Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 10
CHAPITRE X
« Le 20 décembre 1590, mourut à Paris, en sa maison, maître Ambroise Paré, chirurgien du roi, âgé de quatre-vingt-cinq ans, qui, nonobstant les temps, parloit librement pour le peuple. Huit jours avant la levée du siège, M. de Lyon, passant au pont Saint-Michel, étoit assiégé de gens qui lui crioient : « Du pain ! ou la mort ! » Maître Ambroise lui dit tout haut : « Monseigneur, ce pauvre peuple vous demande miséricorde… Pour Dieu ! monsieur, faites-la-lui, si vous voulez que Dieu vous la fasse. Songez à votre dignité ; ces cris vous sont autant d’ajournements de Dieu. Procurez-nous la paix Le pauvre monde n’en peut plus. »
« En ce même an, mourut aux cachots de la Bastille maître Bernard Palissy, prisonnier pour la religion, âgé de quatre-vingts ans. Il mourut de misère et mauvais traitements… Ce bonhomme en mourant me laissa une pierre qu’il appeloit sa pierre philosophale, qu’il assuroit être une tête de mort que la longueur du temps avoit changée en pierre. Elle est en mon cabinet, et je l’aime et la garde en mémoire de ce bon vieillard que j’ai soulagé en sa nécessité, non comme j’eusse bien voulu, mais comme j’ai pu… Sa tante, qui m’apporta la pierre, y étant retournée le lendemain voir comme il se portoit, trouva qu’il étoit mort. Bussy-Leclerc lui dit que, si elle le vouloit voir, elle le trouveroit avec ses chiens sur le rempart où il l’avoit fait traîner comme un chien qu’il étoit. »
Près de cet intrépide Ambroise Paré, près du saint, du simple, du grand Palissy, couchons dans le tombeau deux hommes héroïques :
L’un, l’irréprochable, le bon et brave La Noue, bras de fer, qui, cinquante ans durant, avait combattu pour le droit et la religion, tant souffert ! Toujours gai !… Et récemment encore il avait prédit toute la campagne du prince de Parme. Mais on se moqua du bonhomme.
L’autre, c’est le fils de l’Amiral, assassiné comme son père, non par l’épée, mais par la bassesse, la désolation du temps.
Nous l’avons vu admirable soldat et Français magnanime, oublieux de sa grande injure. Il suivait à la fois deux pensées de son père, la guerre sainte et la mer, les colonies de l’Amérique où la guerre devait s’épancher. Il s’était fait mathématicien, machiniste, constructeur de navires, ingénieur militaire, et c’est lui qui prit Chartres encore. Mais plusieurs chagrins le rongeaient. Son fils enfant fut tué en servant la Hollande. Sa maison de Châtillon fut prise et pillée. Enfin, au siège de Paris, son jeune frère, nommé Dandelot, fut prisonnier, et tellement caressé par les Guises, qu’il en oublia son nom et son sang, se donna aux tueurs de son père.
Le pauvre Châtillon, assommé de ce coup, avait encore un grand malheur et le plus grand sans doute, le changement d’Henri IV. Il semble que sa fureur de femmes ait redoublé depuis Ivry, l’ait mis au-dessous de lui-même, tué en ce qu’il eut de meilleur. Il souffrait près de lui un voleur connu, d’O, l’âme la plus pourrie de la France. D’O lui fit rappeler l’ombre de Catherine de Médicis, son blême chancelier Cheverny.
Peu après la prise de Chartres, on vint dire au roi que Châtillon était mort. Les larmes lui vinrent : « Et comment ? — D’une fièvre, Sire. — Qui la lui a donnée ? — Vous, Sire. La dernière fois, vous ne voulûtes lui donner aucun ordre… — Hélas ! je l’aimais tant ! Il aurait dû me faire parler… »
Mais déjà il avait besoin d’autres serviteurs, de brocanteurs et de marchands pour le grand marchandage et l’achat du royaume.
L’opération était facilitée par l’outrecuidance espagnole, qui voulait faire sauter Mayenne et le rejetait vers Henri IV.
Philippe II, de si loin, voyait très mal. Ses ambassadeurs, qui vivaient ici en plein volcan, dans la fumée, n’y voyaient guère non plus. Les Seize, les moines et les curés criaient si fort que Mendoza fut trompé et trompa son maître.
On profita d’abord d’une surprise que le Béarnais avait essayée par de faux fariniers qu’il présenta aux portes, pour dire que Paris serait pris, comme l’avait été Corbeil, si l’on ne se hâtait d’y mettre garnison espagnole.
Cette garnison entrée, le duc de Feria dit que le Conseil d’union gênait la liberté, qu’il fallait se fier au peuple. Mais ce peuple, qu’allait-il faire ?
