Histoire artistique des ordres mendiants/Deuxième leçon

La bibliothèque libre.





PLANCHE III

ÉGLISE DES JACOBINS, À TOULOUSE
Voir p. 57.


Vaisseau à deux nefs, séparées par une file de sept piliers. Les fenêtres ont été murées sous la Révolution. Aujourd’hui, chapelle du lycée.



Cliché des Monuments Historiques.


ÉGLISE DES JACOBINS, À TOULOUSE. Vaisseau à deux nefs, séparées par une file de sept piliers. Les fenêtres ont été murées sous la Révolution. Aujourd’hui, chapelle du lycée. Cliché des Monuments Historiques.
ÉGLISE DES JACOBINS, À TOULOUSE. Vaisseau à deux nefs, séparées par une file de sept piliers. Les fenêtres ont été murées sous la Révolution. Aujourd’hui, chapelle du lycée. Cliché des Monuments Historiques.



DEUXIÈME LEÇON

LES ÉGLISES DES MENDIANTS


Les stigmates de saint François et la basilique d’Assise. — I. La question de la Règle : la Pauvreté franciscaine. Comment les Mendiants furent amenés à construire. — II. La basilique d’Assise. L’architecte. Les trois églises, — III. Caractères généraux de l’architecture des Mendiants. Cette architecture est du gothique modifié. Sa valeur artistique et son sens religieux. — IV. Quelques variétés de ce style en Europe. Les Jacobins de Toulouse. Individualité des églises des Mendiants. Les chaires et les tombeaux.

Saint François d’Assise mourut à Sainte-Marie-des-Anges, dans la soirée du 3 octobre 1226. Ce soir-là, Assise illumina. « Nous aurons ses reliques ! » répétait la foule en délire. Et tandis que les frères, dans la cabane de la Portioncule, gémissaient et veillaient autour du lit funèbre, toute la nuit, là-haut, se passa en réjouissances sauvages.

Comprenons qu’au XIIIe siècle, un saint en vie est moins que le saint enterré. Le mort est à l’abri des rechutes, des hasards. Ce qui vit échappe sans cesse. La relique est un gage, une hypothèque sur la volonté du défunt. Pour une cité, rien ne valait un de ces talismans. Quand sainte Élisabeth mourut à la Marbourg, le peuple se rua sur sa dépouille fraîche : ses oreilles furent arrachées, des femmes lui coupèrent l’extrémité des seins. Ce carnage était de l’amour.

Un fait rendit Assise encore plus jalouse de garder saint François. Je laisse la parole à Élie de Cortone, vicaire général de l’ordre, qui porta la nouvelle à la connaissance des frères. Après une page ou deux d’oraison funèbre et de regrets, le ton change brusquement et l’auteur s’exprime en ces termes :

« Et maintenant, mes frères, je vous annonce une grande joie et une merveille. Depuis l’origine du monde, on n’a pas vu un pareil signe, excepté chez le fils de Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Peu de temps avant sa mort, notre frère et père est apparu crucifié, portant imprimées dans sa chair cinq plaies qui sont vraiment les stigmates du Christ. Il avait aux mains et aux pieds comme des pointes de clous, qui traversaient de part en part et qui étaient mobiles dans leurs quatre cicatrices, d’aspect noirâtre et toutes pareilles à de véritables clous ; son côté était perforé d’un trou de lance, qui souvent suppurait du sang. »

Élie ajoute que le mort devint tout de suite très beau, que ses membres contractés recouvrèrent leur souplesse, et il conclut :

« Bénissons donc, mes frères, le Dieu du ciel ! Confessez-le bien haut, puisqu’il a daigné opérer parmi nous sa miséricorde : et conservez pieusement la mémoire de notre père et frère François, à l’honneur et gloire de Celui qui le magnifie entre les hommes et qui le glorifie à la face même des anges. »

L’effet de cette lettre fut extraordinaire. Le prodige de l’Alverne mettait saint François au-dessus de tous les fils des hommes. Il apparut dès lors comme une créature à part, investie par une grâce spéciale d’un privilège unique. Seul de tous les saints, il avait reçu les marques ineffables, le seing ou le sceau même du Christ : il était devenu un second exemplaire, un double de Jésus[1].

La canonisation n’était plus qu’une formalité. Elle fut prononcée moins de deux ans après la mort. La proclamation eut lieu à Assise, le 16 juillet 1228. Le lendemain, 17 juillet, le pape posait la première pierre de la basilique qui devait conserver les restes de saint François.

Je vous parlerai dans un moment de la construction elle-même, et nous passerons en revue quelques-unes des principales églises des Mendiants, en Italie et dans le reste de l’Europe. Mais avant de nous demander ce que les nouveaux ordres, tant Mineurs que Prêcheurs, ajoutèrent au domaine de l’architecture, comment ils la comprirent, comment ils la traitèrent, il faut vous dire quelques mots d’une question essentielle, la première que les frères trouvèrent à résoudre, et dont la solution n’alla pas dans chaque ordre sans de graves difficultés : à savoir, comment on pourrait concilier la nature de l’art et la doctrine de la pauvreté.


I


Bâtir est un luxe. On ne fait rien pour rien. L’argent est le nerf de la construction. Pour amasser les fonds nécessaires aux frais de la basilique, des collectes furent organisées par Élie parmi les frères de la chrétienté ; un tronc de marbre fut disposé pour recueillir les offrandes sur l’emplacement choisi pour la future église et le couvent qui devait lui être annexé.

Ces mesures soulevèrent, chez une partie des frères, un mécontentement profond. Des compagnons de François, de ses disciples de la première heure, beaucoup vivaient encore ; ces vétérans de l’ordre conservaient la liberté d’allures, l’esprit tout spontané de la première société franciscaine. Leur petite coterie avait peine à se faire aux mœurs et aux idées de la majorité nouvelle. Ils ne se gênaient pas pour critiquer hautement la conduite d’Élie, ses habitudes de faste, ses visées de grandeur mondaine, ses manières de dictateur. De la Portioncule ou des hauteurs de Pérouse, ils regardaient monter avec indignation les murailles sacrilèges. Chaque pierre était un affront à l’esprit du Poverello.

Parmi les mécontents, se trouvait frère Léon, le disciple bien-aimé, celui que le maître appelait son « petit agneau du bon Dieu ». Un jour, le mouton se fâcha, il fit sauter le tronc. Élie, furieux, n’eut pas honte de le faire bâtonner. Égide, le mystique, gardait mieux son sang-froid, mais il avait des mots amers, une ironie redoutable. On lui faisait visiter les nouveaux locaux conventuels : il paraissait tout approuver. Quand il eut terminé sa ronde : « À la bonne heure ! Rien n’y manque. Et bientôt, nous aurons des femmes ?[2] »

Tel fut le germe de divisions qui allaient longtemps agiter l’Institut d’Assise, et devenir pour lui une cause de difficultés parfois aiguës. La querelle ne prit fin qu’au bout d’un siècle, sur le bûcher[3]. Et pourtant, on ne peut le nier : au point de vue absolu, au point de vue des intentions évidentes du fondateur et de sa volonté mille fois déclarée, c’étaient les réfractaires qui avaient la raison pour eux. Avec quelle force le maître n’avait-il pas interdit les grandes constructions ! Quelle n’était pas son horreur pour tout contact avec l’argent !

Et saint Dominique n’était pas, sur l’article de la pauvreté, moins radical que son ami. Lui aussi, il avait senti qu’une Église opulente, des évèques féodaux et des abbés à cheval ne seraient jamais des apôtres bien écoutés de l’Évangile. En même temps que François, à coup sûr en dehors de lui, il avait fait du dépouillement volontaire la base de sa création. Mais c’est dans leur manière de comprendre la pauvreté que se marque la différence des deux tempéraments. Pour l’un, elle est surtout une prédication : c’est un argument de plus, une réponse à l’hérésie ou une arme contre elle. Pour l’autre, elle est l’objet d’un choix passionné et des plus intimes préférences. Saint François, cet ancien viveur, cet ex-roi de la jeunesse dorée, ce ravissant enfant gâté du monde et de la fortune, avait soudain compris, un jour, à vingt-cinq ans, que le seul obstacle au bonheur, à la fraternité, réside dans la propriété, si petite qu’elle soit : elle seule enlaidit et rétrécit la vie, nous tourmente, nous travaille, nous empoisonne d’inquiétudes, de convoitises et d’envie. Et pour quoi faire ? Les vrais biens, les seuls nécessaires, l’air, la lumière, la santé, la patrie, la grâce des horizons, sont ceux qui ne coûtent rien : ils sont à tout le monde et n’appartiennent à personne. Quel artiste, pour jouir d’une belle chose, a besoin qu’elle soit à lui ? Lequel, en présence d’un chef-d’œuvre, échangerait sa pure émotion esthétique contre la satisfaction du philistin qui la possède ? La vraie richesse est celle du cœur, tout le reste est du superflu.

