Histoire artistique des ordres mendiants/neuvième leçon

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NEUVIÈME LEÇON

LA FIN DE LA RENAISSANCE ET LA RENAISSANCE CATHOLIQUE


Persistance du sentiment chrétien en Italie au xvie siècle. Progrès des ordres mendiants. — I. Influence de Savonarole sur l’art florentin. Vogue des représentations douloureuses. — Frá Bartolommeo. Michel-Ange. — II. L’école milanaise. Ses rapports avec l’art du Nord. Influence des gravures allemandes. Les mendiants et la presse. — Gaudenzio Ferrari et le Sacro Monte de Varallo. — III. Autres artistes chrétiens du Nord de l’Italie ; Moretto, Lorenzo Lotto. — La peinture vénitienne. Véronèse et l’Inquisition. — IV. La Réforme et le Concile de Trente. Réaction contre le paganisme. — La nouvelle querelle des images. Molanus. La fin de la Renaissance.

Le carnaval de 1511 fut célébré à Florence par une mascarade singulière. Sur un char immense, drapé de noir, attelé de quatre buffles noirs, s’avance la figure colossale de la Mort. De sa faux, brandie comme un sceptre, elle semble garder un amas de cercueils. Des pleureurs escortent le char. D’autres portent des torches, et ceux-là sont terribles, la tête enveloppée d’un casque de scaphandre fait d’un double masque de mort. Devant et derrière, chevauche l’escadron de la mort sur des chevaux étiques et harnachés de deuil ; chaque cheval est conduit par quatre écuyers revêtus d’une livrée funèbre. À chaque station du cortège, mugit une fanfare sinistre. Les cercueils s’ouvrent et on en voit sortir les morts, en maillot noir, leurs os peints en blanc sur le noir du maillot. À un geste du porte-faux, comme au signal du chef d’orchestre, les macabres acteurs psalmodient une



PLANCHE X
VÉRONÈSE
Le Repas chez Simon
(Provenant du réfectoire de Saint-Jean-Saint-Paul, à Venise. Musée du Louvre).



Cliché Neurdein.


VÉRONÈSE Les Repas chez Simon (Provenant du réfectoire de Saint-Jean-Saint-Paul, à Venise. Musée du Louvre). Cliché Neurdein.
VÉRONÈSE Les Repas chez Simon (Provenant du réfectoire de Saint-Jean-Saint-Paul, à Venise. Musée du Louvre). Cliché Neurdein.



complainte. Après quoi, les cercueils se referment et la procession s’ébranle, avec ses torches et ses bannières, en chantant le Miserere[1].

Ainsi, en pleine Renaissance, à l’aurore même du siècle d’or, à l’heure où Raphaël peint le Parnasse et la Galatée, où Sodoma compose les Noces d’Alexandre, où Titien inaugure ses visions enchantées, on pressent que ce charmant éclat ne durera pas jusqu’au soir. On s’attend à des revers et à des catastrophes. Nous nous faisons une idée fausse du calme de cet âge : la sécurité égoïste d’une poignée d’intellectuels n’a point gagné le peuple. Celui-ci reste en proie à de périodiques accès de pénitence. Dans les premiers mois de Léon X, douze Franciscains se mirent à parcourir l’Italie. Leurs prédications terrorisaient les foules : l’un d’eux, Frà Francesco da Montepulciano, mourut subitement après un de ses sermons : Florence entière défila pour baiser ses pieds nus[2]. Douze ans plus tard, elle proclama la République du Christ. À Ferrare, la maison d’Este employait la piété comme moyen de gouvernement. Elle faisait venir, comme un palladium vivant, une sainte en chair et en os, la sœur Colombe de Rieti. Un courrier officiel alla la chercher à Viterbe. Le duc Hercule se porta lui-même à sa rencontre et la conduisit au couvent préparé pour la recevoir[3].

De tels faits, et bien d’autres que l’on pourrait citer[4], montrent ce qu’a de superficiel le mouvement de la Renaissance. L’âme populaire en est restée absolument indemne. Que peuvent lui faire, à elle, le latin de quelques humanistes et la philosophie de quelques antiquaires ? Ici se vérifie la belle remarque de Ruskin. La vie des nations, dit-il, se conserve dans trois livres : à savoir leur histoire, leur littérature et leur art[5]. Mais de ces trois livres, le dernier seul présente un témoignage fidèle : il est le reflet infaillible d’un état général, l’indice de la santé ou du malaise d’un peuple, la mesure de son idéal et de sa moralité. C’est ce que va nous faire voir l’art du xvie siècle. À côté de l’art officiel, du « grand art », destiné à l’usage du petit nombre, il y en a un second, fait pour les masses, pour les églises, et non moins curieux ni moins intéressant que l’autre. On y voit quelle place la vieille religion tient encore dans la vie, comment elle se défend contre les empiétements modernes[6]. Les ordres mendiants redoublent d’activité. L’antique tronc franciscain jette des branches nouvelles : Minimes, Récollets, Capucins, sont le triple rameau qu’y ajoute le xvie siècle[7]. Mais alors intervient une circonstance étrangère. La Réforme vient modifier le cours régulier des choses. L’Église se sent observée avec une malveillance sévère. Elle corrige tout ce qui prête le flanc à la critique. Elle sacrifie à la prudence une partie de son ancien art.

Voilà le double tableau que je voudrais décrire. D’abord, la persistance de l’art chrétien et sa réaction spontanée contre la Renaissance, ensuite sa réforme intérieure sous la pression protestante, tel sera le sujet de cette espèce de diptyque. Il ne restera plus, après cela, qu’à rechercher ce que l’Église sauvera, malgré tout, de ses traditions d’art, des richesses sentimentales que lui avaient apportées les ordres mendiants : c’est ce que je ferai dans une dernière leçon.

I


Je ne reviens pas sur ce que j’ai dit l’autre jour de Savonarole. Je goûte peu le théocrate, le politique et le factieux ; on surfait les mérites de l’esthéticien ; mais son action sur l’art n’en a pas moins été très réelle et profonde. Les artistes, race impressionnable et imaginative, subirent vivement son ascendant. Sa voix était irrésistible. On connaît le cas de ce peintre, un des plus enragés des Arrabiati, c’est-à-dire du parti opposé au tribun. Une dame de ses amies l’emmena au sermon. Après vêpres, le libertin demande à se confesser. Quelques jours plus tard, il se présentait à la porte de San Marco, et prenait l’habit de novice. Beaucoup d’autres éprouvèrent des effets analogues, depuis Botticelli, le plus nerveux de tous, jusqu’à Filippino, Pérugin, Lorenzo di Credi et de plus grands encore[8].

Cette influence n’est pas seulement négative ; elle ne s’est pas bornée à des proscriptions et à des exécutions. Par exemple, on voit se multiplier à cette date les représentations douloureuses, les Pietà, Calvaires, Descentes de croix, Mises au tombeau, toute sorte de sujets d’un christianisme souffrant, pour lesquels l’esprit de la Renaissance n’éprouvait qu’aversion : cette vague de pathétique coïncide à Florence avec la puissance de Savonarole[9].

Cet accès de passion lui a-t-il survécu ? En est-il résulté un mouvement durable ? Que reste-t-il de Savonarole dans l’art de Frà Bartolommeo ? Celui-ci est encore une des « conversions » du prieur de Saint-Marc[10]. Baccio della Porta, comme il s’appelait dans le monde, fut un des premiers à livrer au bûcher ses études d’après le modèle. La mort du maître le plongea dans une prostration profonde. Il quitta le siècle et revêtit l’habit de dominicain. Il dit même adieu à l’art, et eut pendant quatre ans le courage de se tenir parole. Puis la peinture fut la plus forte, et Frà Bartolommeo ramassa la palette de Baccio della Porta. Il est la seconde des gloires artistiques de Saint-Marc. Et son âme charmante est bien digne, en effet, de toute notre affection. Ce peintre savant et pur est de ceux pour qui leur art est une des voies de la prière et un moyen de sainteté. Quoiqu’il ait voyagé à Rome et à Venise, c’est dans son cloître de San Marco qu’il se sentait à l’aise, C’était un de ces moines de l’Imitation, qui trouvent des douceurs sans fin dans le séjour de leur cellule, cella continuata dulcescit. Souvent, pour se délasser, l’artiste prenait son luth et se chantait à lui-même des cantiques : les images lui venaient sur les ailes de la mélodie[11]. On a retrouvé des vers sur les marges de ses esquisses : ce sont des stances de Savonarole[12]. Ses tableaux portent parfois cette recommandation touchante : Orate pro pictore, « une prière pour le peintre[13] ». Et c’est une belle chose que cette vie entre ciel et terre, toute remplie par le divin, et coupée de temps en temps, pendant les récréations, par quelques entretiens avec les autres artistes de la maison, avec ce Frà Benedetto, l’ancien Arrabiato dont je parlais tout à l’heure, le miniaturiste Frère Eustache, Frère Augustin le peintre, ou Frère Ambroise della Robbia, le céramiste et le neveu du fondateur de l’illustre famille. Pourquoi faut-il qu’avec tout cela Frà Bartolommeo ait manqué du je ne sais quoi, du don mystérieux qui seul sait émouvoir ? C’est un grand artiste, un de ceux qui ont créé la formule florentine du style monumental ; Raphaël doit tout à ses leçons, à son sens de l’équilibre, à ses modèles de composition pondérée et harmonieuse. C’était un cœur d’or et une tête bien faite. Sans lui, Andrea del Sarto, Pontormo n’existeraient pas. Angelico, auprès de lui, ne paraît qu’un enfant. Comment se fait-il que l’enfant nous charme, et que l’homme raisonnable ne nous ravisse pas ?

