Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, La comtesse Hélène Potocka/16

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (2p. 405-427).


XVI

1808-1810


Hélène et ses enfants. — Voyage improvisé en Pologne. — La Karwoska à Radzivilow. — Retour à Paris.



Après quinze ans d’une vie traversée par tant d’orages et de vicissitudes, Hélène voyait enfin ses désirs réalisés. Elle habitait Paris, l’objet de ses rêves, sa fille avait repris dans son cœur la place qu’elle aurait dû toujours occuper, et par une bizarrerie digne d’être notée, son gendre lui inspirait peut-être une tendresse encore plus vive. La douceur et l’aimable caractère de François, ses goûts d’arts et d’études, son exquise politesse cadraient à merveille avec le caractère de sa belle-mère.

En revanche, la jeunesse et la gaieté de Sidonie plaisaient fort à son beau-père, et tandis qu’Hélène et son gendre visitaient ensemble les musées et les bibliothèques, achetaient des livres et des tableaux, le comte conduisait sa bru, en élégant phaéton, à Monceau ou au Cours la Reine, Sidonie écrivait à François pendant une courte absence. « Mes succès auprès de maman sont tantôt très haut, tantôt moindres, mais en somme cela va très bien ; quant à ton père il est toujours également affable et bon pour moi. »

En mars 1808, le comte Vincent cédant aux instances de son fils qui souhaitait passionnément servir, lui permit d’entrer dans l’armée française ; il fut nommé aide de camp du maréchal Davont alors en Pologne. Sidonie voulut accompagner son mari, au moins pour quelque temps, mais il fut convenu qu’elle reviendrait auprès de sa mère aussitôt que le maréchal entrerait en campagne. Sidonie écrit de Metz à sa mère :


« 28 mars 1808.


» Je me suis levée avant tout le monde, ma bonne maman, afin d’avoir le temps de vous dire un petit mot sans retarder l’heure de notre départ. Combien je suis fâchée, ma chère petite maman, d’avoir laissé tant d’affaires à terminer à mon beau-père, dites-lui, je vous prie, un million de tendresses pour moi.

» Comment vous portez-vous ? donnez-moi, je vous conjure, beaucoup de détails sur votre santé et sur tout ce que vous faites. Je parle continuellement de vous avec François, je me représente les plus petites particularités de vos journées, tout, jusques aux robes que vous mettez. J’espère que vous avez été bien mise au bal de M. de F., je suis bien bête d’avoir oublié de charger quelqu’un de surveiller votre toilette en mon absence. Comme ces cinq mois m’ont paru courts ! jamais de ma vie je ne me suis trouvée si heureuse ; comme vous avez été tendre pour nous ! Je ne puis assez vous remercier de toutes vos bontés.

Je suis obligée de vous dire adieu, mon adorable petite maman, car les chevaux et le déjeuner sont prêts. François est à vos pieds.


» SIDONIE. »


LA COMTESSE HÉLÈNE À SA FILLE


« J’ai écrit à votre mari, ma chère enfant, et je crains bien qu’il n’ait pas reçu ma lettre, quoique je l’aie adressée chez le maréchal Pavout…

» Madame du Bourg donne fièrement un balmasqué aujourd’hui, il y en à un autre chez Marescalchi : on me propose de me masquer de divers côtés et je ne sais pas encore dans quelle troupe je me placerai… Madame d’Esquillac ne donne pas de bals cette année, elle ne donne que des soirées. Quand on entre, elle vous dit : « Je vous avertis qu’il n’y a aujourd’hui que des » paquets », comme on se le redit, chacun est assuré d’être tenu pour tel.

» Je n’ai donné qu’un seul bal qui a été fort beau, mais je n’en donnerai plus, je n’y trouve point d’intérêt puisque je ne vous y vois plus danser.

» Je ne peux vous rendre combien un bal me serre le cœur depuis que je n’ai plus l’espérance de vous y voir valser, en tournant la tête à droite et à gauche, vous savez que ce petit mouvement avait fait ma conquête.

» Adieu, chère enfant, vous êtes après mon mari ce que j’aime le plus au monde ; je vous embrasse et vous serre contre mon cœur. »


SIDONIE À SA MÈRE


« Varsovie, 15 août.


