Histoire biographique et critique de la littérature anglaise depuis 50 ans/01

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HISTOIRE BIOGRAPHIQUE
ET CRITIQUE
DE LA LITTÉRATURE
ANGLAISE
DEPUIS CINQUANTE ANS[1].

Quand Burns publia ses poésies, il espérait, dit-il, trouver des lecteurs curieux de connaître la nature des pensées et des sensations d’un paysan. Moi[2], je nourris le même espoir, je n’ai pas le même talent que le célèbre poète écossais ; mais avec son humilité, j’essaierai de montrer quelles sont les idées d’un paysan sur un sujet qui ne s’adresse pas seulement à l’imagination, à savoir l’histoire biographique et le caractère de la littérature anglaise depuis la mort de Johnson jusqu’à celle de Scott, c’est-à-dire pendant une période d’environ cinquante années.

Un écrivain célèbre, auquel je faisais part de mon projet, me disait : « Trois qualités sont nécessaires pour réussir dans une telle entreprise, c’est un jugement sûr, un cœur droit et une bonne conscience. » Mes connaissances ne sont pas aussi étendues que je le désirerais ; mon jugement n’est sans doute pas ce qu’il y a de plus sûr, mais je me mets à l’œuvre avec loyauté, avec la ferme résolution de dire seulement ce que j’ai senti, ce que je crois.

La littérature de notre île se partage en deux grandes ères ; on peut nommer l’une l’ère d’Élisabeth ; l’autre, l’ère georgienne[3]. Dans la première, l’esprit humain s’élance hors des ténèbres dont il fut long-temps enveloppé ; la lumière apparaît ; la découverte de l’imprimerie ouvre les sources des sciences sacrées et profanes. Puis arrive la seconde. Alors le génie littéraire subit l’influence de l’esprit d’investigation ; il revient de son essor vers les espaces imaginaires ; il se rit des anciennes croyances qui l’ont guidé, des rêves qui ont agi sur lui, et renonçant à son vol capricieux, le voilà qui se met à faire des études d’anatomie et de dissection, à discuter avec amertume sur la corruption du corps social et politique. Au temps où vivaient Spencer, Shakspeare[4], Milton, l’imagination parlait en souveraine, et, semblable à l’alouette, la poésie, planant dans une atmosphère supérieure, faisait entendre des chants plus suaves à mesure qu’elle s’élevait plus près du ciel. Au temps de Cowper, Burns, Byron, Crabbe et Scott, ces chants nous viennent assez souvent d’une région moins haute ; les sommités poétiques ont été envahies, et la muse cherche des retraites plus obscures pour y porter ses douces créations. Pendant l’ère à laquelle Élisabeth a donné son nom, la littérature anglaise fut essentiellement poétique ; les sujets que l’on aimait à traiter comportaient à peine la prose[5], et les génies élevés de l’époque se faisaient un devoir chevaleresque de maintenir les œuvres d’art à leur plus grande élévation. Pendant l’ère georgienne, la prose ne s’est pas élevée, mais la poésie est descendue. Nous n’avons point de prose plus vigoureuse, plus flexible que celle de Dryden, et point de poésie d’une nature plus belle et plus majestueuse que le Paradis perdu. Les poètes anglais modernes ont préféré des sujets domestiques, familiers et parfois vulgaires. Ils ont choisi des thèmes dont les Spencer et les Milton n’eussent pas voulu, et pendant le règne de la dynastie de Hanovre, on a vu paraître bien des poèmes longs et péniblement travaillés, qui, par le fonds du sujet et par les détails, rentrent dans le domaine de la prose.

À la mort de Johnson, avant que l’on eût reconnu le mérite de Cowper, avant que Burns eût chanté, le caractère de la littérature britannique se présenta sous plusieurs faces. La poésie, polie et façonnée avec soin, avait gagné en éclat ce qu’elle avait perdu en solidité. La muse n’exhala plus qu’un son mélodieux, sans pensées, comme les roulades d’un aria à la mode. Les vers d’Ossian, où l’on reconnaît le caractère bien senti des anciens chants celtiques, n’eurent aucune influence en Angleterre. Les hommes tels que Thompson, Collins, Gray, qui avaient peint la nature, étaient morts et délaissés ; Churchill est moins un poète qu’un écrivain satirique. Les vers de Johnson sont empruntés aux anciens, travaillés et artificiels ; Falconer a chanté la tempête et l’océan avec grandeur et avec grace ; Warton puise aux vieilles sources pures de la poésie anglaise ; Darwin copie la nature, mais sa manière est affectée, précieuse et fausse. Le laborieux Hayley, plein d’exaltation factice, ne parle jamais à l’âme ; Wolcot, épigrammatiste grossier, satirique sans force, dirige ses pointes sans portée contre la cour et l’académie, tandis que miss Seward, à laquelle cependant Walter Scott daigna penser, tâche d’attirer l’attention sur elle et sur sa petite coterie, au milieu de laquelle elle répand une faible et vacillante lumière[6]. Les véritables voies de la nature étaient délaissées ; la muse cesse d’être naïve et passionnée ; des fleurs artificielles dans les cheveux, couverte de lourdes et prétentieuses broderies, elle quitte les grandes forêts, les torrens majestueux, et va, la harpe à la main, s’asseoir dans les grottes artificielles, aux pieds des cascades factices, auprès des nymphes de pierre et des faunes aux pieds fourchus. On peut en grande partie attribuer cette tendance à Johnson, qui, dans une série de critiques dont l’on doit admirer la sagacité et l’ironique finesse, prit à tâche de dénier la plupart des qualités poétiques auxquelles Cowper et Burns doivent leur immortalité. Il tourna en ridicule les poésies basées sur la nature et la réalité, en élevant la versification acérée de Hoole au-dessus de la simplicité enthousiaste de Fairfax ; il fit de l’art du poète une amplification monotone et laborieuse plutôt que l’expression vive et variée d’un sentiment parti du cœur.

Pendant cette seconde période, la prose anglaise a beaucoup plus de nerf que les vers, et l’on peut mettre en doute qu’elle soit jamais tombée aussi bas que la poésie[7]. Plusieurs hommes d’une trempe forte s’élèvent alors pour maintenir la dignité de la littérature, et dans ce nombre, on distingue Warburton ; chez lui, le savoir embellissait les dons de la nature et ne les étouffait pas. Johnson, dans ses Vies des poètes (Lives of the poets), fit preuve d’un talent prodigieux ; là se trouve ce que peut-être personne avant lui n’avait encore offert au même degré, une connaissance approfondie de la vie humaine, une extrême finesse dans la peinture des caractères, et un tact parfait pour montrer les défauts d’un ouvrage ; et tout cela rendu dans un style à la fois mâle et plein de douceur, où chaque mot porte une pensée, où chaque phrase fait naître une foule de réflexions. Hume, Robertson, Gibbon, s’emparent du domaine de l’histoire ; il y a de l’art et une élégance calculée dans la disposition de leur plan, de la philosophie dans leur manière de raconter les troubles civils, la monotone série de ces rois succédant à d’autres rois, le pénible détail de ces couronnes disputées, de toutes ces guerres intérieures. Hume, avec son style simple et vigoureux, sans affectation, retrace les déchiremens de l’Angleterre depuis Jules César jusqu’à la révolution qui entraîna une vieille dynastie. Il fait l’histoire de la constitution, l’histoire du peuple, de ses libertés, et des vicissitudes qu’elles ont subies.

Robertson, à travers le travail visible de ses longues et harmonieuses périodes, montre une grande connaissance de son sujet, une grande habileté dans la manière de le mettre en œuvre. Pour la clarté des descriptions, pour la peinture des caractères et des évènemens, il est peut-être sans égal, ou s’il en a un, c’est Gibbon.

La décadence et la chute de l’empire romain (The Decline and Fall of the Roman Empire) est, sans doute, la plus magnifique histoire que l’on ait jamais produite. C’était le sujet le plus grand qu’un écrivain pût choisir, et Gibbon l’a traité en maître. Il est profondément instruit, mais il use de sa science sans effort ; il la distribue comme la lumière dans un tableau : elle est toujours visible et toujours à sa place. Pour la pompe pittoresque des récits, pour la netteté du raisonnement, pour le talent de grouper les personnages et les faits, ou d’exprimer en quelques lignes le résultat de plusieurs faits, je le regarde comme sans rival. Il prodigue les ornemens, souvent il nous donne un sarcasme pour une opinion, un trait d’ironie pour un raisonnement ; mais on retrouve chez lui ce que nous avons déjà dit de Johnson : chaque mot porte un sens profond, et chaque phrase est pleine de pensée.

Pendant que l’histoire s’élevait si haut, l’éloquence n’était pas tombée dans l’oubli. Burke vient, il prononce ces discours[8] auxquels peut-être on ne trouve rien à comparer, ni dans les temps anciens, ni dans les temps modernes, pour la beauté classique, la vigueur et la noblesse. Burke nous apparaît comme un géant parmi de grands hommes, les Pitt, les Fox, les Grattan[9], les Sheridan.

À cette époque, les nations subirent un changement social et politique dont l’influence rejaillit jusque sur notre littérature. L’Amérique devint république : la France essaya de l’imiter. Fils de ces puritains victimes de leur foi consciencieuse et de leur besoin d’indépendance, le peuple américain était devenu riche, nombreux, puissant, industrieux ; il résolut de ne pas vivre plus long-temps sous notre dépendance : il proclama sa liberté ; puisqu’on le soumettait aux taxes, il voulut avoir ses représentans dans le parlement d’Angleterre. On sait le résultat. La France, guidée par une politique aveugle et imprévoyante, tire l’épée du despotisme pour la cause de la liberté, et dans le combat où elle se jette, adopte pour elle-même les principes qu’elle a soutenus pour une autre nation. Alors sa littérature assujettie aux lois du gouvernement, aux susceptibilités de l’église, s’agite, impatiente dans ses entraves, puis tout à coup s’attaque au pouvoir avec le sarcasme plus poignant que le glaive, avec l’amère ironie plus cruelle que la flèche empoisonnée. La révolution a lieu. La chute d’une ancienne monarchie, entraînant avec elle tout ce qu’elle embrasse depuis si long-temps, et la fondation d’une république, basée sur ces débris, ne pouvaient s’opérer sans qu’il en résultât pour les peuples éloignés une profonde commotion, et l’Angleterre la ressentit. En Angleterre, où le roi n’est rien, où le parlement est tout ; en Angleterre, où les lenteurs de la loi permettent aux passions de s’amortir, où la constitution est ouverte à tous ceux qui peuvent en comprendre les mystères, où l’on ose parler à cœur ouvert, sans crainte des fers ni du knout, l’exemple de la révolution française fut contagieux ; on désira plus de liberté encore. Des pairs d’Angleterre signèrent citoyen un tel ; des femmes adoptèrent le costume et les maximes libérales des femmes de Paris ; des sculpteurs modelèrent des rois découronnés, offerts en sacrifice sur l’autel de l’indépendance ; des poètes célébrèrent la dignité du génie, et la noblesse de ces hommes qui ne relèvent que de Dieu. Enfin les idées nouvelles jetèrent leur éclat sur le discours de l’orateur, sur les sermons des prêtres, et lorsque deux ou trois personnes se trouvaient réunies, c’était pour s’entretenir de liberté et d’égalité, du règne de la raison et de l’âge d’or de la science.

Ébranlée par ces secousses, la littérature changea de ton ; les muses sortirent de leur engourdissement[10], et Cowper en Angleterre, Burns en Écosse, exprimèrent leurs émotions dans le langage de la nature et de la vérité. La poésie anglaise renaquit. Il est vrai que ces deux poètes jouissaient déjà d’une grande renommée avant la révolution française ; mais Cowper n’avait pas écrit son principal ouvrage, ni Burns la plupart de ses poésies, lorsque l’indépendance de l’Amérique fut proclamée ; et sans vouloir les soumettre d’une manière trop absolue à l’influence de nos orages politiques, on peut croire pourtant qu’ils furent l’un et l’autre stimulés par l’esprit d’investigation auquel on s’abandonnait alors sans contrainte. Un critique célèbre[11] attribue ce changement opéré dans la littérature, à la publication des Trésors de l’ancienne poésie anglaise (Reliques of ancient english poetry) ; mais les belles ballades contenues dans ce recueil n’étaient pas inconnues. C’étaient des monumens domestiques, familiers aux hommes instruits de l’Angleterre ; elles n’avaient jamais perdu toute influence sur les esprits accessibles aux émotions vraies, même revêtues d’un style sauvage et peu cultivé. Quoi qu’il en soit, une réforme salutaire fut opérée : les muses sortirent de leur ornière pour faire entendre une voix forte et puissante, et vers le nord comme vers le sud, à l’est comme à l’ouest, la Grande-Bretagne s’élança vers une poésie nouvelle.

J’ai voulu retracer brièvement le caractère de l’ancienne littérature anglaise ; je vais poursuivre le plan que je me suis prescrit ; et dans une suite de biographies critiques, j’embrasserai tour à tour la poésie, le roman, l’histoire, le drame, etc. Je m’attacherai à puiser mes renseignemens aux sources les plus authentiques, à représenter la physionomie des hommes morts ou vivans avec la plus entière impartialité.


Cowper. — Au premier rang de cette suite de poètes illustres qui firent revivre dans les vers anglais les idées vraies et naturelles, il faut placer William Cowper. Il était de naissance noble. Dans sa jeunesse, il se montra studieux et passionné pour la poésie. Ses parens le destinaient au barreau, chose moins incompatible avec les goûts de poète qu’on ne semble généralement le croire ; Walter-Scott peut nous en donner la preuve. Mais Cowper tenait de sa mère une timidité naturelle qui le rendait trop sensible pour lui permettre de réussir dans une profession qui réclame une certaine hardiesse d’esprit et une assurance à laquelle il essaya en vain de s’habituer. Ce défaut d’organisation, en l’empêchant d’entrer comme greffier à la Chambre des Lords, ruina sa fortune en assurant sa gloire. Sa tristesse de cœur l’entraîna vers les idées religieuses ; l’étude des saintes Écritures le porta vers la poésie, et lorsque ses œuvres commencèrent à obtenir les suffrages du public, la douleur qui pesait comme un nuage sur son ame passa, et le poète et l’homme surgirent comme le soleil en plein midi. Il n’y a rien dans toutes les biographies de plus agréable à observer que le moment où la gloire arrache l’ermite à sa retraite, où des parens nobles se retrouvent ses parens. Ses lettres, qui exprimaient naguère tant de craintes sur le présent, tant de doutes sur l’avenir, s’éclaircissent, deviennent riantes et joyeuses ; sa muse prend une démarche plus hardie, et s’échappe pour jouir du soleil et de l’air, et des bruissemens des ruisseaux, de la mélodie des bois, et de la société des jeunes filles naïves et des jeunes gens pleins de candeur.