J’hésite à vous parler d’un autre, mais je ne puis m’en taire. Pendant les trois ans que Michel-Ange passa, pendu à la renverse à la voûte de la Sixtine, on sait qu’il n’avait d’autre lecture que la Bible et Savonarole[14]. Il se nourrissait ainsi d’une atmosphère prophétique. Son âme violente agitait sans répit des visions tragiques. Elle s’exaltait continuellement par des images menaçantes. L’idée fixe des vengeances célestes l’emplissait d’une terreur sacrée. À relire, au bruit lointain de l’invasion française, les sermons sur Isaïe et sur Ezéchiel, le patriote florentin sentait renaître en son cœur les paniques qui naguère consternaient son peuple à la voix du prêcheur de Ferrare ; ou bien il était soulevé d’un brûlant messianisme, et il peignait en traits sublimes les Délivrances d’Israël. Je ne veux pas trop insister : jamais on ne tirera d’un texte, quel qu’il soit, le génie le plus indépendant, le plus individuel qui ait été au monde.

Ce qui émeut chez Michel-Ange, c’est le spectacle d’un esprit en qui se combattent toutes les forces ennemies de la Renaissance ; c’est la rencontre, dans le même homme, d’une puissance plastique égale à celle de Phidias, d’une maîtrise souveraine sur la nature, jointe à la haine de la nature et à un furieux désir de l’infini ; c’est la forme antique contrainte à l’expression de l’âme la plus tourmentée, la plus trouble et la plus mécontente de tous les arts connus. Ce mélange inouï de l’héroïsme et du désespoir, du pessimisme et de l’amour du beau, tient évidemment trop au caractère du maître pour s’expliquer par une influence étrangère. Et pourtant, pour si peu que soit Savonarole dans la formation religieuse du grand artiste, ne lui nions pas sa part : il y a un peu de son souffle dans l’espèce de simoun, dans le vent d’ épouvante qui couche et tord là-haut ces formes de Titans. — Puissance de la beauté ! Qui de nous lit Savonarole ? Et qui se souviendrait de lui, sans quelques chefs-d’œuvre auxquels se trouve liée sa mémoire, et qui font vivre encore, dans l’art de Frà Bartolommeo, de Raphaël ou de Michel-Ange, la figure fanatique du moine incendiaire ?

II


Mais, tandis qu’à Florence, à Rome, la réaction religieuse n’obtient que ces résultats douteux, elle trouvait ailleurs un terrain plus favorable. Les provinces du Nord de l’Italie sont à quelques égards plus voisines de l’Europe que du reste de la péninsule. La pensée y est en rapports constants avec la nôtre ; elle s’y mélange à tous les degrés, à tous les étages différents de la montagne et de la plaine. Au point de vue de l’art, il en résulte les combinaisons souvent les plus curieuses et les plus originales.

Voici l’école milanaise. Cette école, pour presque tout le monde, se réduit à celle de Léonard. Parce qu’un homme de génie est venu à la cour de Ludovic le More et a peint à Milan un incomparable chef-d’œuvre, on ne voit plus que lui ; et chez les moindres élèves de son Académie, chez un Ambrogio da Predis ou un Marco d’Oggiono, on s’obstine à chercher ce qu’ils ont pu dérober du mystère de la Joconde. Le touriste qui passe à Milan, déçu par les dehors modernes de la ville, court jeter un regard sur la ruine immortelle de Sainte-Marie-des-Grâces, et se sauve en hâte d’une cité italienne envahie par la banalité, sans se douter des trésors d’art que recèlent ces apparences médiocres.

Le fait est qu’il y a, dans la ville et aux environs, toute une vieille école locale, un art indigène, autochtone, infiniment précieux, qui demeura réfractaire au charme du magicien étranger et repoussa tout compromis avec ses enchantements perfides. L’art italien du XVIe siècle n’a rien de plus sérieux et de plus convaincu que les œuvres grises et neutres, amies des nuances éteintes et des tons amortis, d’un Foppa, d’un Zenale ou de ce Bergognone, modulateur subtil d’harmonies presque whistlériennes[15]. Et Luini lui-même, celui qui a le plus fait pour populariser le sourire de Léonard, est en réalité un artiste candide, plein de charme honnête, ingénu, d’une piété placide, sans dessous, sans remords, un peu suisse, et dont la facile peinture, gracieusement rustique, est à mille lieues des recherches, des secrets et des complications du plus cachottier et du plus énigmatique des maîtres[16].

Cet art se distingue par une familiarité, par une bonhomie que réprouveraient la pruderie ou le goût florentins. Les Vierges milanaises ne craignent pas de donner le sein[17]. Une nourrice, comme celle de Fouquet à Anvers, paraîtrait en Toscane d’un débraillé intolérable : elle pourrait être lombarde. On chercherait en vain, à Florence ou à Rome, une fresque représentant le détail de la Passion, comme celles qui se trouvent dans les églises franciscaines de Varallo et de Lugano[18]. Les montagnes conservent plus longtemps les vieilles mœurs. Les habitudes chassées des villes par les idées modernes, le goût des spectacles pieux et des anciens « mystères », reculent et se réfugient dans ces pays moins accessibles[19]. En même temps, par les vallées, les cols, les grandes routes du Gothard et du Simplon, on communique avec l’Alsace, la Souabe, la Bourgogne, les Pays-Bas. Il se produit un va-et-vient, un échange continuel. Les deux versants, des Alpes fraternisent. La Passion de Varallo rappelle à tout moment les estampes allemandes[20] : elle ne ressemble à rien tant qu’à certaines pages de Hans Baldung ou de Burgmair.

L’auteur a-t-il poussé une pointe en Allemagne ? Aura-t-il simplement utilisé quelques gravures ? On ne peut, dans l’art de cette époque, tenir compte trop exactement de ce genre d’influences. Fra Bartolommeo, Raphaël, Titien, ont étudié, copié Schongauer, Altdorfer, Dürer[21]. On ne peut, d’autre part, exagérer le rôle des Mendiants dans la diffusion du nouveau procédé. Tout de suite, ils y ont reconnu un merveilleux moyen de propagande, et qui cadrait complètement avec leur méthode d’enseignement par l’image. Ce sont eux qui ont fait la fortune de la machine de Gutenberg et qui l’ont répandue et propagée dans toute l’Europe. Sans eux, l’avenir de l’imprimerie était retardé d’un demi-siècle. Les premières presses florentines sont des presses dominicaines ; parmi les plus anciennes éditions romaines, on recherche celles de la Minerve[22]. Plus on y songe, plus on trouve que le fameux aphorisme de Victor Hugo : « Ceci tuera cela », est une solennelle bêtise. Il suffit de jeter les yeux sur un catalogue de vieux livres ou de vieilles images : les neuf dixièmes des numéros sont des articles religieux. La presse n’est qu’un instrument, une parole fixée. Et, comme cet instrument dit ce qu’on lui fait dire, et qu’il est aussi bien entre les mains de tous, il n’a donc aucune fonction ou aucune vertu personnelle. C’est surfaire la puissance de la lettre moulée, que de lui attribuer le succès de Luther. L’Église s’en était passée pour christianiser l’ancien monde, et l’Islam n’en a pas eu besoin pour convertir l’Afrique et une partie de l’Asie. On ne saurait rapporter à une cause matérielle des faits qui ne dépendent que de la force des idées !…

Donc, un des caractères de l’école milanaise, est l’importance qu’y conservent, comme dans l’art du Nord, les sujets dramatiques, les scènes de la Passion. Ces scènes sont bannies de l’art de la Renaissance classique. À peine trouve-t-on un crucifix de Raphaël[23]. Je ne crois pas qu’il en existe de Michel-Ange ou de Titien, Il n’y en a certainement aucun de Léonard[24]. La Renaissance, dans son expression la plus pure, éprouve une répugnance marquée pour les représentations de la souffrance physique. Elle semble partager, devant un Dieu qui revêt les misères de la chair, devant un crucifié saignant et pantelant, l’embarras de l’ancien art chrétien. Mais il y a une différence. Ce que la Renaissance redoute d’humilier par la douleur, ce n’est plus la divinité, c’est l’homme. Elle nous procure des jouissances libérales, plutôt que des émotions pieuses. Il est clair que Raphaël n’a jamais poursuivi un but édifiant. Son art nous donne sujet de nous glorifier. On sort de chez lui avec une bonne opinion de la nature humaine. Il écarte avec soin tout ce qui en avilit et en dégrade la forme. Il est rare qu’il excite la pitié. Dirai-je que c’est à peine encore du christianisme ? Rien n’échappe davantage à l’appréciation. Mais nous avons là-dessus un témoignage irrécusable, le témoignage de Michel-Ange.