» Je ne vous ai pas encore écrit, ma bonne maman, depuis mon arrivée parce que je me disais tous les matins : J’aurai une lettre aujourd’hui… Je me plais beaucoup ici : trois fois par semaine on passe la soirée chez le prince Joseph Poniatowski, deux fois chez la princesse Sapieha, une fois chez mesdames Antoine et Félix Potocka. On s’amuse fort bien, tout le monde me traite à merveille, il est vrai que je suis en famille, car Varsovie n’est peuplé que de Potocki.

» Tout le monde approuve fort François et trouve qu’il s’est fort bien conduit et qu’il a eu bien raison de se placer auprès du maréchal Davout.

» Il est capitaine, attaché à l’état-major ; il a fait hier pour la première fois le service d’aide de camp. Mais, hélas ! il peut être appelé à partir d’un moment à l’autre, ce qui me chagrine beaucoup.

» Je compte m’occuper sérieusement ici ; s’il y a moyen de trouver un clavecin j’en louerai un qui me fera certainement regretter l’excellent que vous m’aviez donné à Paris.

» Je m’appliquerai à apprendre le polonais, je prendrai un maître, j’étudierai l’anglais, je verrai tout ce qu’il y a de curieux. Réjouissez-vous, ma petite maman, mes lettres vont être encore plus maussades que de coutume, je vous rendrai compte de mes leçons comme une petite fille de cinc ans : — Aujourd’hui tel maître a été content mais tel autre m’a mise en pénitence !…

» Nous sommes en fêtes pour le jour de nom de l’empereur. Il y a cu hier une pièce jouée par des officiers français. C’était une pièce de circonstance, Loute à la louange de Napoléon : sa gloire est venue sur un nuage et a posé une couronne sur le buste de l’empereur. Cela a fini par des couplets. Raoul de Montmorency en a dit deux, la soirée s’est terminée par un bal. On a eu la complaisance de louer beaucoup ma danse et mon costume.

» Personne ici ne sait danser : on ne fait que marcher, aussi le moindre petit pas fait-il beaucoup d’effet.

» Madame Davout est une très belle femme, fort polie, elle joue un grand rôle ici.

» Ce matin, il y a eu parade, les troupes françaises, polonaises et saxonnes ont été passées en revue. On a crié : « Vive Napoléon ! » Personne n’est mieux que le prince Joseph[1], il fait tort à tous les jeunes gens : il est difficile d’être plus beau, plus aimable et mieux tourné.

» Combien je me réjouis de me retrouver avec vous, ma chère maman, il me semble que je jouirai encore mieux de ce bonheur que par le passé. Il est impossible de voir une personne d’une humeur aussi agréable que vous ; au fond de la Pologne comme à Paris je ne voudrais jamais vous quitter.

» Ne m’oubliez pas auprès de mesdames d’Andlau, de Boufflers, de Polignac, de Badens : je ne veux pas que vos amis m’oublient.

» Adieu, ma bien bonne, ma chère petite maman, écrivez-moi souvent, vos nouvelles me rendent si contente.

» François vous présente ses respects et réclame avec impatience la lettre que vous lui promettez. »


Ces quelques fragments de lettres donnent une idée suffisante des rapports affectueux qui existaient entre la mère et la fille. Tout semblait promettre à Hélène le bonheur après lequel elle soupirait depuis si longtemps, mais il eut fallu pour en jouir arracher de son cœur la passion qui l’occupait presque en entier, la jalousie qui s’emparait d’elle au moindre soupçon, l’impétuosité violente que les années n’avaient pu calmer et qui devait durer autant que sa vie.

Au mois d’août 1809 le comte Vincent partit pour la Pologne où, comme toujours, de nombreuses affaires l’attiraient, Hélène, malgré son serment de ne pas laisser son mari entreprendre ces voyages seuls, se décida à rester à Paris, car la comtesse venait d’acheter le beau château de Saint-Ouen[2]. Il fallait en organiser l’installation, chose en laquelle la comtesse était passée maîtresse. Elle resta donc seule avec Sidonie, dont le mari suivait le maréchal Davout. Ces dames, ainsi que la famille Badens et mesdames Jean et Antoine Potocki, nièces du comte Vincent, allèrent s’établir à Saint-Ouen.

À la fin d’octobre, Hélène descendit un matin, fort agitée.

« J’ai reçu des lettres de Pologne, dit-elle à Sidonie, qui nécessitent ma présence là-bas et je vais sur-le-champ faire mes préparatifs de départ. » Sa fille, très surprise, lui offrit de l’accompagner, mais elle refusa et trois jours après-elle se mettait en route, suivie seulement de deux femmes et d’un laquais.

