Histoire d’une Marie/p1/03

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F. Rieder et Cie, éditeurs (p. 36-41).
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III



Mais il est difficile d’oublier un Hector qui vous a tenue dans ses bras. On y pense encore plus, maintenant qu’il en tient une autre. On connaît ses gestes, on le voit qui les recommence, là, sous vos yeux, sur un corps qui n’est plus le vôtre. Vous faites votre cuisine, et vous songez à la viande que mangera Hector. Monsieur vous appelle : Marie ! et lui aussi il vous appelait « Marie ». Le soir, vous montez à votre mansarde, et son portrait que vous retrouvez, vous vous dites : « Je vais l’arracher ! » et vous n’en avez pas le courage.

Elle pleurait dans cette mansarde ; elle pleurait en servant Monsieur ; elle pleurait dans sa cuisine.

— As pas bobo, conseillait Ali, qui venait plus souvent la rejoindre.

Pour montrer qu’il faut être gaie, il frottait l’une contre l’autre ses mains dont l’intérieur semblait toujours sale. Il astiquait les fourneaux de Marie, il lui nettoyait son trottoir. Mais les nègres ne sont pas susceptibles de comprendre :

— Mon pauvre Ali !

Et puis, comment ne pas songer à Hector quand le souvenir qu’il vous a laissé est là, vivant, qui s’agite à coups de pieds dans votre ventre. Elle avait honte, à présent, de cette bosse qui la bourrait d’un bâtard, sous la jupe. Il vivait en dehors d’elle, d’une vie à part, comme une bête collée à ses flancs : il avait des contractions à lui, des secousses dont elle n’était pas maîtresse. Il la forçait à s’asseoir, quand il voulait ; il était lourd, il était gros ; dans le lit, il prenait toute la place.

Un matin, elle se réveilla tant il lui faisait mal. Hier déjà, elle avait senti cette ceinture, mais pas si brutale, pas avec ces boucles de feu qui lui creusaient les reins. Son corps travaillait jusqu’aux os et, quand elle voulut se mettre debout, ses jambes ne la portaient plus comme des jambes ; elles s’affaissaient, tels des ressorts, puis se tendaient pour la jeter en l’air.

Elle crut qu’elle serait mieux sur le parquet. Elle appela au secours.

Ali ne devait pas être loin. Il passa presque aussitôt la tête :

— Oh ! bobo ! bobo !

Et ne cessant de crier, il dégringola l’escalier. Monsieur monta tout de suite :

— Sapristi, ma fille, il était temps !

Sans l’habiller, en chemise, il la roula dans une couverture. Après, il se souvint qu’il aurait fallu des bas ; mais ils glissaient mal : il les fourra dans sa poche.

— Du courage, ma fille, nous allons descendre.

Où la menait-on ? Elle mit ses pas l’un devant l’autre, puis l’un sous l’autre, aux premières marches. Monsieur la tenait sous le bras. Ali venait devant à reculons, reproduisant en noir chacune de ses grimaces. Au premier palier, comme elle soufflait un peu, il se mit à hurler ; il ne voulait pas qu’elle souffrît ; il la porterait seul. Elle dut se laisser faire. Elle eut, tout contre sa bouche, la peau sombre du nègre. Elle ferma les yeux.

En bas, une voiture attendait. Monsieur repoussa, s’installa :

— À la Maternité.

Les gens ne savent pas ce qui se passe dans une voiture. Ils font le gros dos sous la pluie : ils réfléchissent à leurs affaires, mais se disent-ils qu’il y a là de la souffrance qu’on traîne ? « À la Maternité. » Jamais, elle n’avait cru qu’on la mènerait là… Ah ! si Hector… et son ventre, mon Dieu !

D’une main elle le contenait ; de l’autre, elle avait saisi quelque chose de mou, qu’elle serrait plus fort à chaque secousse, peut-être les doigts de Monsieur. Qu’est-ce que cela faisait ? Elle ne s’inquiétait plus de lui ; elle eût lâché son enfant, sous ses yeux, pour en être débarrassée plus vite.

On roula si longtemps qu’elle ne s’en aperçut que lorsqu’on s’arrêta de rouler. Puis une cour où deux femmes la soutinrent chacune sous un bras, un escalier qui n’en finissait plus, une petite chambre toute blanche, où se trouvait un lit.

Monsieur n’était plus là.

— Une autre fois, ma petite, vous viendrez plus tôt.

Une voix d’homme plaisantait. Que lui importait à celui-là qu’elle eût mal ?