Il y a plus. Le renoncement, dans la doctrine franciscaine, est une philosophie, une tendre religion. La morale de la pauvreté est la morale de l’amour. Avouons-le : avec nos idées de confort et de bien-être, quel gaspillage, quel massacre nous faisons de la vie ! Quel gâchis des choses précieuses ! La crainte de profaner, d’abuser, de détruire ; l’économie, la précaution, le respect du don divin dans les moindres créatures, formaient la plus utile des leçons : elles enseignaient le prix incomparable de l’existence, en relevaient à l’infini la valeur et la dignité. Le saint, le fou d’amour, qui ne se passait de tout que pour mieux tout chérir ; celui qui de ses doigts délicats transportait le vermisseau sur le bord du chemin, afin qu’il ne courût pas le risque d’être broyé ; celui qui délivrait le lièvre pris au collet et l’instruisait fraternellement à ne plus se faire prendre ; qui, en se lavant les mains, prenait soin que les gouttes rejaillissent à terre de façon que leur pureté n’en reçût pas de souillure ; qui laissait son manteau brûler pour ne pas souffler une étincelle, et qui jamais sans regret ne put voir une lumière s’éteindre, — celui-là faisait mieux que de nous donner la terre : il y ramenait la poésie.

Ah ! je comprends le chagrin de ceux qui avaient été les témoins de ces choses, et qui assistaient à leur fin. Les compagnons de Rivo Torto, de Sainte-Marie-des-Anges, pouvaient-ils se résigner à voir s’évanouir l’œuvre de l’enchanteur ? Aujourd’hui encore, l’idylle de la Portioncule parfume ces contrées et répand sur l’Ombrie on ne sait quelle atmosphère qui rappelle la Galilée. Ces petits ermitages des premiers solitaires, leurs misérables huttes de boue et de roseaux, les parcs où ils gîtaient sans même une clôture, entre une haie et un fossé, sont des lieux saints, les lieux où le Père céleste a été approché de plus près. On vit là des spectacles comme il ne s’en était pas vu depuis la multiplication des pains : tel ce chapitre de 1219, célèbre sous le nom du « Chapitre des Nattes », où cinq mille frères de toutes les langues campèrent, pendant l’octave de la Pentecôte, autour de Sainte-Marie-des-Anges. Comme chrétiens, ces gens-là forment l’école du plein air. Qu’on se figure la surprise, quand ils essaimaient deux par deux et qu’on voyait se répandre ces missionnaires en guenilles, avec leurs capuchons, leurs pieds nus, quelques livres dans une sacoche de cuir, presque tous jeunes, joyeux, comme une troupe en vacances, prêchant, pleurant, riant, tels que des chanteurs ambulants et de vrais « jongleurs du bon Dieu » !

Seulement, il y avait dans l’esprit même de saint François quelque ambiguïté sur la nature de son ordre : ou, plus exactement, sa riche pensée comprenait une double tendance. Lequel l’emporterait, l’ascétisme ou l’apostolat, la contemplation ou l’action ? Laquelle devait-on embrasser, l’existence de Marthe ou celle de Marie ? Le mieux était de les unir, mais encore fallait-il prévoir que l’une des deux triompherait. Le jour devait venir où ce délicat équilibre ne se maintiendrait plus.

D’autre part, cette gageure presque insensée, ce paradoxe ou ce défi d’une immense société vivant au jour le jour, sans propriété d’aucune sorte, sans ressources ni revenus fixes, en ne comptant pour subsister que sur les chances aléatoires de la charité publique, exposaient les Mendiants à des voisinages dangereux. Les anciens ordres, voués à la contemplation, s’étaient établis à l’écart, dans des solitudes sauvages, des forêts, des montagnes ; ils défrichaient aux alentours et vivaient en commun du produit de leurs terres. Mais les ordres nouveaux, inaptes à posséder, n’ayant ni greniers ni récoltes, semblables aux oiseaux qui ne moissonnent ni ne sèment, étaient bien obligés de se rapprocher des villes : ils s’y trouvaient contraints autant par leur nature active ou semi-active, que par les exigences de leur état de mendiants. Toutes leurs fondations, presque sans exception, sont des fondations urbaines. C’est un des traits qui les caractérisent. C’est leur marque : les Mendiants sont les ordres de la démocratie. Ils expriment à leur manière l’immense mouvement de réorganisation sociale qui groupe les bourgeoisies sous la bannière des Communes. Plus d’une fois on vit les Mendiants marcher à la tête des milices contre les barons et les tyrans. Partout ces ordres populaires épousent la cause populaire.

Mais dans ces grands centres, près desquels ils élisaient leur domicile, où ils étaient à même d’agir et de trouver leur vie, n’était-il pas inévitable qu’ils prissent des habitudes sédentaires, et perdissent en partie leurs allures de nomades ? Un compromis devait forcément s’établir entre le dénûment complet et l’état civilisé. François ne s’y résignait pas. L’idée d’une installation le mettait hors de lui. Un toit l’empêchait de dormir. Cet homme de Dieu était un vagabond incorrigible. Il avait le génie du paladin, du chemineau, de l’aventurier. Toute attache lui faisait horreur. Il ne comprenait pas que ses frères ne fussent pas tous faits comme lui.

Il faut se représenter la stupeur des bourgeois, surtout dans les pays du Nord, race d’esprit plus rassis, en voyant arriver les gueux de cette école. Les Allemands n’en revenaient pas. À Erfurt, le bourgmestre, à qui l’on dit que ce sont des moines, poliment propose un couvent. Un couvent ! Ces Italiens ne savaient ce que c’était. Une bicoque près de l’eau, pour pouvoir se laver les pieds, c’est tout ce qu’il leur fallait. Ainsi fut fait. Mais il était aisé de prévoir qu’on n’en resterait pas là. Pouvait-on arrêter les dons et les offrandes ? Comment décourager la reconnaissance des fidèles et leur bonne volonté ? Comment refuser la dîme du riche et le denier de la veuve ? Le mouvement était irrésistible.

En dépit des défenses et des efforts des fondateurs, en dépit de l’opposition farouche des Spirituels, malgré les décisions, les restrictions et les entraves apportées par la règle à la permission de bâtir, malgré la surveillance et le contrôle des inspecteurs, — les frères suivirent leur destinée : ils grandirent avec le flot qui les portait. Les règlements qui limitaient l’élévation des murs, interdisaient les voûtes, prohibaient les marbres, les statues, les mosaïques, les peintures[4] eurent le sort commun à toutes les lois somptuaires. Il en résulta une infinité de tracasseries, et peu d’effet réel. Partout le législateur se trouva débordé. À la fin du XIIIe siècle, les Prêcheurs prirent le parti de les abroger tout à fait. J’ignore si les Mineurs eurent le même courage, mais pratiquement leurs ordonnances tombèrent en désuétude. Avec plus de tiraillements, d’hésitation de côté et d’autre, eux aussi, ils finirent par « s’adapter ».

C’est dommage, dira-t-on peut-être. On regrettera que les Mendiants n’en soient pas demeurés à leur premier état d’entière liberté et de sainte bohême, la bride sur le cou, imprévoyants, charmants, — qu’ils aient subi, en quelque sorte, la domestication sociale. Sans doute, de tous les édifices dont nous allons parler, aucun ne dut être plus agréable à Dieu que cette première chapelle d’Oxford, si humble que le charpentier ne fut qu’un jour à la bâtir : quoi de plus touchant que ces hommes qui s’en vont conquérir le monde avec des jouets d’enfants ? Mais si les Spirituels et les intransigeants eussent triomphé, par impossible, quelle perte, non seulement pour l’art, mais aussi pour le bien ! Quel capital moral, quel trésor de spiritualité représenté par ces églises qu’ils maudissaient ! Quelle foule, à travers les âges, a entendu là les mots divins !

Mieux encore : l’âme des fondateurs n’est pas absente de ces murs qu’ils n’ont pas construits ; leurs églises sont faites, malgré tout, à leur ressemblance. La matière n’a pu opprimer leur esprit : c’est elle qui, au contraire, en a reçu sa forme. Quelque chose d’indestructible, un charme sui generis y flotte ou y subsiste, où se respire encore le génie des deux chefs des tribus mendiantes.


II


La basilique d’Assise fut élevée presque tout entière sous le généralat d’Élie. La dédicace n’eut lieu qu’en 1253, mais le gros œuvre était achevé en 1239, puisqu’à ce moment on monte déjà les cloches. Les travaux ne prirent donc qu’une dizaine d’années. L’exécution ne traîna pas : tout fut mené tambour battant ; l’œuvre, aujourd’hui encore, frappe par son caractère d’ensemble et un aspect de volonté.