Celui-ci, dans un des précieux Dialogues, — véritables « interviews » notés par le miniaturiste Francisco de Hollanda, — vient à parler de la peinture allemande ou flamande, et explique pourquoi toute sa perfection ne l’empêche pas d’être un art inférieur. « La peinture flamande, dit-il, plaira aux personnes dévotes plus qu’aucune peinture italienne. Celle-ci ne fait pas verser une larme, tandis que l’autre fera pleurer tant qu’on voudra, — ce qui ne tient pas, d’ailleurs, au mérite de l’ouvrage, mais uniquement à la sensibilité du dévot. La peinture flamande, ajoute-t-il, paraîtra belle aux femmes, surtout aux vieilles ou aux très jeunes, aux moines, aux religieuses, et à ces gens du monde qui sont des Philistins. Les Flamands recherchent l’imitation du réel jusqu’au trompe-l’œil ; ils représentent des sujets qui plaisent ou qui amusent (il pense au paysage et aux scènes de genre), ou bien des personnages vénérables par eux-mêmes, des saints et des prophètes… D’ailleurs, on peint plus mal qu’en Flandre… mais il n’y a de vraie peinture qu’en Italie[25]. » Dürer, à la même date à peu près, écrit : « L’art de peindre s’emploie au service de l’Église pour montrer les souffrances du Christ et d’autres bons modèles ; il conserve aussi la figure des hommes après leur mort »[26]. Rapprochez seulement ces deux définitions, ou songez aux Passions de Dürer, à sa Vie de la Vierge, et vous saisirez, je crois, la nuance que je vous signale.

C’est cette nuance qui se retrouve dans l’école milanaise. L’œuvre la plus curieuse à cet égard est le célèbre Sacro Monte de Varallo[27]. Varallo en Piémont est un lieu de pèlerinage renommé ; on y vient encore, le 15 août, de bien loin à la ronde. Vers la fin du xve siècle, un moine franciscain, frère Bernardino Caimi, après avoir passé plusieurs années en Palestine[28], conçut le projet de transporter dans son pays une fidèle image des Lieux Saints. C’était l’époque où cet ordre de choses excitait le plus d’intérêt, et où le fameux Voyage de Bernard de Breydenbach obtenait un si grand succès de librairie[29]. Après quelques recherches, le choix du moine se fixa sur un monticule de la vallée de la Sessia, qui domine le bourg de Varallo. Cette colline lui parut convenir à son dessein. Dans un espace d’environ une demi-lieue de circonférence, il s’y trouvait assez d’accidents de terrain, de creux et de reliefs, pour figurer une Galilée et une Judée en miniature. C’est là que Caimi résolut d’édifier la « Nouvelle Jérusalem. » Il commença par un fac-similé du Saint-Sépulcre ; il y ajouta ensuite le tombeau de la Vierge. Peu à peu, de nouvelles annexes s’adjoignirent à ces débuts : toute la vie du Christ devait être représentée dans des chapelles séparées. En bas, au bourg de Varallo, s’éleva un couvent, avec l’église où sont les fresques dont j’ai parlé. En haut, parmi des bois, sur la cime de la sainte montagne, se dissémine cet étrange village fait d’oratoires et de sanctuaires. On monte de l’un à l’autre par un chemin raboteux, où de grands châtaigniers versent leur ombre séculaire.

L’enceinte de la montagne mystique ne comprend pas moins de quarante-cinq stations, mais la plupart sont d’une date plus récente. Saint Charles Borromée, en fréquentant le Sacro Monte, donna au pèlerinage une vive impulsion. L’entreprise fut développée sur de grandes proportions ; les chapelles existantes furent restaurées et refaites. Il est difficile de discerner, à travers ces remaniements, les parties primitives. Le système adopté est celui du tableau vivant. Nulle part il n’est employé sur une plus grande échelle. La statuaire s’y mêle audacieusement à la peinture. Des personnages de terre cuite polychrome, de grandeur naturelle, et costumés d’oripeaux somptueux, jouent les rôles principaux devant des panoramas servant de toile de fond, et qui continuent le sujet. Ce réalisme radical fait hésiter le jugement. Nous connaissons cet art : c’est celui du musée Grévin. Mais il ne faut pas qu’un mot, un nom déshonoré par une badauderie vulgaire, nous fasse condamner sottement une méthode un peu hardie. Peut-être notre surprise est-elle faite de nos préjugés. Nos yeux sont habitués à une statuaire incolore ; mais la Grèce peignait ses marbres des tons les plus voyants. Prenons garde que notre délicatesse ne soit ici une véritable débilité du goût. Les anciens étaient moins timides. Sans doute, Michel-Ange eût tourné le dos de pitié à la friperie théâtrale de la Passion de Varallo, à son mélange de tous les genres et de tous les procédés plastiques. Mais l’essai même en est curieux, et c’est le dernier aboutissement de la logique franciscaine. L’art, pour les gens de cette école, a toujours été un moyen, non une fin. Avec un magnifique mépris des conventions, les Franciscains de Varallo ont fait un amalgame des règles, une intrépide « salade » d’arts, pour obtenir le maximum d’illusion possible. Si Varallo n’existait pas, il manquerait une étape suprême à leur recherche obstinée de la réalité.

Et puis, songeons qu’un grand artiste n’a pas dédaigné de mettre la main à cette œuvre singulière. Ce maître peu connu en France, n’est guère sorti des limites d’un petit territoire compris entre Milan et Turin. C’est un pays où le voyageur pressé ne s’arrête guère. Mais qui a pris le temps de visiter à loisir les églises de Côme, de Novare, de Verceil, sait qu’on ne citerait pas, en son temps, de maître plus varié et plus fort que Gaudenzio Ferrari ; et qui connaît le tourbillon d’anges dont ce peintre a peuplé la coupole de Saronno, n’ignore plus qu’il y a là un rival de Corrège.

C’est pourtant ce maître puissant qui n’a pas craint de déroger en collaborant à l’ouvrage dont le caractère composite nous étonne ; et un critique contemporain, bon juge en la matière, l’auteur du Temple de la peinture[30], nous assure que « qui n’a pas vu le Sépulcre de Varallo, ne sait pas quelles sont toutes les ressources et quel est le dernier mot de l’art de peindre ». Au surplus, quand il serait vrai que ce critique fît erreur, et que l’artiste en quelque chose se fût écarté du goût, je lui pardonnerais encore. N’en déplaise aux pédants, c’est l’art qui est fait pour l’homme, et non l’homme pour l’art. Qu’importe que les règles soient un peu bousculées, si l’œuvre atteint son but ? L’art religieux ne doit pas se juger d’après le beau absolu. Si l’artiste a donné aux pâtres de la contrée, aux vachers que l’hivernage fait descendre des montagnes, le sentiment de s’être un peu rapprochés de leur Dieu et d’avoir assisté aux scènes de l’Évangile, — c’est assez : il a fait tout ce qu’il prétendait faire. Qui de nous voudrait voir, sous prétexte de purisme, disparaître les bergers de plâtre, les rochers de carton et le Jésus de cire qu’on expose à Noël dans un coin de toutes les paroisses ? Combien ne leur doivent pas leurs meilleures émotions d’enfance, et ce qui reste encore, dans leur piété vacillante, de la petite flamme qui s’est allumée là dans le fond de leur cœur ?

III


Transportons-nous maintenant à l’autre extrémité de la vallée du Pô. Là encore, chemin faisant, sur la route de Venise, nous rencontrons dans les provinces des artistes locaux, des maîtres éminents, consommés dans leur art, et qui pourtant semblent étrangers à l’esprit de la Renaissance. Ils n’ont pas goûté, dirait-on, au fruit de l’arbre de la science. Ce sont les petites villes des contreforts des Alpes, Brescia ou Bergame, qui nourrissent ces beaux talents, et qui en gardent le secret.

