Histoire de France (Jacques Bainville)/Chapitre XI

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Nouvelle Librairie nationale (p. 441-452).


CHAPITRE XI

LOUIS XIII ET RICHELIEU : LA LUTTE NATIONALE CONTRE LA MAISON D’AUTRICHE


Au lendemain de la mort d’Henri IV, tout le monde craignit le recommencement des troubles. Crainte fondée : on était encore si près des guerres civiles et de la Ligue ! « Le temps des rois est passé. Celui des princes et des grands est venu. » Voilà, selon Sully, ce qui se disait après le crime de Ravaillac. Il y eut en effet un renouveau d’anarchie aristocratique et princière, de sédition calviniste. Mais la masse du pays tenait au repos dont elle venait de goûter. Elle était hostile aux ambitieux et aux fanatiques. Grâce à ce sentiment général, on passa sans accidents graves des années difficiles.

Les ministres d’Henri IV, qui continuèrent à gouverner au nom de la régente, jugèrent bien la situation. Ce n’était pas le moment d’entrer dans des complications extérieures, encore moins dans une guerre. Villeroy liquida honorablement la grande entreprise d’Henri IV. On se contenta de prendre la ville de Juliers, de compte à demi avec les Hollandais, pour qu’elle ne restât pas aux Impériaux, et de la remettre à nos alliés d’Allemagne. Pour s’assurer de l’Espagne, on réalisa un projet de mariage qui avait déjà été envisagé du vivant du roi et le jeune Louis XIII épousa Anne d’Autriche.

Cette politique servit de prétexte à une opposition qui n’eut rien de national. Les protestants crurent ou feignirent de croire qu’ils étaient menacés par les nouvelles alliances catholiques. Les princes des deux religions, Condé, Soissons, Mayenne, Bouillon, Nevers, Vendôme, formèrent une ligue et prirent les armes. Conseillée par son homme de confiance, Concini, devenu maréchal d’Ancre, Marie de Médicis préféra négocier avec les rebelles plutôt que de courir le risque d’une guerre civile. Elle les apaisa par des places et des pensions et, comme ils avaient réclamé des États Généraux dans leur manifeste, elle les prit au mot, non sans avoir eu soin de montrer le jeune roi qui parcourut les provinces de l’Ouest encore agitées par Vendôme. Au retour de ce voyage, qui produisit une impression excellente, Louis XIII fut déclaré majeur et les états furent convoqués à un moment où, le gouvernement s’étant raffermi, la manœuvre des princes tournait contre eux.

Les États Généraux de 1614 seront les derniers avant ceux de 1789. Ils discréditèrent l’institution parce que l’idée du bien général en fut absente, tandis que chacun des trois ordres songea surtout à défendre ses intérêts particuliers. La noblesse s’en prenait à la vénalité et à l’hérédité des charges qui constituaient une autre aristocratie : car le Tiers État était en réalité la noblesse de robe. La célèbre querelle de la Paulette, qui remplit les débats, fut une querelle de classes qui irrita les familles parlementaires, menacées dans la propriété de leurs offices. Quant au clergé, son orateur fut le jeune évêque de Luçon, Armand du Plessis de Richelieu, l’homme de l’avenir. Richelieu se plaignit que son ordre fût éloigné des fonctions publiques alors que les ecclésiastiques étaient « plus dépouillés que tous autres d’intérêts particuliers ». Ainsi Richelieu posait adroitement sa candidature et le spectacle qu’avaient donné la noblesse et le Tiers justifiait son langage. Des trois ordres, c’étaient d’ailleurs les deux premiers que le gouvernement redoutait le plus à cause de leur indépendance tandis que le tiers, tout aux questions matérielles, était beaucoup plus docile. On s’empressa de fermer les États après avoir promis de supprimer la vénalité des charges. Ce que le gouvernement se promettait surtout à lui-même, c’était de ne plus convoquer d’États Généraux.

La mauvaise réputation de Concini, qui, malgré le témoignage favorable de Richelieu, a traversé l’histoire, vient de la cabale des Parlements qui, à partir de ce moment, s’agitèrent. L’hérédité des charges était sans doute un abus. La bourgeoisie, qui en profitait, y était attachée. Pour défendre ce qu’ils considéraient comme leur bien, les Parlements firent de la politique. Dans leurs remontrances, ils attaquèrent le Florentin Concini, comme ils attaqueront plus tard Mazarin avec lequel il eut des ressemblances. Cette agitation des gens de robe, qui affectaient de parler au nom du bien public, entraîna celle des princes qui entraîna à son tour celle des protestants. C’est au milieu de ces désordres que Concini appela aux affaires des hommes énergiques, parmi lesquels Richelieu, qui fut nommé secrétaire d’État à la guerre et se mit en mesure, comme il l’annonça aussitôt, de « châtier les perturbateurs ».