Qui fut l’auteur du plan ? Vasari parle d’un concours où prirent part les meilleurs architectes du temps et où fut couronné le projet d’un certain Jacques l’Allemand. Traduction : la basilique d’Assise est un ouvrage gothique. Déjà au temps de Vasari, on se figurait que « gothique » était synonyme d’« allemand » ; c’est-à-dire qu’on prenait un qualificatif, d’ailleurs tout arbitraire, pour une marque d’origine. Quant à Jacques, « allemand » ou autre, aucun architecte de ce nom n’a jamais travaillé à la basilique d’Assise : celui-là est sorti de toutes pièces de l’imagination féconde de Vasari.

L’auteur de S. Francesco d’Assise est parfaitement connu : il s’appelait Philippe de Campello, et il est mentionné comme « maître de l’œuvre », dans divers documents qui s’échelonnent de 1232 à 1253. Il y a deux ou trois ans, un critique italien, le savant Venturi, a cru devoir proposer une nouvelle attribution. Selon ses conjectures, le véritable auteur serait l’ami de saint François, le mystique Jean de Penna. Mais l’hypothèse est toute gratuite ; elle ne repose que sur un texte qui paraît mal interprété, et sur la confusion de deux personnages contemporains, portant le nom de Jean de Penna. Rien ne prouve que le second, le constructeur d’aqueducs, ait jamais été employé aux travaux de la basilique. Jusqu’à nouvel ordre, nous tiendrons Philippe de Campello pour le seul architecte[5].

A-t-il eu un inspirateur, un collaborateur ? A-t-il obéi à quelqu’un ? Pour M. Sabatier, il n’y a aucun doute : le choix de l’emplacement sur un éperon de roches, au confluent de deux vallées, la silhouette dominatrice, l’autorité de la construction, l’unité du travail, la fierté des idées, tout révèle la résolution et la poigne d’Élie. Il paraît qu’il avait plus d’une corde à son arc. On lui prête des talents d’ingénieur militaire. Il aurait fait plus tard, en Sicile, pour Frédéric II, des travaux d’art et des ouvrages de fortification. Cet homme, le mauvais génie de l’ordre, à en croire les chroniqueurs, le général désarçonné par un pronunciamiento des frères révoltés, aurait donc eu l’honneur d’élever à la gloire du maître le mausolée où reposent ses cendres, et d’où son âme rayonne encore sur le monde. C’est lui qui aurait conçu ce monument d’apothéose.

La basilique d’Assise est une église double, c’est-à-dire que, par une circonstance assez rare, elle est formée de deux églises superposées et se chevauchant l’une l’autre. C’est une disposition dont on ne connaît guère qu’un exemple antérieur, au célèbre couvent bénédictin, le Sagro Speco de Subiaco ; la Sainte-Chapelle du Palais, bâtie un peu après Assise, peut vous en donner une idée. Ces deux nefs hardiment juchées sur les reins l’une de l’autre, l’une sombre, surbaissée, pesante, la seconde au contraire toute essor et clarté, ont frappé vivement l’imagination. Selon une tradition, saint François aurait désigné lui-même l’emplacement de son tombeau, en dehors de la ville, dans un endroit désert, lugubre et mal famé, qui servait de terrain d’exécution et de fosse aux criminels : on l’appelait pour cette raison la colline infernale. Mais quand les restes bénis y furent apportés, le roc funeste fut changé en pierre salutaire, et le coteau de l’Enfer devint le coteau du Paradis.

Ce n’est pas la seule légende qui avait pris naissance sur la tombe de François. Lors de la translation de ses restes en 1230, sur le chemin de la cathédrale à la nouvelle église, il se produisit un coup de théâtre : le convoi fut attaqué et, dans le tumulte qui suivit, le cercueil disparut. L’histoire est restée très obscure. Tout le monde accusa Élie. Il voulait connaître seul le lieu exact de la sépulture, afin de soustraire les reliques à toute tentative de rapt ou de recherches. Sur ce fond dramatique, la fiction populaire jeta sa riche broderie. Sous les deux églises, disait-on, il en existait une troisième, profonde, mystérieuse, souterraine, dont l’accès n’a été connu que d’un petit nombre d’initiés, qui n’ont jamais parlé. Là, le saint d’Assise demeure, non pas étendu, mais debout, immobile, vivant, baigné d’une lueur surnaturelle, la corde aux reins, les yeux au ciel, dans une perpétuelle extase, saignant éternellement de ses membres stigmatisés. Le mystérieux revenant n’a été visité que de quelques personnes, la dernière fois par Pie V, accompagné de deux cardinaux, qui n’ont pas révélé le secret. En 1818, des fouilles furent exécutées sous le pavé de l’édifice. Le corps du saint fut découvert sous le maître-autel, encastré à cru dans la roche, comme il l’avait voulu, et comme Dante l’avait dit :

Nel crudo sasso intra Tevere ed Arno.

On se rappela la vieille fable. Pour qu’elle n’eût pas tort, une crypte fut creusée sous l’autel. On réalisa la légende : on eut une poignée d’ossements dans un caveau funèbre, à la place du fantôme ardent qui vivait en silence dans le sanctuaire du cœur.

Les deux églises du XIIIe siècle sont fort belles. Orientée contrairement aux habitudes, la basilique présente sa façade au levant, et offre à l’occident les verrières de son chœur. La même composition se répète à chaque étage : croix latine à une seule nef, à quatre croisées d’ogives, avec cette différence que le chœur, en bas, est circulaire et voûté en cul-de-four, tandis que celui d’en haut, plus dégagé, plus svelte, présente un plan hexagonal et est voûté sur branches d’ogives. L’extérieur est très simple, tout uni, presque nu ; en dehors des portes et façades, et exception faite du joli porche de style Renaissance, ajouté par Sixte IV et par où on accède à l’église inférieure, — pas un morceau un peu fleuri, pas un rinceau, pas une corniche ou un tympan sculpté : rien pour rompre et pour égayer la monotonie des grandes lignes. Il est vrai que la situation est par elle-même fort pittoresque et que la basilique, avec son cloître, son campanile, l’imprévu de son port, de ses perspectives et de ses terrasses, se montre sous un angle assez capricieux pour n’avoir pas besoin d’un surcroît de fantaisie et de variété. La nature se chargeait des trois quarts de l’effet.

Quant à l’intérieur, toute la force expressive en repose sur un contraste : un même thème est repris sur deux modes divers. En bas, quatre éléments de voûte montés sur des cintres puissants, de larges arcs bandés comme pour soutenir un monde ; ils retombent sur des fûts de piliers engagés, aux demi-cylindres trapus, aux chapiteaux bas, déprimés, comme écrasés ; la lumière rare, incertaine, glisse par des fenêtres parcimonieusement ménagées, à l’air de soupiraux, et d’où filtre un jour fugitif, douteux, crépusculaire.

En haut, c’est le même motif, mais comme transfiguré : au lieu de se courber, tout se redresse ; au lieu de ployer, tout monte ; au lieu de la pénombre, la lumière. Une nappe de jour inonde les verrières du chœur, la double rose de la façade et les charmantes lancettes de la nef et des transepts. Les lourds cintres d’en bas se brisent en arcs aigus ; les gros piliers massifs se résolvent en faisceaux de colonnes délicates ; une galerie court à mi-hauteur et s’ajoure au pourtour du chœur en un triforium aux trèfles élégants. Les proportions sont si exactes qu’on les dirait produites par la pression d’une matière élastique, chargée en bas et libre en haut. Ainsi les sensations se doublent mutuellement et la radieuse église ne serait pas tout ce qu’elle est, sans le sourd accompagnement et la basse profonde que l’église inférieure apporte à son concert. C’est à elles deux seulement qu’elles font leur harmonie. Chacune, prise à part, pourrait n’être qu’un morceau médiocre, et il n’en manque pas ailleurs qu’on aurait le droit de leur préférer ; mais c’est leur union et leur intime soudure qui en font un chef-d’œuvre.

Ce chef-d’œuvre a-t-il, en outre, une valeur idéale et un sens symbolique ? Faut-il y voir une sorte d’allégorie de pierre, une représentation de l’Église souffrante et de l’Église triomphante, une espèce de diptyque dantesque sur le Purgatoire et le Ciel ? Évidemment, rien ne s’y oppose ; mais on peut affirmer que l’artiste n’y a point songé[6]. Le moyen âge n’a pas pensé partout par hiéroglyphes. Il ne s’agissait pour l’auteur que d’utiliser un terrain particulièrement inégal et de tirer parti de la difficulté même. Mais il l’a fait en grand artiste. La solution qu’il a trouvée, en divisant la question, fait face séparément à toutes les données du problème. L’art s’est borné à obéir aux conditions de la nature et à écouter l’ordre des choses.

Cet architecte était un homme qui savait son métier, et qui maniait supérieurement la langue du clair-obscur.


III


Ce monument servit de type pendant un siècle à presque toutes les églises des Mendiants. Partout en Italie, et même en deçà des Alpes, nous verrons se reproduire, à travers les variations d’individus ou de familles, quelques-uns des traits distinctifs de l’église supérieure d’Assise. Avant d’en parcourir ensemble les principales, j’ai besoin de revenir un moment en arrière, et de traiter un point que je n’ai fait qu’indiquer, le réservant pour l’éclaircir à cette place.

