Histoire de France (Jacques Bainville)/Chapitre III

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Nouvelle Librairie nationale (p. 314-320).

CHAPITRE III

GRANDEUR ET DÉCADENCE DES CAROLINGIENS


De tout temps la politique s’est faite avec des sentiments et avec des idées. Et il a fallu, à toutes les époques, que les peuples, pour être gouvernés, fussent consentants. Ce consentement ne manqua pas plus à la deuxième dynastie qu’il n’avait manqué à la première. Il n’y eut pas plus de conquête par l’une que par l’autre. Sous les Mérovingiens, les Francs avaient été assimilés. Quand vinrent les Carolingiens, l’assimilation était complète et la dynastie en formait elle-même la preuve. On trouve dans la généalogie des nouveaux rois toutes les races, toutes les provinces, l’Aquitaine et la Narbonnaise comme l’Austrasie. Ils étaient la plus haute expression de leur temps et ils eurent pour tâche de satisfaire les aspirations de leur siècle.

L’éclat que le nom de Charlemagne a laissé dans l’histoire suffit à montrer à quel point ils réussirent. Pour les contemporains, ce règne fut une renaissance ; on s’épanouit dans la réaction qui avait mis fin à l’anarchie de la dernière période mérovingienne. L’ordre était rétabli, le pouvoir restauré. Depuis la chute de l’Empire romain, à laquelle il faut toujours revenir, tant était puissante la nostalgie qu’avaient laissée Rome et la paix romaine, deux idées avaient fini par se confondre. C’était l’ordre romain, qui voulait dire civilisation et sécurité, et c’était la religion chrétienne, devenue romaine à son tour. Avec plus de ressources et dans de meilleures conditions, les Carolingiens recommençaient ce que Clovis avait tenté : reconstituer l’empire d’Occident, inoubliable et brillant modèle, qui, malgré ses vices et ses convulsions, avait laissé un regret qui ne s’effaçait pas.

Les débuts de la nouvelle monarchie furent extraordinairement heureux et ressemblent d’une façon singulière, mais en plus grand, aux débuts de Clovis. Les Carolingiens savaient ce qu’ils voulaient. Pas une hésitation, pas une faute dans leur marche. À sa mort, en 767, Pépin a pacifié et réuni la Gaule entière, y compris l’indocile Aquitaine. Les derniers Arabes restés en Provence et en Narbonnaise ont repassé les Pyrénées. Loin que le pays soit exposé aux invasions, barbares et infidèles se mettent sur la défensive. Et voilà que le pape, menacé dans Rome par les Lombards, abandonné par l’empereur de Constantinople qui penche déjà vers le schisme, a demandé la protection du roi des Francs. Alors se noue un lien particulier entre la papauté et la France. Pépin constitue et garantit le pouvoir temporel des papes. Par là il assure la liberté du pouvoir spirituel qui, dans la suite des temps, échappera à la servitude de l’Empire germanique, et la France respirera tandis que se dérouleront les luttes du Sacerdoce et de l’Empire. La religion romaine ne pourra pas devenir l’instrument d’une domination européenne : sauvegarde de notre indépendance nationale. Si Pépin n’a pu calculer aussi loin, il savait du moins que, par cette alliance avec l’Église, il affermissait sa dynastie à l’intérieur. Au dehors, la France devenait la première des puissances catholiques, la « fille aînée de l’Église », et c’était une promesse d’influence et d’expansion.

La nouvelle dynastie s’appuyait donc sur l’Église comme l’Église s’appuyait sur elle. Étienne II avait renouvelé la consécration qu’il avait donnée à Pépin. Il avait couronné lui-même le nouveau roi, et ce couronnement, c’était un sacre. De plus le pape avait salué Pépin du titre de patrice avec l’assentiment de l’empereur d’Orient qui se désintéressait de l’Italie. L’union de l’Église et des Carolingiens allait restaurer l’empire d’Occident, devenu l’empire de la chrétienté.

Empereur : ce fut le titre et le rôle de Charles, fils de Pépin, Charles le Grand, Carolus magnus, Charlemagne. Encore a-t-il fallu, pour que Charles fût grand, que son frère Carloman, avec lequel il avait partagé les domaines de Pépin, mourût presque tout de suite. L’autre Carloman, leur oncle, s’était jadis effacé devant son aîné. Sans ces heureuses circonstances au début des deux règnes, on serait retombé dans les divisions mérovingiennes, car déjà Charles et Carloman avaient peine à s’entendre. L’État français ne sera vraiment fondé que le jour où le pouvoir se transmettra de mâle en mâle par ordre de primogéniture. Il faudra attendre les Capétiens.

Cependant Charlemagne eut le bénéfice de l’unité. Il eut aussi celui de la durée. Non seulement l’intelligence et la volonté du souverain étaient supérieures, mais elles purent s’exercer avec suite pendant quarante-cinq ans.