Quand ce ne serait que pour avoir inventé Richelieu, Concini ne devrait pas passer pour un si mauvais homme. Son tort fut d’aimer l’argent autant que le pouvoir et, par là, de se rendre impopulaire. Dans la haute fortune qu’il devait à la faveur de Marie de Médicis, il manqua aussi de tact et de prudence et il humilia le jeune roi en affectant de le tenir à l’écart des affaires. Louis XIII venait d’atteindre seize ans. Il se confia à un gentilhomme provençal, de sa maigre suite, Charles d’Albert de Luynes, qui n’eut pas de peine à le convaincre que son autorité était usurpée par le maréchal d’Ancre. Mais comment renverser le tout-puissant Florentin, maître du gouvernement, des finances et de l’armée ? Il n’y avait d’autre ressource que l’audace. Le 24 avril 1615, au moment où Concini entrait au Louvre, il fut arrêté au nom du roi par Vitry, capitaine des gardes, et, comme il appelait à l’aide, tué à coups de pistolet. « Je suis roi maintenant », dit Louis XIII à ceux qui le félicitaient. Et il congédia les collaborateurs du Florentin, Richelieu lui-même, auquel il adressa de dures paroles que Luynes s’empressa d’atténuer, devinant l’avenir de l’évêque de Luçon. Marie de Médicis fut éloignée.

Depuis la mort d’Henri IV, quel que fût l’homme au pouvoir, la politique ne changeait guère. Comme les autres, Luynes voulut éviter les aventures et un conflit avec l’Espagne, au-dedans maintenir l’ordre, contenir les protestants. Cependant il se préparait en Europe des événements qui bientôt ne permettraient plus à la France de rester neutre. La lutte entre catholiques et protestants recommençait en Allemagne. À la vérité, mais on ne le vit pas tout de suite, ce n’était pas une lutte de religions, c’était une lutte politique. La maison d’Autriche reprenait les plans de Charles Quint. Elle catholicisait l’Allemagne pour la dominer. La Bohême (les Tchèques d’aujourd’hui) avait commencé la résistance par la fameuse « défenestration » des représentants de l’Empereur au château de Prague. Elle avait pris pour roi l’électeur palatin, chef de l’Union évangélique, tandis que les Hongrois, de leur côté, se révoltaient. L’empereur Ferdinand se vit en danger, chercha secours au-dehors et s’adressa à la France qu’il sollicitait à la fois au nom des intérêts de la religion catholique et au nom de la solidarité des monarchies.

Le gouvernement français avait un parti à prendre et le choix était difficile. Venir en aide à la maison d’Autriche, c’était contraire aux intérêts et à la sécurité de la France. Appuyer les protestants d’Allemagne, c’était réveiller les méfiances des catholiques français, enhardir nos propres protestants qui s’agitaient dans le Midi. Le Conseil décida de n’intervenir que pour conseiller la paix à l’Union évangélique allemande. Il craignait en somme d’être entraîné dans un grand conflit de l’Europe centrale et s’efforçait de l’empêcher par le moyen ordinaire des médiations diplomatiques. Il est rare que ce moyen arrête les grands courants de l’histoire. Bientôt les Tchèques révoltés furent écrasés à la bataille de la Montagne-Blanche : ce fut pour l’Europe « le coup de tonnerre » que reproduira un jour la bataille de Sadowa. La puissance de l’Empereur était accrue par cette victoire qui atteignait indirectement la France. La maison d’Autriche redevenait dangereuse. Quelle que fût la prudence du gouvernement français, sa répugnance à la guerre, il finirait par être forcé d’intervenir.

Pour reprendre la politique nationale, pour se mêler activement aux grandes affaires européennes, il fallait qu’une condition fût remplie : la tranquillité à l’intérieur. Au moment où Luynes mourut, le Midi était toujours troublé par les calvinistes, et le roi en personne, venu pour prendre Montauban, avait dû en lever le siège. La France avait besoin d’un gouvernement ferme qui rétablît l’ordre au-dedans avant de passer à l’action extérieure. Il faudrait encore préparer cette action par des alliances. La marche circonspecte que suivit Richelieu justifie l’abstention de ses prédécesseurs.