Elle voyagea en poste, prenant à peine le temps de se reposer, bravant le froid et la neige, et arriva brisée de fatigue à Radzivilow où le comte résidait. Elle n’avait pas écrit un mot à son mari pour le prévenir ; il commençait à s’inquiéter d’être depuis quinze jours sans lettres, quand il vit tout à coup sa femme apparaître devant lui. Stupéfait à cette vue, nous devons avouer qu’il témoigna plus de surprise que de satisfaction ; il lui demanda avec humeur ce que signifiait ce caprice, et pourquoi elle avait jugé bon de quitter Paris sans l’en avertir. Hélène, un peu troublée, répondit que son voyage était motivé par la nécessité de reprendre et de choisir elle-même, à Brody, une foule d’objets nécessaires pour meubler Saint-Ouen, puis elle balbutia qu’elle avait craint, en prévenant son mari, de recevoir la défense de quitter Paris en cette saison, et puis, « je ne pouvais plus vivre sans toi, » ajouta-t-elle en fondant en larmes,

Le comte feignit de se contenter de ses raisons et peu à peu sa mauvaise humeur se dissipa.

Il va sans dire qu’Hélène cachait le but véritable de son voyage. Quelques mots échappés à ses femmes et certaines lettres de ses amies de Pologne lui avaient fait entendre que son mari n’était pas seul à Radzivilow. Emportée par sa violence ordinaire, sans s’inquiéter de la fatigue ni de la mauvaise saison, elle n’hésita pas à partir. L’accueil de son mari justifia d’abord ses soupçons : mais malgré le soin avec lequel elle observa tout minutieusement, rien ne vint les confirmer, et la bonne intelligence se rétablit promptement entre eux.

Ils passèrent ensemble un mois à Radzivilow, puis le comte partit pour la foire de Berditscheff[3] où l’appelaient d’importantes affaires.

Il revint au bout de trois semaines et Hélène partit pour Brody afin de préparer les caisses qu’elle voulait emporter ; son mari devait la rejoindre au bout de peu de temps et reprendre avec elle la route de Paris.

Au moment où elle franchissait la barrière, située à trois verstes de Radzivilow, un billet tomba dans sa calèche, il contenait ces mots : « La Karwoska était à Radzivilow à votre arrivée, elle n’a pas quitté le comte pendant son séjour à Berditscheff, et en ce moment même elle occupe votre place. »

Lire ce billet et donner l’ordre au cocher de retourner sur ses pas au triple galop, fut l’affaire d’une seconde ; deux heures après Hélène pénétrait comme une bombe à Radzivilow, et s’élançait dans la maison qu’elle parcourut du haut en bas avec l’impétuosité que nous lui connaissons. Elle ne rencontra point celle qu’elle cherchait, mais sans laisser pour cela de l’accabler d’imprécations ; elle revint à son mari, lui montra le billet accusateur, ajoutant qu’elle était résolue à ne pas subir un partage odieux. « Je te mets en face de ta conscience, lui dit-elle, décide toi-même de l’avenir et de la nécessité d’une séparation à laquelle je me résigne pour la seconde fois. »

Le comte, étourdi d’abord par cette scène inattendue, ne tarda pas à reprendre son sang-froid et à témoigner le plus vif mécontentement ; il engagea ironiquement sa femme à continuer ses recherches et à se donner ainsi en spectacle à tous leurs gens. Hélène, la tête à moitié perdue, et ne trouvant aucune preuve de la vérité des accusations formulées dans la lettre, finit par remonter tristement en voiture et repartit pour Brody sans être convaincue. À peine arrivée, ses soupçons reprirent une nouvelle force, la vue de Brody lui rappelait le passé, et tout ce qu’elle avait souffert cinq ans auparavant lui revenait en mémoire. Son amour, son dévouement, ses sacrifices de tout genre, sa beauté, ses talents ne pouvaient donc l’emporter dans le cœur de son mari sur une misérable créature qui n’avait d’attrait que celui du fruit défendu ?… Le privilège de rendre fidèle cet homme inconstant n’était donc réservé qu’à sa maîtresse ?…

Les pensées qui torturaient la malheureuse Hélène se trahissent dans sa première lettre.


« Brody, ce 8 janvier 1810.