Tel est, par exemple, le grand peintre Moretto de Brescia, qui se plaît aux lumières fines et aux harmonies argentées, et qui repose dans l’église dominicaine de Saint-Clément, après en avoir décoré de sa main tous les autels. Sa vie, aussi claire que son œuvre, révèle la sensibilité la plus noble. Sa maison était un asile et un orphelinat. Il avait recueilli de vieilles femmes impotentes et des fillettes en bas âge, et le travail de ce vieux garçon passait tout entier à donner la becquée à tout ce petit monde. Quand les idées ne venaient pas et qu’il ne faisait rien de bon, c’est qu’il ne se croyait pas la conscience nette ; il commençait par se remettre en grâce avec le bon Dieu, se confessait, communiait, et il est rare qu’il ne retrouvât pas toute sa fraîcheur de pensée. C’est ainsi qu’il peignit la bannière de la Vierge qu’on montre dans l’église de Paitone. Il ne pouvait trouver pour elle de lignes assez belles. La Vierge lui apparut en songe, et l’artiste, au réveil, la reproduisit de souvenir, presque d’après nature. Quand il voulait la revoir, il n’avait qu’à fermer les yeux[31].

Un autre peintre, plus nomade, plus inquiet, et peut-être plus séduisant encore, est l’étrange bergamasque Lorenzo Lotto. Vous pouvez juger de lui au Louvre : son tableau de la Femme adultère, avec un peu d’encombrement, est une merveille de tendresse. Une autre peinture, à Milan, porte au revers cette inscription : « Ce Crucifix fut fait pendant la Semaine sainte, et terminé le vendredi, à 3 heures, à l’instant où le Christ rendit le dernier soupir »[32]. Une telle peinture a la valeur d’une oraison, un sens intime, lyrique, la poésie d’une effusion et d’un acte d’amour. L’œuvre de Lotto est par là une des plus curieuses de son temps, non la plus parfaite, il s’en faut, mais peut-être la plus moderne, la plus individuelle. Elle reflète tous les troubles, toutes les incertitudes, tous les doutes de son âme. Ces faiblesses mêmes nous la rendent chère. Nul n’a mieux exprimé ce moment d’inquiétude religieuse[33]. Il cherchait le repos en peignant pour des églises calmantes, surtout des églises de Mendiants, Franciscains ou Dominicains. Après avoir de la sorte erré un peu partout dans la marche d’Ancône, à Recanati, à Jesi, à Ponteranica, et avoir vécu à Mantoue, à Parme, à Bergame, à Rome et à Venise, ce maître agité et charmant alla s’endormir à Lorette auprès de la petite maison apportée par les anges.

Lotto est compris d’ordinaire dans l’école vénitienne, et il en incarne en effet un des aspects les moins connus et les plus importants. C’est un lieu commun, en critique, en histoire, que l’école vénitienne, parce qu’elle a su peindre comme nulle autre, est une école qui ne compte pas au point de vue des idées. Sous prétexte que la couleur est la matière de la peinture, il règne sur l’art vénitien le soupçon invétéré d’une vague infériorité morale. On dirait qu’il n’existe pour l’art qu’un moyen de spiritualiser ou de transformer les choses, et que les dessinateurs en ont le monopole. Je remarque toutefois que si l’art vénitien présente peu de grands ensembles philosophiques, il n’en a pas moins eu le goût vif du symbole. On discute encore sur le sens de l’allégorie de Titien, l’Amour sacré et l’Amour profane du casino Borghèse : et si nous ne l’entendons plus, ce n’est pas que l’auteur n’ait pas eu son idée, c’est nous qui sommes en défaut[34]. Vasari perdait son latin devant les fresques de Giorgione au Fondaco de’ Tedeschi[35]. Et ce n’est que d’hier qu’on a deviné le sujet des délicieuses miniatures, exécutées par Jean Bellin pour l’encadrement d’un miroir, à l’Académie de Venise[36]. Personne n’a poussé plus loin que Tintoret, avec le don du mouvement et la puissance du visionnaire, le sens des choses spirituelles, le tact du psychologue et le goût des hiéroglyphes. Son plafond de la Scuola de Saint-Roch est aussi rigoureusement ordonné qu’un vitrail du xiiie siècle. Le gentil Carpaccio lui-même fourmille d’intentions et de sous-entendus[37]. Enfin, la preuve qu’on se méprend sur la portée de l’école vénitienne, c’est qu’il n’y en a pas dont Ruskin ait parlé avec plus d’ intelligence et plus de sympathie. Peut-être exagère-t-il un peu en sens inverse, et voit-il partout trop d’arcanes et de rébus : mais cela vaut encore mieux que l’opinion courante, qui ne considère à Venise que le luxe de la palette et l’opulence charnelle.

Un seul artiste fait exception : c’est ce Paolo Galiari, surnommé Véronèse, et qu’on prend pour le type du peintre vénitien, bien qu’en réalité, comme son nom l’indique, il soit de l’école d’à côté. On devrait pourtant voir que Véronèse arrive à Venise à vingt-cinq ans, célèbre, et tout formé par une école originale, ayant ses traditions à elle et ses maîtres particuliers, qui ne le cèdent à personne en habileté manuelle et en dextérité. Comme praticiens, depuis Pisanello, les Véronais n’ont peut-être pas leurs pareils ; ils ont des dons presque « japonais » d’observateurs et de coloristes : ce sont des gens pour qui le monde extérieur existe, Véronèse transporte à Venise ces aptitudes spéciales, ces magnifiques habitudes de l’œil et de la main, avec un tour splendide de l’imagination, une vision naturellement superbe et fastueuse, qui n’ont jamais été qu’à lui et font de lui, en ce sens, le maître sans égal.

J’ai l’air d’être loin de mon sujet, et j’y touche. Vous allez voir comment cet art de Véronèse faillit lui attirer à Venise une mauvaise affaire, et lui mit un beau jour l’Inquisition sur les bras. Le fait est instructif ; il marque dans l’histoire un « coude » ou un tournant.

De tous les Véronèse du monde, il n’y en a pas de plus beaux que ceux que nous avons au Louvre. Comme tableau idéal de la vie élégante, comme peinture d’une existence grandiose et patricienne, comme vision d’un univers à la fois familier et aristocratique, réel et romanesque, poétique et vivant, rien n’est au-dessus des Noces de Cana. C’est l’épanouissement suprême de la peinture de « genre », secouant les dernières contraintes de l’histoire, et n’en conservant qu’un prétexte pour célébrer, dans un hymne incomparable d’allégresse, la noblesse de la vie terrestre, la gloire et la beauté de la race humaine dans l’entière jouissance des choses et de son être. C’est l’apothéose tranquille de la vie civilisée, l’harmonieux concert de toutes les voluptés décentes, le fruit le plus exquis que la planète ait obtenu de cinquante siècles de culture. Pour la tonalité, la tenue de la gamme sonore dans des proportions inconnues, pour le sourire universel et le chatoiement des timbres, pour la science de l’orchestration pittoresque, la grandeur du décor, des colonnades et des portiques, le piquant des costumes, le mouvement, la vie, la grâce des attitudes, c’est une œuvre qui dépasse l’imagination moderne : tous nos peintres ensemble n’arriveraient pas à former ce rêve inimitable, cette féerie bruissante, belle comme un mirage des Mille et une Nuits, et qui ne pouvait naître qu’en un seul lieu du monde, dans cette Venise, fille des eaux, et qui semble elle-même dormir sur sa lagune comme un étonnant madrépore, comme une création de songe, une fantasmagorie de marbre et de reflets, tenant de la nature de l’air, du nuage et de la mer.

Mais le trait le plus admirable de ces admirables peintures, c’est qu’elles étaient faites pour des réfectoires de couvents. Les Noces de Cana proviennent de Saint-Georges-le-Majeur ; le Repas chez Simon, qui est aussi au Louvre, et qui précisément fait l’objet du litige, se trouvait chez les dominicains à San Zanipolo. C’était un genre. Peindre un repas sacré, la Cène ou les Pèlerins d’Emmaüs, devant les yeux des frères, pour leur rappeler le sens spirituel de la vie, dans l’opération même la plus animale, c’était une belle idée, dont l’origine semble probablement dominicaine, et dont on trouve des exemples dans cent maisons des Mendiants[38]. La Cène de Milan orne le réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces. Goethe, dans une page lumineuse, expose cette pensée.

Nous avons vu dans nos voyages, il y a bien des années, cette salle encore intacte. Vis-à-vis de l’entrée, sur le côté étroit, au fond de la salle, était la table du prieur, et de part et d’autre, les tables des moines, toutes élevées d’une marche au-dessus du plancher ; et, quand le visiteur se retournait, il voyait sur la quatrième muraille la quatrième table, peinte au-dessus des portes peu élevées ; à cette table, le Christ et ses disciples, absolument comme s’ils avaient fait partie de la société. Ce devait être, à l’heure du repas, un remarquable coup d’œil que ces deux tables du Christ et du prieur en regard l’une de l’autre, et celles des moines comprises entre elles. Ce fut pour l’ingénieux artiste une raison de prendre comme modèles les tables des moines, telles qu’il les trouvait.

