Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil/21

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CHAPITRE XXI


De nostre departement de la terre du Bresil, dite Amerique : ensemble des naufrages et autres premiers perils que nous eschapasmes sur mer à nostre retour.


Pour bien comprendre l’occasion de nostre departement de la terre du Bresil, il faut reduire en memoire ce que j’ay dit ci-devant à la fin du sixiesme chapitre : assavoir qu’apres que nous eusmes demeuré huict mois en l’isle où se tenoit Villegagnon, luy, à cause de sa revolte de la Religion reformée, se faschant de nous, ne nous pouvant domter par force, nous contraignit d’en sortir, tellement que nous nous retirasmes en terre ferme, à costé gauche en entrant en la riviere de Ganabara, autrement dite Genevre, seulement à demi lieuë du fort de Coligny situé en icelle, au lieu que nous appellions la Briqueterie : auquel, dans certaines telles quelles maisons que les manouvriers François, pour se mettre à couvert quand ils alloyent à la pescherie ou autres affaires de ce costé-là, y avoient basties, nous demeurasmes environ deux mois. Durant ce temps les sieurs de la Chapelle et de Boissi, lesquels nous avions laissez avec Villegagnon, l’ayant abandonné pour la mesme cause que nous avions fait : assavoir parce qu’il avoit tourné le dos à l’Evangile, se vindrent renger et joindre en nostre compagnie, et furent compris au marché de six cents livres tournois, et vivres du pays que nous avions promis payer et fournir, comme nous fismes au maistre du navire dans lequel nous repassasmes la mer.

Mais suyvant ce que j’ay promis ailleurs, avant que passer plus outre il faut que je declare ici comment Villegagnon se porta envers nous à nostre departement de l’Amerique. D’autant donc que faisant le Vice-Roy en ce pays-là, tous les mariniers François qui y voyageoyent n’eussent rien osé entreprendre contre sa volonté : pendant que ce vaisseau où nous repassasmes estoit à l’ancre et à la rade en ceste riviere de Genevre, où il chargeoit pour s’en revenir : non seulement Villegagnon nous envoya un congé signé de sa main, mais aussi il escrivit une lettre au maistre dudit navire, par laquelle il luy mandoit qu’il ne fist point de difficulté de nous repasser pour son esgard : Car, disoit-il frauduleusement, tout ainsi que je fus joyeux de leur venue, pensant avoir rencontré ce que je cerchois, aussi, puisqu’ils ne s’accordent pas avec moy, suis-je content qu’ils s’en retournent. De maniere que sous ce beau pretexte, il nous avoit brassé la trahison que vous orrez : c’est qu’ayant donné à ce maistre de navire un petit coffret enveloppé de toile cirée (à la façon de la mer) plein de lettres qu’il envoyoit par-deça à plusieurs personnes, il y avoit aussi mis un proces, qu’il avoit fait et formé contre nous et à nostre desceu, avec mandement expres au premier juge auquel on le bailleroit en France, qu’en vertu d’iceluy il nous retinst et fist brusler, comme heretiques qu’il disoit que nous estions : tellement qu’en recompense des services que nous luy avions faits, il avoit comme seellé et cacheté nostre congé de ceste desloyauté, laquelle neantmoins (comme il sera veu en son lieu) Dieu par sa providence admirable fit redonder à nostre soulagement et à sa confusion.

Or apres que ce navire qu’on appeloit le Jacques fut chargé de bois de Bresil, poivre long, cottons, guenons, sagouins, perroquets et autres choses rares par-deça, dont la pluspart de nous s’estoyent fournis auparavant, le quatriesme de janvier 1558 prins à la nativité nous nous embarquasmes pour nostre retour. Mais encor, avant que nous mettre en mer, à fin de mieux faire entendre que Villegagnon est seul cause que les François n’ont point anticipé et ne sont demeurez en ce pays-là, je ne veux oublier à dire, qu’un nommé Fariban de Rouan, qui estoit capitaine en ce vaisseau, ayant à la requeste de plusieurs notables personnages, faisans profession de la Religion reformée au Royaume de France, fait expressement ce voyage pour explorer la terre et choisir promptement lieu pour habiter, nous dit que n’eust esté la revolte de Villegagnon on avoit dés la mesme année deliberé de passer sept ou huict cens personnes dans de grandes hourques de Flandres pour commencer de peupler l’endroit où nous estions. Comme de faict je croy fermement si cela ne fust intervenu, et que Villegagnon eust tenu bon, qu’il y auroit à present plus de dix mille François, lesquels outre la bonne garde qu’ils eussent fait de nostre isle et de nostre fort (contre les Portugais qui ne l’eussent jamais sceu prendre comme ils ont fait depuis nostre retour) possederoyent maintenant sous l’obeissance du Roy un grand pays en la terre du Bresil, lequel à bon droit, en ce cas, on eust peu continuer d’appeler France Antarctique.