Dès qu’il fut le seul maître, en 771, Charlemagne se mit à l’œuvre. Son but ? Continuer Rome, refaire l’Empire. En Italie, il bat le roi des Lombards et lui prend la couronne de fer. Il passe à l’Espagne : c’est son seul échec. Mais le désastre de Roncevaux, le cor de Roland, servent sa gloire et sa légende : son épopée devient nationale. Surtout, sa grande idée était d’en finir avec la Germanie, de dompter et de civiliser ces barbares, de leur imposer la paix romaine. Sur les cinquante-trois campagnes de son règne, dix-huit eurent pour objet de soumettre les Saxons. Charlemagne alla plus loin que les légions, les consuls et les empereurs de Rome n’étaient jamais allés. Il atteignit jusqu’à l’Elbe. « Nous avons, disait-il fièrement, réduit le pays en province selon l’antique coutume romaine. » Il fut ainsi pour l’Allemagne ce que César avait été pour la Gaule. Mais la matière était ingrate et rebelle. Witikind fut peut-être le héros de l’indépendance germanique, comme Vercingétorix avait été le héros de l’indépendance gauloise. Le résultat fut bien différent. On ne vit pas chez les Germains cet empressement à adopter les mœurs du vainqueur qui avait fait la Gaule romaine. Leurs idoles furent brisées, mais ils gardèrent leur langue et, avec leur langue, leur esprit. Il fallut imposer aux Saxons la civilisation et le baptême sous peine de mort tandis que les Gaulois s’étaient latinisés par goût et convertis au christianisme par amour. La Germanie a été civilisée et christianisée malgré elle, et le succès de Charlemagne fut plus apparent que profond. Pour la « Francie », les peuples d’Outre-Rhin, réfractaires à la latinité, restaient des voisins dangereux, toujours poussés aux invasions. L’Allemagne revendique Charlemagne comme le premier de ses grands souverains nationaux. C’est un énorme contre-sens. Ses faux Césars n’ont jamais suivi l’idée maîtresse, l’idée romaine de Charlemagne : une chrétienté unie. Les contemporains s’abandonnèrent à l’illusion que la Germanie était entrée dans la communauté chrétienne, acquise à la civilisation et qu’elle cessait d’être dangereuse pour ses voisins de l’Ouest. Ils furent un peu comme ceux des nôtres qui ont eu confiance dans le baptême démocratique de l’Allemagne pour la réconcilier avec nous. Cependant Charlemagne avait recommencé Marc-Aurèle et Trajan. Il avait protégé l’Europe contre d’autres barbares, slaves et mongols. Sa puissance s’étendait jusqu’au Danube. L’empire d’Occident était restauré comme il l’avait voulu. Il ne lui manquait plus que la couronne impériale. Il la reçut des mains du pape, en l’an 800, et les peuples, avec le nouvel Auguste, crurent avoir renoué les âges. Restauration éphémère. Mais le titre d’empereur gardera un tel prestige que, mille ans plus tard, c’est encore celui que prendra Napoléon.

De l’Empire reconstitué, Charlemagne voulut être aussi le législateur. Il organisa le gouvernement et la société ; le premier il donna une forme à la féodalité, née spontanément dans l’anarchie des siècles antérieurs et qui, par conséquent, n’avait pas été une invention ni un apport des envahisseurs germaniques. Lorsque l’État romain, puis l’État mérovingien avaient été impuissants à maintenir l’ordre, les faibles, les petits avaient cherché aide et protection auprès des plus forts et des plus riches qui, en échange, avaient demandé un serment de fidélité. « Je te nourrirai, je te défendrai, mais tu me serviras et tu m’obéiras. » Ce contrat de seigneur à vassal était sorti de la nature des choses, de la détresse d’un pays privé d’autorité et d’administration, désolé par les guerres civiles. Les Carolingiens eux-mêmes avaient dû leur fortune à leur qualité de puissants patrons qui possédaient une nombreuse clientèle. L’idée de Charlemagne fut de régulariser ces engagements, de les surveiller, d’en former une hiérarchie administrative et non héréditaire, où entraient « des hommes de rien » et dont le chef suprême serait l’empereur. Charlemagne voyait bien que la féodalité avait déjà des racines trop fortes pour être supprimée par décret. Il voyait aussi qu’elle pourrait devenir dangereuse et provoquer le morcellement de l’autorité et de l’État. Il voulut dominer ce qu’il ne pouvait détruire. Le souverain lui-même, en échange de services civils et militaires, concéda, à titre révocable, à titre de bienfait (bénéfice), des portions de son domaine, allégeant ainsi la tâche de l’administration, s’attachant une autre catégorie de vassaux. Ce fut l’origine du fief. Et tout ce système, fondé sur l’assistance mutuelle, était fort bien conçu. Mais il supposait, pour ne pas devenir nuisible, pour ne pas provoquer une autre anarchie, que le pouvoir ne s’affaiblirait pas et que les titulaires de fiefs ne se rendraient pas indépendants et héréditaires, ce qui ne devait pas tarder.