Et sans doute la nappe, avec ses plis froissés, ses rayures ouvragées et ses franges a été prise dans la lingerie du couvent ; les sièges, les assiettes, les coupes et tous les autres ustensiles sont également imités de ceux dont les moines se servaient.

L’artiste n’a donc nullement visé à se rapprocher d’un costume antique incertain. Il eût fait une grande maladresse d’étendre en ce lieu la sainte assemblée sur des coussins. Elle devait être rapprochée du présent ; le Christ devait célébrer la cène chez les Dominicains à Milan[39].

Or, il s’était glissé dans la peinture du xve siècle l’habitude de représenter les scènes de l’Évangile comme des faits contemporains. C’était un procédé qui venait des Mystères : le vestiaire de la Bible devait y être d’une rare richesse, mais d’une extrême fantaisie. On laissait aux acteurs sacrés leur costume idéal ; mais tous les rôles secondaires, des prophètes aux Mages et d’Hérode à Caïphe, affectaient une grande liberté avec les exigences de la couleur locale[40]. Madeleine était habillée comme une demoiselle à la mode, avec le long hennin et le corselet fuselé, et personne n’y trouvait à redire. Les peintres se conformaient à cet usage. Ce n’est pas, comme on l’a cru, faute de savoir ce qu’ils faisaient : nos pères étaient naïfs, mais ce n’étaient pas des imbéciles ; ils avaient des idées aussi claires que bien des modernes sur l’Orient et l’exotisme, et la preuve en est qu’ils mêlaient continuellement les deux manières[41]. Quand Fouquet représente la scène de l’Adoration des Mages en montrant Charles VII aux pieds de la Sainte Vierge, ou quand il place le Calvaire sur le plateau de Montrouge, il ne lui échappe pas qu’il donne une chiquenaude à l’histoire ; mais il ne croyait faire en cela nulle violence à l’Évangile : il séparait nettement l’archéologie de la religion, la lettre et le sens de l’Écriture. Quelques prédicateurs avaient beau protester : en vain Savonarole tonne contre la coutume des artistes qui peignent la Vierge sous les traits de leurs femmes ou de leurs maîtresses[42], et donnent pour spectateurs, comme Ghirlandajo, les quarante Tornabuoni au mystérieux colloque de Joachim et de l’ange. L’Église laissait faire ; et personne n’avait inquiété Véronèse pour avoir assis à la table des mariés de Cana Charles-Quint et François ler, Alphonse d’Este et la marquise de Pescaire, et pour s’être représenté lui-même au premier plan accordant sa viole tandis que Titien fait ronfler sa contrebasse.

Les choses en étaient là, quand l’artiste, un beau jour, — le 18 juillet 1573 — se vit cité pour répondre de ces faits devant le Saint-Office. Nous avons le procès-verbal de l’interrogatoire ; c’est un document du plus vif intérêt.

Appelé au Saint-Office, par-devant le tribunal sacré, Paul Caliari Véronèse, demeurant en la paroisse Saint-Samuel, et interrogé sur ses noms et prénoms, a répondu comme ci-dessous.

Interrogé sur sa profession.

R. — Je peins et je fais des figures.

D. — Avez-vous connaissance des raisons pour lesquelles vous avez été appelé ?…

R. — Je pense que c’est au sujet de ce qui m’a été dit par les Révérends Pères, ou plutôt par le prieur du couvent de Saint-Jean-Saint-Paul. Il paraît que vos Seigneuries l’invitent à faire peindre dans mon tableau une Madeleine au lieu d’un chien. J’ai répondu que je ferais tout ce qu’il faudrait pour mon honneur et celui du tableau, mais que je ne comprenais pas que cette Madeleine put faire bien ici, et cela pour beaucoup de raisons que je suis prêt à dire.

D. — Quel est le tableau dont vous parlez ?

R. — La dernière cène de Jésus-Christ dans la maison de Simon…

D. — Dans cette cène de Notre-Seigneur, avez-vous peint des gens ?

R. — Oui.

D. — Combien ? et que fait chacun d’eux ?

R. — D’abord, le maître de l’auberge, Simon ; puis, au-dessous de lui, un écuyer tranchant, et encore beaucoup d’autres figures que je ne me rappelle point, vu qu’il y a longtemps que j’ai fait ce tableau…

D. — Que signifie celle à qui le sang sort par le nez ?

R. — C’est un serviteur qu’un accident quelconque a fait saigner au nez.

D. — Que signifient ces gens armés à l’allemande, une hallebarde à la main ?

R. — J’ai besoin d’une vingtaine de mots.

D. — Dites.

R. — Nous autres peintres, nous prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallebardiers l’un buvant et l’autre mangeant au bas de l’escalier, …parce qu’il m’a paru possible et convenable que le maître de la maison, riche et magnifique, à ce qu’on m’a dit, pût avoir de tels serviteurs.

D. — Et l’homme en habits de bouffon, avec un perroquet au poing, qu’est-ce qu’il fait ?

R. — Il est là comme ornement, ainsi qu’il est d’usage que cela se fasse.

D. — À la table de Notre-Seigneur, quels sont ceux qui s’y trouvent ?

R. — Les douze apôtres.

D. — Que fait saint Pierre ?

R. — Il découpe l’agneau, pour le faire passer au reste de la table.

D. — Que fait celui qui vient après ?

R. — Il tient un plat pour recevoir ce que saint Pierre va lui servir.

D. — Et le troisième ?

R. — Il se cure les dents avec une fourchette.

D. — Quelles sont les autres personnes que vous croyez vraiment avoir été présentes à cette cène ?

R. — Je crois qu’il n’y a eu que le Christ et les apôtres ; mais lorsque, dans un tableau, il me reste un peu d’espace, je l’orne de figures d’invention…

D. — Est-ce qu’il vous paraît convenable, dans la cène de Notre-Seigneur, de représenter des bouffons, des Allemands ivres, des nains et autres niaiseries ?

R. — Mais non !

D. — Pourquoi l’avez-vous fait ?

R. — J’ai supposé ces gens en dehors de scène.

D. — Ne savez-vous donc pas qu’en Allemagne et autres lieux infestés d’hérésie, ils ont coutume, avec leurs peintures pleines de niaiseries, d’avilir et de tourner en ridicule les choses de la Sainte Église, pour duper ainsi les ignorants et les naïfs ?…

R. — Très illustres Seigneurs, je n’avais point pensé mal faire ; je n’avais point pris tant de choses en considération. J’étais loin de m’imaginer un si grand désordre, d’autant que j’ai mis ces bouffons hors du lieu où se trouve Notre-Seigneur.

Ces choses étant dites, les juges prononcent que ledit Paul sera tenu d’amender et de corriger son tableau dans l’espace de trois mois, le tout à ses dépens. Et ita decreverunt omni melius modo[43].

IV


On a médit du Saint-Office : d’autres tribunaux auraient fait lacérer le tableau, — et, au besoin, brûlé l’auteur ; Véronèse et nous-mêmes en sommes quittes à meilleur marché.

Le fait semble donc n’avoir pas eu de conséquences. En réalité, c’est la fin d’une époque et d’un monde. Avec le procès de Véronèse, se terminent les trois siècles

  • d’art compris sous le nom de Renaissance et qui forment l’objet des précédentes études.

C’est qu’il s’était passé, au cours du xvie siècle, un événement irréparable : la Réforme décidément est un fait accompli. Toutes les tentatives de conciliation avaient abouti à ce désastre : une moitié de la chrétienté se détachait de Rome ; on avait vu se dresser Église contre Église ; la conscience européenne se divisait pour des siècles ; chaque nation se trouvait intimement déchirée. Pour réparer cette brèche, guérir ses meurtrissures, l’Église se recueille et se réorganise, cherche à se reconnaître et à se raffermir. Il fallait faire un sérieux examen de conscience, compter les pertes, se retrancher derrière une nouvelle ligne de défense. Ce fut l’œuvre du concile de Trente.

Je ne fais pas ici l’histoire du concile. Mais Trente est sur le chemin de l’Allemagne, à une heure de Vérone et à deux heures de Venise ; et c’est de Venise que part le mouvement de réaction ou de renaissance catholique d’où est issue l’œuvre de Trente. C’est la petite société piétiste des Contarini, des Caraffa, des Giberto, qui prit en main dès l’origine cette initiative nécessaire[44]. Tous les points du dogme et de la morale furent corrigés et définis au point de vue du catholicisme. L’art eut son tour à la fin, dans la vingt-cinquième et dernière session.

