur aînée, qui épousa le marquis de Courtaumer.