Philippe II avait envoyé un Jésuite, le père Matthieu, le courrier de la Ligue, toujours courant, ne débottant jamais. Il arriva au moment où le fils du duc de Guise, échappé de captivité, donnait un espoir nouveau à la Ligue. Les Seize imaginèrent de marier Guise avec l’infante. Ils écrivirent (16 septembre) dans ce sens à Philippe II : « Les vœux des catholiques sont de vous voir, Sire, tenir cette couronne de France. Ou bien que Votre Majesté établisse quelqu’un de sa postérité, et se choisisse un gendre. »
Pour faire ce projet, il fallait avant tout terroriser les Français obstinés qui repoussaient le mariage d’Espagne. Toute l’année on prêcha le massacre.
Il y eut là une éloquence nouvelle et inconnue, éloquence canine (plutôt qu’humaine), hydrophobique. Quand prêchait le curé Boucher, plusieurs regardaient vers la porte, craignant qu’il ne finît par sauter de sa chaire, pour prendre un politique et le manger à belles dents.
En conscience, on a fait beaucoup d’honneur à une telle littérature de l’étudier si finement. La science moderne, que rien ne rebute dans ses curiosités, a analysé, disséqué les cancres les plus horribles, les plus hideux insectes. Je le conçois. Mais, dans ces monstres, rien de comparable aux monstruosités, aux baroques et cruelles fureurs des bouffons sacrés de la Ligue.
Le 2 novembre, dans une première réunion, le curé de Saint-Jacques dit : « Messieurs, assez connivé… Il faut jouer des couteaux. » On élut un conseil secret de dix hommes qui décrétèrent, exécutèrent. Ils commencèrent par la vente des biens des suspects. Ils épurèrent le conseil de la ville, frappèrent le Parlement.
Le prétexte fut l’absolution d’un suspect. Le même curé de Saint-Jacques s’écrie encore pour la seconde fois : « Assez connivé, messieurs ! il faut jouer des cordes ! »
Dans ce conseil des Dix, si choisi et si pur, plusieurs hésitaient cependant. Bussy-Leclerc alla à la Sorbonne, posa le cas, abstrait, et sans nommer ; il obtint une approbation. Il la montra avec un papier blanc, qu’il fit signer aux Dix, puis, dans ce blanc, écrivit la mort du président Brisson. Ce fut le curé de Saint-Côme qui porta le papier à l’Espagnol Ligoreto et au Napolitain Monti, et joignit l’approbation de ces capitaines à celle de la Sorbonne.
Brisson ne donnait nul prétexte, sauf quelques paroles légères. On choisit pour l’exécution certain Cromé qui avait contre lui une vieille vendetta de famille ; Brisson, jadis, avait plaidé contre son père, qui était un voleur. Cet homme vint lui dire qu’on l’attendait à l’Hôtel-de-Ville, lui et deux conseillers. Arrivé au Petit-Châtelet, on les y poussa, et à l’instant on les pend tous trois à une poutre de la prison.
C’était entre six et sept heures, le 15 novembre, et il ne faisait pas encore clair. Cromé, la lanterne à la main, conduisit les trois corps à la Grève et les mit à la potence.
Bussy-Leclerc y était, et, quand le jour vint, quand il y eut foule, il commença à crier que ces traîtres voulaient livrer Paris, qu’ils avaient force complices, qu’avant le soir on pouvait être quitte de tous les méchants. Les hommes de Bussy, distribués aux coins de la place, ajoutaient que c’étaient des riches, que leurs hôtels, pleins de biens, appartenaient de droit au peuple.
Mais le peuple ne bougea pas. La place resta morne. Les bras tombaient en voyant le savant et débonnaire magistrat, « l’un des joyaux de la France, » celui qui le premier lui fit un code, pendu en chemise au gibet.
Un des Seize, le tailleur La Rue, en fut saisi d’horreur, se déclara contre les Seize, et dit qu’il leur couperait la gorge.
À défaut d’un grand massacre populaire, le premier soin des meneurs fut d’organiser un conseil de guerre où siégeaient les colonels espagnols et une chambre ardente pour connaître des conspirateurs. Mais cela avorta aussi. Les curés essayèrent en vain d’obtenir l’aveu de la mère des Guises. Elle était trop épouvantée. Loin d’approuver, elle appela son fils, pria Mayenne de venir et de la délivrer.
Il était fort embarrassé, ayant le roi en tête. Mais ses plus grands ennemis étaient les Seize, qui offraient le trône à l’Espagne. Il prit deux mille hommes, accourut, endura aux portes la harangue des Seize, au souper but d’un vin que l’un d’eux lui avait donné. Le 29, le 30, ils étaient tellement rassurés que l’un d’eux dit chez lui et assez haut : « Nous l’avons fait, nous saurons le défaire. »
Le duc avait en face cette grosse garnison espagnole. Et Bussy tenait la Bastille. Mais ses officiers le poussèrent. Le 1er décembre, il prit les canons de l’Arsenal, menaça la Bastille, que Bussy lui rendit.