« Le saint concile, y est-il prononcé, défend de placer dans une église aucune image qui rappelle un dogme erroné et qui puisse égarer les simples. Il veut qu’on évite toute impureté, qu’on ne donne pas aux images des attraits provocants. Pour assurer le respect de ces décisions, le saint concile défend de placer ou de faire placer dans aucun lieu, et même dans les églises qui ne sont point soumises à la visite de l’ordinaire, aucune image insolite, à moins qu’elle n’ait été approuvée par l’évèque »(1563).

C’était là un simple rappel du droit ecclésiastique. Mais les circonstances lui donnaient la force d’une restriction très étroite. En fait, en tant que l’art est fils de l’esprit humain et relève de la morale, aucune œuvre, même profane, ne devait échapper au nouveau règlement. Qu’on parcoure le traité du Mobilier religieux, de saint Charles Borromée[45], ou le livre de son neveu le cardinal, le héros populaire des Fiancés de Manzoni : on verra qu’il s’en fallut de peu que les libertés, les conquêtes artistiques de trois siècles ne fussent sacrifiées[46]. Le plus curieux est que ce cardinal Borromée était un amateur : il avait une collection, mais rien n’y entrait que dûment baptisé, consacré et exorcisé ; une déesse de Raphaël est changée en sainte Madeleine, et l’Hercule Chigi se voit convertir en saint Matthieu. C’est le même procédé que les papes d’alors, le Dominicain saint Pie V et le Cordelier Sixte-Quint appliquaient en grand aux vestiges de l’ancienne Rome. La Minerve du Capitole, une croix à la main, devient une figure de l’Église triomphante. Les colonnes trajane et antonine sont surmontées des statues de saint Pierre et de saint Paul. Et quand l’obélisque fut dressé sur la place de Saint-Pierre, le pape enregistra ce fait comme un exploit[47]. On ne souffre plus l’antiquité qu’à la condition de servir, elle aussi, l’Église. Qu’eût pensé de ce traitement la cour de Léon X[48] ? Mais au fond, il y avait là une condition de progrès. La superstition des anciens pouvait devenir un obstacle. L’avancement, la vie dans la science, dans les arts, ne pouvaient se confiner dans un idéal rétrograde. C’est déjà toute la querelle des anciens et des modernes[49]. L’Église, une fois de plus, trace le chemin à l’avenir.

Mais c’est surtout l’art religieux qui sortit de cette révision modifié et altéré. Deux ou trois ans avant le procès de Véronèse, et six ou sept après le Concile, se publiait à Louvain un ouvrage important, l’Histoire des Images du savant Molanus[50]. C’était bien une œuvre de défense, qui venait à son heure, en Flandre, dans ce boulevard de l’Église vers le Nord, et au moment où la révolte des « gueux » et l’indépendance de la Hollande commençaient par une formidable explosion de vandalisme. Contre les nouveaux iconoclastes, Molanus se fait l’avocat de l’art religieux. Il en établit fortement les droits sur l’autorité de l’usage et la tradition. Mais en même temps, il soumet les œuvres de l’art ecclésiastique à un contrôle minutieux. Le second et le troisième livres, où il passe au crible les représentations de Jésus, de la Vierge et des saints, sont les plus significatifs. C’est un massacre de toute la poésie du moyen âge. Des beaux mensonges chéris du peintre et du sculpteur, combien résistent à cette enquête ? C’est une fable que la princesse délivrée du monstre par saint Georges ; c’est un mythe que l’histoire de saint Christophe portant sur son épaule l’Enfant Jésus. Tout cela ne repose que sur des confusions, des méprises et des interprétations douteuses. La Légende dorée tout entière apparaît comme un conte vieillot, un radotage de bonne femme. L’Évangile lui-même a besoin d’être échenillé, débroussaillé de la parure parasite qu’y avait ajoutée la rêverie des siècles ; toute la végétation folle, la flore des lichens et des mousses, la rouille souriante qui enveloppe les cathédrales et leur donne l’air de la vie, le velouté de l’épiderme, dut disparaître dans une opération impitoyable de ravalement. On abat les nids de corneilles qui chantaient autour des clochers ; on arrache l’arbuste qui avait pris pied à l’aventure entre deux pierres, car on apprend que ce luxe charmant menace la construction, descelle peu à peu les blocs et hâte sourdement la ruine.

C’est fini désormais des additions ingénieuses que l’affection des foules avait cru pouvoir faire impunément au texte sacré. On n’écrira plus rien en marge de l’Évangile. On ne lira plus entre les lignes. On ne prêtera plus à la Vierge de maternelles faiblesses. On ne couronnera plus Madeleine, comme une folle Ophélie, de coiffures exquises et apocryphes. L’âge du sentimentalisme, de l’imagination, de la légende finit, celui de la critique et de la raison commence.

Peut-on laisser sans regret tomber dans le passé ce qui avait été longtemps le charme et la consolation des âmes ? Peut-on sans un soupir voir se clore le jardin étrange et familier où la Madone conversait avec des saintes en robes de cour, ce monde de roman, cette divine idylle, qui avait aidé tant de fidèles à supporter cette vie en rêvant une vie meilleure ?

Mais quoi ! Le temps de l’enfance doit-il durer toujours ? Ne fallait-il pas, même au prix de quelques illusions perdues, arriver à l’âge viril et à la pensée adulte ? Je crois aimer autant que personne la poésie du moyen âge. Et pourtant, comment ne pas convenir qu’il y a, chez un Raphaël ou chez un Léonard, un idéal supérieur ? Laquelle de nos Vierges est vraiment comparable à la Vierge à la chaise ? Quelle peinture de la vie du Christ aux cartons d’Hampton-Court, à la Pêche miraculeuse ou à ce Pasce oves, d’une grâce enchantée de pastorale galiléenne ? Proposer de tels modèles à l’art religieux, était-ce lui conseiller de déchoir ?

Avec le concile de Trente, se termine l’histoire que nous avions entreprise ; les ordres mendiants ont fourni leur carrière complète. Leur œuvre va-t-elle maintenant se trouver abandonnée ? Personne n’en reprendra-t-il les méthodes, n’en rajeunira-t-il le programme, et ne donnera-t-il une floraison suprême au génie franciscain ? Ce sera en partie l’œuvre artistique de la Compagnie de Jésus, et cette dernière époque fera la matière de notre prochain et dernier entretien.




  1. Vasari, Vie de Piero di Cosimo, Opere, t. IV, p. 135 et suiv. On notera que Piero machina toute la fête en grand secret dans une salle de Sainte-Marie-Nouvelle. Qui sait si le programme de ce carnaval macabre n’est pas une idée de moine ? La belle chanson d’AIamanni :
    Fummo giá come voi siete,
    Voi sarete come noi ;
    Morti siam, come vedete,
    Cosi morti vedrem voi,
    est publiée par P. Vigo, Le danze macabre initalia, Bergame, 1901, p. 117. Le Diario de San Gallo décrit un ballet de l’Enfer, donné le 16 février 1510, ibid., p. 75 ; d’Ancona, Origini, Florence. 1877, t. I, p. 273.
  2. Jac. Pitti, Storia Fiorentina, l. II, p. 112. Cité par Burckhardt, Civilisat. en Italie, t. II, p. 244.
  3. Burckhardt, loc. cit., p. 265.
  4. Ermites, fureur de prédictions. En 1496, l’ascète Filippo de Mancini, près de Sienne, dépêche dans la ville anxieuse un romitello, (un élève) portant au bout d’une perche une tête de mort, et une sentence menaçante : Ecce venio cito et velociter. Estote parati. Allegretto, dans Muratori. Rerum ital. script., t. XXIII, col. 856 et suiv.

    À Milan, en 1516, après la deuxième invasion française, un ermite toscan, Jérôme de Sienne, occupe plusieurs mois la chaire de la cathédrale, tonne contre la hiérarchie, opère des miracles et ne cède la place qu’après des luttes très vives. Prato, Archiv. stor., t. III, p. 357 et suiv. — À Rome, en 1508, des flagellants napolitains se présentent, portant à Lorette une Madone miraculeuse ; le pape fait saisir la caisse (600 ducats) et met les meneurs au violon. Modène, Archivio di Stato, lettre de Lodovico da Fabriano au cardinal d’Este, 15 juin 1508, dans Rodocanachi, Rome sous Jules II et Léon X, 1912, p. 301. — En 1522, procession de flagellants, jeunes filles demi-nues, lamentations de femmes portant des cierges à la main et parcourant les rues en criant : « Miséricorde ! Miséricorde ! » Lettere di Principi, Venise, 1591, p. 106. Lettre de Girolamo Negri, du 15 août 1522. Rodocanachi, ibid., p. 300.