La basilique d’Assise est un édifice gothique. On a vu de quelle manière fantaisiste Vasari, avec son Allemand, en a expliqué l’existence. Et il est vrai qu’en Italie l’art gothique n’a jamais été qu’un produit exotique. Mais c’est un produit d’origine et d’importation françaises.

Personne n’ignore aujourd’hui que c’est en France, — en Île-de-France, — qu’a été inventée cette admirable architecture, cette armature de pierre, cette charpente de piliers, d’ogives et de doubleaux, un des plus beaux systèmes qui aient été conçus, peut-être le plus divers et le plus riche de tous, le plus logique et le plus complet, hormis l’architecture grecque. Cette merveilleuse formule était à peine créée, qu’elle commençait son tour d’Europe. C’était la première fois qu’une pensée française se mettait en chemin : plus d’une autre dans la suite devait faire le voyage. Les moines de Cîteaux furent les agents de cette propagande. On connaît les idées de saint Bernard sur l’art, sa lettre à l’abbé de Saint-Thierry et sa fougueuse sortie contre le luxe des églises. La lui a-t-on assez reprochée ! La vérité est qu’il n’a fait que ramener l’art à la raison. Le style de Cîteaux est remarquable d’austérité. C’est un modèle de goût pur et de pensée châtiée. Les grandes écoles cisterciennes abondent en Italie. Au Midi celles de Fossanova et de Casamari, celle de Chiaravalle[7] près de Milan, celle de S. Galgano en Toscane, qui a donné naissance à la cathédrale de Sienne, sont toutes les aînées ou les contemporaines de la basilique d’Assise. Toute église gothique d’Italie est fille de ces bourguignonnes ou de ces champenoises. Et c’est de là que sortent les églises des Mendiants.

Faut-il aller plus loin et dire que saint François, qui nous aimait beaucoup, qui adorait nos poètes et nos romans de la Table ronde, qui faisait des vers en provençal et s’appelait François en l’honneur de la France, avait encore des préférences pour l’architecture française et quelque vague idée de la façon de faire une voûte ogivale ? Pour quelques moellons apportés à des chapelles en ruines, et quelques lézardes bouchées à Saint-Pierre ou à la Portioncule, a-t-on le droit de parler, comme le fait M. Thode, d’un « style personnel » à François et de son « gothique instinctif » ? Saint François, je le crains, en eût ri de bon cœur !

Non, les Mendiants n’ont pas d’architecture à eux : ils prennent la première venue, celle de tout le monde, sans y mettre de prétention, sans faire les difficiles, et en cela se marque leur esprit de pauvreté. Ils n’ont pas derrière eux, comme les Cisterciens, une forte doctrine esthétique, un credo et des lois qu’ils appliquent partout. On voit bien que ce ne sont pas des ordres d’invention française ! Les têtes de chez nous, les partisans de l’alignement, comme Humbert de Romans, le grand général dominicain, se plaignent de la fantaisie et de l’irrégularité dans les constructions. « Autant de maisons, autant de styles » ! Il souhaite un canon, une règle invariable. Autant vaut dire qu’il dénie à son ordre son véritable caractère. Car il se trouve justement que cette spontanéité, cet air de circonstance et même d’occasion sont peut être le plus grand charme des églises nouvelles et leur meilleure chance d’originalité. Nous allons voir comment le type cistercien modifié, altéré, simplifié, remanié un peu au petit bonheur par les moines mendiants, en arrive à une formule extrêmement éloignée de son point de départ, et à des résultats qui n’ont plus en réalité de gothique que le nom.

Essayons de nous représenter comment les choses se passent, et de voir un peu les frères à l’œuvre. Voilà une mission qui arrive dans une ville. Elle s’installe dans les faubourgs, dans quelque terrain vague d’un quartier excentrique, près des petites gens, au bout d’une rue populeuse. Parfois, les villes ont grandi, les couvents se trouvent englobés dans les constructions modernes : à Florence, à Venise, les maisons des Mendiants ont l’air aujourd’hui d’être au centre : c’est la périphérie qui a changé de place. Dans les villes qui ont conservé leur physionomie, à Sienne ou à Pérouse, — et il en fut ainsi un jour dans toute l’Europe, — vous êtes sûr de trouver, à un petit quart d’heure de marche en partant de la cathédrale, d’une part un S. Francesco, de l’autre un S. Domenico, chacun à son extrémité de la ville, pour se partager la tâche et ne pas trop se faire concurrence. Une fois ce chemin reconnu, vous êtes orienté : vous avez dans la tête le plan de la ville ancienne et les grandes lignes de sa vie.

Les frères se mettent à bâtir. Il est clair que dans chaque endroit les choses vont dépendre des ressources du pays. En général, tout le monde y va de tout son cœur : personne ne refuse à Dieu et aux Frati. À Reggio, en 1233, pour l’église des Prêcheurs, toute la ville s’attelle à la construction. La ferveur est extraordinaire. « C’était à qui viendrait, hommes et femmes, petits et grands, chevaliers ou soldats, bourgeois ou paysans, à qui porterait des pierres, du sable, de la chaux sur son dos, dans des sacs ou des outres de toutes sortes. Et bien heureux celui qui en pouvait porter le plus ! » À Venise, pour les Frari, même émulation, seulement sur une plus grande échelle : un Anguiè donne un pilier, un Giustiniani en donne deux, un Gradenigo en donne quatre. Le condottiere Savello paye les frais des voûtes. Un Viara donne 16.000 ducats pour ériger la tour. À Florence, pour la reconstruction de Sainte-Marie-Nouvelle, la Ville en trois ans vote deux fois 1200 florins d’or ; l’année d’après, mille florins, 500 pour les remparts et 500 pour l’église : les deux allaient de pair, la défense et la piété, comme également nationales et pareillement patriotiques.

Le principe est de faire, pour la somme dont on dispose, aussi grand, aussi vite et aussi simple que possible. On ne raffine pas, on ne va pas chercher midi à quatorze heures. « C’étaient, écrit Ruskin, des églises faites pour le service, pas du tout par ostentation, par amour-propre d’auteur ou par vanité de clocher. Des églises où prêcher, où prier, où célébrer, où enterrer, rien de plus : et aucune idée de montrer jusqu’à quelle hauteur l’artiste saurait jeter une tour, ni quelle surface il voûterait d’une voûte prodigieuse. » Des murs de briques, un toit de bois, voilà une formule (et à mon gré la plus heureuse) de l’église des Mendiants. Le problème était celui-ci : faire, sur un espace donné, le maximum d’entrées, et de façon que tous à la fois, et de toutes les places, pussent voir l’officiant à l’autel et le prédicateur en chaire. Il s’agissait de faire une salle assez vaste pour que tout un peuple, un quartier tout au moins d’une ville, pût y tenir à l’aise, assez commode pour que chacun y fût un peu chez soi. Par conséquent, rien d’inutile : aucune espèce d’encombrement, pas de place perdue ; des piliers, s’il y a piliers, aussi minces et aussi rares que possible ; portant les voûtes les moins pesantes qu’il se pourra ; rien d’accessoire, rien de superflu, peu de chapiteaux sculptés, des colonnes sans bases, et en toutes choses la plus grande simplicité de moyens et d’effets.

M. Thode déduit parfaitement tout cela. Il classe les églises des Mendiants par provinces, en quatre familles principales, et voici le résumé de sa carte monumentale. (Je rappelle qu’il ne traite que de l’Italie.) — Famille ombrienne et toscane, la plus voisine de l’église mère : nef unique, mais au lieu de voûtes, une simple toiture en charpente. C’est le type des églises de Sienne ou de Pérouse. — Famille vénitienne : trois nefs presque égales en hauteur, et couvertes de voûtes comme la basilique d’Assise. Exemples : les Frari, San Zanipolo à Venise, ou la charmante église dominicaine de Sainte-Anastasie à Vérone. — Famille émilienne (les églises de Bologne et de Padoue) : celle-là est un peu à part, avec son mélange singulier de gothique et de byzantin, et sa combinaison de voûtes et de coupoles. Le Santo de Padoue est le classique du genre. — Enfin la famille lombarde, la moins belle de toutes, un peu bâtarde et amorphe : une église comme celle de Saint-François à Crémone, avec ses quatorze travées (Notre-Dame n’en a que huit) donne vraiment l’impression d’une chose inarticulée, traînante, interminable.