Il n’obtient le pouvoir qu’en 1624 : Louis XIII avait peine à lui pardonner d’avoir été l’homme de Concini et d’être resté le candidat de la reine mère. Devenu cardinal, son prestige avait grandi et il avait su se rendre indispensable. Au Conseil, il fut bientôt le premier et, sans tapage, par des initiatives prudentes, limitées, commença le redressement de notre politique étrangère. Le point qu’il choisit était important mais ne risquait pas de mettre toute l’Europe en branle. C’était la vallée suisse de la Valteline par laquelle les Impériaux passaient librement en Italie. En délivrant la Valteline des garnisons autrichiennes, la France coupait les communications de l’Empereur avec l’Espagne.

Cette affaire, assez compliquée, était en cours lorsque les protestants français se soulevèrent, prenant La Rochelle comme base, et mirent Richelieu dans un grand embarras. C’était toujours la même difficulté. Pour combattre la maison d’Autriche il fallait, en Europe, recourir à des alliés protestants : princes allemands, Pays-Bas, Angleterre, et c’est ainsi qu’Henriette de France épousa Charles Ier. Mais ces alliances offusquaient ceux des catholiques français chez qui vivait encore l’esprit de la Ligue tandis qu’elles excitaient les protestants, jamais las de se plaindre. Richelieu était encore loin d’avoir le pays en main et l’intention qu’il annonçait de gouverner inquiétait les intrigants. Il fallut briser la cabale qui s’était formée autour de Gaston d’Orléans : Chalais qui, chargé de surveiller le remuant jeune prince, avait pris part au complot, eut la tête tranchée. C’est aussi vers le même temps que deux gentilshommes qui avaient bravé l’édit sur les duels allèrent à l’échafaud. Pour prévenir de plus grands désordres, Richelieu, approuvé par Louis XIII, rétablissait d’une main rude la discipline dans le royaume.

La position de la France en Europe n’en était pas moins difficile. Richelieu, inquiet de ce qui se passait à l’intérieur, s’était hâté de conclure la paix avec l’Espagne ; alors les Anglais se retournèrent contre nous. Il est vrai que Richelieu, reprenant les projets d’Henri IV, avait conçu l’idée de rendre une marine à la France : depuis bientôt cent ans nous n’en avions plus et il nous en fallait une pour achever le grand dessein contre l’Espagne auquel Richelieu ne renonçait pas. Il en fallait une aussi pour que la France tînt sa place à côté des puissances maritimes, l’Angleterre, la Hollande, qui grandissaient et commençaient à se disputer les colonies. Il en fallait une enfin pour venir à bout des protestants qui, du port de La Rochelle, mettaient en échec l’État désarmé sur l’Océan.

Tout cela distrayait la France, qui ne pouvait être partout, de l’affaire essentielle, celle d’Allemagne. Jamais nous ne fûmes autant partagés entre la terre et la mer. Mais d’abord il fallait en finir au-dedans avec la rébellion calviniste, avec « ces enragés », comme les appelait Malherbe. Les Anglais, descendus dans l’île de Ré pour leur porter secours, en furent heureusement chassés. On dut encore réduire La Rochelle par un long siège, qui est resté fameux et où Richelieu montra sa ténacité. Du succès de cette entreprise, tout le reste dépendait. Lorsque La Rochelle eut capitulé, après un nouvel échec des Anglais, ce fut un jeu de prendre les dernières places rebelles du Midi. L’année 1629 marqua la défaite finale du protestantisme comme parti politique et comme État dans l’État.