Ainsi reprenant mon propos, parce que ce n’estoit qu’un moyen navire marchand où nous repassasmes, le maistre d’icelle dont j’ay jà parlé, nommé Martin Baudouin du Havre de Grace, n’ayant qu’environ vingt cinq matelots, et quinze que nous estions de nostre compagnie, faisant en tout nombre de quarante cinq personnes, dès le mesme jour quatriesme de janvier, ayant levé l’ancre, nous mettans en la protection de Dieu, nous nous mismes derechef à naviger sur ceste grande et impetueuse mer Oceane et du Ponent. Non pas toutesfois sans grandes craintes et apprehensions : car à cause des travaux que nous avions endurez en allant, n’eust esté le mauvais tour que nous joua Villegagnon, plusieurs d’entre nous, ayans là non seulement moyen de servir à Dieu, comme nous desirions, mais aussi gousté la bonté et fertilité du pays, n’avoyent pas deliberé de retourner en France, où les difficultez estoyent lors et sont encores à present, sans comparaison beaucoup plus grandes, tant pour le faict de la Religion que pour les choses concernantes ceste vie. Tellement que pour dire ici adieu à l’Amerique, je confesse en mon particulier, combien que j’aye tousjours aimé et aime encores ma patrie : neantmoins voyant non seulement le peu, et presques point du tout de fidelité qui y reste, mais, qui pis est, les desloyautez dont on y use les uns envers les autres, et brief que tout nostre cas estant maintenant Italianisé, ne consiste qu’en dissimulations et paroles sans effects, je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages, ausquels (ainsi que j’ay amplement monstré en ceste histoire) j’ay cogneu plus de rondeur qu’en plusieurs de par-deça, lesquels à leur condamnation, portent titre de Chrestiens.

Or parce que du commencement de nostre navigation, il nous falloit doubler les grandes Basses, c’est à dire une pointe de sables et de rochers entremeslez se jettans environ trente lieuës en mer, lesquels les mariniers craignent fort : ayans vent assez mal propre pour abandonner la terre, comme il falloit, sans la costoyer, à fin d’eviter ce danger nous fusmes presques contraints de relascher. Toutesfois apres que par l’espace de sept ou huict jours nous eusmes flotté, et fusmes agitez de costé et d’autre de ce mauvais vent, qui ne nous avoit gueres avancé : advint environ minuict (inconvenient beaucoup pire que les precedens) que les matelots, selon la coustume, faisans leur quart, en tirans l’eau à la pompe y ayans demeuré si long temps, que quoy qu’ils en contassent plus de quatre mille bastonnées (ceux qui ont frequenté la mer Oceane avec les Normans entendent bien ce terme), impossible leur fut de la pouvoir franchir ni espuiser : apres qu’ils furent bien las de tirer, le contremaistre pour voir d’où cela procedoit, estant descendu par l’escoutille dans le vaisseau, non seulement le trouva entreouvert en quelques endroits, mais aussi desjà si plein d’eau (laquelle y entroit tousjours à force) que de la pesanteur, au lieu de se laisser gouverner, on le sentoit peu à peu enfoncer. De façon qu’il ne faut pas demander, quand tous furent resveillez, cognoissans le danger où nous estions, si cela engendra un merveilleux estonnement entre nous : et de vray l’apparence estoit si grande, que tout à l’instant nous deussions estre submergez, que plusieurs perdans soudain toute esperance d’en reschapper, faisoyent jà estat de la mort, et couler en fond.

