Histoire critique de l’établissement de la monarchie françoise dans les Gaules/Livre 1/Chapitre 6

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LIVRE 1 CHAPITRE 6

CHAPITRE VI.

Des changemens que fit Constantin Le Grand dans la forme du Gouvernement de l’Empire Romain, & dans le service des Troupes.


Toutes les précautions imaginées par les Prédecesseurs de Constantin Le Grand, pour obvier aux accidens funestes qui provenoient de la forme d’administration en usage, comme de la maniere dont les Troupes faisoient leur Service, s’étoient trouvées insuffisantes. Les Loix faites dans le dessein de prévenir ces accidens, n’avoient pas empêché qu’ils ne fussent très-fréquens. Elles n’en prévenoient qu’une partie. La Loi de Marc Aurele par laquelle il étoit défendu de confier le commandement dans une Province, à un Citoïen né dans cette Province-là, n’avoit tari qu’une des sources du mal, qui en avoit tant d’autres. L’expedient de ne confier les emplois les plus délicats qu’à des gens de fortune, n’avoit pas même réüssi, & des Empereurs avoient été détrônés par le fils d’un Pâtre ou par le fils d’un Forgeron. Enfin le mal alloit toûjours en augmentant. Les révoltes des Gouverneurs des Provinces armées qui toûjours étoient suivies d’une guerre civile, où l’aigle abattoit l’aigle, ne furent jamais si fréquentes que dans le troisiéme siécle. Il étoit apparent que ces révolutions sanguinaires, après avoir été fatales à tant d’Empereurs, seroient bien-tôt funestes à l’Empire même. Le théatre des guerres dont je parle étoit toûjours dans ses Provinces. C’étoit du Sang Romain que les deux partis répandoient. C’étoit le territoire de l’Empire qu’ils dévastoient. Constantin crut donc qu’il falloit changer & la forme de l’ancienne administration, & la maniere dont les Troupes faisoient le Service. On pourra trouver que je traite trop au long la matiere dont il s’agit ici, mais il me paroît important de la bien expliquer. Elle facilite beaucoup l’intelligence de l’Histoire du renversement de l’Empire Romain, & cependant je ne me souviens pas de l’avoir vûë éclaircie dans les Ecrits d’aucun Auteur moderne. Voici ce que fit Constantin au rapport d’un Historien trop voisin des tems de ce Prince qu’il a pû voir, pour ignorer la verité, ou pour avoir osé l’alterer, quelqu’envie qu’il eût de le blâmer. « Constantin sans aucun égard à l’usage établi depuis long-tems, dit Zosime, multiplia les grandes Charges ; & il les dépoüilla encore de la plupart des fonctions qui leur étoient attribuées. Avant lui, il n’y avoit ordinairement que deux Préfets du Prétoire, qui conjointement exerçoient le pouvoir attaché à cette Préfecture, dont l’autorité s’étendoit non-seulement sur les Troupes de la Garde du Prince, & sur celles dont l’emploi étoit de veiller à la sûreté de la Ville de Rome[1] mais aussi sur les armées qui gardoient les frontieres de l’Empire. C’étoit encore à ces Officiers qui n’étoient subordonnés qu’à l’Empereur à pourvoir à la subsistance des Troupes, & à maintenir la discipline Militaire, en faisant châtier ceux qui en violoient les Loix, par des peines proportionnées à leurs délits. Tout cela fut bouleversé par Constantin. En premier lieu, il fit quatre Préfets du Prétoire au lieu de deux, & il assigna à chacun de ces Officiers une espéce de Diocèse, ou Département particulier dans lequel il exerceroit seul les fonctions de la Préfecture. »

Zosime nous apprend ensuite qu’un de ces Départemens fut composé de la Lybie, de l’Egypte & des Provinces que l’Empire Romain tenoit en Asie ; qu’on mit dans un autre de ces grands Diocèses civils, ou Départemens, la Grece entiere, la Pannonie, & les Provinces adjacentes ; que l’Italie, les Isles voisines, & la partie de l’Afrique qui s’étendoit depuis la Province de Lybie jusqu’à l’Ocean, formerent le troisiéme Diocèse ; enfin qu’on comprit dans le quatriéme, & c’est celui qui nous interesse le plus, les Gaules, l’Espagne & la Grande-Bretagne.