En 1782, Cowper fit son entrée dans le monde comme poète. Il publia : 1o  les Causeries de table ; 2o  le Progrès de l’erreur ; 3o  la Vérité ; 4o  la Supplication ; 5o  l’Espérance ; 6o la Charité ; 7o la Conversation ; 8o la Retraite. Le titre de ces ouvrages en indique le caractère ; le but de l’auteur en les écrivant était d’exprimer ses sentimens intimes sur la beauté, la vérité, et les joies de la religion. C’est là, si l’on veut, un thème vulgaire qui rentre dans les attributions du prédicateur, mais Cowper ne le traita pas d’une façon vulgaire ; son style est poli, vigoureux, plein de justesse. On y trouve des saillies de satire inexorable, des peintures ravissantes et pures, semées comme les fleurs sur le gazon, avec grace et avec luxe. Le monde s’étonna de voir apparaître ce nouveau censeur, et un assez grand nombre de critiques, ne jugeant la poésie que par habitude, hésitaient à lui accorder le mérite de l’inspiration. Vers la fin de l’année 1784, à peu près à l’époque où mourut Johnson, on vit paraître la Tâche (The Task), le plus bel ouvrage de Cowper. Il donne lui-même dans sa préface l’explication de ce titre singulier. « Une dame le pria d’écrire un poème en vers blancs, et lui indiqua pour sujet le Sopha. Il agrandit son thème, élargit son cercle, et s’abandonnant aux rêves que lui donnait sa situation d’esprit, il en vint à faire, de ce qu’il regardait d’abord comme une plaisanterie, quelque chose d’assez sérieux… un volume. » La Tâche obtint les suffrages universels. On se plut à y chercher ces peintures si vraies des hommes et des choses, ces beaux paysages variés d’après les saisons ; et cette suite de tableaux tristes ou rians, mais toujours vrais, dans leurs masses, dans leurs détails, dans leurs beautés, dans leurs difformités même. La touche de Cowper était brillante et délicate. Toutes les idées qui doivent un jour ou l’autre traverser notre vie et l’influencer se retrouvent dans cet ouvrage. Cowper plaide la cause du pauvre et du malheureux en face du riche ; il avertit les grands de leurs devoirs envers la patrie, envers ceux qui souffrent, envers Dieu ; il demande compte au parlement ; il fait vibrer sur la chaire évangélique le fouet de ses vers acérés, présente aux cités corrompues le miroir de leurs vices, miroir devant lequel elles doivent frissonner, et offre aux habitans des prés et des plaines le tableau non moins fidèle des folies qui entraînent leurs enfans. La satire est vive, judicieuse, mordante ; ses plaintes ne sont point outrées, et sa douceur n’est pas dénuée d’énergie. Il court, il est vrai, d’un sujet à l’autre ; mais une chaîne sympathique, une sensibilité tendre, une spirituelle observation, rallient et réunissent les objets les plus disparates. Son vers est mâle, fortement accentué, libre d’entraves. Des critiques ont à tort voulu nous le montrer comme un écho des Pensées nocturnes (Night Thoughts) : Cowper est original dans son expression et dans sa pensée. Est-ce ici le langage d’Young l’épigrammatique ?

How in the name of soldiership and sense
Should England prosper, when such things as smooth
And tender as a girl, all essenced o’er
With odours, and as profligate as sweet,
Who sell their laurel for a myrtle wreath,
And love when they should fight, — when such as these
Presume to lay their hand upon the ark
Of her magnificent and awful cause.

« Au nom de l’honneur et du bon sens, répondez ! Comment notre pays serait-il heureux, quand des êtres débiles et doux comme des vierges, des êtres embaumés de parfums et couverts de vices, jeunes gens qui parlent d’amour quand il faut se battre, et vendent leur laurier pour un rameau de myrte ; quand ces êtres mettent la main sur l’arche sainte, et osent se porter défenseurs de sa magnifique et sublime cause ? »


Après le poème dont nous venons de parler, l’ouvrage le plus marquant de Cowper est sa traduction d’Homère. On n’a pas su reconnaître, comme on le devait, en Angleterre, la fidélité, la force avec laquelle il a rendu les beautés de l’Illiade et de l’Odyssée. La mélodie heureuse des vers de Pope charme l’oreille ; mais Cowper s’élève souvent au-dessus de lui, et pour les peintures gracieuses, et pour celles d’une teinte plus forte.

Les dernières années de ce grand poète se passèrent tristes, et comme voilées d’un nuage sombre. Il fut pendant long-temps privé de la raison ; parfois l’usage de ses facultés lui revint, mais cet éclair de bonheur ne durait pas. Cowper avait le caractère doux, courtois, candide et honnête, mais tant de timidité, qu’il ne pouvait voir les étrangers sans une sorte d’appréhension. Ses amis lui avaient voué un attachement peu ordinaire, et cependant quelques-uns exercèrent sur lui une influence défavorable, en lui représentant la gaîté comme une chose coupable, comme une sœur de la vanité, une courtisane du grand monde, et rien de plus[12].

Cowper était né en 1731, il mourut en 1800, après s’être acquis une réputation qui ne doit pas s’affaiblir.


Burns. — Le poète qui vient de nous occuper était un homme placé par sa naissance et son éducation au-dessus du vulgaire ; celui dont je vais entretenir le lecteur n’était qu’un paysan, et son instruction répondait à son humble fortune[13]. Robert Burns naquit à Doon, près de la vieille église d’Alloway, le 25 janvier 1759. Ses premières années s’écoulèrent sacrifiées à des travaux au-dessus de ses forces ; on employait tour à tour le pauvre enfant à faire la moisson, à recueillir le blé, à battre à la grange, et avant l’âge de quinze ans, il devait labourer la terre. Telle était alors sa situation, qu’en jetant un regard vers l’avenir, il n’avait, dit-il lui-même, « rien de mieux à attendre que des fatigues de forçat, et une vieillesse de mendiant. » Mais des pensées plus riantes vinrent se mêler à cette condition obscure, et le flambeau de la poésie éclaira cette triste perspective.

Sa sensibilité était profonde, ses passions étaient ardentes, impétueuses ; il aimait, ou pour mieux dire, il adorait tout ce qu’il voyait revêtu d’une apparence de grace et de beauté. Sa parole était éloquente et inspirée dès qu’un joli visage voulait lui sourire.

Un de ses rustiques amis s’expose-t-il à sa colère, l’épigramme, la satire mordante ne lui manquent pas. Il attribue ses premiers essais à l’amour naïf d’une jeune fille qui travaillait à ses côtés pendant la moisson, et ses derniers vers sont écrits pour une fière et dédaigneuse beauté à laquelle il prodigue en vain l’encens le plus pur, l’hommage le plus poétique. C’est une remarque assez curieuse à faire que les morceaux de poésie les plus naturels, les plus passionnés peut-être de la littérature anglaise, aient été composés par un garçon de labour, et pour l’amour d’une paysanne.

Burns travaillait à la culture des champs sous la direction de son père, et quand celui-ci fut mort, le poète redoubla de zèle pour soutenir par son travail sa mère, ses frères et sœurs. Un sol aride, des saisons mauvaises, des semences gâtées, tout concourut à rendre ses efforts inutiles. Puis les passions le dominent, l’absorbent : il ne voit point de meilleur parti à prendre que d’aller sous un ciel moins rigoureux, dans l’Inde occidentale, chercher un changement de fortune. Cependant, avant de partir, il veut publier ses poèmes ; quelques hommes généreux le secondent dans cette entreprise. Au mois de juillet 1786, il est en état de faire paraître un petit volume sur lequel il place, il faut bien le dire, toutes ses espérances.

Jamais poète ne fut accueilli avec une tendresse, un enthousiasme pareils. Le livre vole de la ville à la chaumière, et de la chaumière au château. Le fermier dans sa grange, le berger auprès de ses moutons, la jeune fille devant son rouet, le lurent avec la même émotion que les hommes instruits, les gens riches et les écrivains. C’est que ces poèmes sont pleins de vie et de chaleur, et portent l’empreinte d’un cœur noble et d’un esprit élevé. Là, tout est fraîcheur, naïveté, tout est vrai, bien senti : tableaux piquans de bonheur domestique ; expression des joies champêtres, naïfs transports d’un innocent amour ; tout l’esprit du paysan, mais sans grossièreté ; un pathétique simple et mâle ; une tendresse qui s’allie très bien avec la gaîté, et une morale attrayante qui sourit à l’ame, et l’élève. Le poète aime les hommes et les fleurs de la vallée, les oiseaux qui fendent l’air, et les animaux qui paissent dans les champs. Il existe entre lui et toutes les choses créées un lien puissant de sympathie ; et cette bienveillance universelle le porte jusqu’à nourrir l’espoir d’une universelle rédemption, jusqu’à croire à la réhabilitation dans leur premier état de gloire, des esprits à présent déchus. Et toutes ces idées sont revêtues d’un langage humble et rustique, d’un dialecte qui peut sembler barbare à l’homme de collège, mais qui, partant d’un tel foyer d’inspiration, doit être regardé comme classique[14].

Le nom de Burns et sa réputation de poète éclairèrent sa terre natale d’une splendeur subite ; et, comme Byron l’a dit de lui-même, « la veille il s’était endormi homme obscur ; il se réveilla le lendemain homme célèbre. » Les premiers écrivains de l’Écosse voulurent entrer en rapports avec lui, et les noms les plus distingués, aussi bien que les plus humbles, se confondirent dans la liste de souscripteurs que l’on forma pour publier une nouvelle édition de ses œuvres. Il fut invité à se rendre à Édimbourg, où Blair l’appelait l’Ossian de la plaine (Lowland-Ossian). Burns le fit assister à ces réunions du soir où l’on buvait le vin comme les anciens, dans des flacons couronnés de fleurs ; Mackenzie étendit la gloire de Burns en consacrant à ses poésies une analyse pleine d’éloges hasardés et généreux ; la duchesse de Gordon admira son esprit, et le jour où il soupa chez elle, prit son bras pour aller à table. Ainsi le paysan écossais fut accueilli et regardé comme une sorte de merveille. Il prit place dans le salon des grands. Les lords applaudirent à ses saillies ; les fières ladies se rangèrent à ses côtés, effleurèrent son front inspiré de leurs plumes flottantes, et parurent toutes surprises de sa naïve éloquence.

On pensait qu’il recevrait bientôt une place ou une pension ; tel lui écrivait que le gouvernement ne pouvait manquer de le protéger ; tel autre voulait le recommander à la faveur du roi ; un troisième, plus sage, lui disait : « Retournez au village ; retrouvez vos sillons et vos prairies, et gardez votre indépendance. » Il fut adulé, fêté, caressé, jusqu’à ce qu’enfin la curiosité dont on l’avait rendu l’objet, étant satisfaite, on voulut voir quelque chose de plus nouveau. Les grands seigneurs cessèrent de l’inviter, et lorsqu’ils le rencontraient par hasard, le saluèrent froidement, ou ne firent pas attention à lui. Il demeura près d’une année à Édimbourg ; et s’apercevant enfin que ses espérances étaient vaines, il se retira avec un amer chagrin et un profond dégoût à Nithsdale ; là il prit la ferme d’Ellisland, épousa Jeanne Armour, et résolut de se livrer à son travail, et d’être prudent. Mais toutes les spéculation faites pour assurer son indépendance devaient mal réussir ; la ferme réclamait plus de soins et de vigilance que le poète ne pouvait lui en accorder ; il la quitta pour prendre une place dans les douanes, et se berça quelque temps de l’espoir d’arriver à un emploi supérieur. Mais la malheureuse étoile qui présidait à sa vie l’arrêta encore dans cette nouvelle carrière. Il comprit enfin que son pays l’oubliait ; et dans l’amertume que lui causaient ses tristes déceptions, il parla trop librement peut-être de la dignité naturelle du génie et de la gloire que le talent procure, comparées au rang qu’un roi leur accorde. Là dessus on lui fit entendre qu’il ne devait plus compter sur aucun avancement, et que l’humble poste dont il était investi, dépendait encore de son silence. Il survécut à ce nouvel affront environ une année, et mourut dans l’été de 1796, victime de sa douleur long-temps comprimée plutôt que d’un mal physique.

Burns était d’une taille droite, élevée, et d’une constitution si forte, que peu d’hommes pouvaient l’égaler dans les travaux les plus rudes. Il avait le front large, les cheveux bouclés naturellement, le visage basané, les yeux grands et noirs, la voix pleine et sonore. Comme poète, il mérite d’être placé au premier rang. Ses idées sont neuves, puissantes ; son style original. Il ne doit rien de son succès aux sujets qu’il choisit, car ces sujets sont tout-à-fait vulgaires, et tels que peut-être pas un autre que lui n’eût osé les traiter. Tout ce qu’il a écrit se distingue par une douce nonchalance, par un choix heureux d’expressions, par une grande souplesse de pensée, par l’élan d’une ame passionnée, et la vigueur d’une intelligence mâle. Sa poésie est familière et noble, facile et concise ; un vif sentiment de la beauté règne dans ses œuvres ; il éclaire, échauffe, embellit, anime tout ce qu’il touche.

Il a chanté les femmes avec enthousiasme, jamais peut-être aucun poète moderne n’a parlé de la beauté avec plus de ferveur et de passion, et les vers qu’il lui adresse doivent vivre tant que les idées douces et gracieuses vivront dans notre pays. Il est du reste le poète du patriotisme ainsi que de la beauté. Son chant de Bruce, et ses autres poèmes de la même nature dureront aussi long-temps que notre langue. Paix à ce grand génie outragé[15] !

Crabbe. — J’ai vu établir une longue et ingénieuse comparaison entre Burns et Crabbe. Cette ressemblance ne peut exister que dans l’imagination de l’écrivain, car à part le choix des sujets humbles et populaires, ces deux poètes ne doivent nullement être mis l’un à côté de l’autre. Burns s’élance avec hardiesse ; Crabbe arrive à pas lents ; l’Écossais bouillant de passion et d’énergie sympathise avec toutes les joies et toutes les douleurs de l’homme, et le poète anglais est un froid anatomiste qui s’arrête le scalpel à la main pour observer de quelle couleur est ce sang, quelle maladie ronge ce foie, et comme les sources de vie se ferment pour ces membres corrompus. Le premier pleure sur les misères humaines, et le second les crucifie. Mais qu’ils lisent George Crabbe, ceux qui voudront voir dans quelle triste situation notre époque de taxes et d’impôts a jeté le paysan ; ceux qui voudront prendre le malheureux avec cette distribution de paroisse qui le soutient sans le rassasier, avec ses enfans assis dans la poussière, ses pauvres enfans que la faim torture, dont l’idiotisme s’empare, et le mettre à côté de ces hommes d’autrefois puissans et robustes, au milieu de leurs grasses campagnes, de leurs belles habitations où retentissait le bruit des armes victorieuses d’Azincourt[16] !

George Crabbe naquit en 1754 à Aldborough dans le comté de Suffolk et fut élevé à Cambridge ; il étudia la chirurgie avec l’intention de la pratiquer, puis il revint de ce projet et tourna ses vues du côté de l’église. Dans cette carrière, les hommes de mérite réussissent quelquefois, mais c’est surtout par suite du patronage qu’ils s’acquièrent. Pour l’obtenir, Crabbe écrivit et publia, en 1783, un poème intitulé le Village. Il débute comme il finit, il est le poète de la réalité, de la vie humble et positive ; il écarte d’un seul coup le prestige des illusions, et nous montre la vérité sans détour et sans voile (open, naked truth). Pour lui, la Paquerette de Burns, qui dictait au poète écossais de si doux chants, n’eût été qu’une plante inutile, et la petite souris qui meurt sous le tranchant de la charrue, et au sort de laquelle le poète-paysan nous force de nous intéresser, n’eût été qu’une vilaine bête de plus à écraser. Voici comment, dans son premier ouvrage, il exprime sa pensée poétique :

The village life, and every care that reigns
O’er youthful peasants and declining swains ;
What labour yields, and what that labour past,
Age in its hour of languor finds at last ;
What form the real picture of the poor,
Demand a song - the muse can give no more
.