Toutesfois comme Dieu voulut, quelques uns, du nombre desquels je fus, s’estant resolus de prolonger la vie autant qu’ils pourroyent, prindrent tel courage qu’avec deux pompes, ils soustindrent le navire jusques à midi : c’est à dire pres de douze heures, durant lesquelles l’eau entra en aussi grande abondance dans nostre vaisseau, que sans cesser une seule minute, nous l’en peusmes tirer avec lesdites deux pompes : mesmes ayant surmonté le Bresil dont il estoit chargé, elle en sortoit par les canaux aussi rouge que sang de bœuf. Pendant donc qu’en telle diligence que la necessité requeroit, nous nous y emploiyons de toutes nos forces, ayans vent propice pour retourner contre la terre des sauvages, laquelle n’ayans pas fort esloignée, nous vismes dés environ les onze heures du mesme jour : en deliberation de nous y sauver si nous pouvions, nous mismes droit le cap dessus. Cependant les mariniers et le charpentier qui estoyent sous le Tillac, recerchans les trous et fentes par où ceste eau entroit et nous assailloit si fort, firent tant qu’avec du lard, du plomb, des draps et autres choses qu’on n’estoit pas chiche de leur bailler, ils estoupperent les plus dangereux : tellement que, au besoin, voire lors que nous n’en pouvions plus, nous eusmes un peu relasche de nostre travail. Toutesfois apres que le charpentier eut bien visité ce vaisseau, ayant dit qu’estant trop vieux et tout rongé de vers il ne valloit rien pour faire le voyage que nous entreprenions, son advis fut que nous retournissions d’où nous venions, et là attendre qu’il vinst un autre navire de France, ou bien que nous en fissions un neuf, et fut cela fort debattu. Neantmoins le maistre mettant en avant, qu’il voyoit bien s’il retournoit en terre que ses matelots l’abandonneroyent, et qu’il aimoit mieux (tant peu sage estoit-il) hazarder sa vie que de perdre ainsi son navire et sa marchandise : il conclut à tout peril de poursuyvre sa route. Bien, dit-il, que si monsieur du Pont et les passagers qui estoyent sous sa conduite vouloyent rebrosser vers la terre du Bresil, qu’il leur bailleroit une barque : surquoy du Pont respondant soudain dit, que comme il estoit resolu de tirer du costé de la France, aussi conseilloit-il à tous les siens de faire le semblable. Là dessus le contremaistre remonstrant qu’outre la navigation dangereuse, il prevoyoit bien que nous serions long temps sur mer et qu’il n’y avoit pas assez de vivres dans le navire pour repasser tous ceux qui y estoyent : nous fusmes six qui sur cela, considerans le naufrage d’un costé, et la famine qui se preparoit de l’autre, deliberasmes de retourner en la terre des sauvages, de laquelle nous n’estions qu’à neuf ou dix lieuës.

Et de faict, pour effectuer ce dessein, ayans en diligence mis nos hardes dans la barque qui nous fut donnée, avec quelque peu de farine de racines et du bruvage : ainsi que nous prenions congé de nos compagnons, l’un d’iceux du regret qu’il avoit à mon depart, poussé d’une singuliere affection d’amitié qu’il me portoit, me tendant la main dans la barque où j’estois, il me dit, Je vous prie de demeurer avec nous : car quoy que c’en soit si nous ne pouvons aborder en France, encores y a-il plus d’esperance de nous sauver ou du costé du Peru, ou en quelque isle que nous pourrons rencontrer, que de retourner vers Villegagnon, lequel comme vous pouvez juger, ne vous lairra jamais en repos par-deça. Sur lesquelles remonstrances, parce que le temps ne permettoit pas de faire plus long discours, quittant une partie de mes besongnes, que je laissay dans la barque, remontant en grand haste au navire, je fus par ce moyen preservé du danger que vous orrez ci-apres, lequel ce mien ami avoit bien preveu. Quant aux cinq autres, desquels pour cause je specifie ici les noms : assavoir, Pierre Bourdon, Jean du Bordel, Mathieu Verneuil, André La Fon, et Jacques le Balleur, avec pleurs prenans congé de nous, ils s’en retournerent en la terre du Bresil : en laquelle (comme je diray à la fin de ceste histoire) estans abordez à grande difficulté, retournez qu’ils furent vers Villegagnon, il fit mourir les trois premiers pour la confession de l’Evangile.

Ainsi nous ayans appareillé et mis voiles au vent, nous nous rejettasmes derechef en mer dans ce vieil et meschant vaisseau, auquel, comme en un sepulchre, nous attendions plus tost mourir que de vivre. Et de faict, outre que nous passasmes les dites Basses à grande difficulté, non seulement tout le mois de Janvier nous eusmes continuelles tourmentes, mais aussi nostre navire ne cessant de faire grande quantité d’eau, si nous n’eussions esté incessamment apres à la tirer aux pompes, nous fussions (par maniere de dire) peris cent fois le jour : et navigasmes long temps en telle peine.