Après la déduction que je viens d’abreger, Zosime ajoute : » Constantin non content d’avoir affoibli l’autorité des Préfets du Prétoire en multipliant leur nombre, voulut encore la diminuer en dépoüillant ces Officiers de leurs fonctions les plus importantes. Avant le nouvel arrangement, toutes ses Troupes étoient subordonnées aux Préfets du Prétoire ; & Constantin quand il changea l’ancienne forme d’administration, créa un Maître des Cavaliers, ou un Géneralissime de la Cavalerie, & un Maitre des Fantassins, ou un Géneralissime de l’Infanterie[2] ; & il leur subordonna non-seulement les Centurions & les Tribuns, mais encore tous les Géneraux qu’on appelle Ducs[3], & qui sous les ordres d’un Général superieur commandent dans tout un district, avec la même autorité qu’avoient autrefois ceux des Préteurs qui étoient employés dans les Provinces. Constantin attribua encore aux Géneralissimes la fonction de veiller à la conservation de la discipline militaire & la connoissance des délits des Soldats, qui fut ôtée aux Préfets du Prétoire. On verra, continuë Zosime, par la suite de mon Histoire, que ce nouvel arrangement fut la cause de bien des maux arrivés durant la paix comme durant la guerre. En effet quand les Préfets du Prétoire avoient l’inspection dans tout l’Empire sur le maniment des deniers publics, qui pour lors se faisoit par des Officiers qui leur étoient subordonnés, & quand ils avoient en même-tems le soin de pourvoir aux besoins des Troupes, les Soldats étoient plus soumis, & ils craignoient davantage de manquer à leur devoir. Comme le Superieur qui leur envoyoit les ordres du Prince, & qui les jugeoit, étoit le même Superieur qui leur faisoit toucher leur paye & distribuer leurs provisions, un châtiment convenable suivoit de près la moindre faute. »

Il ne faut pas véritablement beaucoup de réflexion, pour voir que dès qu’un ancien Préfet du Prétoire avoit condamné des Soldats à perdre une partie de leur solde, sa Sentence étoit toûjours executée, parce qu’il n’avoit qu’à donner ordre à celui qui devoit payer ces Soldats, et qui lui étoit subordonné, de retenir la somme qu’il les avoit condamnés à perdre. Zosime reprend la parole :

» Il n’en est plus de même aujourd’hui ; c’est un Officier qui commande les Troupes, & qui est chargé du soin de leur faire observer la discipline Militaire ; & c’est un autre Officier qui leur fait toucher leur solde & qui pourvoir à leur subsistance. Chacun de ces Officiers veut être le maître de se conduire à son gré dans l’exercice des fonctions attachées à son emploi. Il ne veut faire executer ce qui est du ressort de son ministere, que par les subalternes dépendans de lui. Constantin donna encore à l’ordre établi avant lui, une atteinte, qui dans la suite a ouvert aux Barbares les portes du territoire de l’Empire. Comme nous l’avons déja dit (c’est toûjours Zosime qui parle) Diocletien avoit eu la prévoyance de garnir la frontiere de l’Empire de Places de guerre, & de Bourgs ou de Camps retranchés, dans lesquels les Troupes étoient reparties, de maniere que les Barbares qui vouloient faire une invasion dans l’Empire, avoient bien-tôt en tête un Corps d’armée. Mais Constantin dénua la frontiere de cette espece de rampart. Il en retira la plus grande partie des Troupes qu’on y logeoit, & il les dispersa dans l’interieur du Païs, ou bien il les mit en garnison dans des Villes qui n’étoient point exposées, tandis qu’il laissoit presque sans défense les lieux qui l’étoient véritablement. Ainsi, d’un côté la frontiere resta dégarnie, & de l’autre nos Soldats s’amollirent en logeant sous le toît, en menant une vie bourgeoise, & en passant leur tems dans les Cirques ou au Théâtre. Il est même encore arrivé que les Villes où sans nécessité l’on avoir mis des Garnisons, en ont été tellement vexées, que quelques-unes se trouvent aujourd’hui abandonnées par leurs Habitans & changées en solitudes. »

J’ajouterai au récit de Zosime ce que nous apprenons d’autres Historiens ; c’est que Constantin cassa non-seulement les Cohortes Prétoriennes, mais qu’il fit encore démanteler du côté de la Ville le Camp entouré de murs qu’elles avoient à Rome, afin que les nouveaux Corps qu’il mettoit sur pied, et dont nous parlerons ci-dessous, n’eussent plus leur habitation ordinaire dans une même enceinte, où ils ne seroient point mêlés avec les autres Citoïens.