« La vie du hameau, les peines et les soucis du jeune paysan, du berger à cheveux gris ; les fruits du travail, et ce que trouve, après les jours du travail, le rustre, dans sa vieillesse et sa langueur ; en un mot, le vrai tableau du pauvre et de son existence réelle réclament un chant : c’est tout ce que la muse peut donner…[17]. »

Il continue en disant qu’autrefois les poètes parlaient du bonheur champêtre, parce qu’ils ignoraient les peines attachées à la condition du paysan ; mais que lui, il se refuse à voiler les maux de la vie sous cette gaze d’élégante poésie.

« Il peindra la chaumière telle qu’elle est, telle que les auteurs ne veulent pas la montrer. »

Il se trompe, s’il n’aperçoit autour de lui, parmi les paysans, que misère et dépravation. Oui, nous le croyons, le bonheur est également réparti entre tous les hommes ; le pauvre journalier, qui vient de creuser ses sillons, est gai lorsqu’il regagne sa hutte ; la laitière voit avec plaisir ses jattes couronnées de crème écumante ; le pauvre homme même couvert de haillons est heureux, lorsque tombe dans son chapeau le sou que le passant lui jette ; oui, tous ces gens-là sont heureux, plus heureux peut-être que les ministres d’état et les courtisans du trône.

J’ignore ce que Fox, Burke, Johnson, pensaient du Village de Crabbe[18] et des tristes peintures que ce poème renferme ; mais l’auteur obtint une petite place dans le clergé, et comprima pendant vingt-sept ans le triste langage de sa muse.

Les critiques et les poètes l’avaient déjà oublié, lorsqu’il publia le Registre de Paroisse (The parish register) ; en 1810, il fit paraître un poème intitulé le Bourg (the Borough) : le temps avait augmenté sa finesse d’observation ; il sembla avoir acquis un tact plus sûr et plus de talent pour rendre ses idées, mais il avait gardé les couleurs sombres de ses premiers tableaux, et ne voyait pas encore avec Burns combien de vertu et de bonheur peut se trouver dans une humble cabane. Les maisons de mendicité, les hôpitaux, les prisons, et les malheureux que ces établissemens renferment, sont sans doute des sujets de poésie assez ingrats, et Crabbe méconnut ou rejeta l’idéal poétique, et fit de son ouvrage un Calendrier de Newgate[19] en vers. Si, fatigués de travail et ennuyés du monde, nous voulons chercher dans Crabbe la consolation que nous offrent presque tous les poètes, alors, au lieu de nous sentir emportés au-dessus de notre nature par la magie du chant, nous ne sentons que dégoût et marasme. Non, que Dieu nous garde de Crabbe à l’heure de la souffrance ! Les tableaux de dégradation morale, intellectuelle et physique, se retrouvent dans tous ses ouvrages ; il veut être, à la façon de Job, le consolateur du peuple ; il lui montre ses misères dans ce monde, puis le rassure avec cette doctrine édifiante, que l’enfer n’est point fait pour des chiens. Il ne convient pas au poète de fermer les yeux sur toutes les vertus, et de les ouvrir sur tous les vices et les misères de l’homme, pour prendre ensuite le ton satirique ou plaintif, et ne parler que des crimes les plus révoltans et des plaies saignantes de la nature humaine. Et pense-t-on qu’il y ait une grande droiture d’esprit chez cet écrivain qui regarde tous les hommes en haillons comme autant d’êtres perdus et réprouvés, et qui, s’entourant à plaisir d’images sinistres, nous représente la bonne vieille Angleterre comme une mendiante et une prostituée ?

Après cela, on aime à sortir de ces sombres et terribles peintures de Crabbe, pour retrouver ses scènes douces et gracieuses, car elles nous aident à supporter les tristes esquisses auxquelles l’auteur les associe, et, pareilles aux sources d’eau qui coulent dans le désert, elles nous récréent et nous rafraîchissent, en même temps qu’elles rattachent le poète aux plus tendres sympathies de la nature humaine. Que si du moins il eût rendu ces tableaux plus fréquens, s’il eût voulu faire dans la vie une égale part du bien et du mal, sa place serait marquée entre Cowper et Burns, qui de tous les poètes modernes sont ceux dont les œuvres trouvent l’écho le plus naïf chez tous les hommes.

On formerait un curieux chapitre de biographie, en examinant combien peu de livres cadrent parfaitement avec le caractère de leurs auteurs. Crabbe était d’une nature tendre, affectueuse, pleine de générosité. Il aimait à secourir les pauvres ; souvent même, lorsque sa servante les avait repoussés, il courait après eux pour leur faire amende de cette dureté. Malheureusement ses vers, au lieu de sortir sans détour de son cœur, étaient le fruit d’un système dès long-temps arrêté et suivi avec persévérance. Il avait résolu de ne pas promener sa muse comme une bergère aimable et riante au milieu des arbrisseaux et des fleurs, mais de la faire passer à travers les ronces et les épines ; et au lieu de s’abandonner aux chants de joie et d’amour, comme les autres muses ses sœurs, celle-ci devait se plaindre et pleurer, grincer des dents, s’arracher les cheveux, et ne souffrir aucune consolation.

Comme homme privé, Crabbe inspirait beaucoup d’affection ; comme ecclésiastique, il fut toujours respecté. Il s’intéressait vivement à l’éducation des pauvres, et employa une grande partie de son temps à l’améliorer. Son école du dimanche était un de ses délassemens favoris ; il aimait alors à s’asseoir au milieu des enfans, à leur parler, à les entendre, et beaucoup d’étrangers choisissaient ordinairement cette heure pour aller le voir. Sur la fin de sa vie, il disait à un de ses amis en lui montrant des enfans : « Je les aime beaucoup et la vieillesse m’a de nouveau rendu leur compagnon. » Il mourut le 8 février 1832 à l’âge de 78 ans. Les habitans de Trowbridge fermèrent leurs boutiques, et quelques-uns prirent le deuil, pour rendre hommage à sa mémoire.


Rogers. — Nous avons remarqué dans les œuvres de Crabbe[20] un penchant à l’ironie dure et au cynisme ; nous ne retrouverons pas ce défaut dans celles de Samuel Rogers[21]. Comme Crabbe, pourtant, ce poète se distingue par un choix habile d’expressions, par sa grande lucidité de pensées et de style, par son goût pour les scènes de la vie privée et les tableaux dans le genre de Gainsborough[22]. Mais la ressemblance à établir entre ces deux poètes ne s’étend pas plus loin ; la muse délicate de Rogers choisit des sujets rians et poétiques ; il ne va point ouvrir la porte des lazarets où la peste règne ; il aime à contempler ce qui est beau et gracieux, et ne veut pas décrire Éden pour l’unique satisfaction de nous montrer l’esprit du mal se traînant entre les arbres, rampant sur la terre au milieu d’une bave sanglante, et arrivant auprès de la femme belle et innocente, pour lui murmurer à l’oreille de fatales paroles.

Il existe trois poèmes dont les titres sont analogues et le mérite tout-à-fait distinct : ce sont les Plaisirs de l’imagination, par Akenside[23] (the Pleasures of imagination) ; les Plaisirs de l’espérance (the Pleasures of hope) ; et les Plaisirs de la mémoire (the Pleasures of memory). Le poème d’Akenside embrasse le présent, celui de Campbell, l’avenir, celui de Rogers, le passé. Il y a dans le premier une poésie plus douce ; dans le second, plus d’enthousiasme ; et dans le troisième, plus de naturel. Les Plaisirs de la mémoire furent publiés en 1792, et devinrent aussitôt populaires. À cet esprit d’observation originale, à ces fines peintures des hommes et des choses, à ces remarques sur la condition sociale et domestique, à tout ce qui distingue en un mot les disciples de la nouvelle école, se trouvent joints ici le travail de style, la clarté et la mélodie de l’école ancienne. Le poème fourmille de traits heureux et saillans, de passages qui se gravent dans la mémoire ; et l’on peut dire qu’il plaît plutôt qu’il ne transporte, et qu’il prend doucement possession du cœur, au lieu de le remplir d’enthousiasme. Hazlitt[24], avec cette sorte de méchanceté qui accompagne son talent, dit qu’il ne manque à Rogers que deux qualités : le goût et le génie. Peut-être, parmi tous les hommes vivans, n’en est-il pas un dont le goût en poésie soit aussi juste et aussi délicat que celui de Rogers. À chaque page de ses œuvres, on reconnaît un amour de l’élégance poussé jusqu’à une délicatesse dédaigneuse. Il rejette beaucoup de choses que d’autres auteurs dont on n’a jamais mis le goût en question admettraient sans scrupule. Sa diction est pure, son style sans emphase a toute la vigueur nécessaire, et ses expressions s’accordent parfaitement avec ses idées. Il sait rendre beaucoup de pensées en peu de mots, et ne laisse peut-être que trop souvent apercevoir la crainte de ne pas se montrer assez clair et assez concis. L’école où il se forma était tourmentée aussi par cette crainte, et tout ce dont on peut l’accuser, c’est d’avoir suivi l’erreur de ses maîtres. Quant à la composition des Plaisirs de la mémoire, il la modifia, la refit jusqu’à perdre patience ; puis il s’en alla trouver ses amis pour connaître leur opinion, écouter leurs remarques, et se rendre à leurs conseils. Une telle manière d’agir peut faire naître de sérieuses objections. Le poète est presque toujours sûr de perdre en vigueur plus qu’il ne gagnera en correction, et tout en améliorant les détails de son ouvrage, il pourra, quant à l’ensemble, mériter beaucoup de reproches. La poésie la meilleure est celle qui s’échappe d’un seul trait du foyer brûlant de l’imagination, et plus on la martelle, plus elle se refroidit.

Le succès des Plaisirs de la mémoire continua à être grand, même après l’apparition des Plaisirs de l’espérance. Rogers avait environ trente ans lorsqu’il publia son poème, et cinquante lorsqu’il mit au jour le second. Pendant cette période, de nombreux changemens s’étaient opérés, et l’empire des muses avait en quelque sorte subi une révolution. Alors avaient apparu des poètes éminens, non pas des hommes comme Gray, qui se contentent d’imprimer un volume, puis qui retombent dans le silence, mais des bardes féconds, ardens, audacieux, produisant sans cesse de nouveaux poèmes épiques, lyriques, dramatiques, romanesques, des volumes de vers.

Si l’on excepte Campbell[25], tous ces poètes, par une sorte d’impulsion unanime, prenaient dans leurs œuvres une autre tendance que celle adoptée jusqu’à ce jour. Il ne s’agissait plus pour eux d’assortir tant bien que mal la boutique du libraire de marchandises poétiques ; mais en réformant l’ancienne manière, ils entraînaient le public hors des voies frayées pendant l’autre siècle. Il y avait donc plus d’un motif pour que le Voyage de Colomb, écrit avec simplicité et dans le goût ancien, ne réussit pas : il réussit. L’histoire de ce célèbre navigateur est par elle-même assez intéressante ; nous voulons lire, relire le récit de ses infortunes ; il nous apparaît alors comme un des plus intrépides héros de la chevalerie chrétienne. Un tel sujet est si poétique, qu’il n’est pas besoin d’y ajouter aucun embellissement d’emprunt, et il faut ici rendre grace au goût de Rogers, qui cherche seulement à intéresser l’ame de son lecteur par des scènes de voyages peintes d’une manière pittoresque. Rogers était parvenu à intéresser ; mais les Plaisirs de la mémoire l’emportèrent sur le nouveau poème dans l’opinion publique.

En général, l’histoire en prose l’emportera toujours sur l’histoire en vers.

Deux années après la publication du Voyage de Colomb, parut le poème de Jacqueline, accompagné de Lara, de Byron. C’était de la part de Rogers une témérité maladroite ; le public était enivré du génie de Byron, et voulut lui donner une réparation complète de l’injuste sévérité que la Revue d’Édimbourg avait exercée envers lui. On cherchait aussi avec une inquiète ardeur, dans cet ouvrage du jeune barde, les traces de sa vie étrange et de ses aventures singulières. La douce, l’aimable, la gracieuse Jacqueline était, il faut le dire, une compagne peu assortie au caractère du sombre, et mystérieux et vindicatif Lara. Mais la froideur avec laquelle on reçut l’œuvre de Rogers était injuste, et des passages comme celui-ci, et d’autres meilleurs encore, peuvent le prouver :

Soon as the sun the glittering pane
On the red floor in diamonds threw,
His songs she sung, and sung again,
Till the last light withdrew
.

Every day, and all day long,
He mused or slumbered to a song.
But she is dead to him, to all !
Her lute hangs silent on the wall ;
And on the stairs, and at the door
Her fairy foot is heard no more !
At every meal an empty chair
Tells him that she is not there
.

« À peine le soleil, traversant le vitrage, avait-il jeté sur la pourpre du sol les diamans qui étincelaient dans les carreaux, Jacqueline chantait ; elle chantait sans cesse les chansons qu’il lui avait apprises ; et, pour s’arrêter, elle attendait que la dernière clarté du soir s’effaçât. Chaque jour, et tout le long du jour, il rêvait ou sommeillait bercé par ses chants. Mais la jeune fille est morte pour lui, pour tous ! Son luth muet se balance suspendu à la muraille ; le bruit léger de ses pas ne retentit plus à la porte, sur l’escalier ; et, quand il va pour prendre place à table, un siège vide lui dit qu’elle n’est plus là… »


Le libraire rompit cette étrange association de Lara et de Jacqueline, et il n’en résulta aucune froideur entre les deux poètes. Ils continuèrent à se voir fréquemment. Plus tard, Moore et Campbell se joignirent à eux, et Lara et Jacqueline devinrent ainsi le sujet de beaucoup de joyeux propos, et grand nombre de bouteilles furent vidées en leur honneur. Rogers n’aspirait pas à écrire d’autre histoire d’amour, mais il voulut probablement donner à son noble ami une leçon de morale dans le poème qu’il composa sous le titre de : la Vie humaine (Human life). Cet ouvrage occupe un rang élevé dans l’estime publique, et renferme des passages que ne répudierait aucun poète. Le sujet en est trop vaste ; puis le but peut bien être manqué, car il est rare, je crois, de voir l’homme s’amender d’un défaut moral, par respect pour quelques principes écrits en vers délicieux. Quand le poète fait siffler comme un fouet armé de pointes la satire implacable, on le craint du moins. Mais Rogers n’avait aucune prétention satirique. Il ne voulait pas mettre à nu la nature humaine pour la mieux fustiger.

Il la passe seulement en revue avec beaucoup d’indulgence, et la regarde comme une œuvre honorable pour celui qui en est l’auteur. Le poète n’a vu que le beau côté de la scène ; un homme qui a de bons fruits dans ses jardins, des vins choisis dans sa cave, des mets recherchés sur sa table, et des capitaux agissant pour lui à la banque, pendant qu’il dort, ne peut pas envisager la vie humaine comme un présent de peu de valeur. S’il est bon, il aime à se représenter ses semblables bien nourris, bien logés, et doucement traités :

Well fed, well lodged, and gently handled.

Le dernier poème de Rogers est intitulé l’Italie. Il est plein de vers charmans, de descriptions brillantes comme les paysages de Claude Lorrain, et de groupes de figures inventées comme pourrait le faire Flaxman, et gracieuses comme celles de Chantrey. Une nouvelle preuve vient ici témoigner encore de son goût, c’est le soin qu’il a pris de confier l’embellissement de son livre au pinceau de Stothard et de Turner, et le travail de ces deux artistes surpasse en simplicité et en grace exquise tout autre travail du même genre.