  5. Saint Mark’s Rest, préface.
  6. Cf. Broussolle, La Religion et la Renaissance, 1908.
  7. Cf. Holzapfel. Historia ordinis minorum. Fribourg. 1909. Pars II, p. 266 et suiv.
  8. Cf. Marchese, Memorie, t. I, p. 488-515.
  9. Cf. Bode, Florentiner Bildhauer der Renaissance, ch. xiv, 3e édit., Berlin, 1911, p. 328 et suiv. ; Hettner, Italienische Studien, Brunschwig, 1879, p. 145 et suiv.
  10. Marchese, Memorie, t. II, Bologne. 1879 : Gruyer, Frà Bartolommeo della Porta. 1886 ; Knapp, Frà Bartolommeo della Porta und die Schule von S. Marco, Halle, 1903 ; Wyzewa, Maîtres italiens d’autrefois, 1907.
  11. Vasari, t. IV, p. 193 ; Marchese, loc. cit., p. 128. On sait que Frà Bartolommeo est l’inventeur du mannequin. Vasari, p. 195 ; Marchese, p. 167.
  12. Marchese, p. 129.
  13. Sur la petite Circoncision, datée de 1516, un an avant la mort du maître, du musée des Offices, Marchese, p. 147
  14. « Savonarole, al quale egli (Michel-Ange) ha sempre avuta grande affezione, restandogli ancor nella mente la memoria della sua viva voce ». Condivi, Vita di Michel-Angelo Buonarrotti, Rome, 1553, ch. lv ; édit. Frey, Sammlung ausgewaehlter Biographien Vasaris, t. II. Cf. Klaczko, Rome et la Renaissance, 2e édit., 1902, p. 340 et suiv.
  15. G. Frizzoni, Vincenzo Foppa pittore, L’Arte, 1909, p. 249-260 ; G. Jocelyn Foulkes and Mgr. Rod. Maiocchi, Vincenzo Foppa of Brescia, founder of the Lombard School, Londres, 1909. Beltrami, Ambrogio Fossano detto il Bergognone, Inventario dell’arte lomharda, s. I, 1909 ; G. Zappa, Note sul Bergognone, L’Arte, 1909, p. 51-62 et 108-118.
  16. G. Williamson, Bernardino Luini, Londres, 1898 ; Pierre-Gauthiez, Luini, 1906.
  17. Cf. Reinach, Répertoire, t. I, p. 90-94, 219, t. II, p. 125 (Fouquet), 131, 134, 136, etc. (Bergognone, Solario, Boltraffio). En dehors de Milan, Sienne seule en Italie a chéri le motif de la Madonna del latte.
  18. Cf. Ethel Halsey, Gaudenzio Ferrari. Londres, 1903 ; Princesse Ouroussof, Gaudenzio Ferrari à Varallo et Saronno, 1904 ; Williamson, Luini. Les fresques (trente et une scènes) de la Vie de Jésus, par Gaudenzio Ferrari à Sainte-Marie-des-Grâces de Varallo, datent de 1511-1513 ; la Passion de Luini (à Sainte-Marie-des-Anges, Lugano) est de 1529.
  19. Cf. Roy, Le Mystère de la Passion en France, p. 416 et suiv.. à propos du Jugement de Modane.
  20. Cf. Halsey, loc. cit., p. 8 ; Wyzewa, loc. cit., p. 175 et suiv.
  21. Müntz, Histoire de l’art pendant la Renaissance, t. I, p. 331-339 ; t. II, p. 178-182 ; Raphaël, 2e édit., p. 86, 548 ; Thausing, loc. cit., p. 359 ; Max Lekrs, Jahrb. der königl. preuss Kunstsamml., t. XII, 1891, p. 125.
  22. Cf. Mortier, Histoire des Maîtres-Généraux, t. V, p. 24-25. Le cardinal de Torquemada, dominicain Jean protégea Gutemberg ; il était abbé commendataire de Subiaco, où Schweinheim, Pannartz et Hahn commencèrent leurs travaux (1465). Quand ils se transportèrent au palais Massimi, le cardinal installa une presse dans le cloître de la Minerve, et y fit imprimer ses Méditations (1467, avec figures, 1473). Les prétendues Considérations sur les peintures du cloître semblent une méprise des bibliographes. Cf. Audifredi, Edit. rom. saec. XXV, Rome, 1783. p. 8, 125, 135. L’Ordre introduit l’imprimerie à Florence en 1476. L’imprimerie des sœurs édite, de 1476 à 1484, plus de quatre-vingt-six ouvrages. Cf. Janssen, L’Allemagne et la Réforme, t. I, p. 11 ; Falk, Die Druckkunst im Dienste der Kirche, Cologne, 1879.
  23. Londres. National Gallery. Ancienne collection Mond. Peint vers 1502 pour S. Domenico à Città di Castello, chapelle Gavari.
  24. Cf. dans les Énigmes ou Prophéties de Léonard, ses sarcasmes sibyllins contre la coutume des crucifix : J.-P. Richter, Leonardo da Vinci, Londres, 1883, t. II, p. 369, n°s 1303, 1305. Voir aussi ses railleries contre les moines, les flagellants : « Les hommes se cacheront sous le tissu des herbes excoriées [des capuchons de chanvre] et, à grands cris, se donneront à eux-mêmes la torture » (ibid., p. 359). Le martyre, dont les images avaient fait les délices du moyen âge, fait horreur à la Renaissance.

    Cependant cet ennemi des moines, les fréquente, travaille pour eux : il peint la Cène et la famille de Ludovic le More à Ste-Marie-des-Grâces ; la Vierge aux rochers de Londres fut peinte pour les confrères de l’Immaculée Conception, à S. Francesco de Milan (ce qui prouve que, vers 1490, l’iconographie du sujet n’était pas encore arrêtée) ; on trouve dans l’ouvrage de Richter (t. I, p. 354) le programme d’un tableau contenant sept saints franciscains, avec leurs attributs : François, Antoine, Bonaventure, Louis, Bernardin, Elisabeth et Claire. On ne sait d’ailleurs si ce tableau fut jamais exécuté. — Michel-Ange lui-même avait fait un Saint François recevant les stigmates (Vasari, t. VII, p. 149) : cet auteur et Varchi en rapportent un peu différemment l’histoire. Le tableau, œuvre de sa jeunesse, se trouvait autrefois à S. Pietro in Montorio ; il a disparu aujourd’hui. Celui qu’on montre à la place n’a rien de commun avec Michel-Ange. Cf. Thode, loc. cit., t. I, p. 164.

  25. Quatre dialogues sur la peinture de Francisco de Hollanda, portugais, mis en français par Léo Rouanet, 1911, p. 28 et suiv.
  26. Cf., dans Thausing, Dürers’ Briefe und Tagebücher, Vienne, 1872, p. 154 et suiv., les belles prières ou méditations en vers, Die Sieben Betstunde : « Vers l’heure de vêpres, on descendit Jésus de la croix, et on le remit à sa mère. En ce jour, la toute-puissance du maître resta entièrement cachée dans le sein de Dieu ! O homme, contemple cette mort, remède de ta grande détresse ! Marie, couronne des vierges, reconnais le glaive de Siméon ! Ici repose l’abrégé de toute perfection, celui qui nous a délivrés du péché ! O toi, Dieu et Seigneur tout-puissant, nous contemplons avec grande compassion les tourments et la mort cruelle que Jésus, ton fils unique, a soufferts pour nous racheter. Donne-moi une vraie contrition de mes péchés, rends-moi meilleur, je t’en supplie de toute mon âme ! Seigneur, par ton triomphe, laisse-moi un jour avoir part à ta victoire ! » Voir encore, au même endroit, les pensées de Dürer, si religieuses, sur la mort.

    On voudrait savoir à ce propos, quelque chose des rapports de Dürer avec les Mendiants, — soit les Dominicains de Francfort, pour lesquels il a peint le triptyque Heller (1509), soit les Franciscains, dont on se demande si ce n’est pas pour eux qu’il a gravé le Saint François recevant les stigmates, ou sous leur influence qu’il a exécuté ses quatre Passions. On connaît ses relations amicales et enjouées avec Charité Pirkheimer, la sœur de Willibald, et la supérieure des Clarisses de Nuremberg. Voir la lettre de celle-ci à

    l’artiste, dans Thausing, Dürers Briefe, p. 167 et suiv. Le plan de la Vie de la Vierge se trouve, selon Baader, dans les archives du couvent : il date

    de l’époque où Charité était prieure. Beiträge zur Kunstgeschichte Nürnbergs, Nordlingen, 1860, t. II, p. 63-70 ; Janssen, L’Allemagne et la Réforme, t. I, p. 182.

  27. S. Butler, Ex-voto, an account of the Sacro Monte or New-Jerusalem at Varallo-Sesia, Londres, 1890 ; Motta, Il beato Bernardino Caimi, Turin, 1891 ; Miscell. di storia francescana, 1886, t. I, p. 61 et suiv. ; Mariotti, La passione di G. Cristo ed i Francescani, Sainte-Marie-des-Anges, 1907, p. 144 et suiv.