Ayans doncques avec tel travail esloigné la terre ferme de plus de deux cens lieuës, nous eusmes la veue d’une isle inhabitable, aussi ronde qu’une tour, laquelle à mon jugement peut avoir demie lieuë de circuit. Mais au reste comme nous la costoiyons et laissions à gauche, nous vismes qu’elle estoit non seulement remplie d’arbres tous verdoyans en ce mois de janvier, mais aussi il en sortoit tant d’oyseaux, dont beaucoup se vindrent reposer sur les mats de nostre navire, et s’y laissoyent prendre à la main, que vous eussiez dit, la voyant ainsi un peu de loin, que c’estoit un colombier. Il y en avoit de noirs, de gris, de blanchastres et d’autres couleurs, qui tous en volans paroissoyent fort gros : mais cependant quand ceux que nous prismes furent plumez, il n’y avoit gueres plus de chair en chacun qu’en un passereau.

Semblablement, environ deux lieuës à main dextre nous apperceusmes des rochers sortans de la mer aussi pointus que clochers : ce qui nous donna grande crainte qu’il n’y en eust à fleur d’eau, contre lesquels nostre vaisseau se fust peu froisser, et nous, si cela fust advenu, quittes d’en tirer l’eau. En tout nostre voyage, durant pres de cinq mois que nous fusmes sur mer à nostre retour, nous ne vismes autre terre que ces islettes : lesquelles nos maistres et pilotes ne trouverent pas encores marquées en leurs cartes marines, et possible aussi n’avoyent elles jamais esté descouvertes.

Sur la fin du mois de febvrier, estans parvenus à trois degrez de la ligne Equinoctiale, parce que pres de sept sepmaines s’estoyent passées sans que nous eussions fait la tierce partie de nostre route, et cependant nos vivres diminuoyent fort, nous fusmes en deliberation de relascher au Cap saint Roc, habité de certains sauvages : desquels, comme aucuns des nostres disoyent, il y avoit moyen d’avoir des refraischissemens. Toutesfois la pluspart furent d’avis que plustost, pour espargner les vivres, on tuast une partie des guenons et des perroquets que nous apportions, et que nous passissions outre : ce qui fut fait.