Rogers est du reste un poète opulent ; il est banquier, et fort estimé comme tel. Il habite une belle maison, située place Saint-James, et possède un bon choix de tableaux de son ami Reynolds, et plusieurs raretés curieuses, entre autres le traité de Milton pour le Paradis perdu, et celui de Dryden pour sa traduction de Virgile, portant la signature des deux poètes. C’est l’homme de bon ton et l’homme aimable par excellence. Il a toujours joui sans orgueil de sa fortune et de sa renommée. Sa conversation est brillante, variée, concise et épigrammatique. Il a vécu dans la société des hommes instruits, distingués, et peut dire sur tous ceux qu’il a connus quelque chose d’intéressant. Rogers est aujourd’hui âgé de soixante-dix ans, et comme il a beaucoup vu, et qu’il ne manque pas d’un certain talent d’observation, il pourrait faire, en recueillant ses souvenirs, un livre du plus grand intérêt. De tous nos poètes, c’est celui dont le goût en peinture et en sculpture peut être regardé comme le meilleur.


Scott. — Quelques-uns des poètes célèbres de nos jours ont cherché leur inspiration dans l’époque actuelle. Sir Walter Scott l’a puisée dans le passé. Sa muse, contemplant le siècle où nous vivons, n’y trouva que de pauvres sujets de poésie. Elle dédaigne de s’associer à ce temps où ne se retrouve plus ni l’ame de la chevalerie, ni l’éclat pittoresque du moyen-âge, ni la magnificence antique. Elle porte les yeux autour d’elle, et, voyant le monde rempli de filatures, de machines à vapeur, les hommes occupés à tracer des chemins de fer, à creuser des canaux, ou à terminer quelque autre entreprise mécanique, elle se rejette en arrière, pour trouver, dans les jours qui ne sont plus, l’inspiration qu’elle appelle. Saisissant alors sa harpe, elle chante la maison des Stuart, et les chevaliers du nord, avec leurs combats dans la lice, leurs rencontres en bataille rangée, et leurs costumes, et leurs ménestrels. En d’autres termes, l’école où Walter Scott se forma fut celle des anciennes chroniques, et par sa naissance, par son éducation sur ce théâtre des guerres féodales et de l’épopée romantique, au milieu d’un peuple épris encore du souvenir des actions chevaleresques, et plein d’amour pour ceux qui les accomplissaient, son esprit ne pouvait guère prendre une autre direction. Puis il descendait d’une race de guerriers ; son aïeul maternel avait tué dans une bataille un prince anglais, et ses ancêtres du côté paternel figuraient dans les guerres du parlement ; l’un d’eux avait pris les armes pour la cause des Stuart.

Walter Scott naquit à Édimbourg le 15 août 1771. Il était maladif, boiteux du pied droit, et fut élevé par sa grand’mère ; grace à elle, il devint fort, robuste, volontaire, et passionné pour tous les exercices qui réclamaient de la hardiesse et de l’adresse. Ses connaissances classiques n’étaient pas étendues, mais l’amour de la littérature se manifesta en lui avec le penchant pour la poésie et le roman, et de bonne heure il se distingua entre tous ses camarades de classe, par sa manière ingénieuse de raconter des histoires de vieux châteaux, et des combats de chevalerie. Il était âgé de seize ans à peu près, lorsqu’il eut l’occasion de lire quelque chose en présence de Burns, qui, fixant sur lui ses grands yeux noirs, s’écria : « Ce jeune homme fera parler de lui. »

Il se livra à l’étude des lois, mais son cœur demeura dévoué à la poésie. Une chose assez remarquable, c’est qu’il s’essaya d’abord à composer des ballades en vers, et d’après une lettre de Lewis[26], on peut croire que ce n’étaient pas des chefs-d’œuvre. Ses vers n’étaient pas faits pour être lus, mais pour servir au musicien qui peut changer en tons harmonieux des consonances choquantes. Bien qu’il y eût des beautés pittoresques et de la force dans ses compositions antérieures, sa ballade de Glenfinlas fut le premier poème qui révéla son génie. C’est un admirable morceau ; le monde idéal s’y trouve réuni au monde positif ; l’héroïsme guerrier à l’amour d’une femme, et les idées du nord y sont empreintes d’une manière caractéristique. D’autres ballades presque aussi belles suivirent celle-ci, et réunies, elles furent publiées sous ce titre : Chants nationaux de la frontière écossaise (The Minstrelsy of the Scottish border), où grand nombre de légendes martiales et romantiques de nos ancêtres apparurent pour la première fois. Cet ouvrage est remarquable par les grandes connaissances qu’il accuse en fait de traditions, d’histoire et de poésie. Après avoir ainsi placé les ballades écossaises dans un sanctuaire digne d’elles, le poète tourna ses pensées vers un but plus original et plus élevé.

En 1805, c’est-à-dire à l’âge de trente-cinq ans, il fit paraître le Lai du dernier ménestrel (the Lay of the last minstrel). Il y a dans ce poème quelques-uns des passages les plus tendres que jamais Walter Scott ait écrits, des peintures admirables de grace et de délicatesse, et des scènes remplies d’une ardeur guerrière et d’une vigueur toute poétique. Le sujet est mystique, et l’emploi de la magie n’est pas justifié par les exploits qu’il s’agit d’accomplir. Le génie de la vieille Écosse, telle qu’elle était aux jours où la couronne parait sa tête, et le sentiment de sa gloire, y respirent à chaque page.

Vient ensuite Marmion, épopée pleine de combats entre les esprits, les chevaliers et les princes ; l’amour n’y manque pas, mais il s’y montre un peu trop malheureux quand il est pur, et d’assez mauvais exemple quand il a du succès. Le charme de ce poème repose en grande partie sur le vieux comte d’Angus et la bataille de Flodden, à laquelle toutes les batailles anciennes et modernes doivent céder le pas. Jacques met le feu à ses tentes, descend de la montagne, et court à la rencontre de Surrey au milieu des nuages de fumée, et le tourbillon de la bataille, et les vicissitudes d’une lutte ardente et désespérée, et le sort de tous ces hommes que nous suivons avec un sentiment de haine ou d’amour, se trouvent ici admirablement dépeints. La narration est vive et ardente. Le public accueillit Marmion avec enthousiasme et témoigna le désir de recevoir encore beaucoup de poèmes marqués de la même empreinte originale et puissante.

La Dame du lac (the Lady of the lake), publiée en 1810, est une histoire romantique, pleine de situations intéressantes, de sentimens chevaleresques, d’incidens remarquables. On peut même la regarder comme une épopée nationale : il s’y trouve des batailles, des combats singuliers, et tous les divers développemens d’un amour vrai. Puis elle présente encore des contrastes pittoresques ; le tartan bariolé des montagnards est mis en opposition avec la modeste jaquette grise des hommes de la plaine, et l’héroïsme demi-barbare des premiers, avec la politesse généreuse des seconds. La scène qui retrace les aventures des Fitz-James et de Roderic Dhu peut être mise tout entière, et pour le caractère, pour la vivacité et la force, à côté des plus beaux morceaux de poésie connus. Dans le poème qu’il publia ensuite, Walter Scott franchit les limites de son pays, et fait une incursion en Angleterre. Rokeby appartient à l’histoire de la grande guerre civile, et les scènes qui la représentent et celles où apparaissent les personnages qui y prennent part, sont également poétiques et intéressantes. Rokeby est bien différent des autres compositions en vers de Walter Scott, et se rapproche plus qu’elles de ses grands romans en prose. Il y a ici un genre de beauté calme, réfléchi, et les caractères sont réels, non idéalisés ; mais on n’y trouve en revanche ni la hardiesse ni la pompe pittoresque de Marmion et de la Dame du lac. Cependant Bertram Risingham et les ménestrels proscrits me semblent avoir un caractère plus original que les chefs montagnards, et l’on ne peut nier que les paysages retracés dans Rokeby n’aient toute la grace et toute la moelleuse délicatesse des scènes du midi.

En composant ce poème, l’imagination de Walter Scott vit briller la première idée qui lui inspira le Lord des Îles. Ce dernier poème causa au public un complet désappointement ; il ne se vendit pas, et les critiques le traitèrent avec sévérité. Il serait assez difficile cependant de dire en quoi il est inférieur aux ouvrages précédens. Il y a là une histoire nationale d’un haut intérêt, des aventures de mer, et des incidens capables de nous émouvoir. L’esprit est sans cesse tenu en alerte pour épier les mouvemens des princes, des comtes et des ladies, dont dépend le sort d’un royaume, et l’ame s’abandonne à ce double intérêt que nous ne pouvons nous empêcher de prendre à la bravoure et à la beauté. On peut remarquer encore dans ce poème toute la chaleur, toute la vivacité de style, toute la dignité héroïque des caractères qui nous frappent dans ses prédécesseurs. Mais Walter Scott a lui-même expliqué la cause du peu de succès qu’il obtint dans cette circonstance : «  Je suis, dit-il, bien convaincu que si un titre populaire, ou si l’on veut attrayant, est avantageux au libraire, il présente des chances défavorables pour l’auteur. Choisissez un sujet d’une popularité reconnue, vous n’avez plus le privilège d’exciter vous-même l’enthousiasme du public ; cet enthousiasme est déjà éveillé, et fermente avec plus de force peut-être que celui du poète même. »

Don Roderik, les Noces de Triermain et Harold l’Intrépide doivent être placés à un rang secondaire ; ces poèmes renferment quelques beaux passages, mais ils sont écrits d’une manière inégale, et ni pour le plan, ni pour l’exécution, ils ne peuvent être mis à côté des cinq magnifiques romans qui les précédèrent. Un grand défaut se fait surtout sentir dans Don Roderick, c’est l’étrange rapidité avec laquelle le poète passe de l’histoire de Roderick à celle du duc de Wellington ; les temps anciens sont ici maladroitement réunis aux temps modernes, et cette narration ressemble à un homme qui aurait l’échine du dos brisée. Les parties extrêmes sont vivantes, mais elles manquent de la force musculaire qui devrait les rallier. Quant aux deux autres poèmes, leur principal défaut consiste en ce qu’ils nous représentent des personnages et des évènemens trop éloignés de nous pour exciter notre sympathie, car à peine nous intéressons-nous à l’histoire d’Angleterre avant la conquête des Normands ; et Walter Scott dut reconnaître, par le peu de débit de ses nouveaux ouvrages comparé à celui des précédens, qu’il avait déjà donné au public assez de festins où se trouvaient en abondance « le chapon, le héron, la grue, le paon au plumage d’or, la hure de sanglier et le cygne des eaux de Sainte-Marie : »

On capon, heron-shew, and crane,
The princely peacock’s gilded train,
On tusky boar’s head garnished brave,
And cygnet from St. Mary’s wave
.

D’ailleurs un nouveau poète avait apparu avec une telle profondeur de pensées, une richesse de style si passionnée, et tant de récits merveilleux sur les peuples étrangers, qu’il attira tout le monde à lui. Ce poète, c’était Byron ; s’il avait précédé Walter Scott, nul doute que ses pachas et ses brigands maritimes, qui joignent une seule vertu à une foule de vices, n’eussent cédé le pas à la chevalerie du nord ; mais il obtint l’ascendant, et Walter Scott lui abandonna la place, pour porter sa bannière sur un autre terrain, où personne, si ce n’est Cervantes, ne peut lutter avec lui.

Scott est un poète vraiment national et héroïque. Il choisit pour théâtre son pays, et prend ses héros et ses héroïnes dans l’histoire et les traditions anglaises. Il y a dans ses vers une facilité, un mouvement et un coloris étonnans ; ses poèmes présentent une succession de figures historiques composées d’après toutes les proportions exactes de la statuaire, et parlant et agissant au gré du poète. Cependant, avec cette élégance de formes, avec cette précision de dessin qui les fait ressembler à des œuvres d’art, elles offrent moins que toute autre création moderne le repos de la sculpture. Personne depuis Homère n’a chanté avec tant de chaleur et d’enthousiasme la marche, la mêlée, et les divers résultats d’une bataille. Dans son Pibroch il a, pour ainsi dire, concentré l’essence du caractère montagnard, et les peintures de mœurs les plus brillantes. Je ne peux mieux donner, dans un espace étroit, une idée de son vaste génie, qu’en reproduisant cette poésie extraordinaire :

Pibroch of Donuil Dhu,
Pibroch of Donuil,
Wake thy wild voice anew,
Summon Clan Conuil.
Come away, come away,
Hark to the summons ;
Come in your war-array,
Gentles and commons.

Leave the deer, leave the steer,
Leave nets and barges ;
Come in your fighting gear,
Broad-swords and targes.
Leave untended the herd,
The flock without shelter ;
Leave the corse uninterr’d,
And the bride at the altar.

Come as the winds come when
Forests are rended ;
Come as the waves come when
Navies are stranded.
Faster come, faster come,
Faster and faster ;
Chief, vassal, page, and groom,
Tenant and master.

« Éveille-toi, Pibroch[27] ! Pibroch de Donuil Dhu, Pibroch de Donuil, élève encore, élève ta voix sauvage : appelle le clan de Conuil ! Venez, accourez ! apportez vos armes, roturiers ! Écoutez, nobles hommes !

« Laissez le daim, laissez le chamois ; laissez les barques et les filets : venez pour vous battre ! venez avec vos larges glaives et vos boucliers. Laissez les pâturages sans gardiens, les troupeaux sans pasteurs. Laissez les cadavres sans sépulture, laissez la fiancée à l’autel !

« Venez comme les vents, lorsqu’ils abattent les forêts ; comme les vagues, lorsqu’elles engloutissent les navires ! Plus vite encore, plus vite ! venez plus vite, chefs, vassaux, pages, varlets, maîtres et tenanciers. »


Ce morceau peut servir à caractériser toute la poésie de Scott : l’action ! l’action ! c’est là son défaut aussi bien que son mérite. Les autres poètes donnent à leurs héros des momens de bonheur et de calme champêtre. Milton lui-même accorde aux démons une sorte de repos. Mais Scott prend ses personnages, et les tient en mouvement jusqu’à ce que l’action en devienne presque fatigante, et que le lecteur cherche une place commode pour s’asseoir et réfléchir à tous les périls par lesquels il vient de passer. Walter Scott est de tous nos poètes le plus complètement national[28].


Wordsworth. — Burns n’est pas le seul écrivain qui ait compris cette loi de la nature, cette grande chaîne de sympathie par laquelle le monde vivant s’unit au monde mort, et l’un et l’autre à la source toute-puissante de lumière et d’amour. Parmi les autres poètes dévoués aux mêmes idées, Wordsworth doit être placé en première ligne[29]. Il naquit à Cockermouth, dans le Cumberland, le 7 avril 1770, reçut une bonne éducation, et fut destiné à l’église. Mais son amour de la poésie l’emporta sur son penchant pour l’état ecclésiastique ; de bonne heure il préféra les sentiers périlleux où la muse l’entraînait, à la carrière plus facile qu’on lui offrait, et il prouva par ses ouvrages que sa vocation lui venait du ciel. Ses ballades lyriques parurent accompagnées d’une préface où il analyse les sources de l’inspiration et les règles principales de sa poétique.

« Les qualités nécessaires pour produire la vraie poésie sont, dit-il, au nombre de six : 1o  le talent de la description, qualité indispensable, bien qu’on ne puisse le mettre en usage long-temps de suite, car il place les plus hautes facultés de l’esprit dans un état de passivité et de subjection à l’égard des objets extérieurs ; 2o  la sensibilité, qui, plus elle est développée, plus elle élargit les conceptions du poète ; 3o  la réflexion avec laquelle le poète apprécie les faits, les images, les pensées et les sentimens ; 4o  l’imagination pour créer, modifier, rassembler ; 5o  l’invention pour établir des caractères en dehors des matériaux fournis pour l’observation ; 6o le jugement pour décider en quel lieu, comment, dans quelle proportion chacune de ces facultés doit être mise en œuvre, et déterminer les lois et le genre particulier de chaque composition.