Ce n’est point à nous à juger entre Constantin et Zosime, ni à prononcer si l’Empereur eut raison de faire ce qu’il fit, ou si l’Historien a raison de le reprendre. Quoiqu’il en fût, voilà l’origine de l’usage de partager les fonctions de Lieutenant du Prince dans un même district, entre deux Représentans, à l’un desquels le prince confie l’épée de la guerre, tandis qu’il confie à un autre l’épée de la justice & le maniment des finances. Avant Constantin aucun Empereur Romain n’avoit séparé le Pouvoir Civil du Pouvoir Militaire, afin de ne les confier dans le même district qu’à deux Officiers differens. On peut douter même qu’aucun Roi étranger l’eût fait.

Je crois donc qu’il est à propos de dire ici d’avance, que l’usage de séparer l’autorité Souveraine comme en deux branches ; sçavoir, celle du Pouvoir Civil, et celle du Pouvoir Militaire, continua d’avoir lieu dans la Monarchie fondée en Italie par Theodoric Roi des Ostrogots. On voit par plusieurs endroits de Procope, que nous rapporterons quand il en sera tems, et par d’autres Auteurs[4], que cet usage y fut maintenu. Mais je crois devoir dire aussi par anticipation, que l’usage dont il s’agit, fut abrogé dans les Gaules par Clovis & par ses Successeurs, lorsqu’ils se furent rendus maîtres de cette grande Province de l’Empire. Il sera facile aux Lecteurs d’observer en lisant la narration de plusieurs faits qui seront rapportés dans la suite, que sous ces Princes les Ducs & quelques autres Officiers Militaires se mêloient des affaires purement Civiles, et principalement des affaires de finances. Il étoit naturel qu’à cet égard nos Rois Mérovingiens suivissent l’usage de leur nation, qui ne connoissoit point la métode de partager l’autorité Souveraine entre deux Représentans dans une même Contrée. Si cette séparation de l’un & de l’autre Pouvoir a lieu aujourd’hui dans les Gaules, c’est qu’elle y a été introduite de nouveau par Loüis XII et par les Rois ses Successeurs, qui ont publié plusieurs Edits & Ordonnances, pour ôter à ceux qui étoient revêtus du Commandement Militaire dans un certain district, le pouvoir de s’y arroger aucune autorité dans les matieres de Justice, Police et Finance, dont ces Princes ont attribuée la connoissance à d’autres Officiers. Au reste la division que Constantin fit des deux Pouvoirs, partagea bien les emplois des Officiers qui représentoient le Prince en des emplois de deux especes differentes ; mais elle ne partagea point ces Officiers, comme ils l’ont été parmi nous depuis Loüis XII en gens de robe & en gens d’épée. Tant que l’Empire d’Occident a subsisté il y a toujours été d’usage de passer indifferemment des emplois Civils aux Militaires, ou, comme on le disoit alors, de la Milice armée dans la Milice civile, & de la Milice civile dans la Milice armée. Ainsi ces deux sortes d’emplois qu’on exerçoit alternativement ne firent point dans l’Etat deux genres de Professions differentes, et dont il suffit d’épouser l’une, pour être réputé avoir renoncé à l’autre. Avitus, le même qui fut proclamé Empereur après Petronius Maximus, avoit été déja Préfet des Gaules lorsque son prédecesseur le nomma Maître de la Milice dans ce diocèse ; ce qui l’obligea, comme il est dit dans Sidonius, à passer des Tribunaux de Justice dans les Camps. Il seroit facile de citer plusieurs autres exemples pareils.

  1. Cohortes Prætoriæ, Urbanæ, Vigiles.
  2. Magister equitum, Magister peditum.
  3. Duces.
  4. Cassiod. variar. tit. 6. n. 3.