Au surplus, j’ay declairé au quatriesme chapitre les peines et travaux que nous eusmes en allant, d’approcher l’Equateur : mais ayant veu par experience (ce que tous ceux qui ont passé la Zone torride sçavent bien aussi) qu’on n’est pas moins empesché en revenant du costé du pole antarctique en deçà, j’adjousteray icy ce qui me semble naturellement pouvoir causer telles difficultez. Presupposant doncques que ceste ligne Equinoctiale tirant de l’Est à l’Ouest, soit comme le dos et l’eschine du monde, à ceux qui voyagent du Nord au Sud, et au reciproque (car autrement je sçay bien qu’il n’y a ne haut ny bas en une boule considerée en soy) je dy, en premier lieu, que pour aborder d’une part ou d’autre on n’a pas seulement peine de monter à ceste sommité du monde, mais aussi, quand il est question de la mer les courans qui peuvent estre des deux costez, sans qu’on les apperçoive au milieu de telle abysme d’eau, ensemble les vents inconstans qui sortent de cest endroit comme de leur centre, et qui soufflent oppositement l’un à l’autre, repoussent tellement les vaisseaux navigables, que ces trois choses, à mon advis, font que l’Equateur est ainsi de difficile accez, et ce qui me confirme en mon opinion est, qu’aussi tost qu’on est seulement environ un degré par delà en allant, ou un par deçà en retournant, les mariniers s’esjouissans à merveilles d’avoir, par maniere de dire, ainsi franchi ce saut, en bien esperans du voyage, exhortent un chacun à manger ses refraischissemens : c’est à dire, ce qu’on avoit tousjours soigneusement gardé, estant en incertitude si on pourroit passer outre ou non. De maniere que quand les navires sont sur le panchant du globe, coulant comme en bas, elles ne sont pas empeschées de la façon qu’elles ont esté en y montant. Joint que toutes les mers s’entretenans l’une l’autre, sans que par l’admirable puissance et providence de Dieu elles puissent couvrir la terre, quoy qu’elles soyent plus hautes, et fondées sur icelle, ains seulement la divisent en plusieurs isles et parcelles, lesquelles semblablement j’estime estre toutes conjointes, et comme liées par racines, si ainsi faut parler, au profond et en l’interieur des gouffres : ce gros amas d’eaux, di-je, estant ainsi suspendu avec la terre, et tournant comme sur deux pivots (lesquels j’imagine aux deux quadrangles opposites de ceux des poles, tellement que les quatre font deux croisées en rond et en demi-cercle qui environnent toute la sphere) en perpetuel mouvement, comme les marées et les flus et reflus le demonstrent evidemment : et ce mouvement general prenant son poinct sous ceste ligne, il est certain que quand l’Emisphere des eaux meridionales, à nostre esgard, s’advance en tournant jusques és bornes et limites qui luy sont prescrites, la Septentrionale se reculant d’autant, ceux qui sont au milieu et en la ceinture de la boule estans ainsi comme sur une bassecule, ou hausse qui baisse continuellement, branslez et agitez, sont par ce moyen encor aucunement empeschez de passer outre. A quoy j’adjouste, ce que j’ay jà touché ailleurs : assavoir que l’intemperature de l’air, et les calmes qu’on a souvent sous l’Equateur nuisent beaucoup, et font qu’on est long temps retenu es environs et pres iceluy avant qu’y pouvoir parvenir. Voila sommairement et en passant mon advis sur ceste haute matiere, laquelle au reste j’estime estre tellement disputable, que comme celuy qui a creé ceste grande machine ronde composée d’eau et de terre, et qui miraculeusement la soustient suspendue en l’air, peut luy seul comprendre tout ce qui en est : aussi suis-je asseuré qu’il n’y a homme, tant sçavant soit-il, qui en puisse autrement parler qu’avec correction. Et de fait on pourroit, avec apparence de raison, contredire la pluspart des argumens qui s’en font és escoles, lesquels neantmoins ne sont à mespriser pour resveiller les esprits : moyennant toutesfois que tout cela soit tenu pour seconde cause, et non pas pour supreme comme font les atheistes. Conclusion, je ne croy rien absolument en ce faict, sinon ce que les sainctes Escritures en disent : car pour ce qu’elles sont procedées de l’Esprit de celuy duquel depend toute verité, je tien l’auctorité d’icelles pour seule indubitable.

Poursuyvant donc nostre route, estans ainsi peu à peu avec difficultez approchez de l’Equator, nostre Pilote quelques jours apres ayant prins hauteur à l’Astrolabe, nous asseura que nous estions droit sous ceste Zone et ceinture du monde le mesme jour Equinoctial que le Soleil y estoit, assavoir l’onziesme de Mars : ce qu’il nous dit par singularité, et pour chose advenue à bien peu d’autres navires. Parquoy, sans faire plus long discours là dessus, ayans ainsi en cest endroit le Soleil pour Zenith, et en la ligne directe sur la teste, je laisse à juger à chacun de l’extreme et vehemente chaleur que nous endurions lors. Mais outre cela, quoy qu’en autres saisons le Soleil alternativement tirant d’un costé ou d’autre vers les Tropiques, s’esgaye et s’esloigne de ceste ligne, puis qu’impossible est neantmoins de se trouver en part du monde, soit sur mer ou sur terre où il face plus chaut que sous l’Equator : je suis, par maniere de dire, plus qu’esmerveillé de ce que quelqu’un que j’estime digne de foy, a escrit de certains Espagnols, lesquels, dit-il, passans en une region du Peru, ne furent pas seulement estonnez de voir neiger sous l’Equinoctial, mais aussi avec grande peine et travail traversant sous iceluy des montagnes toutes couvertes de neige : voire y experimenterent un froid si violent, que plusieurs d’entr’eux en furent gelez. Car d’alleguer la commune opinion des Philosophes, assavoir que la neige se fait en la moyenne region de l’air : attendu, di-je, que le Soleil donnant perpetuellement comme à plomb en ceste ligne Equinoctiale, et par consequent, que l’air tousjours chaud ne peut naturellement souffrir, moins congeler de la neige : quelque hauteur des montagnes, ny frigidité de la Lune qu’on me puisse mettre en avant, pour l’esgard de ce climat la (sauf correction des sçavans) je n’y vois point de fondement.