Il y a d’ailleurs beaucoup de types intermédiaires, mais l’essentiel est là. Les caractères saillants restent partout les mêmes : dimensions spacieuses, absence de décoration sculptée, grande impression de calme et de vide. Pourquoi le nier ? On voit bien qu’une architecture de ce genre n’a presque plus rien de gothique. Elle n’en conserve que l’apparence et les formes les plus extérieures ; tout ce qui constitue la vie intime de ce style, son sens et sa logique profonde, se dissipe, s’évanouit. De toutes les églises des Mendiants, je ne vois guère que Saint-François de Bologne où le système gothique soit appliqué correctement, sans chaleur ni génie, mais par un élève consciencieux. La basilique d’Assise est la seule où le faisceau de colonnes présente quelque pureté, et où les chapiteaux soient d’un travail soigné. Dans la plupart des cas, c’est l’âme même du gothique qui a été sacrifiée. La valeur de cet art réside dans la structure complexe, dans la subordination des parties, dans la nécessité qui lie tout l’organisme, de la façade au chevet et de l’arc-boutant au pinacle, dans un jeu de forces et de poussées, de charges et de résistances d’où résultent la forme et la nature de tout le détail. Eh bien ! il faut le reconnaître : l’Italie n’y a rien compris. Elle n’en retient que les éléments les plus superficiels. Presque toujours, elle en limite l’usage à la forme mitrée des portes et des fenêtres. Son gothique est un contresens perpétuel, une méconnaissance continue du gothique.

Mais qu’importe ?

Il est vrai, les Italiens n’ont pas fait du gothique : mais s’ils avaient fait autre chose ? Si leur génie, réfractaire au génie du Nord, avait transformé, adapté, presque sans le vouloir, peut-être sans le savoir, ce qu’il a reçu de nous, pour le recréer selon son humeur indigène ? Il est clair que l’église elle-même d’Assise n’a qu’un déguisement ogival ; c’est déjà du gothique décomposé, dissous, et dont les éléments retournent en une combinaison nouvelle. Si le gothique est un système de poids et de soutiens, où les supports se réduisent aux colonnes et aux nervures, et dont l’idéal est l’amincissement progressif et la suppression des murailles, — l’architecte d’Assise a manifestement fait une œuvre toute différente, où les surfaces pleines l’emportent sur les vides, et où ce sont les murs qui jouent le rôle essentiel. — Si le gothique est un faisceau de forces ascendantes, une façon de jeter en l’air, de diviser et de répartir à l’infini les pesées, l’architecte d’Assise a fait une œuvre, tout italienne, qui impose par ses lignes paisibles et la sérénité des masses. De même que le gothique est un élan vertical, de même l’art italien tend à l’horizontale, comme vers son repos.

Je ne comprends pas la colère avec laquelle certains érudits de chez nous parlent de ce malheureux gothique italien. Écoutez plutôt M. Enlart : « L’austérité de l’ordre de Cîteaux n’avait fait qu’épurer l’architecture ; la pauvreté des ordres mendiants sut la rendre misérable. » On dirait que l’Italie a fait quelque chose de déloyal ; on lui reproche une sorte de trahison archéologique. Blasphémerai-je ? Depuis que le moyen âge français est devenu un dogme, c’est presque une impiété que d’avoir des regards pour ce qui n’est pas lui. Je serai donc cet hérétique. N’est-il pas vrai que, chez nos gothiques, il y a souvent, comme dit Burckhardt, quelque abus de l’algèbre et de l’échafaudage ? Ces géomètres enflammés ne se sont-ils pas quelquefois enivrés de leurs équations ? N’y a-t-il pas chez eux un peu de vertige logique ? Je suis sensible autant que personne au charme de nos églises françaises ; j’en admire, tout comme un autre, le porte-à-faux sublime ; on est transporté de ces prodiges d’équilibre et de virtuosité. N’est-il pas permis d’y regretter un peu de scolastique ? C’est une belle chose qu’une fugue de Bach, mais après ces triomphes d’ingéniosité, comme une simple mélodie, un air sans accompagnement, semblent rafraîchissants ! En faut-il tant pour plaire ? Tant de savoir est-il indispensable à la beauté ?

Il semble que certains arts, comme certaines musiques, se trouvent dépréciés, un peu discrédités, de ce qu’ils sont produits avec facilité. On dirait que l’effort ajoute au prix de l’art, lui donne plus de mérite et quelque chose de plus moral. « Je ne joue, disait Ingres, que de la musique vertueuse, celle qui a de bonnes mœurs. L’Italienne n’en a que de mauvaises. » Et pourtant, une belle phrase est-elle moins immortelle pour être de Rossini que pour être de Wagner ?

Je ne trancherai pas cette question insoluble, mais elle a été parfaitement indiquée, en ce qui concerne l’architecture, par le Parisien Jean Mignot parlant aux Milanais. Les Milanais ne venaient pas à bout de construire leur Dôme. En 1399, ils firent venir ce Mignot, qui examina tout et fit un rapport très sévère. En même temps, il proposait un « corrigé » de l’édifice. Les architectes milanais l’admirèrent, le trouvèrent très fort, et ne le suivirent pas. « Alors, pourquoi m’avoir demandé mon avis ? » s’écria le Français. Les autres dirent ce mot profond : « La science est une chose et l’art en est une autre ». — « L’art, répliqua Mignot, sans la science n’existe pas. » Voilà toute la question, et encore une fois je ne décide point. Si j’osais, je vous dirais que je suis sur cela du sentiment de la Vénitienne. Ce n’était qu’une courtisane, mais elle se connaissait aux choses de l’amour. Jean-Jacques était chez elle et lui faisait des théories ; elle ne comprenait pas où il voulait en venir ; enfin, « Zanetto, lui dit-elle, lascia le donne e studia la matemmatica. » Si vous ne comprenez pas la beauté toute simple, celle qui parle au cœur, ne touchez pas à l’art, faites plutôt des mathématiques.

Ce n’est pas là seulement que s’arrêtent les critiques. On accuse ces églises de n’être pas chrétiennes. C’était l’idée de Taine, et vous connaissez la belle page du Voyage en Italie, où il oppose au paganisme foncier des Italiens le mysticisme des races du Nord.

Jamais je ne pourrai admettre que les églises de Rome soient chrétiennes… Que de fois, par contraste, j’ai pensé à nos églises gothiques, — Reims, Chartres, Paris, Strasbourg surtout ! J’avais revu Strasbourg trois mois auparavant, et j’avais passé un après-midi seul dans son énorme vaisseau noyé d’ombre. Un jour étrange, une sorte de pourpre ténébreuse et mouvante, mourait dans la noirceur insondable…

Comme ces barbares du moyen âge ont senti le contraste des jours et des ombres ! Que de Rembrandt il y a eu parmi les maçons qui ont préparé ces ondoiements mystérieux des ténèbres et des lueurs ! Comme il est vrai de dire que l’art n’est qu’expression, qu’il s’agit avant tout d’avoir une âme, qu’un temple n’est pas un amas de pierres ou une combinaison de formes, mais d’abord et uniquement une religion qui parle ! Cette cathédrale parlait tout entière aux yeux, dès le premier regard, au premier venu, à un pauvre bûcheron des Vosges ou de la Forêt-Noire, demi-brute engourdie et machinale, dont nul raisonnement n’eût pu percer la lourde enveloppe, mais que sa misérable vie au milieu des neiges, sa solitude dans sa chaumine, ses rêves sous les sapins battus par la bise, avaient rempli de sensations et d’instincts que chaque forme et chaque couleur réveillaient ici. Le symbole donne tout du premier coup et fait tout sentir ; il va droit au cœur par les yeux, sans avoir besoin de traverser la raison raisonnante. Un homme n’a pas besoin de culture pour être touché de cette énorme allée avec ses piliers graves régulièrement rangés qui ne se lassent pas de porter cette sublime voûte : il lui suffit d’avoir erré dans les mois d’hiver sous les futaies mornes des montagnes. Il y a un monde ici, un abrégé du grand monde tel que le christianisme le conçoit : ramper, tâtonner des deux mains contre des parois humides dans cette vie ténébreuse, parmi les vacillements de clartés incertaines, parmi les bourdonnements et les chuchotements aigres de la fourmilière humaine, et, pour consolation, apercevoir çà et là, dans les sommets des figures rayonnantes, le manteau d’azur, les yeux divins d’une vierge et d’un petit enfant, le bon Christ tendant ses mains bienfaisantes, pendant qu’un concert de hautes notes argentines et d’acclamations triomphantes emporte l’âme dans ses enroulements et dans ses accords[8].

Certes, je n’irai pas nier (et surtout aujourd’hui !) l’émotion religieuse qui s’exhale de nos cathédrales. Mais pourquoi n’y aurait-il qu’une sorte d’émotion religieuse ? Pourquoi serait-il interdit à la sensibilité d’en inventer une autre ? De quel droit limiter à une forme unique la faculté de l’exprimer ? Et n’y a-t-il qu’une langue pour balbutier le divin ? Quelle délicatesse prend à certains critiques, sur la pureté chrétienne du génie italien ? Que leur importe ? Et qui donc les en a faits juges ? Étrange manie de vouloir que l’ogive soit religieuse et que la ligne droite ne le soit pas ! Pourquoi n’y aurait-il de chrétien que le gothique, et de mystique que le barbare ? L’ogive, système de voûtes, sert indifféremment à voûter n’importe quel espace ; elle n’a par elle-même aucun sens spirituel. Le moyen âge couvrait ainsi un réfectoire, une salle d’armes, un palais de Justice, une halle, un hôpital ou un hôtel de ville… Quelle niaiserie d’attacher le sentiment à une formule !