    Une œuvre toute semblable, et dans une région voisine, est le Calvaire de Romans (Drôme), élevé en 1516 par un certain marchand, Romanet Bouffin, dit Richard, lequel en avait vu un pareil à Fribourg, et avait obtenu licence de le copier (Arch. de la Société d’histoire du canton de Fribourg, t. V, Fribourg, 1893, p. 274 et suiv.). Il ne s’agissait à l’origine que des Sept chutes, comme dans le Calvaire de Krafft à Nuremberg. Le pèlerinage compte aujourd’hui quarante stations. L’œuvre, dès le début, est prise en main par les franciscains. Cf. Voyage et oraisons du Mont Calvaire de Romans, Paris, 1556 ; Directoire du voyage, par Frère Archange de Clermont, cités dans Thurston, Étude historique sur le chemin de la croix, 1907, p. 96 et suiv. ; cf. U. Chevalier, Bulletin d’histoire ecclésiastique des diocèses de Valence, t. IV, p. 68 ; Kneller, Geschichte der Kreuzwegandacht, Fribourg, 1908, p. 25.

  28. Il avait été à deux reprises (1477 et 1487) custode de Terre-Sainte. Depuis 1491, il était gardien de l’Observance.
  29. Publié à Mayence en 1486. Cf. Falk, Druckkunst, p. 47-50 ; liste des éditions, p. 104-106. Il y eut des traductions françaises, italiennes, hollandaises, espagnoles. Voir Röhricht et Meisner, Deutsche Pilgerreise nach dem Heiligenlande, Berlin, 1880.
  30. Lomazzo, Idea del Tempio della Pittura, Milan, 1590 ; 2e édit. Bologne, 1785, p. 37, 42, 47. « Onde chi non ha veduto quel sopolcro, non può dir di sapere che cosa sia Pittura, e qual sia la vera eccellenza di lei ».
  31. Molmenti, Il Moretto da Brescia, Florence, 1898 ; Rio, l’Art chrétien, 1874, t. III, p. 258 et suiv.
  32. Berenson, Lorenzo Lotto, an essay in constructive art criticism, New-York, 1895 : 2e édit., 1905, p. 206. Cf. Frizzoni, Lorenzo Lotto pittore, dans l’Archiv. storico dell’Arte, t. IX, p. 195, 427 (1896). Le tableau en question se trouve dans la collection Borromée ; il représente le crucifix cantonné des Arma Christi (voir plus haut, VIIe leçon). — Consulter encore Gianuizzi, Libro dei Conti di Lorenzo Lotto, dans les Gallerie nazionali italiane, t. I, Rome, 1894 ; Rio, loc. cit., p. 238 et suiv.
  33. Par exemple, en 1540, Lotto alors à Venise, eut à peindre pour un ami, sans doute d’après quelque modèle de Cranach, le portrait des Luther. Berenson, loc. cit., p. 269. Ce critique paraît toutefois se méprendre sur les sympathies protestantes de Lotto : il en donne pour preuve le magnifique retable de S. Domenico à Cingoli (1539) ; le sujet, qu’il n’a pas compris, est une Madone du Rosaire. Cf. loc. cit., p. 208, 270.
  34. Cf. Olga von Gerstfeldt, Venus und Violante, dans les Monatshefte für Kunstwissenschaft, octobre 1910.
  35. Vasari, t. IV, p. 96. De même les soi disant Philosophes ou Géomètres de Vienne, qui paraissent représenter l’épisode de Virgile (Enéide, liv. VIII), où Enée, accompagné du vieil Evandre, visite la colline qui sera le Capitole ; de même l’Orage ou la Famille de Giorgione, du palais Giovanelli, qui semble l’illustration d’un passage de Stace : Adraste et Hipsyphile. Cf Herbert Cook, Giorgione, Londres, 1900.
  36. Cf. Ludwig, Italienische Forschungen herausgegeben vom kunsthistorischen Institut in Florenz, Berlin, 1906 ; Giovanni Bellinis’ sogenanannte Madonna am See, dans le Jahrb. der Konigl. preuss. Kunstsammlungen, Berlin, 1902 ; Gronau, Die Künstlerfamilie Bellini, Bielefeld, 1909, p. 106 et suiv.
  37. Cf. Ruskin, Saint Mark’s Rest, appendice I : The Shrine of the Slaves et, dans la Revue de l’art de janvier 1910, mon article sur Carpaccio et le paysage vénitien.
  38. Cf. Mortier, Histoire des Maîtres-Généraux, t. I, p. 612. On trouve quelquefois des représentations humoristiques. À Gratz, c’était un chien, assis sur son derrière, et qui faisait le beau. Ibid.
  39. Goethe, Œuvres, traduct. Porchat, t. X, p. 402.
  40. Mâle, L’Art religieux à la fin du moyen âge, p. 54.
  41. R. de la Sizeranne, La Modernité de l’Évangile, dans Le Miroir de la vie, 1902, p. 178 et suiv.
  42. Le passage est connu.

    « Vous sacrifiez à Moloch, c’est-à-dire au diable !… Quelles sont les idoles qui règnent à Florence ? Dès qu’une femme a marié sa fille, elle s’empresse de l’exhiber avec ostentation, parée comme une nymphe, et tout d’abord elle la conduit à Santa Liberata (c’était le nom de la cathédrale, aujourd’hui Sainte-Marie-de-la-Fleur).

    « Voilà, continue le prophète, les idoles que vous mettez dans mon temple. Ces images que vous faites peindre dans les églises sont les images de vos dieux, et les jeunes gens disent ensuite en voyant telle ou telle : « Voici Madeleine, voilà saint Jean. » Ah ! peintres, vous agissez mal. Si vous saviez ce qui s’ensuit, comme je le sais, moi qui vous parle, vous ne feriez plus de

    la sorte. Croyez-vous que la Sainte Vierge était vêtue comme vous la représentez ? Je vous dis qu’elle était vêtue comme une pauvre femme, simplement, et à peine laissait-elle entrevoir le haut de son visage. De même était vêtue sainte Anne. Et vous, vous donnez à la Vierge des habits de courtisane ! Voilà comment le culte divin est profané ». Prediche de fra Hieronymo per quadragesima, Venise, 1519, f° 89.
  43. Baschet, Paul Véronèse appelé au tribunal du Saint-Office à Venise, Gazette des Beaux-Arts, 1re période, t. XXIII, p. 378 ; Yriarte, La Vie d’un patricien à Venise, 2e édit., p. 358.
  44. Cf. Ranke, Histoire de la papauté pendant les XVIe et XVIIe siècles, trad. franç., 1838, t. I, p. 181 et suiv. ; Symonds, Renaissance in Italy, t. VI et VII, The Catholic reaction, nouv. édit., Londres 1907 ; Dejob, De l’influence du concile de Trente, 1884.
  45. De ecclesiastico supellectili, Milan, 1571. Il condamne expressément, dans la représentation des saints, l’usage du portrait ou du modèle vivant. « In illis autem sicut sancti, cujus imago exprimenda est, similitudo, quoad ejus fieri potest, referenda est, ita cautio sit, ut ne alterius hominis viventis, vel mortui effigies de industria repraesentetur ». Dans les peintures, il veut le sérieux des accessoires : pas de fantaisie, pas d’animaux, excepté quand le texte l’exige clairement ; pas de paysages, pas de verdures, rien pour le plaisir, l’imagination, les sens.
  46. Federici cardinalis Borromæi Archiep. mediolan., de Pictura sacra libri duo, Milan, 1634, in 4°. Cf. Rio, De l’Art chrétien, 1874, t. III, p. 299 et suiv.
  47. Cf. Ranke, Histoire de la Papauté, t. II, p. 301 ; Lanciani, La destruction de Rome antique, 1905, p. 175 ; Orbaan, Sixtine Rome, 1910. Sixte-Quint n’a plus aucun sens de la beauté antique. Il fait abattre froidement le Septizonium de Sévère. Une délégation de la noblesse romaine lui apporta ses doléances. Le pape répondit qu’il voulait enlever les antiquités laides, et restaurer celles qui en avaient besoin. Parmi ces antiquités laides qu’il n’eut pas le temps de raser, se trouvait le tombeau de Cecilia Métella !
  48. Cf. la lettre bien connue de Castiglione et de Raphaël à Léon X en 1518, Passavant, Raphaël, trad. Lacroix, 1860, t. I, p. 508 et suiv.
  49. Ranke, ibid., p. 313 et suiv. Constitution de l’idée de science (Galilée, Vico, Baronius), à la fin du xvie siècle.
  50. De historia imaginum libri IV, Louvain, 1570. Dès 1568, Molanus avait fait une dissertation sur le culte des images, qui devint le premier livre de l’ouvrage complet. La meilleure édition est celle de Paquot, Louvain, 1771, in-4o.