Des mains la découvraient, la palpaient, couraient sur ses flancs, travaillaient autour de ses jambes. Une très grosse tâtonna une seconde, avant d’entrer tout entière dans son ventre.

On emporta quelque chose de rouge : elle crut que c’était l’enfant, mais les douleurs recommencèrent… Alors n’être plus qu’une bête, et pousser, pousser tant qu’on peut, pour que cela finisse, jusqu’à ce que cela sorte…

Ce fut une petite fille, qu’on lui montra dans ses langes, comme si elle était venue tout habillée en ce monde. Elle avait de petits poings fermés, une bouche qui faisait déjà beaucoup de bruit, quelques cheveux noirs très fins. Elle ne ressemblait à personne.

— Ça ne pèse que trois livres, dit la sage-femme, c’est peu.

— Elle est si jolie ! répondit Marie.

Avant de s’endormir, elle songea qu’elle l’appellerait Yvonne, un joli nom qui lui était venu comme ça, tout à coup.

Ce qui suivit fut bon comme une récompense. On lui mit dans les bras son Yvonne. Elle avait faim, cette petite, elle remuait les lèvres. Marie se découvrit la poitrine.

— Bois, petite.

D’abord Yvonne ne trouva pas. Elle tenait les yeux clos : elle était comme une petite bête qui promène un museau aveugle tout le long de ce qu’elle cherche.

— Mais non, pas par là, petite ; ici, la pointe…

Et alors, mon Dieu, ces milliers de baisers qui vous sucent, ces bonnes lèvres qui ne savent rien, ces lèvres d’enfant, ces lèvres de son enfant. Plus que le lait, le don de soi rend lourd le sein de la femme :

— Prends, pensait Marie, prends ; je me donne à toi, comme je me suis donnée à l’autre : mieux. C’est ma chair que tu manges, près de mon cœur ; c’est mon amour qui coule en toi. Bois, mon Yvonne ; bois à ta fontaine, que tu deviennes ma belle petite Yvonne, ma grande petite Yvonne.

— Et maintenant, dit l’infirmière, reposez-vous.

On lui reprit l’enfant.

Elle se trouvait dans une grande salle avec d’autres femmes, comme elle couchées dans un lit, chacune son poupon dans une berce. Elle s’ennuyait. La Charité publique ne sait pas la joie qu’auraient les mères à jouer constamment avec leurs enfants. Elle craint qu’il ne leur arrive quelque chose : elle est prudente, elle est sévère.

Le matin, elle prenait la figure du Docteur.

— Le pouls ?… Bon… La langue ?… Bon.

— J’ai faim, Monsieur le Docteur.

— Bon !… bon… la diète.

Le soir, c’était encore le docteur ; le reste des heures, l’infirmière :

— Reposez-vous.

Ainsi pendant neuf jours ; neuf, le compte qui suffit aux jeunes mères pour retrouver leurs jambes. Après, la Charité publique les replante sur ces jambes, et au revoir, voici la rue… ou ce que l’on veut.

Marie savait où aller. Elle sonna chez Monsieur. Ali vint ouvrir, le brave Ali qui l’avait portée seul dans ses bras.

— Bonjour, Ali… La voici, Ali !

— Oh ! Mignon ! mignon !

Il riait avec toutes ses dents, dans sa figure de nègre qui voulait voir.

— Je vais vous la montrer, Ali.

Doucement… là !… elle entr’ouvrit un bout de son châle : « Vous voyez, Ali », puis le referma, car les enfants ont peur des gens dont la figure est noire.

Monsieur lisait au salon. Il avait envoyé des oranges et aussi du vin :

— Je vous remercie, Monsieur.

— De rien… Et c’est ça le moutard ?

— Yvonne, Monsieur.

— Ah ! Yvonne.

Il la prit sur ses genoux, lui chatouilla le menton « Kiri Kiri » pour la faire rire. Mais il manquait d’habitude :

— Tenez, Marie, reprenez-la.

— Elle est jolie, n’est-ce pas ?

— Très !… J’ai beaucoup pensé à vous, Marie.

— À moi, Monsieur ?

— Oui… Le moutard, nous ne pouvons le garder ici. Il faudra le mettre en nourrice. J’en ai trouvé une bonne… des seins comme ça… elle s’appelle Pélagie. Il serait bon que vous alliez demain.

Voilà « demain » et, d’aujourd’hui, il ne reste pas grand’chose.

— Bien, Monsieur.

Pour cette nuit, elle coucha la petite dans son grand lit. Marie ne dormit pas. Elle avait de la lumière ; dès qu’Yvonne bougeait :

— Prends, prends…

Marie tendait le sein.