Partant concluant de ma part, que cela est un extraordinaire, et exception en la reigle de Philosophie, je croy qu’il n’y a point de solution plus certaine à ceste question, sinon celle que Dieu luy-mesme allegue à Job : quand entre autres choses pour luy monstrer que les hommes, quelques subtils qu’ils puissent estre, ne sçauroyent atteindre à comprendre toutes ses oeuvres magnifiques, moins la perfection d’icelles : il luy dit, Es tu entré ès thresors de la neige ? et as tu veu aussi les thresors de la gresle ? Comme si l’Eternel ce tres-grand et tres-excellent ouvrier disoit à son serviteur Job : En quel grenier tien-je ces choses à ton advis ? en donnerois-tu bien la raison ? nenni, il ne t’est pas possible, tu n’es pas assez sçavant.

Ainsi retournant à mon propos, apres que le vent du Surouest nous eust poussé et tiré de ces grandes chaleurs, au milieu desquelles nous fussions plustost rostis qu’en purgatoire : avançans au deçà, nous commençasmes à revoir nostre pole arctique, duquel nous avions perdu l’elevation il y avoit plus d’un an. Mais au reste pour eviter prolixité, renvoyant les lecteurs ès discours que j’ay fait cy devant, traitant des choses remarquables que nous vismes en allant, je ne reitereray point icy ce qui a jà esté touché, tant des poissons volans, qu’autres monstrueux et bigerrés de diverses especes qui se voyent sous ceste zone torride.

Pour doncques poursuyvre la narration des extremes dangers, d’où Dieu nous delivra sur mer à nostre retour, comme ainsi fust qu’il y eust querelle entre nostre contremaistre et nostre pilote (à cause de quoy et par despit l’un de l’autre ils ne faisoyent pas leur devoir en leur charge) ainsi que le vingt sixiesme de mars ledit pilote faisant son quart, c’est à dire, conduisant trois heures, faisoit tenir toutes voiles hautes et desployées, ne s’estant point pris garde d’un grain, c’est à dire, tourbillon de vent qui se preparoit, il le laissa venir donner et frapper de telle impetuosité dans les voiles (lesquelles auparavant selon son devoir, il devoit faire abbaisser) que renversant le navire plus que sur le costé, jusques à faire plonger les hunes et bouts des mats d’en haut, voire renverser en mer les cables, cages d’oiseaux, et toutes autres hardes qui n’estoyent pas bien amarées, lesquelles furent perdues, peu s’en fallut que nous ne fussions virez ce dessus dessous. Toutesfois apres qu’en grande diligence on eut coupé les cordages et les escoutes de la grand voile, le vaisseau se redressa peu à peu : mais, quoy que c’en soit, nous la peusmes bien conter pour une, et dire que nous l’avions belle eschappée. Cependant tant s’en fallut que les deux qui avoyent esté cause du mal fussent pour cela prests à se reconcilier, comme ils en furent priez à l’instant, qu’au contraire si tost que le peril fut passé, leur action de graces fut de s’empoigner et battre de telle sorte, que nous pensions qu’ils se deussent tuer l’un l’autre.

Davantage, rentrans en nouveau danger, comme quelques jours apres nous eusmes la mer calme, le charpentier et autres mariniers durant ceste tranquilité nous pensans soulager et relever de la peine où nous estions jour et nuict à tirer aux pompes : cherchans au fond du navire les trous par où l’eau entroit, il advint qu’ainsi qu’en charpentans à l’entour d’un qu’ils penserent racoustrer tout au fond du vaisseau pres la quille, il se leva une piece de bois d’environ un pied en quarré, par où l’eau entra si roide et si viste, que faisant quitter la place aux mariniers qui abandonnerent le charpentier, quand ils furent remontez vers nous sur le tillac, sans nous pouvoir autrement declarer le fait, crioyent, nous sommes perdus, nous sommes perdus.