Le sentiment chrétien ! J’ose dire que celui-là n’en a pas complètement éprouvé la tendresse, qui n’a pas erré quelque jour sur le pavage de briques d’une église déserte de Toscane ou d’Ombrie, et n’a pas promené longuement ses regards sur ces murailles nues et veloutées par les siècles. Nulle part peut-être l’atmosphère n’est plus douce et plus vraiment suave. Nulle part on ne sent mieux l’intimité du christianisme, ce je ne sais quoi de divin et de familier tout ensemble, cette paix enchanteresse qui ne se respire que là. Quelle absence de pédantisme ! Quel manque de rigueur ! Quel sens poétique des espaces ! Quelle liberté intérieure ! Qu’il est doux de s’y abandonner, et comme la rêverie y devient la prière ! Qui donc a imprimé à ces parois dépouillées une grâce si touchante ? D’où naît le charme de leur vaste silence ? Elles n’ont qu’un jour égal qui vient de derrière l’autel : il est sans drame ni inquiétude, mais non pas sans mystère ; une confiance vous enveloppe comme d’une caresse. Les toits ne sont que des poutres, mais cette charpente ingénue rappelle l’étable de Bethléem, et sa rusticité a un parfum évangélique. Aimables églises mendiantes, point savantes, point compliquées, n’ayant rien qui intrigue l’esprit et s’adresse à l’intelligence, — êtes-vous de l’architecture, êtes-vous même de l’art ? Je l’ignore. Mais à coup sûr vous êtes de la poésie.


IV


Ces caractères persistent même en pays gothique, en France ou en Allemagne. Partout, vous retrouvez la même simplicité, cet accueil, cette bienveillance que j’essayais de vous décrire. À travers toute l’histoire, ces roturières sont restées les églises des foules. En 1789, c’est là que se tiennent spontanément les assemblées du peuple, les États-Généraux de la démocratie. Les Prêcheurs de la rue Saint-Jacques avaient reçu, dès le XIIIe siècle, le sobriquet de Jacobins ; les Cordeliers ou Franciscains logeaient là tout auprès (leur réfectoire est aujourd’hui le musée Dupuytren). Cordeliers, Jacobins, les noms en témoignent encore : ces deux églises plébéiennes devinrent naturellement les deux laboratoires de la Révolution[9].

De tout ce que les frères avaient bâti, il reste par malheur peu de chose. En Espagne même, de rares maisons remontent plus haut que le XVe siècle, et elles relèvent de notre gothique du Midi : Saint-François de Lugo, Saint-Thomas d’Avila, ou le beau couvent portugais de Batalha peuvent servir d’exemples[10]. Dans le reste de l’Europe, le « progrès » ne nous a pas ménagé les ruines : presque tout a disparu. Et les couvents des Mendiants, par leur situation dans les villes, étaient plus exposés que d’autres à tous les vandalismes. On détruit tous les jours : l’église des Jacobins, à Gand, qui était admirable, n’a été abattue qu’en 1860 ; on a rasé l’original, pour en faire à Ostende une copie moderne. Il reste toutefois quelques exemplaires charmants : les Prêcheurs de Colmar, avec leur chœur ogival et leur nef à plafond de bois, sont une église aussi précieuse par sa forme que par ses souvenirs.

Autant qu’on peut juger après tant de ravages, ce sont les Jacobins qui ont été les architectes les plus originaux. Ils avaient des églises à quatre nefs, comme à Strasbourg, et surtout un type à deux nefs, qu’ils avaient inauguré au « Grand Couvent » de Paris, et dont quelques spécimens se sont conservés jusqu’à nous, aux Jacobins de Constance, d’Agen et de Toulouse. Les Jacobins de Toulouse sont un des purs joyaux de la France. C’est un long vaisseau divisé dans le sens de la longueur par une file de sept colonnes qui reçoivent les nervures d’une double voûte de briques. Sapientia ædificavit sibi domum, excidit columnas septem. Division inédite, d’une grâce incomparable. Le chœur, où les deux voûtes se confondent en une seule, et où quarante arceaux retombent sur un pilier central ou rejaillissent en gerbe comme un bouquet de palmes, — ce chœur est une trouvaille dont les yeux ne se lassent pas[11].

Mais j’ai à vous parler, pour finir, de deux traits qui se retrouvent dans toutes les églises des Mendiants et qui sont essentiels à leur physionomie. Ces églises sont bâties pour la prédication. Le nom même des Prêcheurs indique assez leur fonction, et les Cordeliers, avec quelques nuances, avaient le même programme. Par exemple, à Paris, en 1273, de soixante prédicateurs dont nous avons les noms, quarante-quatre appartiennent aux deux ordres mendiants, dont trente aux Jacobins. Au début, ces sermons se prononçaient en plein air, à toute heure, en toute occasion, dans les foires, aux marchés, aux tournois, aux carrefours, sur les places publiques[12]. Quand frère Berthold de Ratisbonne prêchait, toute la ville le suivait dans une prairie, où il se plaçait sur une petite éminence ; une corde séparait les auditeurs en deux groupes, celui des hommes et celui des femmes ; et un fanion fixé auprès de lui à un mât indiquait d’où venait le vent, afin qu’on se plaçât du côté où portait la voix. Il affectionnait, pour parler, de monter sur un arbre : on montrait près de Gratz, au XVIIe siècle, un tilleul appelé le tilleul de Berthold. On se rappelle le beau tableau de Lazare Bastiani, à Venise, où saint Antoine de Padoue est représenté méditant de la même manière, dans une cellule aérienne suspendue aux branches d’un laurier.

Cet âge-là ne pouvait durer. On n’a pas toujours de ces tribuns héroïques, pour lesquels il fallait, comme à Jean de Vicence, un échafaud de soixante pieds. Quand l’institution se fut régularisée et que les Mendiants eurent leurs églises, un des éléments essentiels du mobilier devint la chaire. On se servait ordinairement d’un petit escabeau, assez semblable à ce que sont nos chaires de professeurs. Un tableau de Pesellino, à l’Académie de Florence, montre saint Antoine de Padoue prêchant dans une chaire de ce genre. On pouvait parler encore du haut du jubé. Mais une chaire fixe, conçue comme faisant corps avec l’architecture, ne se rencontre guère qu’à dater de l’entrée en scène des Mendiants. Une des plus anciennes, avec celle d’Assise, est celle des Jacobins de Toulouse. C’est une petite niche avec une balustrade, pareille à la chaire du lecteur dans les réfectoires conventuels ; on y accède par un escalier pratiqué dans la muraille[13]. Et sans doute, ceci n’est qu’une conjecture ; mais ne peut-on se demander si le développement des chaires dans les cathédrales, aux environs de 1260, et l’idée de les décorer de bas-reliefs de la Passion, ne résultent pas du renouveau de la prédication ? N’est-il pas frappant que la première œuvre importante de la sculpture italienne, celle de Nicolas et de Jean Pisani, soit justement la double chaire du baptistère de Pise et du dôme de Sienne ?

Un second fait, plus important encore par ses conséquences artistiques, c’est la volonté des fidèles qui se firent enterrer dans les églises des Mendiants, et le nombre infini de ceux qui désirèrent dormir là leur dernier sommeil. Par la même sympathie qui les avait liés toute leur vie à ces églises bienfaisantes, ils pensaient que leurs dépouilles seraient mieux là pour y attendre le jour suprême. Dès le XIVe siècle, le sol des églises franciscaines et dominicaines fut littéralement pavé de tombes. Aujourd’hui encore, on y marche, on s’y agenouille, on y prie sur les morts. Leurs dalles à demi effacées jonchent çà et là les nefs ; leurs figures y gisent en désordre, comme des dormeurs fatigués s’étendent dans un champ par une nuit de moisson. Ils passent là leur temps de mort, bercés par le murmure des prières familières[14].

De bonne heure, les églises mendiantes devinrent des cimetières. Sainte-Marie-Nouvelle, dont le sol a dû être exhaussé, renferme deux étages de morts superposés ; et sur tout le pourtour extérieur de l’église, est disposée une ceinture de niches funéraires. Ces églises ne se lassent pas de recueillir de nouvelles cendres. Sainte-Croix à Florence, ou Saint-Jean-Saint-Paul à Venise, sont les Panthéons nationaux de ces deux républiques. L’église des Cordeliers joue le même rôle à Nancy. À Paris, les Jacobins et les Cordeliers partagent avec Saint-Denis les dépouilles royales. Par une coutume singulière, les princes des maisons de Bourbon ou de Valois, pour témoigner leur attachement aux ordres mendiants, et pour réserver à leur âme une plus large assurance de prières, avaient pris l’habitude de partager leurs restes mortels entre plusieurs églises : tandis que le corps était à Saint-Denis, mêlé aux corps des autres rois, ils léguaient leur cœur à un couvent, leurs entrailles à un autre, et dans chaque endroit se faisaient représenter par leur figure d’albâtre gisant sur un tombeau, et tenant en main le petit sac qui gardait leurs viscères.

