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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 11

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Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 160-174).

CHAPITRE XI

Montaigne. — La Ménippée. — L’Abjuration. (1592-1593.)

Le catholicon d’Espagne, ou la drogue catholique, cette recette admirable pour faire que le blanc soit noir, le grand charlatan espagnol, le petit charlatan lorrain sur son vieux tréteau, toutes ces farces de la Ménippée sont elles-mêmes moins comiques que la réalité du temps. Ce temps défie toute satire ; nulle comédie ne peut espérer d’être aussi ridicule que lui.

Le catholicon parut avant le siège de Rouen. À cette fiction dans le genre de Lucien ou de Rabelais, l’histoire, à l’instant, répondit par une réalité bouffonne, celle des États de la Ligue, si grotesques que les satiriques n’eurent plus à imaginer ; ils écrivirent ce qu’ils voyaient et se firent historiens.

Les auteurs de la Ménippée, Rapin, Gillot, Passerat, derrière leur masque comique, semblent cacher quelque chose. S’ils dénigrent la drogue du catholicon, c’est visiblement pour vendre leur drogue, qu’ils veulent y substituer. Riraient-ils de si bon cœur, s’ils ne croyaient avoir en poche le remède à tous les maux ? Quel ? la royauté nouvelle.

Plus vrais encore, historiques sont les Essais de Montaigne. Ils disent le découragement, l’ennui, le dégoût qui remplit les âmes : « Plus de rien. Assez de tout. »

Ce livre, si froid, avait eu un succès inattendu. Il paraît en 1580, naissance de la Ligue. Au milieu de tant de malheurs réels, de tant de fausses fureurs, il se réimprime, il grossit, augmente à vue d’œil en 1582, en 1587, et il est double de grosseur en 1588. Il semble qu’il revienne toujours comme une risée discrète des vaines exagérations, des mensonges frénétiques, de la grotesque éloquence, une satire implicite du prodigieux rictus des aboyeurs catholiques et de l’emphase ridicule du protestant Du Bartas.

Qui parle ? C’est un malade, qui, dit-il, en 1572, l’année de la Saint-Barthélemy, s’est renfermé dans sa maison, et, en attendant la mort qui ne peut lui tarder guère, s’amuse à se tâter le pouls, à se regarder rêver. Il a connu l’amitié ; il a eu, comme les autres, son élan de noble jeunesse. Tout cela fini, effacé. Aujourd’hui, il ne veut rien. « Mais, alors, pourquoi publies-tu ? — Pour mes amis, pour ma famille », dit-il. On ne le croit guère en le voyant retoucher sans cesse d’une plume si laborieusement coquette. Même au début, ce philosophe, désintéressé du succès, prend pourtant la précaution de publier l’œuvre confidentielle sous deux formats à la fois, le petit format pour Bordeaux, et un in-folio de luxe pour la cour et pour Paris.

« La vanité de la science », c’était déjà un vieux titre, usé par ce siècle savant. Mais personne n’y avait mis cette perfection d’indifférence. Le vieux Jules-César Scaliger, le César et l’Alexandre des érudits de l’époque, mourant, fut frappé de ce coup, et nota ce phénomène d’un si hardi ignorant. L’homme qui lui succédait, dans cette dynastie des pédants, comme le haut régent de l’Europe, le grand érudit Juste-Lipse, flottant de Leyde à Louvain, du protestantisme au catholicisme, proclama ce grand ignorant bien au-dessus des sept sages.

Ce n’est pas tout. Des âmes honnêtes et enthousiastes, une mademoiselle de Gournay, jeune et pure, comme la lumière, haute de cœur et magnanime, encore qu’un peu ridicule, se jettent aux pieds de Montaigne. Avec sa mère, elle traverse toute la France et tous les dangers de la guerre civile pour aller voir son oracle, et elle ne reviendra pas sans avoir tiré du maître le nom de sa fille adoptive.

Nul éloge ne le met plus haut. En réalité, une part immense de vérité était dans ce livre, première description exacte, minutieuse, de l’intérieur de l’homme. Ce que Vésale avait fait pour l’homme physique, Montaigne le fait pour le moral, s’attachant, il est vrai, assez tristement à beaucoup de parties basses et de dégoûtants viscères. N’importe, là, il est très vrai. Il pose l’individu en ce qu’il a de plus individuel. Tout à l’heure, sur cette base, les rénovateurs du monde commenceront, bâtiront l’homme collectif.