» Je suis arrivée si troublée à Brody qu’il m’est impossible de te rendre compte de ce que j’ai fait ; le calme, la nuit le rendra peut-être à mon esprit, je t’ai donné une grande preuve de ma confiance en te rendant encore une fois maître de nos destinées. Je mérite au moins de ta part de la franchise en tout, cela vaudrait mieux que d’abuser de ma crédulité ! Crois-moi, l’opinion publique me vengerait, quand même, trop faible ou trop abusée, je préférerais vivre dans un asservissement honteux plutôt que de briser un lien indigne de moi, et cette opinion influe plus que tu ne penses sur le succès des affaires, elle donne auprès des gouvernants et des gens avec qui l’on traite une prévention défavorable et c’est déjà se faire un grand tort, mais j’aime à croire que tu n’es pas dans ce cas là, qu’une affreuse calomnie a voulu te dégrader et me déchirer. Ce n’est pas l’infidélité qui est un mal : quand elle est connue, qu’elle n’a pas de suite, c’est un événement ordinaire ; mais d’entretenir dans le cœur d’une femme un sentiment qui ne peut être payé que par le retour, d’avoir un attachement suivi pour une créature méprisable et de la mettre au même rang si ce n’est au-dessus de celle qui t’a prouvé tant d’attachement, de constance et de patience, enfin se jouer de l’aveuglement où tu la plonges, cette conduite serait indigne d’un honnête homme. Un aveu serait même le seul remède à mes maux, car l’espérance détruite, l’amour ne tarde pas à l’être et la fausseté ne servirait qu’à te faire passer ta vie dans la gêne, et m’ôter le seul moyen de guérir la blessure de mon cœur.

» Si, comme tu me l’as juré, tout cela est faux, alors je te plains autant et plus que moi-même. Tu as dû ressentir mon chagrin et ce n’est pas trop de toute ma tendresse et de toute ma confiance pour d’en consoler. Songe qu’il est encore temps de choisir, ou de vivre pour moi, ou de vivre pour tes passions, car je te fais assez d’honneur pour croire que si celle-là existe elle ne sera pas la dernière, mais il est juste de ne pas me laisser me repaître d’un bonheur imaginaire et de m’aider à recouvrer la liberté, que je te rends ; sincérité, c’est tout ce que je demande si tu es dans ton tort !… »


Le comte répond aussitôt, et cherche à se défendre de son mieux.


« Radzivilow, lundi 8 janvier.


« Pour trop sentir, pour avoir trop à dire, je ne sais par où commencer, ma très chère Hélène. Je suis trop franc pour ne pas l’avouer que d’abord, non prévenu, et supposant ton arrivée motivée par la défiance, elle me causa quelques peines mais bientôt, convaincu qu’elle était la suite de ta tendresse et de ton amitié, elle excita toute ma reconnaissance, elle me combla de joie et de bonheur.

» Mais aujourd’hui comment te peindre les sentiments tumultueux de mon âme ? Ton premier départ me laissa dans une tristesse profonde, pensant à toi, faisant le plan de te rejoindre au plus tôt : je commençais à me consoler un peu, quand la cause de ta subite apparition navra mon cœur de chagrin, et quoique j’espère, ma chère Hélène, t’avoir convaincue de la fausseté des gens méprisables, bas et cruels, qui veulent se venger en te blessant de la manière la plus sensible pour troubler notre tranquillité, cependant tu repars à demi convaincue, et de mon amour et de mes très anciens regrets, et tu me laisses sur le seuil, moi, mon chagrin, et mon cœur déchiré. — Au nom de Dieu, mon Hélène, n’en crois rien, possède-toi, ne fais pas triompher les misérables de leur cruelles méchancetés ! Sans doute le passé n’est plus en notre pouvoir, mais la honte, mais de longs regrets, mais une conduite réglée et suivie ne comptent-ils pour rien, n’ont-ils pas effacé une faute suscitée par le dépit et soutenue par le besoin de s’étourdir. Mais maintenant, mais à l’avenir, je te jure, ma chère Hélène, que la beauté la plus parfaite ornée de toutes les grâces ne me rendrait pas infidèle, ne me distrairait pas de la tendresse la plus exaltée et de l’amour que j’ai senti, uniquement pour toi depuis que je te connais, que je t’ai consacré, et que je sentirai de même jusqu’à la fin de mes jours.

» Ah ! mon Dieu, chère Hélène ! pourquoi soupirais-je après l’instant de te rejoindre au plus tôt, probablement pour ne plus te quitter jusqu’à la mort ?… »

Nous avouons que cette défense nous semble assez embarrassée, elle suffit cependant pour calmer momentanément les inquiétudes de la comtesse qui reçut le messager porteur de la lettre comme un sauveur et répondit aussitôt.