Je ne puis étudier ici, quoique le sujet en vaille la peine, l’évolution artistique du tombeau du XIVe au XVIe siècle. Il suffit d’avoir indiqué l’origine de tant de chefs-d’œuvre. Mais une forme spéciale de la dévotion fut d’avoir, au lieu de sépultures isolées, une chapelle de

famille dans une des églises des Mendiants. Là, chaque famille était chez elle : les Cordeliers de Paris étaient pleins de trophées, d’étendards, de bannières prises à l’ennemi, d’ex-voto de tous genres, boucliers, casques, panoplies, écussons, épitaphes : c’étaient déjà les Invalides et Notre-Dame des Victoires[15]. En Italie, chaque chapelle des grandes églises mendiantes porte un nom de famille illustre : chapelle des Strozzi, des Bardi, des Peruzzi, des Rucellai ; chacune rivalisait à qui aménagerait la sienne, à qui l’embellirait et l’ornerait le mieux. De là le caractère extraordinairement intime, individuel, qui rend toujours nouvelles ces églises charmantes. De là, dans la décoration, une source inépuisable de chefs-d’œuvre. Peintures, sculptures, fresques et tableaux allaient s’épanouir dans la paix de ces temples et y perpétuer le rêve des défunts.

Ainsi, par la tendresse des foules, ces sanctuaires de la pauvreté devinrent les plus beaux musées de la terre : l’art, une fois de plus, allait fleurir des tombes. C’est ce qu’exprime très bien le dominicain Barthélémy de Bragance dans le sermon qu’il prononça en 1267 à la translation des restes de saint Dominique dans la châsse fameuse commencée par Frà Guglielmo et terminée par Michel-Ange. Il prit sa division des trois sarcophages successifs qui avaient contenu la relique, et prêcha sur ce texte : « Bénédiction et gloire au Seigneur pour le lieu de l’abondance et de la paix ». Voici les trois points de son discours :

Bénédiction du parfum, pour le premier tombeau de briques, à l’ouverture duquel s’exhala un arôme de myrrhe et d’aromates : Benedictio odoris.

Bénédiction de la puissance, pour le tombeau de pierre brute : Benedictio vigoris.

Et pour le merveilleux tombeau de marbre enrichi de sculptures et fouillé de bas-reliefs, la dernière bénédiction : Benedictio decoris, manifestée par la perfection du travail et par un monde de fines figures.

Nous verrons la prochaine fois comment les églises des Mendiants reçurent, elles aussi, la « bénédiction de la Beauté ».



  1. On ne saurait exagérer, au point de vue qui nous occupe, l’importance capitale de ce miracle des stigmates. Pour le moyen âge, ce fut là, sans l’ombre d’un doute, la cause de la gloire incomparable de François. L’idée d’un parallèle, d’une « conformité » du saint avec Jésus, thèse qui forme le fond du célèbre traité de Barthélémy de Pise (voir déjà le premier chapitre des Fioretti), sort de là tout entière. J’aurai, dans la prochaine leçon, à montrer comment cette idée inspire toutes les représentations de la vie du patriarche. Ce leit-motiv est ébauché dès 1250, dans la double série des fresques de Giunta Pisano, dans la nef inférieure d’Assise : cinq scènes de la légende du saint sont placées en regard d’autant de scènes de l’Évangile. L’Alverne, par exemple, fait pendant au Calvaire, L’idée reçut plus tard des développements nouveaux. On fit naître François, comme Jésus, dans une crèche. C’est ainsi que la scène se trouve représentée, vers 1450, par Benozzo Gozzoli, dans une fresque de l’église Saint-François, à Montefalco.

    Telle est, si l’on y regarde bien, la raison de l’influence artistique personnelle de François ; elle ne tient nullement à son génie de poète, à son amour de la nature, mais uniquement au fait de sa ressemblance avec le Christ. « On peut dire, a écrit Renan, que depuis Jésus, saint François a été le seul parfait chrétien… Il a été vraiment un second Christ, ou, pour mieux dire, un parfait miroir du Christ. » Voilà ce qui a tant frappé le moyen âge, et ce dont il a vu la preuve dans les stigmates. Nous attacherions moins d’importance à ce phénomène. Sabatier glisse légèrement sur le sujet. Hase n’y voit qu’une supercherie, une fraude d’Élie : hypothèse dont il croit trouver la confirmation dans les circonstances mystérieuses de la translation du saint (voir plus loin, p 42). Cette conjecture est toute gratuite. Les stigmates ont été observés sur une foule de sujets, surtout parmi les femmes (on en trouvera une longue liste dans la Mystique de Görres, au tome II de la traduction de Sainte-Foi). Mais le XIIIe siècle y reconnaissait le signe éminent de la sainteté : nous y verrions plutôt une lésion nerveuse, une tare pathologique, un peu compromettante. Si bien que ce qui a fait, jusqu’à la Renaissance, la situation unique et le privilège de François, le rendrait aujourd’hui, aux yeux d’une certaine école, suspect de dégénérescence, et comme passible d’une surveillance ou d’une sorte de quarantaine scientifique (Cf. Cotelle, Saint François, étude médicale, Paris, 1895) : conception bien digne d’une science pédantesque, qui s’est fait de la vie une idée si étroite, que tout ce qui l’excède lui semble monstrueux, et que le génie lui-même devient une infériorité ou une infraction aux règles de la nature !

    On peut trouver que le moyen âge, avec son idée toute contraire du « don » et de la « grâce », avait une opinion infiniment plus haute de la nature humaine et de ses facultés. Toujours est-il que les stigmates, jusqu’au XVIIe siècle ont passé pour le symbole même de la personnalité morale de François, pour le certificat de son rapport particulier avec Jésus. Il semble cependant que certaines Églises aient élevé des difficultés. Celle de Portugal, l’église scolastique et universitaire de Bologne, n’admirent pas sans résistance un prodige si exceptionnel. Il est permis de soupçonner que l’animosité des Prêcheurs, envieux d’un privilège que les Mineurs exaltaient d’ailleurs sans modestie, ne fut pas étrangère à ces querelles. Les stigmates de sainte Catherine de Sienne, la grande tertiaire dominicaine, parurent à l’Ordre entier une revanche des stigmates de saint François. Ce fut le début d’une nouvelle ère de disputes. Le premier soin de Sixte IV, le pape franciscain, le pape de la Sixtine et de la Vaticane, fut de fulminer une bulle prohibant toute représentation de nouveaux stigmatisés, et affirmant le monopole des stigmates de saint François (Cf. Mortier, Histoire des Maîtres-Généraux, IV, p. 504). Cette mesure ne fit qu’irriter la colère des Prêcheurs. Une plaisanterie de couvent, relatée dans une note de l’Alcoran des Cordeliers (édit. d’Amsterdam, 1734, I, p. 7). montre jusqu’où allait le ressentiment de l’Ordre vexé. Il paraîtrait, d’après ce récit, que Dominique, dans une altercation avec François, aurait stigmatisé ce dernier à coups de lardoire. Je ne rapporte ce conte, espèce de « pendant » burlesque à l’histoire du baiser, que pour montrer l’état d’esprit de certains couvents à la fin du XVe siècle, et le ton qu’y avaient pris les plus nobles rivalités. Encore Bayle fait-il observer que l’auteur de l’Alcoran aurait bien fait de citer ses sources.

  2. Lempp, Élie de Cortone, Paris, 1901.
  3. Toute cette histoire de P.-J. Olivi et des quatre condamnés de Marseille, en 1319, est très bien éclaircie par le P. Ehrle dans l’Archiv für Litteratur und Kirchengeschichte Mittelalters du P. Denifle (t. II, III et IV). Elle vient d’être résumée dans un esprit très modéré par le P. René de Nantes, Histoire des Spirituels, Couvin, 1909, Cf. F. Tocco, Studii Francescani, Naples, 1909.
  4. Constitutions de saint Bonaventure, dites Constitutions de Narbonne, datées de 1260, et réglant la « fabrique » des églises.

    « VIII. Défense de voûter les églises (testudinatae ecclesiae), excepté au-dessus de l’autel, et avec l’autorisation du général.

    « IX. De transformer les églises en monuments de curiosité (hélas !) au moyen de peintures d’ornement, de vitraux, de colonnes, comme aussi au moyen de dimensions trop grandes.

    « XVI. De séparer le clocher de l’église.

    « XVII. De faire des fenêtres coloriées et ornées de figures, à l’exception de la fenêtre principale, derrière le maître-autel, laquelle pourra contenir les images du Christ en croix, de la Vierge, de saint François et de saint Antoine.

    « XVIII. De placer sur l’autel ou ailleurs des tableaux de prix ou de curiosité. S’il y en a de faits, les enlever. Toute infraction sera sévèrement punie, et les chefs qui auront désobéi devront être cassés sans pitié.