D’ailleurs il ne faudrait pas croire que le règne de Charlemagne eût été un âge d’or où les hommes obéissaient avec joie. Le besoin d’ordre, le prestige impérial conféraient à Charles une dictature. Il en usa. Ses expéditions militaires, plus d’une par an, coûtaient cher. Elles n’étaient pas toujours suivies avec enthousiasme. Il fallut que Charlemagne eût la main dure et il eut affaire à plus d’un Ganelon. À sa mort, les prisons étaient pleines de grands personnages dont il avait eu sujet de se plaindre ou de se méfier. Son gouvernement fut bienfaisant parce qu’il fut autoritaire. Un long souvenir est resté de la renaissance intellectuelle qui s’épanouit à l’abri de ce pouvoir vigoureux. Encore une fois, la civilisation, héritage du monde antique, était sauvée. C’était un nouveau relai avant de nouvelles convulsions.

Au fond, l’empire de Charlemagne était fragile parce qu’il était trop vaste. Il ne tenait que par le génie d’un homme. Dans une Europe où des nations commençaient à se différencier, refaire l’Empire romain était un anachronisme. Charlemagne avait dû fixer sa résidence à Aix-la-Chapelle, c’est-à-dire à mi-chemin entre l’Elbe et la Loire, de manière à n’être éloigné d’aucun des points des mouvements pouvaient se produire. Ce n’était pas une capitale. C’était un poste de surveillance. Un peu avant sa mort, qui survint en 814, Charlemagne eut des pressentiments funestes pour l’avenir. Ses pressentiments ne le trompaient pas.

Après quatre générations de grands hommes, la vigueur des Pipinnides était épuisée. Leur bonheur aussi. L’empereur Louis était un faible. Les peuples sentirent ce qui manquait à l’héritier de Charlemagne pour continuer l’œuvre de ses ancêtres et Louis « le Pieux » fut encore surnommé par ironie le Débonnaire. Dès qu’il règne, la belle machine construite par son père se dérange. Des révoltes, des conspirations éclatent. Des partis se forment. Les évêques eux-mêmes s’en mêlent. La majesté impériale n’est plus respectée. À deux reprises, le Débonnaire est déposé après avoir subi l’humiliation des pénitences publiques. Restauré deux fois, son règne s’achève dans l’impuissance en face de ses trois fils rebelles qui, avant sa mort, se disputent son héritage les armes à la main.

Lothaire, l’aîné, voulait maintenir l’unité de l’Empire. Charles le Chauve et Louis le Germanique se liguèrent contre lui. C’était déjà plus qu’une guerre civile, c’était une guerre de nations. La paix, qui fut le célèbre traité de Verdun, démembra l’Empire (843). Étrange partage, puisque Louis avait l’Allemagne, Lothaire une longue bande de pays qui allait de la mer du Nord jusqu’en Italie avec le Rhône pour limite à l’Ouest, tandis que Charles le Chauve recevait le reste de la Gaule.

L’unité de l’Empire carolingien était rompue. De cette rupture, il allait mourir encore plus vite que la Monarchie mérovingienne n’était morte. Les partages étaient l’erreur inguérissable de ces dynasties d’origine franque. Celui de Verdun eut, en outre, un résultat désastreux : il créait entre la France et l’Allemagne un territoire contesté et la limite du Rhin était perdue pour la Gaule. De ce jour, la vieille lutte des deux peuples prenait une forme nouvelle. La France aurait à reconquérir ses anciennes frontières, à refouler la pression germanique : après plus de mille ans et des guerres sans nombre, elle n’y a pas encore réussi.

Nous devons un souvenir à celui des petits-fils de Charlemagne auquel la Gaule échut. De même que Louis le Germanique fut tout de suite un roi allemand, son frère, Charles le Chauve, se nationalisa et fut un roi français. Il eut à cœur de retrouver les provinces de l’Est. Le royaume de Lothaire n’était pas viable : faute d’avoir pu garder toute la Lotharingie ou Lorraine, Charles, du moins, écarta le roi allemand le plus loin possible. Malheureusement il fut égaré par la chimère impériale et s’épuisa à vouloir reconstituer l’Empire carolingien. Mais il n’avait pas laissé de prescription s’établir contre la France. S’il n’avait pas rétabli l’unité de l’Empire, il avait affirmé l’unité française. C’était une idée nationale. Pour qu’elle vécût, il n’était pas inutile qu’elle eût été proclamée avant la disparition de l’État carolingien. Cette idée vivrait. D’autres allaient la recueillir.