« Je venais de terminer ma première lettre où tu peux juger que mon cœur, partagé entre l’amour que je t’ai voué, et qui n’a pas cessé un instant de m’animer depuis que je te connais, et la cruelle incertitude d’être peut-être le jouet d’un cœur dur et cruel, me rendait l’existence affreuse, quand Michel, comme l’ange dont il porte le nom, est venu me porter la paix et la consolation. Oui, mon cher Vincent, je le jure par le pur et puissant amour que je te porte, mes soupçons sont détruits, je ne crois et ne veux croire que toi, ta lettre respire la sincérité et la vérité. Que l’affreuse délation retombe sur ses auteurs ! Je la méprise et la crois fausse. L’esprit tranquille, le cœur content, je vais m’occuper du choix de nos effets à transporter à Paris. Je partirai pleine de confiance en ton honneur, en ta tendresse, la mienne est encore augmentée par cette tribulation passagère. Juge de son excès, et s’il me sera possible de vivre longtemps sans te presser contre mon cœur. Adieu, mon cher Vincent, je te serre et t’embrasse de toute mon âme, si j’ai laissé subsister ma première lettre, c’est pour que tu juges par les combats de mon cœur à quel point tu en es le maître. »

Cette accalmie dura peu, car dès le lendemain une nouvelle lettre ou des renseignements de vive voix réveillèrent dans le cœur d’Hélène les plus déchirantes inquiétudes, lui inspirèrent l’expédient le plus étrange pour s’assurer du cœur de son mari. Elle rédigea deux billets : dans le premier, le comte jure sur son honneur que la Karwoska n’était pas à Radzivilow, avant l’arrivée d’Hélène, qu’elle n’a pas accompagné le comte à Berditschelf, et qu’elle n’est pas à Radzivilow en ce moment-ci ; dans le second, le comte s’engage pour l’avenir à ne jamais revoir cette femme et à n’avoir aucune correspondance avec elle. Cette idée inouïe fut aussitôt mise à exécution et une estafette partit à franc étrier portant au comte la lettre suivante et les deux billets. Le messager avait ordre d’attendre sa réponse, de se faire donner un cheval frais et de revenir à la hâte,


LA COMTESSE HÉLÈNE AU CONTE VINCENT


« Brody, ce 10 janvier.


» J’ai appris, à n’en pouvoir douter, qu’avant mon arrivée à Radzivilow, la Karwoska y était et qu’elle y est dans ce moment ; les mêmes personnes qui me donnent cet avertissement m’assurent que pendant ton séjour à Berditscheff elle ne t’a pas quitté. Si cela est, comment compter sur une promesse verbale de me rejoindre ? Cependant, je ne puis croire à tant de fausseté et de perfidie : je vois dans tes lettres que tu accuses de noirceur et de méchanceté l’avis que j’ai reçu mais tu ne l’accuses pas de mensonge ; tu me jures que tu m’aimes, mais tu ne me promets pas de ne pas voir la personne qui nous désunit. Je vais te donner un moyen de me tranquilliser et qui te prouvera que je crois encore à les serments, je t’envoie deux écrits, si tu ne peux, selon ta conscience, les signer tous deux, jetons encore une fois un voile sur le passé. Signe au moins pour l’avenir, je partirai tranquille, et si tu fausses ton serment j’aurai au moins un écrit qui me suivra dans ma tombe et avec lequel je l’appellerai devant la justice de Dieu ! Si j’étais assez heureuse pour que tu puisses signer je t’en croirai plus que tout le reste du monde, et ce serait un grand poids ôté de dessus mon cœur. Si la vérité te défend de me donner cette satisfaction, au moins donne-moi l’assurance pour l’avenir ; si tu refuses l’un et l’autre, alors que me reste-t-il à faire ? Je ne puis même le prévoir dans ce moment. Je voudrais partir demain, si je peux. J’envoie Morsko avec Michel, pour qu’il me rapporte ta réponse, ou qui me tranquillisera ou qui me tuera : après tant de peines c’est bien le moins que tu me donnes cette assurance, elle ne doit te rien coûter si tu es sincère. »


Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’étonnement du comte en lisant cette proposition inouïe ; il réfléchit cependant quelques heures, puis il signales deux billets et écrivit la lettre suivante, nous ne jurerons pas que ce soit sans sourire.


« Je venais de me coucher quand Morsko est arrivé avec ta lettre, et on ne m’a point éveillé et j’ai grondé.