Délivré de ce péril intérieur, Richelieu eut encore à défendre sa situation personnelle contre l’opposition qui se groupait autour de Monsieur et de la reine mère. Assuré de l’appui de Louis XIII après la « journée des Dupes », Richelieu n’en eut pas moins à combattre les intrigues et les cabales auxquelles le frère du roi se prêtait. Cette période offre une singulière ressemblance avec le règne de Louis XI, et Louis XIII eut les mêmes rigueurs pour les séditieux : le maréchal de Montmorency, gouverneur du Languedoc, qui avait pris fait et cause pour Gaston d’Orléans, eut la tête tranchée. Jusqu’à la fin du règne, il y aura, avec un caractère plus ou moins grave, de ces complots et de ces rébellions que l’Espagne encourageait et qui sont, pour ainsi dire, inséparables de toute grande action à l’extérieur, car c’est un moyen d’attaque ou de défense de l’ennemi. La défaite du parti protestant était pourtant le soulagement principal. Les autres agitateurs, les autres diversions, aristocratiques et princières, en étaient rendues moins dangereuses. Et nous qui jugeons l’œuvre de Richelieu par les résultats, nous pensons que le grand ministre, qui est venu à bout de telles difficultés, a dû vivre au milieu du respect, de l’admiration et de la gratitude. Mais si la prise de La Rochelle fut populaire, on est surpris des murmures qu’excita l’exécution de Montmorency, comme plus tard celle de Cinq-Mars et de son complice de Thou. De même que les victimes de Louis XI, celles de Richelieu ont paru touchantes. Elles sont devenues des figures de roman. « Le peuple, disait le cardinal, blâme quelquefois ce qui lui est le plus utile et même nécessaire. »

L’ordre se trouva enfin à peu près rétabli (et ce concours de circonstances explique les succès futurs) au moment où nous ne pouvions plus nous dispenser d’intervenir en Allemagne. Contre les progrès de la maison d’Autriche, qui reprenait l’œuvre d’unification de Charles Quint, les princes protestants avaient d’abord été secourus par les Danois. Le Danemark vaincu, la Suède prit sa place. Gustave-Adolphe, champion du protestantisme, remporta sur les armes impériales d’éclatantes victoires qui retardaient d’autant l’heure où la France elle-même devrait s’en mêler. Cependant Gustave-Adolphe donnait à cette guerre un caractère de religion qui ne plaisait qu’à demi à Richelieu. Il apparaissait comme le champion de la Réforme et si Richelieu cultivait contre l’empereur Ferdinand les alliances protestantes, il ne se souciait pas d’accroître en Europe la puissance politique du protestantisme et de réunir tout ce qui était catholique autour de la maison d’Autriche. Il y avait une balance à tenir. Pourtant, lorsque Gustave-Adolphe eut été tué dans sa dernière victoire, celle de Lutzen, en 1632, un précieux auxiliaire disparut. Richelieu répugnait toujours à entrer directement dans la lutte : il en coûtait moins d’entretenir les ennemis de l’Empereur par des subsides. Pendant deux années encore, Richelieu recula le moment de prendre part à la guerre. La ligue protestante d’Allemagne, appuyée par les Suédois, tenait toujours. Le grand et puissant général des Impériaux, le célèbre Wallenstein, était en révolte contre Ferdinand et presque roi au milieu de son armée. Richelieu espérait qu’à la faveur de ces événements il avancerait jusqu’au Rhin et réaliserait ce qu’il appelait son « pré carré ». En effet la Lorraine, dont le duc se prêtait aux intrigues de Gaston d’Orléans, fut occupée. Richelieu mit des garnisons en Alsace dont les habitants avaient réclamé la protection de la France, craignant que leur pays ne servît de champ de bataille aux deux partis qui se disputaient l’Allemagne. Mais Wallenstein fut assassiné et l’autorité impériale se raffermit. L’Espagne mit sa redoutable infanterie à la disposition de l’Empereur. Les Suédois commencèrent à reculer. La ligue protestante fut battue à Nordlingue. La France devait s’en mêler ou abandonner l’Europe à la domination de la maison d’Autriche.

On était en 1635. Il y avait vingt-cinq ans que la France écartait la guerre. Cette fois, elle venait nous chercher et Richelieu dut s’y résoudre. Et l’on vit, comme au siècle précédent, quelle grande affaire c’était que de lutter contre la maison d’Autriche. Après quelques succès, dans les Pays-Bas, nos troupes furent débordées et l’ennemi pénétra en France. La prise de Corbie par les Espagnols en août 1636 rappela que notre pays était vulnérable et Paris dangereusement voisin de la frontière. Louis XIII et Richelieu restèrent dans la capitale, ce qui arrêta un commencement de panique et aussitôt il se produisit un de ces mouvements de patriotisme dont le peuple français est coutumier, mais qu’on avait cessé de voir pendant les guerres civiles. L’ « année de Corbie » a beaucoup frappé les contemporains. La France y donna en effet une preuve de solidité. Elle prit confiance en elle-même. C’est l’année du Cid, l’année où Richelieu fonde l’Académie française. L’annonce du siècle de Louis XIV est là.