« De ces sources et de plusieurs autres encore doit jaillir la poésie. On peut croire, ajoute Wordsworth, que des poèmes de natures diverses empruntent leur caractère ou des facultés de l’esprit qui ont présidé à leur composition, ou du moule dans lequel ils ont été jetés, ou des sujets qu’ils traitent. C’est d’après ces considérations que je divise les miens en trois classes correspondant au cours de la vie humaine, et présentant les conditions requises pour un ouvrage complet : un commencement, un milieu et une fin. Ces trois classes forment un ordre de temps qui part de l’enfance, et aboutit à la vieillesse, à la mort, à l’immortalité. »

Et comme pour couronner son œuvre, pour achever de formuler ses principes, il publia en 1814 son poème intitulé l’Excursion.

Les aperçus que cet ouvrage philosophique présente sur l’homme, la nature et la société, sont le résultat d’une pensée profonde et de vastes observations. On y reconnaît partout la sensibilité la plus douce et l’imagination réglée par le jugement et la foi. C’est l’œuvre d’un homme dont le cœur s’ouvre à toutes les sympathies de l’existence domestique et sociale, et qui exprime des sentimens vrais d’une manière à la fois simple et sublime. Dans une introduction, l’auteur développe la tendance de tout le poème, dont il n’a publié que la première partie, pour ne pas s’attirer encore les reproches amers des critiques. Voici le début de l’Excursion :

Of Truth, of Grandeur, Beauty, Love, and Hope -
And melancholy Fear subdued by Faith ;
Of blessed consolations in distress ;
Of moral strength and intellectual power ;
Of joy in widest commonalty spread ;
Of the individual mind that keeps her own
Inviolate retirement, subject there
To conscience only, and the law supreme
Of that intelligence wich governs all -
I sing.

« Vérité, Grandeur, Beauté, Amour, Espérance ; Craintes pénibles conquises par la Foi, Consolations qui viennent à nous dans le malheur, Force morale, Puissance intellectuelle, Joies répandues sur les hommes qui vivent en communauté, isolement de l’esprit, qui vit dans son propre sanctuaire, libre comme un roi sur son trône, et n’obéissant plus qu’à sa conscience et à la loi suprême de cette intelligence qui gouverne tout : — voilà ce que je chante. »


La Revue d’Édimbourg était jeune alors, forte, audacieuse, insolente[30] ; elle traita Wordsworth comme le principal apôtre de l’hérésie poétique ; elle affirma que les anciens principes littéraires étaient justes, et les nouvelles doctrines erronées et sans aucune valeur. Elle avait reproché à Walter Scott d’abandonner le large espace du poème épique, pour choisir, au mépris des plus saines observations, des sentiers montagneux et des contrées romanesques. Maintenant elle blâmait Wordsworth de chercher la poésie dans ses propres inspirations et dans les tableaux de la nature qui l’environnaient.

Wordsworth est le poète de la nature et l’homme aux nobles émotions, aux sentimens généreux, l’homme épris de tout ce qui tend à nous élever plus haut dans les idées d’honneur, de morale et de religion. Son style est, comme les sujets qu’il traite, simple, touchant et sans prétention. Peut-être entre-t-il quelquefois dans des détails trop minutieux, et l’on peut lui reprocher aussi d’avoir pris de temps à autre des choses trop vulgaires pour en faire l’objet de son inspiration. Mais on aimera toujours sa poésie pour les sentimens vrais et passionnés qu’elle respire. Wordsworth demeure à Rydal, dans le Westmoreland, et occupe une place dans l’administration du timbre. Il n’ignore pas ce que valent ses rêveries. Sa conversation est éloquente, et c’est un de ces hommes que l’on ne peut voir sans éprouver le désir de les revoir encore.


Southey. — Il y a des poètes dont le génie ne se borne point à produire des vers, mais qui, ayant atteint la cime du Parnasse, en descendent pour se jeter dans le large domaine de l’histoire, et conquérir, en adoptant la vérité pour muse, une renommée rivale de celle que leur ont procurée leurs fictions. Robert Southey est l’un de ces hommes-là, et l’un des plus distingués. Il naquit à Bristol en 1774. Ses parens étaient assez riches pour lui faire donner une excellente éducation. Il passa quelque temps à l’école de Westminster, et s’y fit remarquer par son ardeur pour le jeu et son amour pour l’étude. De Westminster, il se rendit à l’université, mais n’y demeura pas long-temps. Il se livra de bonne heure à la culture des lettres et fit paraître successivement plusieurs poèmes épiques.

Il n’avait pas encore vingt et un ans lorsqu’il écrivit Jeanne d’Arc, car la préface de cet ouvrage est datée du mois de novembre 1795. Les annales de notre poésie n’offrent pas d’exemple qu’un homme ait produit, si jeune, une composition d’un genre aussi distingué, et renfermant tant de pages nobles et pathétiques. À cette époque, Southey, entraîné par l’ardeur et la confiance de son âge, s’éprit d’un bel amour pour les théories révolutionnaires, et adopta avec joie ces promesses d’égalité universelle dont on n’exceptait que le génie. En cela, il se trouvait d’accord avec la plus grande partie de la nation anglaise, qui prenait plaisir à voir fouler aux pieds la tyrannie, à voir naître l’espérance de la liberté pour des millions d’hommes. Mais quelque temps après, Southey vit cette déesse de la liberté transformée en démon des conquêtes, et les citoyens français cherchant à asservir les autres états sous la conduite d’un chef dont le cri de guerre était : Domination sans bornes ! Alors il cessa de prendre part aux idées politiques de la France, et se retournant du côté de son propre pays, il crut devoir le défendre contre l’association connue sous le nom d’Amis du peuple (Friends of the people). Cette conduite excita conre lui des animadversions ; on l’accusa d’apostasie[31] ; Byron devint un de ses ennemis les plus opiniâtres, et l’on trouve dans ses ouvrages trop de vestiges de cette âpre animosité.

À Jeanne d’Arc succéda Thalaba, poème arabe, qui renferme des choses étranges, mais où l’on trouve un sentiment héroïque mieux développé et plus de naturel que dans Jeanne d’Arc. L’introduction est datée de Cintra, octobre 1800. Il regarde le rhythme irrégulier dont il s’est servi dans cet ouvrage, et dans plusieurs autres, comme une sorte d’arabesque, servant de cadre à une peinture orientale. « Je défie le lecteur le plus maladroit, » dit-il avec naïveté, « d’en détruire l’harmonie. » Il a raison : c’est de la musique toute faite.

How beautiful is night !
A dewy freshness fills the silent air :
No mist obscures, nor cloud, nor speck, nor stain,
Breaks the serene of heaven :
In full orbed glory, yonder moon divine
Rolls through the dark blue depths ;
Beneath her steady ray
The desert circle spreads,
Like the round ocean girdled with the sky.
How beautiful is night !

« Qu’elle est belle, la nuit ! qu’elle est belle ! La fraîcheur de la rosée remplit l’air silencieux ; pas un brouillard, pas un nuage, pas une tache ne corrompt la sérénité du ciel. À travers l’espace azuré, la lune porte son globe majestueux ; et, bien au loin, éclairé par ses paisibles rayons, le cercle désert et vide se déroule, pareil à l’océan, dont les cieux forment la ceinture… Ah ! comme la nuit est belle ! »

Le poème retrace le sort du courageux Thalaba, qui, par ses vertus, son amour, sa force d’ame, parvient à triompher de tous ses ennemis. C’est une histoire intéressante, car de tous nos poètes, Southey est celui qui a le plus de pathétique simple.

Madoc parut en 1803. Ce poème est fondé sur une tradition obscure qui rapporte qu’au xiie siècle un prince de Galles conduisit une bande d’aventuriers à la recherche d’une terre féconde, et s’établit en Amérique. « On a prouvé d’une manière irrécusable, dit le poète, qu’il arriva en Amérique, et que sa postérité s’est maintenue jusqu’à ce jour sur les bords méridionaux du Missouri. » Si depuis, cette terre a été parcourue, et si l’on n’y a point trouvé d’Indiens gallois, peu importe à la beauté du poème. L’ouvrage est écrit en vers blancs : « c’est, à mon avis, dit Southey, le plus noble rhythme qui existe dans notre admirable langue. » Et il est vrai qu’il manie ce rhythme comme un maître.

À Madoc succéda le farouche Kehama. C’est un conte où se trouvent décrits les sentimens, les mœurs, le caractère et les superstitions des Hindous. Il fut imprimé, je crois, en 1809. Le sujet de ce conte est le triomphe de la puissance et du vice sur un être pur et vertueux, triomphe assuré par une prière et une malédiction. Cependant la pénitence et la prière détruisent le charme, et l’innocence est couronnée. Les vers sont d’une mesure irrégulière, tantôt rimés, tantôt sans rimes, nais toujours harmonieux. Il y a dans cet ouvrage beaucoup de sensibilité et d’imagination. Le caractère de la jeune Neallinay, la peinture de ses souffrances, sont pathétiques, et retracés avec beaucoup de grâce et de simplicité. Kehama, tableau magnifique et bizarre, obtint un grand succès, et l’on en fit en peu de temps plusieurs éditions.

En publiant Roderik le dernier des Goths, Southey résolut, à ce qu’il paraît, de dire adieu à l’épopée historique. Il n’y a pas dans cet ouvrage autant d’imagination que dans ceux dont nous venons de parler, mais c’est le plus touchant de tous les poèmes de Southey, et peut-être des temps modernes. Là se trouve le pathétique de sentiment et de situation, et le style est d’une fermeté, d’une vigueur dont peu d’hommes de nos jours approcheront. D’après le récit du poète, Roderik s’échappe de la bataille fatale qu’il a perdue contre les Maures. Il cherche, par une vie de mortifications et de prières, à apaiser le ciel ; puis un jour il reparaît comme soldat étranger au milieu de ses troupes, gagne la bataille, et l’injure de son pays étant ainsi vengée il part, et on ne le revoit plus.

Les poésies diverses de Southey ont aussi un grand mérite. Les unes sont d’une nature gaie et renferment des passages pleins de douceur ; les autres sont ironiques. Le poète, avec un air de bonne foi et de simplicité, soumet les objets de sa colère à un sarcasme poignant.

Southey a le don précieux d’être original dans ses conceptions, dans le choix de ses sujets, dans la structure de ses vers. Il écrit d’une manière égale, claire et facile ; il est riche en matériaux, fécond en images, et possède tellement son sujet qu’il ne cesse pas de nous intéresser. Ses idées sont nobles, justes, et révèlent un cœur généreux, et un admirateur des choses grandes et héroïques. Ses poèmes ont survécu aux plus amères, aux plus violentes critiques, car on l’a attaqué aussi bien que Wordsworth, sans ménagement, parce que ses écrits ne ressemblaient pas à ceux des autres poètes. S’il eût suivi la route commune, sans doute il s’y serait encore distingué, mais il donna carrière à ses propres émotions, et au risque d’endurer le martyre dont le menaçaient les critiques, il ne voulut suivre que son cœur et ses inspirations propres.

Sa vie a été laborieuse et honorable ; il est un de nos plus féconds et de nos meilleurs écrivains. Beaucoup de critiques même placent ses ouvrages d’histoire et de biographie au-dessus de ses poèmes. Esprit varié, fécond, facile, orné de l’érudition la plus vaste, Southey vit à Keswick, aussi retiré que sa grande réputation peut le lui permettre. Peu de voyageurs instruits visitent les lacs, sans désirer voir le poète de Thalaba, le biographe de Nelson, et l’historien du Brésil.


Montgomery[32]. — Écrire la vie de Jacques Montgomery, c’est en quelque sorte composer un roman. Il naquit à Irvine, dans l’Ayrshire, le 4 novembre 1771. Son père, prédicateur morave, l’emmena à l’âge de quatre ans à Antrim, en Irlande, où il passa environ une année, et de là, on le conduisit à Fulmick, dans un séminaire morave, pour y être élevé, tandis que son père et sa mère s’en allaient dans les Indes occidentales faire l’éducation des nègres. Tous deux périrent dans cette dangereuse entreprise, et le jeune poète fut redevable de son entretien et de son instruction à la générosité des Moraves. Sa situation n’était cependant pas peu monastique, car il devait rester dix ans séquestré du monde ; mais elle eut un admirable résultat littéraire, et ce à quoi les bons frères ne s’attendaient peut-être pas, c’est qu’il en sortit poète.

À l’âge de dix ans, Montgomery faisait des vers, et à quatorze, ses essais remplissaient deux volumes. Les frères moraves, ne le jugeant pas, d’après cela, très propre à devenir missionnaire, le placèrent d’abord chez un marchand, puis chez un autre, jusqu’à ce que, las enfin de ce genre d’occupations, ou fatigué de son état de dépendance, et se sentant doué d’une résolution assez forte, Montgomery voulut se gouverner lui-même. En 1792, il s’associa avec l’éditeur du Registre de Sheffield, journal qui défendait violemment la cause des libertés publiques. Un ecclésiastique écrivit un chant de triomphe sur le renversement de la Bastille. Montgomery l’imprima, et fut condamné à vingt livres sterling d’amende et trois mois de prison. À peine remis en liberté, il publia l’histoire d’une émeute survenue à Sheffield, et dans laquelle deux hommes avaient été tués. Là-dessus, on le traîna devant les tribunaux qui le condamnèrent à une nouvelle amende de trente livres sterling et à six mois de prison. Cependant le magistrat qui l’avait fait poursuivre s’adoucit en sa faveur, et prit à tâche de lui rendre ses souffrances plus faciles à supporter.

Mais Montgomery s’inquiétait si peu des rigueurs de la justice, qu’il fit paraître en 1797, sous le titre des Amusemens de ma prison, une collection de poésies, les unes gracieuses et légères, les autres graves et mélancoliques. Son séjour à Scarborough lui donna le temps d’écrire son poème de l’Océan, publié en 1805 ; en 1806, les évènemens politiques l’engagèrent à peindre la misère où la Suisse était plongée par ses relations avec la France. Le poème porte un caractère dramatique, et l’on y trouve de l’enthousiasme et de la sensibilité, bien que le rhythme dans lequel il est écrit soit de tous le moins propre à exprimer les sentimens tendres ou les vives émotions.

Vint ensuite le poème plus étendu des Indes occidentales, dont le succès fut tel qu’il s’en vendit plus de dix mille exemplaires. En 1812, il écrivit le Monde avant le déluge (the World before the flood) ; et, quoique ce soit là un monde assez éloigné de nous, le public lui fit cependant un très bon accueil. On ne dédaigna pas non plus de recevoir le Groënland, fragment de poème, où il dépeint l’effet des misions moraves dans ces pays glacés. Le dernier de ses ouvrages d’une grande étendue est l’Île des Pélicans (Pelican Island), poème en neuf chants dont il puisa l’idée dans les voyages du capitaine Flinders à la Nouvelle-Hollande. Une de ses œuvres les plus populaires est intitulée Chants de Sion ; c’est la traduction des psaumes de David. Les vers en sont généralement faciles, harmonieux, mais n’approchent pas encore de la vérité et de la simplicité de nos anciennes traductions.

Le mérite de Montgomery doit être apprécié, non pas d’après le langage de la Revue d’Édimbourg, mais d’après l’opinion manifestée par le public. Ses idées sont simples et élevées, son style coulant et mélodieux, son essor est toujours réglé, et ne s’élève ni trop haut, ni trop bas. Il est calme, et non pas impétueux ; il a des mouvemens de tendresse, mais non pas des transports. C’est un homme d’une taille moyenne, d’une physionomie tranquille et mélancolique. Il jouit d’une grande estime, et il est de sa nature affectueux et obligeant.