» Je viens de lire ta lettre, l’expédient est rare et humiliant, mais je t’aime, tu es malade et il te tranquillise. Je signe aveuglément les deux billets. Dieu me rende le cœur, la confiance de mon Hélène, comme elle possède les miens.

» Je suis désespéré que Morsko ait attendu ; je ne veux pas le retenir davantage.

» Adieu, chère Hélène, réponds-moi. »


LA COMTESSE HÉLÈNE AU COMTE VINCENT


« Brody, le 10 janvier.


» Ah ! tu as raison, mon cher Vincent, j’étais malade, bien malade, tu me rends à la vie, au bonheur. Je te remercie cent fois, je pars plus tranquille. Je ne sais pas pourquoi tu trouves humiliant que je ne veuille croire que tes serments : à présent tous les hommes ensemble élèveraient la voix que je ne les entendrais pas. J’ai passé de bien cruelles heures à attendre la vie ou la mort. Je n’ai pas le temps d’écrire aux Badens, je leur écrirai de Léopol ; jet’en prie, mon Vincent, écris-leur et témoigne dans ta lettre que tu as quelque amitié pour moi : je suis ambitieuse de te voir recevoir tous les suffrages, ils savent à quel point je t’aime et je suis sûre qu’ils seraient choqués, s’ils pouvaient croire que j’ai été mal reçue, je veux qu’on te croie digne d’être aimé avec l’excès du sentiment que je te porte.

» J’attendrai ta lettre à Léopol pour en partir, ainsi écris-moi poste restante ; je compte partir demain à une heure du matin.

» Adieu, mon cher Vincent, soit sûr que tu as ma confiance comme tu dois être sûr que tu as mon cœur. »

Il y a, paraît-il, des grâces d’état pour rassurer les amoureux. Voilà Hélène qui renaît à la vie et au bonheur parce qu’elle possède les deux billets signés. On ne peut s’empêcher de penser « au bon billet qu’a La Châtre », d’autant plus qu’hélas ! les avis officieux et les lettres anonymes contenaient la vérité. Seulement la Karwoska, plus habile que sa maîtresse, était parvenue à lui échapper deux fois. La seconde, c’est par miracle qu’elle ne fut pas surprise : une minute plus tôt Hélène la trouvait à table en face de son mari. Cette aventure divertit parfaitement le comte, en lui rappelant les beaux jours de sa jeunesse et en lui prouvant qu’ils n’étaient pas finis. Cela se lit entre les lignes dans les notes de son carnet.

Hélène, selon leurs conventions, attendit son mari à Breslau, et il se fit attendre deux mois ; enfin il la rejoignit et ils revinrent ensemble à Paris au printemps de 1810.

Peu de temps après leur retour, le duc de Saxe-Weimar, alors en séjour à Paris, donna un grand bal dans lequel on pouvait remarquer, assises dans le même salon, les trois femmes du comte ; la maréchale de Minseck, la comtesse Anna et la comtesse Hélène ; il salua les deux premières avec une aisance parfaite, leur adressa quelques mots polis et ne témoigna pas le moindre embarras de cette réunion bizarre. Hélène, plus émue que lui, rentra chez elle au bout de quelques instants et pendant le séjour de la comtesse Anna à Paris, elle refusa absolument de la recevoir[4].

  1. Le prince Joseph Poniatowski.
  2. Le château de Saint-Ouen (arrondissement de Saint-Denis), situé sur une élévation près de la rive droite de la Seine, était un ancien château royal, entouré d’un pare superbe.
  3. Berditscheff appartenait au prince Radzivill, et la foire qui s’y tenait était célèbre à l’égal de celles de Leipzig et de Beaucaire. Cette ville sale, mal bâtie, dont les rues non pavées avaient une hauteur de boue où l’on enfonçait jusqu’à mi-jambe, et dont les auberges ressemblaient à des taudis, voyait arriver à l’époque de la foire un nombre prodigieux de marchands et de marchandises de tous pays. Les Tartares amenaient leurs chevaux à peine domptés et les dressaient sous les yeux des spectateurs, les Orientaux, les Russes, les Caucasiens, revêtus de leurs riches costumes, coudoyaient dans la rue les grandes dames polonaises en superbes équipages et dont la toilette d’un luxe inouï attiraient tous les yeux. Les petits trafiquants juifs harcelaient les acheteurs, de concert avec les mendiants polonais à longue barbe et aux pittoresques haillons.
  4. Note de la princesse Sidonie.