Cependant l’ennemi était sur notre sol. Il fallut le chasser de Picardie et de Bourgogne avant que Richelieu pût se remettre à sa grande politique d’Allemagne. Surtout il était apparu que, contre les forces organisées dont la maison d’Autriche disposait, la France ne pouvait pas pratiquer cette politique sans avoir une armée et une marine. Richelieu travaillait sans relâche à les lui donner. Il fut un grand homme d’État non pas tant par ses calculs et ses desseins que par l’exacte appréciation des moyens nécessaires pour arriver au but et des rapports de la politique et de l’administration intérieures avec la politique extérieure. C’est ainsi qu’il finit par réussir dans une entreprise où la France se heurtait à plus fort qu’elle.

Des campagnes difficiles mais heureuses et marquées par la prise de Brisach et celle d’Arras, les succès de nos alliés protestants en Allemagne, la révolte des Catalans et des Portugais contre le gouvernement espagnol, circonstance dont sut profiter la politique de Richelieu : ces événements favorables à notre cause rétablirent peu à peu l’égalité des forces. Jusque chez lui, le roi d’Espagne reculait. C’est alors que le Roussillon fut occupé et nous n’en sortirons plus. Envahie en 1636, la France, en 1642, avait avancé d’un large pas vers ses frontières historiques du Rhin et des Pyrénées. Rien n’était pourtant achevé, la guerre continuait du côté allemand et du côté espagnol, lorsque, cette année-là, le cardinal mourut. Cinq mois après Louis XIII le suivit dans la tombe. Ces deux hommes unis par la raison d’État, on peut dire par le service et non par l’affection, ne peuvent plus, pour l’histoire, être séparés.

Ce qu’ils avaient demandé à la France, pendant près de vingt ans, c’était un effort considérable de discipline, d’organisation, d’argent même. Richelieu, appuyé sur le roi, avait exercé une véritable dictature que le peuple français avait supportée impatiemment, mais sans laquelle l’œuvre nationale eût été impossible. Les grands n’étaient plus seuls à se révolter. Plus d’une fois les paysans se soulevèrent à cause des impôts, les bourgeois parce que la rente n’était plus payée. La grandeur du résultat à atteindre, la France au Rhin, la conquête des « frontières naturelles », la fin du péril allemand, l’abaissement des Habsbourg, c’étaient des idées propres à exalter des politiques. Comment la masse eût-elle renoncé joyeusement à ses commodités pour des fins aussi lointaines et qui dépassaient la portée des esprits ? Plus tard les Français ont eu un véritable culte pour la politique de Richelieu, devenue une tradition, un dogme national, respecté même par les révolutionnaires. De son vivant, les contemporains ne se disaient pas tous les jours qu’aucun sacrifice n’était de trop pour abattre la maison d’Autriche. À la vérité, la mort du grand cardinal fut ressentie comme un soulagement.

Pour la sécurité de la France, il fallait pourtant continuer sa politique et l’on retombait dans les faiblesses et les embarras d’une minorité. Un roi de cinq ans, une régente espagnole, un ministre italien : mauvaises conditions, semblait-il, mais corrigées par une chose importante. Richelieu laissait une doctrine d’État, et, pour la réaliser, une administration, une organisation, une armée aguerrie, des généraux expérimentés. Choisi, formé par Richelieu, Mazarin connaissait ses méthodes et il avait la souplesse qu’il fallait pour les appliquer dans des circonstances nouvelles. Cet étranger, cet Italien, avide d’argent et de profits, si prodigieusement détesté, a pourtant fait pour le compte de la France une politique que la plupart des Français ne comprenaient même pas. Il eut le talent de plaire à Anne d’Autriche, au point qu’on a cru à leur mariage secret. Il lui inspira confiance, et, malgré les cabales, malgré une véritable révolution, elle ne l’abandonna jamais, pas plus que Louis XIII n’avait abandonné son ministre. C’est ainsi que cette régence troublée mena au terme l’œuvre de Richelieu. Sans doute il n’y avait plus qu’à récolter. Encore fallait-il ne pas arrêter en chemin l’entreprise nationale.

Sur tous les fronts, la guerre continuait, cette guerre qui, pour l’Allemagne, fut de trente ans. En 1643 une victoire éclatante à Rocroy, où la redoutable infanterie espagnole fut battue par Condé, donna aux Français un élan nouveau. L’Empire n’en pouvait plus. L’Espagne faiblissait. Le chef-d’œuvre de Richelieu avait été de retarder l’intervention, de ménager nos forces. La France, avec ses jeunes généraux, donnait à fond au moment où l’adversaire commençait à être las.