Grahame. — Le poème intitulé Sabath (le dimanche) rendra long-temps le nom de Jacques Grahame cher à tous ceux qui tiennent aux pensées religieuses, et aux sentimens poétiques que cet ouvrage respire. Mais le mérite de Grahame se fonde encore sur d’autres bases. Ses Géorgiques anglaises, ses Oiseaux d’Écosse doivent être rangés au nombre de ces livres qui s’emparent doucement de l’esprit, et y laissent leur souvenir long-temps après que des œuvres plus vantées et plus bruyantes ont été oubliées. Il y a, dans toutes les descriptions de Grahame, une facilité naturelle, un mélange d’ombre et de lumière tel que l’offre le paysage, et une vérité d’après laquelle on peut croire qu’il consultait ses propres émotions, et peignait en s’en rapportant au témoignage de ses yeux, et non point, comme dit Dryden, « à travers les lunettes des livres. » Le public a rendu hommage à la piété profonde et à l’inspiration du poète, en accueillant plusieurs éditions de ses œuvres. Les Oiseaux d’Écosse forment une série de tableaux finement dessinés, où le plumage, la forme, le caractère, les habitudes de chaque espèce d’oiseaux se trouvent dépeints avec une fidélité égale à celle de Wilson[33].

Le drame de Marie Stuart manque de cette vigueur, de ce mouvement passionné que réclame le théâtre.

Les Promenades du dimanche, les peintures bibliques, et le Calendrier champêtre, sont des morceaux remarquables par l’exactitude des descriptions et le tour original des pensées.

Grahame naquit à Glascow le 22 avril 1765 ; son père le destina au barreau, mais il se livra de bonne heure à son penchant pour la poésie, et son amour de la vérité et de l’honneur l’eût toujours empêché de soutenir des causes dont il n’aurait pas reconnu scrupuleusement le bon droit. Son poème du Dimanche fut écrit et publié sous l’anonyme ; il eut la joie de compter la femme qu’il épousa au nombre de ses plus fervens admirateurs. Sa santé déclinait : il accepta la cure de Sedgemore près Durham, et en remplit les devoirs avec zèle jusqu’au dernier moment de sa vie. Il mourut le 14 septembre 1814[34].


Hogg. — Notre école écossaise de poésie rustique fut fondée par des rois : Jacques Ier écrivit son Église du Christ au milieu de la pelouse (Christ’s kirk on the green), et Jacques v composa des ballades ingénieuses en patois écossais. Le même caractère fut soutenu par Ramsay, Ferguson, Tannahill, et largement développé par l’énergie brûlante et la puissante intelligence de Burns. Jacques Hogg, ou le berger d’Ettrick, comme il aime à se nommer lui-même, est reconnu pour être le chef vivant de cette école nationale. Son génie semble une émanation naturelle de l’Écosse sauvage, de ses vallées agrestes et de ses lacs. Ses écrits soit en prose, soit en vers, ressemblent à l’or sorti tout brut de la mine, car il n’a pas reçu plus d’instruction qu’il ne lui en fallait pour écrire des caprices et les réciter ensuite.

Il naquit le 25 janvier 1772, trente ans après Burns. Outre ce rapport qui existe entre le jour de sa naissance et celui de la naissance du grand poète écossais[35], on raconte encore à cet égard des choses singulières. Par exemple, au moment où il vint au monde, on ne trouvait point de sage-femme, l’homme que l’on envoya pour en chercher une n’osait traverser le fleuve qui passait sur son chemin. Une fée d’Ecosse, la bienfaisante Brownie de Bodsbuk, remarquant cette crainte, courut elle-même chercher la sage-femme, la transporta rapide comme une fusée dans la demeure des parens de Hogg, et poussa un cri de joie lorsque l’enfant vit le jour. Il apprit à lire difficilement, puis parvint à écrire et s’en alla garder les troupeaux sur les montagnes. Ses parens étaient pauvres et ne pouvaient rien faire de plus pour son éducation. À un âge plus avancé, il chercha à s’instruire lui-même ; alors son grand plaisir était de composer de longues ballades et de les chanter à tous ceux qui voulaient l’entendre. C’était pour lui une chose bien plus facile de formuler sa pensée en vers que de l’écrire ; cependant il voulait livrer à l’impression ses poésies, et il y parvint dans un voyage qu’il fit à Édimbourg à la tête d’un troupeau de moutons. Après la ballade de Donald Macdonald, qui avait déjà paru, le premier ouvrage publié par Hogg fut son poème de Willie Katie, pastorale simple, un peu rude, grossièrement naïve, et qui promettait mieux.

L’auteur entra en relation avec Walter Scott, et le succès de ses premiers essais ayant augmenté sa confiance en lui-même, il écrivit une série de ballades qui fut publiée par souscription sous le titre du Barde de la montagne (the Mountain Bard). Quelques-unes de ses ballades sont très remarquables ; celle que l’on connaît sous le nom de Gilmanscleuh est pleine de grâce et de simplicité, et le conte étrange de Willie Wilkin peut être mis presque au même rang que la Glenfinlas de Scott. La description des spectres est un chef-d’œuvre d’originalité. Le héros de ce conte s’aventure à courir à minuit après des sorciers et des génies malfaisans qui habitent une vieille église. Sa mère, bonne femme, bien dévote, le suit, et se trouve tout étonnée de voir le cheval de son fils lui apparaître comme un petit poulain, au milieu d’une troupe de chevaux gigantesques. Elle s’approche d’eux pour les caresser et reconnaît que ce sont des spectres. Il est vrai de dire qu’il ne se trouve pas, dans le recueil dont nous parlons, beaucoup de ballades égales à celle-ci, et quelques-unes sont singulièrement défigurées par la grossièreté du style.

Hogg gagna de l’argent, se fit des amis, et crut pouvoir prendre à son compte l’administration d’une ferme. Mais l’étoile de Burns brillait sur son front. Il échoua dans son entreprise ; et lorsque ensuite il voulut redevenir berger, personne n’osa se confier à un homme atteint de cette incurable maladie poétique. Que faire donc ? Il s’enveloppa de son plaid, prit son bâton à la main, et partit hardiment pour Édimbourg, résolu de vivre en poète, et de pourvoir, par ce moyen, à son existence, sauf à trouver ensuite quelque chose de mieux. Il rencontra d’abord grand nombre d’obstacles, bien que Scott et Wilson[36] se montrèrent pour lui pleins de bonnes dispositions. Enfin, il essaya de fonder un nouveau journal sous le titre de l’Espion. Mais cette ressource ne fut pas de longue durée ; les puristes se révoltèrent contre quelques expressions rustiques et véhémentes qui se trouvaient dans le journal, et il tomba. Pendant ce temps, Hogg s’était mis en secret à l’œuvre ; et voilà qu’au moment où l’on s’attendait à ne plus rien voir paraître de lui, il surprit le public par sa Veillée de la Reine (the Queen’s wake). Alors ceux qui l’avaient dédaigné recherchèrent son amitié ; les grands seigneurs se prirent pour lui d’une belle admiration, et quelques joyeux habitans d’Édimbourg le rencontrant dans la rue, le saluèrent en dialecte d’Écosse.

« Pourquoi diable avoir gardé si long-temps dans votre tête ce beau poème, et nous avoir ennuyés de vos critiques et de vos absurdes chansons ? Ma foi ! la Veillée m’a empêché de dormir… C’est un succès, un très beau succès ! »

Le poème est écrit d’une manière inégale, et il ne pouvait guère en être autrement. C’est une suite de chants composés par plusieurs ménestrels, en l’honneur de la reine Marie, et rejoints l’un à l’autre par une narration amusante et pittoresque. Mais quelques-uns de ces morceaux s’élèvent à une grande hauteur sous le rapport de l’invention et de l’exécution. Il y a, dans celui de l’abbé d’Ége, beaucoup de facilité, de force et d’harmonie, et l’histoire de la belle Kilmeny est pleine de grace, de douceur et d’originalité ; tout le recueil offre tant d’images poétiques et de naturel, que les critiques les plus difficiles n’osèrent le blâmer, et que le public l’accepta comme un ouvrage moral, intéressant et de premier ordre. Il s’y trouve encore d’autres passages, à peu de chose près aussi beaux que ceux dont nous venons de parler, mais d’un genre tout différent ; telle est la Sorcière de Fife (the Witch of Fife) ; c’est une ballade où l’on trouve autant d’imagination, mais peut-être moins de véritable originalité que dans les précédentes.

Le poème de Hogg obtint un grand succès, et lorsqu’il fut parvenu à sa troisième édition, les rédacteurs de la Revue d’Édimbourg en reconnurent le mérite et parlèrent favorablement de l’auteur. Mais leurs airs de protection devaient offenser un poète d’une nature d’ame indépendante, qui demandait de la renommée, et non pas des aumônes.

Hogg publia encore les Pélerins du soleil (the Pilgrims of the sun), le Miroir poétique (the poetic Mirror), où l’auteur prit à tâche d’imiter le style de chacun des principaux poètes vivans, et y réussit assez bien ; Mador des Landes, poème en cinq chants, où se trouvent beaucoup de choses étranges, et enfin la Reine Hinde, dont le sujet remonte au temps où les Danois, abordant sur les côtes anglaises, semaient la désolation dans le pays.

Le premier des grands poèmes de Hogg fut publié en 1815, le dernier en 1825 ; mais aucun d’eux ne peut être mis à côté de la Veillée de la Reine, pour la facilité, l’éclat du style, et l’admirable variété que l’on trouve dans cet ouvrage. L’auteur écrivit encore une série de contes en prose, qui lui assignent un rang distingué parmi les romanciers de nos jours, et il publia quelques poésies du genre pastoral, remarquables par leur ton de vérité et de simplicité. Il y a, dans ses compositions lyriques, une chaleur, une naïveté de sentiment et une grace qui les rendront toujours chères à ses compatriotes des montagnes, et qui leur obtiendront aussi d’autres suffrages, quand on en viendra à estimer de quelle valeur sont les véritables émotions du cœur.

Hogg[37] est, comme il se représente lui-même, un berger. La première fois que je le vis, c’était à Queenberry ; il avait son plaid roulé autour de lui, ses chiens à ses côtés, et son cœur était plein de rêves poétiques. Il demeure à Yarow, dans une ferme que lui a cédée le généreux duc de Buccleugh. Là, les pâturages lui donnent des agneaux, la rivière du poisson, les montagnes du gibier ; il mène une vie de calme et d’indépendance, à l’abri de toute inquiétude et de toute rumeur importune. Comme poète, il s’est élevé très-haut. Inférieur à Burns, pour l’énergie d’expressions et les mouvemens passionnés de l’ame, il ne le cède à personne pour le libre et naturel essor d’une imagination hardie et sans culture[38].


Allan Cunningham.

    indépendans. Le plus beau morceau des poésies de Cowper est un Appel aux Français contre la Bastille, alors debout, vénérée et redoutée. Il les invite à se lever en masse contre l’infame prison ; il leur dit que Dieu le veut ; que détruire la Bastille, c’est un acte de piété et de vertu ; que cent victoires ne vaudraient pas cette victoire, et qu’elle effacerait la honte de cent défaites. Ce sublime morceau date de 1778, et ne fut inspiré au poète que par sa pensée intime, sœur des pensées enthousiastes qui fondèrent la république puritaine sous Cromwell.

    Angleterre depuis cinquante ans, peut-être aurait-il dû tracer ici (mais sans doute il le fera dans la suite de son travail) une ligne de démarcation bien sentie entre Crabbe, Cowper, Burns, prédécesseurs de Byron et de Scott, et la nouvelle génération d’hommes de génie ou de talent que la littérature britannique a vus éclore depuis 1800. L’impulsion donnée par la révolution française et par les immenses efforts de la Grande-Bretagne contre Bonaparte et la France fit naître à la fois et comme par miracle cette moisson brillante, Scott, Byron, Wordsworth, Southey, Coleridge. Leurs inspirations sont diverses ; mais il y a de l’analogie dans leurs sentimens poétiques : tous audacieux, pleins d’originalité, neufs dans leur manière, énergiques dans l’expression, ils annoncent dignement l’ère de grandeur et de triomphe à laquelle ils appartiennent, et à laquelle se rattachent Rogers, Campbell, Hogg, et quelques autres.

  1. Depuis la mort de Johnson, une grande révolution s’est faite dans la littérature anglaise. Nous n’avions encore sur l’origine et le développement de cette réforme que des essais disséminés dans divers recueils, des ouvrages incomplets et des biographies éparses. M. Allan Cunningham, poète et critique distingué, entreprend ici de nous tracer un tableau général du mouvement intellectuel de son pays depuis 1784 jusqu’à la mort de Scott. Il prend une à une les diverses branches de la littérature, et y rattache successivement tous les hommes qui s’en sont occupés. C’est d’abord la poésie proprement dite ; puis viendront l’histoire, le roman, le drame, etc. Cette méthode, tout analytique, n’offre pas le point de vue brillant que nous pourrions attendre d’un tableau largement tracé ; mais elle est peut-être plus sûre, plus positive ; et, lorsque l’on a vu se dérouler l’une après l’autre chacune des parties qu’elle embrasse, il ne reste qu’à rapprocher ces divers embranchemens pour former un ensemble, et trouver dans le plan général comme dans les détails la marche, les innovations et les résultats d’une époque.

    Pour rendre ce travail plus complet, un de nos critiques le mieux versés dans la littérature anglaise s’est chargé de le faire passer dans notre langue, en ajoutant au texte des notes, qui en sont le commentaire et souvent le correctif. Ainsi la critique, en quelque sorte, se trouve jointe à l’œuvre dans le recueuil même qui la publie.