Cependant les Seize, alarmés, invoquent les Espagnols, qui ne font pas un mouvement. Cette immobilité encourage Mayenne, qui, le 3, saisit cinq des Seize et les fait étrangler. Cromé se cache parmi les Espagnols.
Ceux-ci avaient manqué Paris. Jamais ils ne s’en relevèrent. Mayenne, qui venait réellement d’y tuer leur parti, les appelait pourtant. Il ne pouvait, sans le prince de Parme, sauver Rouen des mains du roi. Situation bizarre, il négociait avec le roi et le prince de Parme, promettait à l’un et à l’autre. Le prince, peu confiant, ne vint le secourir qu’en se faisant payer d’avance. Il exigea, pour arrhes, que Mayenne lui livrât La Fère. Le roi alla reconnaître l’ennemi à Aumale, le 4 et le 5 février. Il approcha très près et vit avec étonnement l’imposante armée espagnole, l’ordre savant qui y régnait. En tête, dans un petit chariot, le prince de Parme, goutteux, les pieds dans les pantoufles, allait, venait et réglait tout. Ce spectacle l’absorba, l’amusa, si bien qu’il ne s’aperçut pas que la cavalerie légère l’enveloppait. On avait reconnu le panache blanc. Sans le dévouement des siens, plusieurs fois il eût été pris. Il fut blessé légèrement, perdit beaucoup de monde.
L’inquiétude des ligueurs, de Mayenne et de Villars, qui commandait dans Rouen, c’était que les Espagnols ne sauvassent cette ville, pour la garder. Villars voulut les prévenir. Par une furieuse sortie, il tua des milliers d’assiégeants. Le prince de Parme, si prudent, voulait avancer, profiter. Mayenne l’en détourna. Il l’occupa à assiéger une petite place de la Somme. Enfin, il le décida à se placer à Caudebec, assurant que le roi, le voyant là, n’oserait continuer le siège. Ce qui arriva.
Mais ce qui arriva aussi, c’est que le roi, se rapprochant, se trouva tenir et Parme et Mayenne prisonniers dans la presqu’île de Caux, entre lui, la Seine et la mer.
Parme fut blessé au bras ; Mayenne était malade. Les vivres ne venaient plus. Henri IV se croyait vainqueur ; il avait une flotte hollandaise qui était dans la Seine et qui, au premier signe, pouvait le seconder. Le prince de Parme tenta une chose désespérée. Il fit venir de Rouen force bateaux couverts de planches. La Seine, large comme une mer à cet endroit, fut cependant pontée, traversée en une nuit. Les royalistes, en s’éveillant, virent l’ennemi de l’autre côté (20-21 mai 1591).
Farnèse suivit la rive gauche, très vite, trop vite pour sa réputation. Chose inouïe pour une armée, il fit quarante lieues en trois jours. Paris lui préparait une réception. Mais déjà il était entré sans bruit dans la ville. Il dîna avec le jeune Guise et les princesses. Fort silencieux, il ne dit guère qu’un mot : « Voilà ce peuple calmé. Le reste ne tient à rien. Tout est fini. Dans un moment, vous n’avez plus besoin de nous. »
Il partit et mourut bientôt. L’Espagne n’avait guère réussi, lui vivant. Que fut-ce donc après sa mort ? À Paris, elle avait reçu de la faible main de Mayenne un coup terrible qui montrait qu’elle n’avait nulle racine populaire. Le capitan espagnol, naguère si imposant, n’était plus que ridicule.
La conversion du roi était-elle aussi nécessaire qu’on l’a dit généralement ? J’en doute. Mais beaucoup de gens y avaient intérêt et y travaillaient surtout par un prêtre spirituel, Du Perron, qui, sur la gloire de cette royale conversion, avait hypothéqué l’espoir d’un chapeau de cardinal.
C’était un chœur universel autour de lui, que jamais il ne serait roi s’il ne se faisait catholique. Son fou, Chicot, le lui disait : « Allons, mon ami, va à Rome, baise le pape, prends un clystère d’eau bénite qui te lave de tes péchés. Le métier de roi est bon ; on peut y gagner sa vie… Je sais bien que, pour être roi, tu donnerais de bon cœur les huguenots et les papistes aux protonotaires du Diable. Vous autres rois, votre ciel, c’est la royauté. Pour l’honneur divin, autre affaire ; vous dites : Dieu est homme d’âge ; il saura bien y pourvoir. »
Si intrépide en paroles, Chicot l’était en action. C’était un riche Gascon, très brave et qui aimait fort à suivre son maître à la guerre. Il lui arriva une fois une aventure amusante ; il prit de sa main un prince, un des Guises ! Mais vous croyez que Chicot va en tirer une rançon ? Point du tout. Il dit au roi : « Mon ami, je te le donne. » Le prisonnier fut si furieux, que du pommeau de son épée, frappé à la tempe, il assassina le fou.
Hélas ! il ne restait plus près du roi que Chicot de sage.