Dès le temps de Richelieu on avait parlé de la paix. L’année d’après Rocroy, des négociations commencèrent. Le lieu choisi pour la conférence était Munster, en Westphalie. Mais la paix n’était pas mûre. Quatre ans se passèrent encore avant qu’elle fût signée, sans que la guerre cessât. On négociait en combattant et Mazarin comprit que, pour obtenir un résultat, il fallait conduire les hostilités avec une nouvelle énergie. Les campagnes de Turenne en Allemagne, une éclatante victoire du grand Condé à Lens sur les Impériaux unis aux Espagnols décidèrent enfin l’Empereur à traiter. La paix de Westphalie fut signée en octobre 1648.

Cette paix, qui devait rester pendant un siècle et demi la charte de l’Europe, couronnait la politique de Richelieu. C’était le triomphe de la méthode qui consistait à achever la France en lui assurant la possession paisible de ses nouvelles acquisitions. Il ne suffisait pas d’ajouter l’Alsace au royaume. Il fallait encore que cette province ne fût pas reprise au premier jour par les Allemands. Il ne suffisait pas d’humilier la maison d’Autriche, de lui imposer une paix avantageuse pour nous. Il fallait encore, pour que cette paix fût respectée, pour que le résultat d’une lutte longue de plus d’un siècle ne fût pas remis en question, que l’Empire fût affaibli d’une façon durable et qu’il ne pût se réunir « en un seul corps ». Au traité de Westphalie, la politique qui avait toujours été celle de la monarchie française, celle des « libertés germaniques », reçut sa consécration. Notre victoire fut celle du particularisme allemand. La défaite de l’Empereur fut celle de l’unité allemande. Mosaïque de principautés, de républiques, de villes libres, l’Allemagne, au lieu d’un État, en formait plusieurs centaines. C’était l’émiettement, l’impuissance, le libre jeu laissé à notre diplomatie, car ces trois cent quarante-trois États indépendants, de toutes les tailles et de toutes les sortes, étaient maîtres de leurs mouvements et de leurs alliances. Leurs rapports avec l’Empire devenaient extrêmement vagues et s’exprimaient par une Diète, un véritable Parlement, où, avec un peu de savoir-faire, nos agents pouvaient intervenir de façon à tenir le « corps germanique » divisé. Le principe de l’équilibre européen, fondé par le traité de Westphalie, reposait sur une véritable élimination de l’Allemagne, ce qui resta notre doctrine constante, parce que c’était notre plus grand intérêt, jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Enfin pour conserver ces résultats, pour empêcher qu’il y fût porté atteinte et que l’Allemagne fût conduite par une seule main, la France, ainsi que la Suède, avait un droit de garantie au nom duquel elle pouvait s’opposer à tout changement de la Constitution de l’Empire, à toute redistribution des territoires, en d’autres termes aux ambitions de la maison d’Autriche ou de tout autre pouvoir qui reprendrait son programme de domination des pays germaniques. L’Allemagne n’était plus, comme disait plus tard Frédéric II, qu’une « République de princes », une vaste anarchie sous notre protectorat. Ruinée, dépeuplée par la guerre de Trente Ans, réduite à l’impuissance politique, elle cessait pour longtemps d’être un danger. Nous aurions encore à nous occuper d’elle. Nous n’avions plus à craindre ses invasions : la grandeur de la France date de cette sécurité.

Il est rare qu’on puisse fixer des moments où la politique a obtenu ce qu’elle cherchait, où elle l’a réalisé, dans la mesure où les choses humaines comportent les réalisations. Le traité de Westphalie est un de ces moments-là.

Il ne terminait pas tout parce que, dans l’histoire, rien n’est jamais terminé, parce que chaque progrès, pour être conservé, demande un effort. Il ne terminait pas tout non plus parce que le roi d’Espagne ne se tenait pas pour battu et continuait la guerre. Il avait en effet des raisons de croire que le triomphe de Mazarin était fragile. En France, la paix de Munster n’avait excité ni enthousiasme ni reconnaissance. Elle était restée presque inaperçue. À l’heure où elle fut signée, la France était depuis trois mois en état de révolution et le gouvernement français à peine maître de Paris.