    (N. du D.)
  2. Allan Cunningham, auteur de cette histoire de la littérature anglaise moderne, est né en Écosse comme le poète Robert Burns. Il a été maçon et tailleur de pierres dans sa jeunesse. Comme Burns, il a senti son génie poétique s’éveiller aux refrains populaires des vieilles ballades d’Écosse. Encouragé par quelques littérateurs d’Édimbourg, Allan Cunningham n’a pas tardé à conquérir une place honorable parmi les poètes et les prosateurs de son pays. Ses pièces lyriques ont de la naïveté, de l’énergie et de la grace. The Maid of Elvar, roman-poème divisé en strophes, et publié assez récemment, offre un mélange singulier de peintures bourgeoises, chevaleresques et rustiques ; le paysage d’Écosse s’y trouve reproduit avec talent. L’œuvre capitale de Cunningham est sa Biographie des peintres, sculpteurs et architectes anglais : il y a de l’ingénuité et de la finesse dans les appréciations, de l’élégance et de l’abandon dans le style de ce livre, dont plusieurs fragmens ont été traduits et publiés en France. Ce qui distingue surtout Allan Cunningham de Robert Burns, son prédécesseur et son modèle, c’est l’élégance. Burns était passionné, ardent, violent, rustique : il n’y a pas trace de ces caractères chez Cunningham ; son style est heureux, abondant, agréable, sa pensée facile et nette. Souvent, dans les sujets graves qu’il a traités, on peut regretter l’absence de ces hautes et fortes études qui élargissent la sphère de l’intelligence ; jamais, comme il le dit lui-même, et selon la justice qu’il se rend, on ne peut l’accuser de manquer de candeur, de sincérité, de conscience.
  3. L’ère d’Élisabeth, à laquelle appartiennent Shakspeare et Bacon, fut suivie de l’époque puritaine, à laquelle appartiennent Milton pour l’épopée, et Butler pour la satire. Ensuite s’ouvrit l’époque d’imitation française, celle des Roscommon et des Etheredge, sous Charles ii. En se dégageant de quelques ridicules et en acquérant de l’énergie, la littérature anglaise subit, sous la reine Anne, une nouvelle transformation ; c’est dans cette époque que se placent Pope, Goldsmith et plusieurs autres. Enfin, la révolution française venant renverser cette école, crée la littérature anglaise du xixe siècle, à la tête de laquelle se placent Byron et Scott. Ainsi nous trouvons cinq nuances bien tranchées dans l’histoire de l’intelligence en Angleterre, depuis 1550 ; il nous semble difficile d’adopter la classification arbitraire de l’auteur.
  4. Au temps où vivait Shakspeare, l’inspiration était encore libre, catholique, facile, mêlée de souvenirs italiens et de croyances populaires. Au temps où vivait Milton, au contraire, l’inspiration était sévèrement et rigoureusement religieuse. On ne doit point confondre ces inspirations si diverses. Il n’est pas exact non plus d’associer les noms de Cowper et de Crabbe, de Cowper, poète élégiaque, qui chantait comme Oberman écrivait, et de Crabbe, peintre inexorable des vices populaires. Ce n’est pas qu’il n’y ait, selon moi, un point de vérité dans le système de l’auteur. À mesure que la civilisation a marché, elle a refroidi l’élan poétique, et cela devait être ; mais la ligne de démarcation qu’il a cru pouvoir indiquer entre l’époque d’analyse et l’époque d’imagination, nous semble factice et impossible à tracer avec exactitude.
  5. L’auteur oublie les Essais de Bacon, son Organum, l’Anatomie de la Mélancolie, par Burton, et plusieurs grands prosateurs admirables contemporains d’Élisabeth.
  6. Cette appréciation des divers poètes que cite l’auteur pourrait être controversée. Il est aujourd’hui reconnu que Macpherson, homme de talent, s’est mis à la place d’Ossian, le barde d’Erin, et que les chants primitifs de l’Écosse et de l’Irlande n’ont rien du caractère emphatique et sombre, vaporeux et monotone, que Macpherson leur a prêté. Il était, selon nous, indispensable de ne pas oublier Édouard Young, esprit puissant, fécond et incomplet, créateur de l’école de poésie funèbre, et de citer Warton comme ayant donné le signal des études sérieuses et du retour à la nature. Quant à Johnson, il n’a jamais eu d’influence comme poète ; et Falconer, bon versificateur, poète descriptif agréable, ne peut être mentionné à côté de Churchill, dont le vers acéré, vigoureux, brûlant, admirable de concentration et de concision, fit périr Hogarth dans l’agonie du désespoir. Quant au maniéré Darwin (qui a eu cependant son école), quant à la sentimentale et froide miss Seward, quant au poète didactique Hayley, leur mérite, aujourd’hui oublié, s’élève précisément au niveau de celui qui distinguait les versificateurs de l’empire, immédiatement au-dessous de M. Esménard et de M. de Lormian. Chatterton le suicidé, poète de génie et tout-à-fait à part, méritait aussi d’être nommé ; Wolcott, ou Pierre Pindare, satirique grotesque, nous semble peu digne de cet honneur. Il fallait peut-être aussi séparer les intelligences fortes, Savage, Young, Churchill, Chatterton, qui se sont frayé une voie isolée, de ces petits poètes qui ne sont que la queue traînante de l’école de Pope : Hayley, Darwin, Wolcott, et miss Seward.
  7. Il serait plus exact de dire que cette époque fut le règne de la prose et de l’éloquence anglaise. Junius et Burke, les deux modèles de l’éloquence politique, appartiennent à ce temps : Gibbon, le plus érudit et le plus brillant des historiens modernes, est leur contemporain ; Walpole, dont les lettres l’emportent en élégance, en finesse, en variété, sur celles de mistriss Montagu, et peut-être sur celles de Voltaire, pour l’intérêt des matières et les détails de mœurs, vieillissait, pendant que Burke brillait au parlement. Samuel Johnson, dont l’auteur fait un si grand éloge, nous semble mériter cette admiration, quant au mécanisme matériel du style et à l’étendue des connaissances ; mais il n’avait aucun sentiment de la poésie, et dans ses Vies des poètes, toutes ses appréciations, tous ses éloges sont vulgaires et prosaïques. Ce qui nous étonne surtout, c’est que M. Allan Cunningham ait oublié ici de mentionner Junius, le type le plus sévère, le plus mâle, de la prose anglaise, l’écrivain national par excellence, l’homme de l’ironie froide et inexorable, le Tacite de la polémique, le plus parfait, d’ailleurs, de tous les écrivains en prose que l’Angleterre ait produits.
  8. Les discours de Burke, si remarquables comme œuvres d’art, comme compositions de cabinet, comme essais polémiques, ne produisaient aucun effet sur le parlement. Dès que William Burke se levait pour parler, les bancs de la chambre des Communes se dépeuplaient : « Now, Burke is beginning, let us go to dinner : Burke commence ; allons dîner ! » Le grand homme restait environné de quelques amis complaisans. L’éloquence parlée demande en effet plus d’abandon, de laisser-aller, de naïveté, de simplicité ; elle doit ressembler davantage à une causerie familière. La gloire de Burke ne repose pas seulement sur ses discours, mais sur ses œuvres politiques et métaphysiques, et spécialement sur le Traité du sublime, et les Observations sur la révolution française. On y chercherait en vain la chasteté sévère de Junius ; mais jamais aucun écrivain n’a jeté, sur les idées métaphysiques et sur la sécheresse des discussions, un voile plus brillant, une couleur plus ardente. Il est difficile de réunir avec plus de bonheur l’énergie de la dialectique et l’éclat du coloris. Comme orateur, il était souvent battu par Fox, improvisateur facile et diffus, et par Sheridan, qui ne parlait que par épigrammes.
  9. Thomas Grattan, de famille irlandaise, comme Burke et Sheridan, était souvent de très mauvais goût ; mais il avait de la finesse, de l’énergie, de l’audace, et une extrême facilité d’improvisation. L’auteur aurait pu lui associer Curran, autre orateur irlandais, avocat, doué d’une éloquence vive, quelquefois emphatique, mais toujours pleine d’effet.
  10. Nous sommes loin de penser que le mouvement littéraire décrit par l’auteur date, en France et en Angleterre, de la révolution d’Amérique, et de la révolution française qui la suivit. Ces deux révolutions ne sont elles-mêmes que les résultats d’une impulsion plus générale et invincible qu’elles servirent et propagèrent à leur tour. Avant elles, le puritanisme anglais, la philosophie française, poussent déjà les peuples vers la liberté ; avant elles, Locke et de Foe parlent de tolérance ; avant elles, Wilke se fait tribun du peuple ; avant elles, Voltaire et Helvétius écrivent, Burns et Cowper chantent. La muse de Burns, c’est la vieille indépendance rustique et sauvage de l’Écosse ; celle de Cowper, c’est l’austérité puritaine des vieux
  11. Thomas Campbell. — Cette explication est incomplète. Il y avait alors besoin de liberté, fatigue des règles scolastiques, révolte secrète contre les sentences du pédantesque dictateur Samuel Johnson ; on revenait à Shakspeare ; on admirait la naïveté des vieilles ballades ; on étudiait le style des anciens auteurs tragiques ; ce style libre, ardent, facile, ingénu, prêt à tout, avait un charme nouveau. Il est très vrai, comme l’a dit Campbell et comme Walter Scott l’a répété, que le Recueil de Percy produisit beaucoup de sensation dans le public et parmi les auteurs ; mais cette sensation n’était que l’écho d’un besoin généralement senti, même avant la publication.
  12. Le puritanisme exalté, morose, timide, orgueilleux, tremblant de Cowper, se rapprochait, sous plus d’un rapport, de l’exaltation et des susceptibilités de Jean-Jacques Rousseau. Cowper s’enfuyait quand on lui annonçait un grand seigneur ; chez tous deux, mêmes souffrances d’imagination, même amour de l’isolement le plus profond, même crainte d’être troublés dans leurs rêveries. Cowper élevait des lapins avec un soin puéril et leur consacrait des élégies. Comme Rousseau, il a prédit la révolution française ; plus heureux que lui, il a échappé aux médisances, aux intrigues et aux railleries des gens de lettres ses contemporains. La mélancolie à laquelle ces deux hommes remarquables étaient en proie, était une maladie chronique et incurable ; chez Cowper, elle s’alliait à des sentimens superstitieux, qui ont donné à ses œuvres un caractère singulièrement sombre ; chez Rousseau, elle se combinait avec un enthousiasme ardent, qui se transformait en panthéisme. L’habile auteur de cet article, dans son jugement plein de finesse et de vérité sur Cowper, a oublié de dire que Goldsmith l’avait précédé dans cette carrière de poésie naturelle ; Goldsmith, homme de sensibilité et de génie, dont le Deserted village et le Traveller, ravissantes élégies domestiques, sont à la poésie anglaise ce que le Vicaire de Wakefield est à la littérature des romans. Chez Goldsmith, il y a plus de pureté que chez Cowper, autant de charme, de grace, d’ingénuité, de vigueur, mais peut-être moins d’élévation.
  13. Il est bon d’observer que l’éducation commune des paysans écossais est de beaucoup supérieure à celle que le fils du bourgeois reçoit dans d’autres pays. Les chaumières du plat pays d’Écosse sont remplies d’une population rustique, mais civilisée, théologienne, poétique, habituée à la discussion des matières les plus graves, et qu’il est impossible d’assimiler aux paysans de nos campagnes et même aux ouvriers de nos faubourgs. Une moralité religieuse et sévère règne dans ces campagnes ; et l’homme le plus pauvre possède une Bible, un recueil de vieilles ballades, quelques volumes dépareillés de Shakspeare, et souvent le Fidèle Berger de Ramsay. Robert Burns naquit dans une de ces cabanes.
  14. Le patois écossais, qui a ses règles, son dictionnaire à part et ses idiotismes, possède aussi une littérature spéciale, dont Burns est la gloire, mais à laquelle les Allan Ramsay, les Ferguson, les Hogg, et Allan Cunningham lui-même, ont donné de l’éclat et de la solidité. On trouve dans ce dialecte, très favorable à la poésie naïve, pastorale et satirique, beaucoup de gracieux diminutifs, d’expressions pittoresques, consacrées aux variétés du paysage, aux occupations de la campagne, aux coutumes écossaises, et quelques mots empruntés à la langue française, tels que bonnie (bon, aimable, doux) ; to fash (fâcher), etc., etc.
  15. Plusieurs poètes écossais, nés comme Burns dans des classes inférieures, lui avaient ouvert la route ; il les a tous dépassés, et malgré l’ancienne prévention de l’Angleterre contre le dialecte de la Calédonie, devenue sa sujette, les critiques de Londres ont accepté la gloire et avoué la supériorité du chantre rustique. Notre Villon, pour la satire et l’ironie ; notre contemporain Béranger, par l’esprit, la grace, la malice, le mélange habile et touchant des idées fortes et des émotions mélancoliques, peuvent donner quelque idée de ce Robert Burns, simple faiseur de chansons populaires, et l’un des plus grands poètes lyriques que la littérature moderne ait produits. Il a chanté, comme Béranger, la liberté, le vin et l’amour ; mais il a donné bien plus de place que Béranger aux sentimens et aux peintures rustiques, aux passions violentes et ingénues qui se développent sous les toits de chaume, aux émotions et aux rêveries du paysan et du laboureur. Nous regrettons que l’auteur n’ait pas cité Marie dans le ciel, la Pâquerette des montagnes, la Souris écrasée par la charrue, et la Bacchanale des gueux, et le Samedi soir. Ce sont des chefs-d’œuvre en miniature, mais ce sont des chefs-d’œuvre ; tout s’y trouve, sentiment, ironie, profondeur, délicatesse, amour de la nature et des hommes. M. Allan Cunningham a ménagé la mémoire de son confrère et de son maître, dont les dernières années, livrées à l’intempérance, ont offert un si triste spectacle ; Burns aimait le whisky, autant que Chapelle aimait le vin de Champagne.
  16. Jean-Jacques en France, Cowper et Crabbe en Angleterre, Franklin aux États-Unis, Burns en Écosse, bien que d’âges différens, étaient contemporains ; une pensée semblable de renouvellement social, ou d’audace littéraire, ou de liberté populaire et religieuse, ou de moralité passionnée, ou d’enthousiasme aveugle ; le même besoin d’étudier les classes inférieures, jusqu’alors si méprisées, apparaissent chez ces divers écrivains. L’un attaque les grands et exalte les humbles ; l’autre cherche sous le toit du pauvre la copie des vices du riche ; un troisième, plus sage et plus utile, essaie de ramener le prolétaire à ces habitudes d’économie et de vertu, gages de moralité et de bien-être ; le dernier se fait le barde exalté des passions rustiques. Cet élan simultané, qui fait jaillir de toutes parts des accens analogues, et qui a lieu peu de temps avant que la révolution française n’éclate, est trop frappant pour ne pas être remarqué.
  17. Avant que George Crabbe eût publié ses poésies, Goldsmith, nous l’avons déjà dit, avait décrit dans d’admirables vers la misère d’un village abandonné. Avant Goldsmith, Philips et Gay, dans Trivia et dans les Églogues vulgaires, avaient tenté de reproduire fidèlement les mœurs du peuple ; Allan Ramsay, poète écossais, n’avait pas essayé d’idéaliser ses peintures de la vie rustique. La route que Crabbe choisissait se trouvait donc frayée, ou du moins ouverte. Ce qui le distingue de tous ses prédécesseurs, c’est une misanthropie amère, âpre, froide, ironique, douloureuse. Tous ses ouvrages ne sont que l’amplification de ces mots de Labruyère : « Il y a quelque part en France des animaux à deux pieds couverts de fange, affamés…, etc. ; ce sont des hommes. » La laideur du vice et de la misère, le froid, la faim, l’agonie de la pauvreté, n’ont pas de peintre plus expressif ni plus terrible que Crabbe ; homme doux, pieux et fort attaché au gouvernement établi, il est éminemment et involontairement révolutionnaire par son génie. En le lisant, il est impossible de ne pas maudire une société organisée de manière à condamner les deux tiers de sa population à de telles mœurs, à de tels vices. Heureusement, ses peintures, vraies en partie, et terribles dans leur partielle vérité, sont loin d’être complètes ; lisez Burns, Wordsworth et Walter Scott, eux aussi ont été fidèles à la nature : ils vous diront que, même dans une civilisation corrompue, le pauvre a ses joies, ses vertus et sa grandeur.
  18. Fox, Burke, Goldsmith et Johnson admirèrent et encouragèrent les efforts de Crabbe. La plupart des critiques du temps ne le jugèrent que sous le rapport de la versification. Comme elle était, dans le Village, élégante, concise, épigrammatique, et qu’elle se rapprochait de la manière de Pope, ils ne s’aperçurent pas de l’originalité réelle du poète : cette originalité était dans la pensée et non dans la forme. Vingt ans après, lorsque Crabbe reparut devant le public, ce fut au contraire cette forme que l’on blâma. On était désaccoutumé. Cette suite de distiques monotones dont le second vers est invariablement consacré à une épigramme, parut étrange et d’un goût suranné. Tel qu’il est, ce poète mérite une place à part. C’est le grotesque qui le frappe, non sous son aspect risible, mais sous son point de vue triste et douloureux. L’homme en haillons, le mauvais sujet, le joueur ruiné, l’invalide ivre, sont de bonnes fortunes et des trouvailles pour Crabbe. Les douze volumes qui composent ses œuvres ne sont remplis que de ces peintures. Vivant fort retiré, il a été inaccessible à toutes les séductions de la mode ; il n’a subi aucune des influences et des variations de la littérature moderne en Angleterre. Aussi n’a-t-il qu’une seule manière, et cette manière est désespérante. On peut défier le lecteur le plus brave de parcourir un de ses volumes sans se reposer. S’il parle de l’amour, c’est pour en décrire la décadence inévitable, et le désillusionnement affreux ; c’est pour montrer la lie amère qui se trouve au fond de la coupe enivrante. S’il laisse entrevoir quelques qualités chez l’homme, il se hâte de montrer l’alliage de vices et de faiblesses qui s’y mêle toujours. Il n’a pas même de larmes pour le malheur, ou de colère contre le crime ; il n’a qu’un sourire de mépris pour l’humanité. On a dit de lui récemment (Caractères et Paysages, par M. Ph. Chasles), qu’il a pris la poésie à rebours. En effet, son inspiration sans éclat, sans tendresse, sans grandeur, sans harmonie, et cependant puissante, se compose de tout ce que les autres poètes ont dédaigné.
  19. Histoire complète des crimes, des exécutions et des derniers momens des malheureux enfermés à Newgate. La collection du Newgate-Calendar est aujourd’hui précieuse et rare.
  20. Crabbe se trouvait placé sur la limite du xviiie et du xixe siècles. Avec Cowper et Burns, il forme, pour ainsi dire, l’anneau intermédiaire qui rattache l’une à l’autre, la littérature de la reine Anne d’une part, et de l’autre la nouvelle littérature de Scott et de Byron. Si l’auteur avait voulu donner un tableau complet, non de chaque écrivain pris à part, mais du mouvement de l’intelligence en
  21. Si, en plaçant Rogers auprès de Crabbe, l’auteur de ces esquisses ingénieuses a voulu les faire ressortir par le contraste, il ne pouvait mieux choisir. Crabbe n’a jamais vu que le côté triste et douloureux de la nature humaine. C’était un pauvre ministre de village qui vivait dans la solitude et faisait de bonnes œuvres, tout en composant des vers imprégnés d’amertume. Rogers, banquier, riche, homme du monde, n’a considéré la vie que sous un aspect riant et gracieux ; l’originalité lui manque, et quelquefois la force. Souvent le mauvais goût dépare les œuvres de Crabbe. Rogers est un poète tout virgilien que la gloire de Walter Scott et de Byron a rejeté dans l’ombre ; mais une simplicité gracieuse, une douceur d’ame remarquable, recommanderont ses poèmes didactiques à l’estime, si ce n’est à l’enthousiasme de la postérité.
  22. Gainsborough peintre du xviiie siècle, ami de Burke et de Sheridan, a traité des sujets rustiques avec assez de succès. Sa manière est un peu lâche, et sa couleur souvent forcée. Il a, dès l’année 1779, fondé à Londres une espèce de Diorama qui eut beaucoup de vogue à cette époque. (V. Wine and Walnuts. London, 1825.)
  23. Akenside, que peut-être M. Allan Cunningham aurait dû nommer, ainsi que Beattie et Parnell, est un poète métaphysique et contemporain de Cowper. Son inspiration est toute républicaine ; il a répété en vers blancs, quelquefois très énergiques, quelquefois obscurs et surchargés d’épithètes, les déclamations de Mably et de l’abbé Raynal. Akenside, né en Écosse à la fin du xviiie siècle, était fils d’un boucher. Ses odes sont quelquefois citées comme des modèles de ridicule. Il est difficile de rien trouver de plus prosaïque et de plus plat ; l’une d’elles commence par ces paroles :