    « XXI. Ôter les encensoirs, crucifix, vases d’or ou d’argent, excepté les crucifix à reliques, ou encore l’ostensoir et le calice qui conservent le Saint-Sacrement ; et désormais, ils devront être d’un travail plus simple, et d’un poids ne dépassant pas deux marcs et demi. »

    Les admonitions de saint François étaient beaucoup plus rigoureuses :
    « Un fossé, une haie, rien de plus ; pas de mur en l’honneur de la Sainte Pauvreté et Humilité ; des cabanes de boue et de bois ; des églises toutes petites, et ni la prédication, ni aucune autre considération ne doivent amener les frères à construire des temples grands et richement ornés ».

    La bulle du 22 mars 1222 dit aux frères : « Nous vous accordons licence de célébrer en temps d’interdit dans vos églises, si vous venez à en avoir ». Preuve qu’en 1222, ils n’en ont pas encore. D’autre part, on conclut de là à la rapidité du mouvement, puisque S. Francesco de Sienne, S, Croce de Florence, Saint-Antoine-de-Padoue, sont commencés entre 1230 et 1240.

  5. Études franciscaines, t. XXIII, février 1910, article du P. Egidio M. Giusta : Du véritable architecte de la basilique d’Assise. Cf. Lempp, loc. cit.
  6. On a proposé également une allégorie des « trois vœux » : mais, jusqu’au XIXe siècle, il n’exista que deux églises. Le moyen âge a fait un grand usage du symbolisme, mais d’un symbolisme très spécial, et qui n’a rien de commun avec ce que nous entendons par là. Par exemple, la déviation de l’axe de certaines cathédrales a passé pour représenter l’inclinaison de la tête du Christ expirant sur la croix : on peut être sûr que cette intention est entièrement étrangère à la pensée des architectes. Il faut, dans ce genre d’explications, se garder de substituer notre tour d’esprit moderne à celui du moyen âge. N’a-t-on pas cru reconnaître, dans les sculptures du portail de Notre-Dame de Paris, tout le système de la cabale et les symboles secrets d’une religion magique ?
  7. Chiaravalle, Clairvaux, même nom. Sur tout ceci, Cf. Enlart, les Origines françaises de l’architecture gothique en Italie, Paris, 1894.
  8. On reconnaît ici : 1o le paradoxe romantique, le paradoxe de Rousseau, aussi vieux que la Germania de Tacite : à savoir que l’élément salubre et créateur, le pur sang de l’humanité, est l’élément barbare. Qui nous délivrera de cette illusion ? Non, les barbares n’ont rien créé : la civilisation est une conquête de tous les jours contre la barbarie. Le mythe germanique est une chimère à rayer du programme latin ; 2o (et corollairement), l’idée qu’une cathédrale est un extrait des bois, d’abord construit en poutres, et conservant encore les signes de son origine sylvestre. De là, dans ce beau passage, le choix de Strasbourg, et tout ce développement sur les bûcherons de la Forêt-Noire. Confusion enfantine d’une « forêt de colonnes » et d’une véritable futaie. C’est une métaphore prise pour un argument. Une des traces ou des survivances que l’on croyait saisir de l’ancienne architecture en bois, c’était le « modillon à copeaux » des églises auvergnates (Cf. Viollet-le-Duc, Dictionnaire de l’Architecture, t. IV, p. 309). M. Mâle vient de prouver que ce fameux modillon est un emprunt mauresque : il l’a retrouvé à la mosquée de Cordoue. Voir son article décisif de la Revue de l’Art, août 1911 : la Mosquée de Cordoue et les églises de l’Auvergne et du Velay.
  9. Le fameux club se tenait aux Jacobins de la rue Saint-Honoré.
  10. Lamperez y Romea, Historia de la arquitectura cristiana española, Madrid, 1909, t. II, p. 516 et suiv. San Juan de Los Reyes, le célèbre couvent franciscain de Tolède, le type du style « mudejar », et de l’architecture la plus décorative et la plus blasonnée qui soit, date de 1476.
  11. Cf. Percin, Monumenta conventus Tholosani, Toulouse, 1690, et Manavit, Mémoires de la société archéologique du Midi, t. VII, p. 109 et suiv. — Sur le « Grand Couvent » de Paris, cf. Lenoir, Statistique monumentale de Paris, 1867, p. 165, 170 et planches. — En général, sur les églises dominicaines de France, consulter Rohault de Fleury, Gallia dominicana, Paris, 1901, 2 vol. in-fo.
  12. Lecoy de la Marche, la Chaire française au moyen âge, 2e édit., Paris, 1886.
  13. Viollet-le-Duc, Dictionnaire de l’Architecture, t. III, art. Chaire.
  14. Rien de plus touchant que les testaments des fidèles enterrés dans l’ancienne église des Cordeliers d’Oxford. Cf. Little, The Grey Friars in Oxford, Oxford, 1892. En 1430, Robert Keneyshame, bedeau de l’Université, veut être enseveli « in the midst between the two altars beneath the highest cross in the body of the Church ». Agnès, femme de Michael Norton, enterrée en 1438 « in the Conventual Church of the Friars Minors of Oxford, before the image of the blessed Mary the Virgin of Pity ». La plus émouvante de ces inscriptions est celle d’un ex-brasseur, Richard Leke, qui désira reposer « within the Graye freres in Oxford before the awter (altar) where the first mass is daily used to be sayde ». Ce pauvre homme voulait assurer à son âme le bénéfice quotidien de la messe de l’aurore, aussi longtemps que le soleil se lèverait encore. C’était en 1526. Douze ans plus tard, l’Ordre était supprimé par Henri VIII. En 1578, il ne restait plus trace de l’église, non plus que des défunts qui s’y étaient endormis.
  15. L’église, consacrée en 1262, fut détruite par un incendie en 1580. Lire la description de Gonzague, De Origine Seraphicae Religionis, Rome, 1587. p. 115-134. Cf. Corrozet, Antiquités de Paris, 1550, p. 76 et suiv.

    Les tombeaux existaient encore au XVIIe siècle. Voici ce qu’en dit le P. Castet, Annales des Frères Mineurs, Toulouse, 1680, t. I, p. 313.

    « Cette église était très magnifique, elle avait 230 pieds de longueur et 90 de largeur ; la nef était remplie de sépulcres ornés d’épitaphes sur l’airain ou sur le marbre, le chœur était garni de très belles chaises, et entouré de 25 chapelles fort richement parées, où il y avait des tombeaux très riches. Au premier rang, était le sépulcre de Marie, femme du roi Philippe, fils de saint Louis, et celui de Jeanne, reine de France et de Navarre, femme de Philippe le Bel ; ils étaient tous deux de marbre noir, et les effigies de ces deux reines étaient par-dessus faites d’albâtre. Au second rang, il y avait deux sépulcres de marbre couverts de deux figures, l’une d’un homme et l’autre d’une femme, chacune tenait un cœur à la main et leurs écussons portaient des fleurs de lys liées avec un ruban. Celui de Jeanne, comtesse de Bourgogne et d’Artois, reine de France et de Navarre, occupait le troisième rang, et à son côté était celui du cœur du roi Philippe le Long, son mari. Au quatrième rang, était celui du cœur de Jeanne, reine de France et de Navarre, femme du roi Charles, fils de Philippe le Bel, et celui du cœur de dame Blanche, fille du roi Philippe, qui a été religieuse à Longchamp. Au cinquième rang, était celui de Mathilde, fille du comte de Saint-Paul et femme de Charles, roi de France, et celui d’une autre princesse vêtue d’un habit de religieuse, mais sans nom et sans épitaphe ; au sixième rang, était celui de sainte Blanche, fille de Saint Louis et femme de Ferrand, roi de Caslona (sic) en Espagne. Celui de Louis de Valois, fils de Charles, comte d’Alençon, et celui d’Albert-Pie de Savoye, prince de Carpi : il y en avait encore plusieurs autres de quelques prélats et de quelques autres grands seigneurs. »

    De même, dans Félibien, Histoire de Paris, t. I, p. 262, la description des Jacobins n’est qu’un catalogue de tombes. Et il en est partout ainsi. Aux Jacobins de Sens, Roy a relevé soixante-deux épitaphes. Plusieurs dalles recouvraient chacune deux ou trois corps.

    Cf. le beau passage de Taine, Voyage en Italie, t. I, p. 371, à propos de l’église franciscaine de S. Maria del Popolo : « Partout la mort présente et palpable, etc. ». Et se rappeler encore la vigoureuse prosopopée du cordelier Maillart, rapportée par Henri Estienne (Apologie pour Hérodote, éd. Ristelhuber, t. I, p. 81) : parlant aux femmes galantes qui prennent les églises pour lieux de rendez-vous : « Est-ce que les saints qui reposent là, s’écrie-t-il, ne vont pas se lever pour vous arracher les yeux ? ».