Les grands et généreux esprits, l’élite rare qui l’adopta (comme mademoiselle de Gournay) semblent pressentir que son doute n’est que le doute provisoire qui rendra la science possible. La foule ne le prit pas ainsi. Et moi, historien de la foule, je ne dois noter ici que ce qu’elle y vit. Qu’y lut-elle ? Ce qui répondait le mieux aux plus bas instincts :

1o Les lois de la conscience, que nous disons de nature, naissent de la coutume. Rien de fixe et nulle loi morale.

2o Aussi, si j’avais à revivre, je vivrais comme j’ai vécu. Inutile de s’améliorer, c’est l’esprit de tout le livre.

3o Je hais toute nouvelleté. Ou il faut se soumettre entièrement à notre police ecclésiastique, ou tout à fait s’en dispenser ; ce n’est pas à nous à établir ce que nous lui devons d’obéissance, etc.

Les Essais furent avidement, âprement saisis par les catholiques. Mademoiselle de Gournay établit qu’ils n’ont été sérieusement attaqués que des huguenots.

Montaigne semble, en effet, faire aux premiers la part très belle. Ses démonstrations (sophistiques) pour montrer l’impuissance de la raison, les contradictions irrémédiables de l’homme, etc., etc., semblent le renvoyer humble et désarmé à l’autorité. Voilà pourquoi, plus tard, Pascal, tout en détestant Montaigne, le saisit comme un noyé saisit une planche pourrie ; mais la planche manque, elle tourne, et Pascal n’a saisi rien ; le scepticisme livre l’homme, mais le livre anéanti ; Pascal peut serrer tant qu’il veut, il serre le vent et le vide.

Pour ma part, ma profonde admiration littéraire pour cet écrivain exquis ne m’empêchera pas de dire que j’y trouve à chaque instant certain goût nauséabond, comme d’une chambre de malade, où l’air peu renouvelé s’empreint des tristes parfums de la pharmacie. Tout cela est naturel, sans doute ; ce malade est l’homme de la nature, oui, mais dans ses infirmités. Quand je me trouve enfermé dans cette librairie calfeutrée, l’air me manque. Hélas ! où est mon ami, où est le bon Pantagruel, le géant qui m’avait fait respirer d’un si grand souffle ? Où est le rieur sublime qui, dans les sermons de Panurge, m’associa à la libre circulation de la nature ? J’appellerais volontiers le frère Jean des Entommeures pour secouer ce gentilhomme du poing de Gargantua.

Ce livre fut l’évangile de l’indifférence et du doute. Les délicats, les dégoûtés, les fatigués (et tous l’étaient), s’en tinrent à ce mot de Pétrone, traduit, commenté par Montaigne : Totus mundus exercet histrionem, le monde joue la comédie, le monde est un histrion. « La plupart de nos vacations sont farcesques », etc.

De ces illustres farceurs qui remplissent la scène du monde, le meilleur, parce qu’il est de beaucoup le plus sérieux, c’est sans contredit l’Espagnol. Par un grand coup de théâtre, Philippe II, perdant son masque, joue le rôle d’un Cassandre atroce dans sa rivalité galante avec Antonio Pérez. Malice étrange de la fortune ! tout cela éclate quand l’âge ajoute au ridicule, quand le malheur est venu, quand l’impuissance est constatée. Cette déroute de réputation, naufrage moral plus profond que celui de l’Armada, lui arrive au moment même où il veut se faire roi de France.

Il n’est guère moins curieux de voir le grand acteur gascon, notre Henri IV, dans son jeu pour amuser jusqu’au bout les protestants qu’il va quitter. Il occupe le bon Mornay d’un colloque des deux églises. Mornay enferme à Saumur, avec force livres, une élite de douze ministres, des plus forts de France, pour préparer ce duel, et la victoire infaillible de la vérité.

Mayenne, de son côté, travaillait consciencieusement à duper l’Espagne, le roi, surtout sa propre famille.

Au roi d’Espagne, il s’offrait pourvu qu’il lui payât une armée française, qui, finalement, eût servi à mettre l’Espagnol à la porte.

Au roi de France, il s’offrait pourvu que le roi lui donnât, avec six cent mille écus, la Bourgogne et le Lyonnais à titre héréditaire, et à sa maison la Champagne, la Bretagne, la Picardie ; ajoutez le Languedoc pour un de ses alliés. Il ne voulait le faire roi qu’en lui gardant le royaume.

Troisièmement, pour son rival, pour le jeune duc de Guise, il avait un si grand zèle qu’il ne lui suffisait pas qu’il épousât l’infante et fût mari de la reine ; il exigeait qu’il fût roi. Moyen ingénieux de compliquer les affaires, de ralentir et d’entraver.

Philippe II fit marcher les choses. Il exigea les États généraux, et s’y coula tout d’abord. Les États servirent à mettre dans un beau jour l’impossibilité de l’Espagnol.