    Apportez la bougie et baissez la plaque du foyer !

    Horace Walpole, homme de beaucoup d’esprit, se moquait non-seulement d’Akenside, mais de ses contemporains Thompson et Gray. Thompson, malgré son remarquable talent descriptif, est un poète lourd, fécond en paroles, pauvre d’idées, un pesant coloriste à la manière de certains élèves de Rubens. Beattie, dont le Minstrel contient quelques jolies strophes et quelques vers heureux, n’avait pour muse qu’une faible déesse, poitrinaire et essoufflée, qui ne pouvait ni fournir une longue carrière, ni se livrer à l’inspiration. Parnell était quelque chose de moins encore. Walpole avait raison de préférer à la triste et laborieuse fadeur de ces poètes l’extravagance de Nathaniel-Lee et la verve sombre de Marlowe. « J’aime mieux, disait-il, faire une orgie qui m’amuse et qui m’expose à être ramassé par la garde, que d’entendre radoter ma grand’mère, tous les soirs, au coin du feu. »

    À la fin du xviiie siècle, la poésie était didactique : Thompson, Akenside, Beattie, n’ont écrit que des traités en vers. La vraie poésie de passion et d’ame était morte. La gloire de Cowper et celle de Burns est de l’avoir ressuscité.

  24. William Hazlitt, critique spirituel et passionné, est mort en Angleterre il y a un an. Le recueil de ses œuvres serait intéressant. Il a beaucoup écrit, surtout dans les journaux : une verve mordante, facile, hardie, le distinguait de tous ses contemporains, et lui faisait beaucoup de lecteurs et beaucoup d’ennemis.
  25. Campbell et Rogers tiennent encore à l’école de Pope. Byron, qui avait commencé par faire de l’hétérodoxie poétique, se mit, sur la fin de sa carrière glorieuse, à relever le vieil étendard de ce poète : c’était là un caprice de femme ou de grand seigneur, rien de plus. Peut-être l’auteur eût-il donné une idée plus nette du développement littéraire, s’il avait réuni par groupes isolés les écrivains de diverses écoles : ici Walter Scott et Southey, les poètes de la légende ; là Byron, dans sa noble solitude ; ailleurs Rogers et Campbell, soutiens de l’ancienne pureté poétique ; plus loin Wordsworth et Coleridge, poètes platoniciens ; enfin Hogg et Grahame, les élèves de Burns. Ce classement eût jeté plus de clarté dans le tableau.
  26. Monk Lewis, auteur du Moine, l’un de ces hommes de transition qui se trouvent entre deux époques, et que l’on oublie ordinairement. Lewis n’a pas été sans influence sur son temps ; il a surtout contribué à former le génie de Byron et celui de Scott. Les héros de Byron, sombres, voluptueux, criminels et philosophes, ont leurs prototypes dans les ouvrages de Lewis, négligés aujourd’hui. Le goût pour les ballades anciennes, goût qui développa le premier essor du talent de Scott, lui fut inculqué par ce même Lewis. Il eut pour héritier littéraire et pour imitateur heureux, Maturin, auteur des Albigeois, qui poussa ce genre funèbre, érotique et satanique, à ses limites extrêmes.
  27. Le pibroch est le chant de guerre des montagnards ; la cornemuse des fils de Gaël jouait le pibroch, dans les dernières campagnes contre Bonaparte.
  28. Il est évident que l’ouvrage de Percy sur les anciennes ballades fut la source où Walter Scott alla puiser ses premières inspirations. Ses poèmes ne sont que des légendes romanesques écrites dans le style et le rhythme des vieux chants populaires. Lorsqu’il vit que le public commençait à se fatiguer de ces légendes métriques, il démonta sa harpe écossaise et se contenta de la prose. La même pensée, la même vénération pour les temps anciens, les mêmes études de costumes et de caractères qui avaient fait le succès des poèmes, assurèrent le succès des romans ; mais dans ces derniers le détail des caractères est plus finement senti, plus curieusement approfondi, les paysages sont plus vrais. On ne saurait trop louer l’appréciation si juste et si nette que fait ici M. Allan Cunningham du talent poétique de Walter Scott. Elle nous promet, quand le critique viendra à l’examiner comme romancier, des aperçus non moins fins et non moins exacts sur l’influence que les compositions en prose du grand écrivain ont exercée sur la société moderne.
  29. Cette association de Burus et de Wordsworth peut sembler arbitraire. Wordsworth est mystique, et Burns passionné. Le premier écrit comme un Brahmane contemplatif ; l’autre, comme un trouvère plein d’ardeur et de véhémence. On reconnaît, dans les œuvres de Wordsworth, une douceur d’ame enchanteresse, un quiétisme religieux, une piété profonde. Burns se moque des formes religieuses, bafoue les tartuffes de son pays, déifie la beauté physique, chante le vin et les belles, et même dans ses élans enthousiastes, dans ses caprices de religion, il mêle quelques mots de satire contre les gens qu’il n’aime pas, contre l’hypocrisie et l’austérité. Wordsworth, qui se rattache immédiatement à Cowper et qui l’a continué et épuré, n’est jamais satirique. Sa poésie est un long hymne sur les harmonies de la nature, qu’il aime à retrouver dans les sujets les plus humbles et les plus vulgaires. Burns joignait à une ame affectueuse et passionnée des sens inflammables, un esprit irritable, une grande susceptibilité. L’imagination de Wordsworth est plus haute, mais plus froide : il y a dans sa poésie quelque chose de l’atmosphère sublime et pure des montagnes inaccessibles. Ils ne se ressemblent que par leur sympathie avec la nature, sympathie bien plus sensuelle et plus voluptueuse chez Burns, bien plus métaphysique et plus profonde chez Wordsworth.
  30. Il est à regretter que l’auteur n’ait pas jugé à propos de montrer ici l’influence et l’impulsion dues aux publications périodiques de la Grande-Bretagne sur la littérature moderne de nos voisins. C’est en luttant corps à corps avec la Revue d’Édimbourg, le Quarterly, le Blakwood, que Byron, Scott, Southey, Wordsworth, ont atteint le développement extraordinaire de leur force intellectuelle. Comme dans ces pays encore sauvages où la puissance physique et l’adresse du corps deviennent si redoutables et s’entretiennent dans les combats perpétuels, dans les assauts de force et de ruse que se livrent les tribus ennemies, la critique d’une part, et le talent créateur de l’autre, ont, pendant les trente années qui commencent notre siècle, déployé en Angleterre, toutes leurs ressources : il y a dans les Revues anglaises des chefs-d’œuvre de discussion et de polémique ; et les attaques les plus violentes contre Scott, Byron et Wordsworth, n’ont pu ni diminuer leur gloire, ni amortir leur génie. Ce que la Revue d’Édimbourg reprochait surtout à Wordsworth, c’était l’importance presque majestueuse avec laquelle il traitait certains sujets : l’Âne mort, l’Enfant Perdu, le vieux Mendiant, etc. Crabbe avait fait de semblables essais, mais avec ironie ; Burns, avec naïveté ; Wordsworth voulut y joindre une sorte de grandeur religieuse et tragique.
  31. L’ardeur de tempérament et de pensée qui caractérise Southey, a beaucoup contribué à favoriser les calomnies de ses ennemis et de ses rivaux. C’est un de ces hommes véhémens chez lesquels la puissance de réaction est terrible, et qui, trompés dans une espérance, se livrent tout entiers à l’espérance contraire. Le républicain de vingt ans a fini par être poète lauréat. Le jeune homme qui appelait tous les peuples d’Europe à la révolte, vient d’écrire, dans sa vieillesse, un ouvrage consacré à maudire la civilisation et ses progrès. Southey n’en est pas moins un homme honorable, laborieux, digne d’admiration et d’estime, un grand poète, un excellent prosateur. Le char de sa pensée l’entraîne toujours ; libéral, il fut jacobin ; déçu par la révolution française, il s’est fait absolutiste. Il y a peu d’observation, de réalité, de profondeur dans ses poèmes, mais une belle invention, une grande imagination épique ; quelque chose qui rappelle les grandes pages du peintre Martin ; de l’érudition et du coloris. Ses épopées sont des fresques largement conçues, brillantes, pleines d’intérêt, et où les détails de costume sont soigneusement étudiés. Quant à la variété dramatique des caractères, quant à l’observation froide de l’humanité, ce n’est pas chez Southey qu’il faut les chercher. Southey coopère au Quarterly Review.
  32. Les trois derniers poètes cités avec éloge par l’auteur, Grahame, Montgomery et Hogg, sont plutôt doués de talent que de génie, et sont loin de s’élever à la hauteur de Southey, de Wordsworth et de Scott. Sans doute, la classification de M. Allan Cunningham n’a d’autre règle que la date des naissances de chaque poète. S’il avait classé selon leur influence respective les écrivains dont il s’occupe, il aurait d’abord parlé de Scott, qui le premier ouvrit la carrière, précédé pas les étranges imaginations de Lewis, auteur du Moine ; puis de Thomas Moore qui le suivit, puis de Southey et de Byron. Les noms de Campbell, Rogers, Wilson, se seraient placés ensuite dans cette liste. L’inconvénient de la forme adoptée par le spirituel auteur de ces biographies est de ne pas assez faire sentir quelle action chacun de ces écrivains a exercée sur son siècle, sur ses rivaux et ses successeurs.
  33. Ornithologiste célèbre, qu’il ne faut pas confondre avec Wilson, le poète, directeur du Blackwood’s Magazine. Audiban l’Américain a dépassé récemment Wilson lui-même par la vérité pittoresque et l’énergie brillante des descriptions.
  34. Grahame et Montgomery nous semblent plutôt des poètes agréables que des écrivains originaux il y a chez ces deux auteurs un sentiment religieux qui ne manque pas d’onction ; mais la force, la nouveauté, la hardiesse des poètes que M. Allan Cunningham a cités et analysés dans les biographies précédentes ne peuvent se comparer au talent estimable, heureux, mais après tout médiocre, de Grahame et Montgomery.
  35. Nous avons vu que Burns naquit aussi le 25 janvier.
  36. Nous avons déjà plusieurs fois cité, dans ces notes, le nom de cet homme remarquable. Wilson, comme poète, se rapproche de Southey. Il a l’imagination féconde, facile, animée, ardente et pieuse. Depuis qu’il est rédacteur en chef de Blackwood’s Magazine, sa renommée poétique s’est affaiblie ; on ne l’a plus considéré que comme le distributeur des graces et des châtimens littéraires, comme le haut justicier de l’Écosse intellectuelle. Sa prose est vigoureuse, pittoresque et originale.
  37. La saveur rustique des poésies de Hogg, le talent descriptif dont il a fait preuve dans ses contes, la force et la facilité de sa verve méritent en effet qu’il ne soit pas confondu avec la foule des médiocrités dont le Parnasse anglais est encombré depuis la mort de lord Byron. Bien supérieur à Montgomery et à Grahame, moins monotone qu’eux, bon écrivain en prose, il ne lui manque, pour s’élever à une supériorité incontestée, que cette réflexion critique, cette philosophie, cette instruction première, que son éducation ne lui a pas données. Le plus grand malheur de Hogg est d’être venu après Burns et de l’avoir imité.
  38. On a vu se déployer, dans les heureuses et brillantes esquisses de M. Cunningham, une partie des richesses littéraires que l’Angleterre a vu éclore au commencement de ce siècle. Le cadre séparé dans lequel l’auteur a placé chacune de ses biographies, s’est opposé à ce qu’il établît dans son tableau un ensemble harmonieux. Il n’a pas pu montrer encore la prose influant sur la poésie, et la poésie sur la prose ; Burke, par son Traité du sublime, et Godwin par ses admirables créations, éveillant le génie farouche de Byron ; de leur côté, Coleridge et Wordsworth opposant leur foi pure et féconde, leurs vers inspirés et pieux, aux créations douloureuses de l’auteur de Caleb Williams ; Southey se réfugiant dans les contrées lointaines, et Walter Scott dans le passé. Mais sans doute l’auteur s’est réservé cette tâche pour la suite de son œuvre.