Surquoy les capitaine, maistre et pilote,voyans le peril evident, a fin de destrapper et mettre hors la barque en toute diligence, faisans jetter en mer les panneaux du navire qui la couvroyent, avec grande quantité de bois du Bresil et autres marchandises jusques à la valeur de plus de mille francs, deliberans de quitter le vaisseau, se vouloyent sauver dans icelle : mesme le pilote craignant que pour le grand nombre des personnes qui s’y fussent voulu jetter elle ne fust trop chargée, y estant entré avec un grand coutelas au poing dit, qu’il coupperoit les bras au premier qui feroit semblant d’y entrer. Tellement que nous voyans desjà, ce nous sembloit, delaissez à la merci de la mer, nous ressouvenans du premier naufrage d’où Dieu nous avoit delivrez, autant resolus à la mort qu’à la vie, et neantmoins pour soustenir et empescher le navire d’aller en fond, nous employans de toutes nos forces d’en tirer l’eau, nous fismes tant que elle ne nous surmonta pas. Non toutesfois, que tous fussent si courageux, car la plus part des mariniers s’attendans boire plus que leur saoul, tous esperdus apprehendoyent tellement la mort, qu’ils ne tenoyent conte de rien. Et de fait comme je m’asseure que si les Rabelistes, mocqueurs et contempteurs de Dieu, qui jasent et se mocquent ordinairement sur terre les pieds sous la table, des naufrages et perils où se trouvent si souvent ceux qui vont sur mer y eussent esté, leur gaudisserie fust changée en horribles espouvantemens : aussi ne doutay-je point que plusieurs de ceux qui liront ceci (et les autres dangers dont j’ai jà fait et feray encore mention, que nous experimentasmes en ce voyage) selon le proverbe ne disent : Ha ! qu’il fait bon planter des choux, et beaucoup meilleur ouyr deviser de la mer et des sauvages que d’y aller voir. O combien Diogenes estoit sage de priser ceux qui ayans deliberé de naviguer, ne navigoyent point pourtant. Cependant ce n’est pas encores fait, car lors que cela nous advint estans à plus de mille lieuës du port où nous pretendions, il nous en fallut bien endurer d’autres, mesme (comme vous entendrez ci-apres) il nous fallut passer par la griefve famine qui en emporta plusieurs : mais en attendant voici comme nous fusmes delivrez du danger present. Nostre charpentier qui estoit un petit jeune homme de bon coeur, n’ayant pas abandonné le fond du navire comme les autres, ains au contraire ayant mis son caban à la matelote sur le grand pertuis qui s’y estoit fait, se tenant à deux pieds dessus pour resister à l’eau (laquelle comme il nous dit puis apres de son impetuosité l’enleva plusieurs fois) criant en tel estat, tant qu’il pouvoit, à ceux qui estoyent en effroi sur le tillac, qu’on luy portast des habillemens, licts de cotton et autres choses propres, pour pendant qu’il racoustreroit la piece qui s’estoit enlevée, empescher tant qu’ils pourroyent l’eau d’entrer : estant di-je ainsi secouru nous fusmes preservez par son moyen.

Apres cela nous eusmes les vents tant inconstans, que nostre vaisseau poussé et derivant tantost à l’Est, et tantost à l’Ouest (qui n’estoit pas nostre chemin, car nous avions affaire au su) nostre Pilote, qui au reste n’entendant pas fort bien son mestier, ne sceut plus observer sa route, nous navigasmes ainsi en incertitude jusques sous le Tropique de Cancer.

Davantage nous fusmes en ces endroits-là, l’espace d’environ quinze jours entre des herbes, qui flotoyent sur mer si espesses et en telle quantité, que si pour faire voye au navire, qui avoit peine à les rompre, nous ne les eussions coupées avec des coignées, je croy que nous fussions demeurez tout court. Et parce que ces herbages rendoyent la mer aucunement trouble, nous estans advis que nous fussions dans des marescages fangeux, nous conjecturasmes que nous devions estre pres de quelques isles : mais encores qu’on jettast la sonde avec plus de cinquante brasses de corde, si ne trouva-on ny fond ny rive, moins descouvrismes nous aucune terre : sur quoy je reciteray ce que l’historien Indois a aussi escrit à ce propos. Christofle Colomb, dit-il, au premier voyage qu’il fit au descouvrement des Indes, qui fut l’an 1492. ayant prins refraischissement en une des Isles des Canaries, apres avoir singlé plusieurs journées, rencontra tant d’herbes qu’il sembloit que ce fust un pré : ce qui luy donna une peur, encores qu’il n’y eust aucun danger. Or pour faire la description de ces herbes marines desquelles j’ay fait mention : s’entretenans l’une l’autre par longs filamens, comme Hedera terrestris, flottans sur mer sans aucunes racines, ayant les fueilles assez semblables à celles de rue de jardins, la graine ronde et non plus grosse que celle de genevre, elles sont de couleur blafarde ou blanchastre comme foin fené : mais au reste, ainsi que nous apperceusmes, aucunement dangereuses à manier. Comme aussy j’ay veu plusieurs fois nager sur mer certaines immondicitez rouges, faites de la mesme façon que la creste d’un coq, si venimeuses et contagieuses, que si tost que nous les touchions, la main devenoit rouge et enflée.

Semblablement ayant n’agueres parlé de la sonde, de laquelle j’ay souvent ouy faire des contes qui semblent estre prins du livre des quenouilles : assavoir que ceux qui vont sur mer la jettant en fond, rapportent au bout d’icelle de la terre, par le moyen de laquelle ils cognoissent la contrée où ils sont : cela estant faux quant à la mer du Ponent, je diray ce que j’en ay veu, et à quoy elle y sert. La sonde donc estant un engin de plomb, fait de la façon d’une moyenne quille de bois, dequoy on jouë ordinairement és places et jardins, percée qu’elle est par le bout plus pointu, apres que les mariniers y ont passé et attaché autant de cordeaux qu’il faut, mettant et plaçant du suif ou autre graisse sur le plat de l’autre bout : quand ils approchent le port, ou estiment estre en lieu où ils pourront ancrer, la filant et laissant ainsi filer jusques en bas, quand ils l’ont retirée, s’ils voyent qu’il y ait du gravier fiché et retenu en ceste graisse, c’est signe qu’il y a bon fond : car autrement, et si elle ne rapporte rien, ils concluent que c’est fange ou rocher, où l’ancre ne pourroit prendre ny mordre, et partant faut aller sonder ailleurs. C’est ce que j’ay voulu dire en passant pour relever l’erreur susdite : car outre que tous ceux qui ont esté en la pleine mer Occeane tesmoigneront qu’il est du tout impossible d’y trouver fond, quand bien, par maniere de dire, on auroit tous les cordages du monde, tellement que quand on a vent il faut aller nuict et jour sans nul arrest, et en temps calme floter et demeurer tout court (parce que les navires ne sçauroyent aller à rames comme les galeres), on voit, di-je, par la que ces abysmes et gouffres estans du tout insondables, c’est une faribole de dire qu’on rapporte de la terre pour cognoistre en quel pays on est. Parquoy si cela se fait ès autres mers comme en la Mediterranée, ou par terre en passant pays ès deserts d’Affrique, où aussi ainsi qu’on a escrit, on se conduit par les estoilles et par le cadran marin, je m’en rapporte à ce qui en est : mais pour l’esgard de la mer du Ponent, je maintien ce que j’ay dit estre veritable.

Estans doncques sortis de ceste mer herbue, parce que nous craignions d’estre là rencontez de quelques Pirates, non seulement nous braquasmes quatre ou cinq pieces de telle quelle artillerie de fer qui estoyent dans nostre navire : mais aussi pour nous defendre à la necessité, nous preparasmes les lances à feu et autres munitions de guerre que nous avions. Toutesfois, à cause de cela, voicy derechef un autre inconvenient qui nous advint : car comme nostre canonnier faisant seicher sa pouldre dans un pot de fer, le laissa si longtemps sur le feu qu’il rougit, la poudre s’estant emprise, la flambe donna de telle façon d’un bout en autre du vaisseau, mesme gasta quelques voiles et cordages, que peu s’en fallut, qu’à cause de la graisse et du breits dont le navire estoit frotté et goldronné, le feu ne s’y mist, en danger d’estre tous bruslez au milieu des eaux. Et de fait l’un des pages et deux autres mariniers furent tellement gastez de bruslures, que l’un en mourut quelques jours apres : comme aussi pour ma part, si soudainement je n’eusse mis mon bonnet à la matelotte devant mon visage, j’eusse eu la face gastée ou pis ; mais m’estant ainsi couvert j’en fus quitte pour avoir le bout des oreilles et les cheveux grillez : cela nous advint environ le quinziesme d’apvril. Aussi pour reprendre un peu haleine en cest endroit, nous voici jusques à present par la grace de Dieu, non seulement eschappez des naufrages et de l’eau, dont, comme vous avez entendu, nous avons plusieurs fois cuidé estre engloutis, mais aussi du feu qui n’agueres nous a pensé consumer.