Voici ses instructions secrètes aux ambassadeurs : « Vous soutiendrez d’abord l’élection de l’infante ; 2o la mienne ; 3o un archiduc (jusqu’ici rien pour la France, nul ménagement de la nation) ; 4o le duc de Guise ; 5o le cardinal de Lorraine. »

Nous avons la note exacte de ce que ce roi, dans son extrême pénurie, donna d’argent aux États : onze mille écus au clergé, huit mille au Tiers, quatre ou cinq mille à la noblesse ; donc, vingt-quatre mille en tout. Ce n’était pas trop pour avoir la France.

L’aide en hommes fut très peu de chose. Mayenne en fut indigné, et dit qu’un pareil secours ne faisait qu’aggraver les maux.

Sauf quelques âmes dévotes et quelques prêcheurs furieux qui restèrent aux Espagnols, le désert se fit autour d’eux. En vain le curé Boucher, fermant par un calembour la révolution commencée par un calembour, en lance un très bon : « Seigneur, débourbonnez-nous, Eripe me de luto. »

Quand les ambassadeurs d’Espagne lurent fièrement à l’assemblée les propositions de leur maître, l’infante et un archiduc, et rappelèrent les services qu’avait rendus le roi d’Espagne, un fou répondit à merveille. C’était le bonhomme Rose, des plus extravagants ligueurs. Il se fâcha jusqu’au rouge : « Dans ces services, dit-il, il n’a rien fait qu’il ne dût faire. Et il aurait dû faire mieux encore pour la religion. Il en sera récompensé, comme il faut, en paradis. Mais, quant à la terre, les lois fondamentales de France énervent sa proposition ; ce royaume n’admet pas de filles, encore moins un Espagnol. »

Les ambassadeurs, confondus, se rabattirent les jours suivants sur le mariage du jeune Guise, qui épouserait l’infante. Trop tard. L’affaire était manquée.

Philippe II eut beau promettre deux cent mille écus à donner après. Cela ne toucha personne. Cette riche et splendide fiction ne trouva que des incrédules. On le voyait à la veille d’une seconde banqueroute.

Il n’y avait si petit prince qui ne concourût avec lui. Son gendre le duc de Savoie, le fils du duc de Lorraine, le duc de Nemours, se mettaient aussi sur les rangs. On ne voyait que rois futurs trotter autour des États dans la crotte de Paris.

Le vrai roi, en attendant, tenait Paris assez serré. Maître des petites places voisines, il eût pu à volonté empêcher les arrivages. Paris mangeait par sa permission. La culture de la banlieue se faisait par sa bonne grâce. Situation misérable dont Paris voulait sortir. Les savetiers, les crocheteurs commencent à crier : « La paix ! » La milice se déclare. Elle ose provoquer les Seize. Passant devant la fenêtre du fameux greffier de la Ligue, Sénault, qu’on voyait écrire, ils lui crièrent : « Écris-nous tous ! nous sommes tous politiques !

Ce mouvement inattendu, l’abandon où Philippe II semblait laisser ses Espagnols, l’affaiblissement de Mayenne, menacé des fanatiques, tout cela un matin ou l’autre aurait mis le roi dans Paris. Quiconque connaît la France et ses rapides entraînements sait que, dans ces moments, l’avalanche se précipite ; tout obstacle disparaît, tout ménagement ; nul soin de ménager les nuances, d’adoucir la transition.

Avec cette vive explosion, cet accès de royalisme, si le roi eût pu quelque peu attendre, je crois qu’on l’eût pris tel quel, huguenot ou Turc, n’importe.

Je sais bien que les protestants, comme Sully, lui disaient qu’il aurait de la peine à se dispenser de se faire catholique.

Mais je vois aussi que des catholiques, très avisés, très informés, comme l’ambassadeur de Savoie, pensaient qu’il ne se convertirait pas. Cet envoyé écrivait à la cour : « Pour l’intérêt, le Béarnais ne changera pas de religion. » (Archives diplomatiques de Turin).

Montaigne, le vrai génie du temps, avait dit une chose très juste : « Les Guises ne sont guère catholiques, et le roi n’est guère protestant. »

Qu’étaient-ils en réalité ? Si vous voulez le savoir, demandez à ce dieu du siècle qui le dominait déjà avant son âge tragique, et qui le domine après. Demandez à la divinité que poursuit Pantagruel pour savoir l’énigme du monde. Adressez-vous à la femme. Interrogez dame Vénus.

Le gros Mayenne, plus volage qu’on ne l’aurait attendu de son ventre de Falstaff et de son esprit sérieux, avait eu les tristes hasards, les royales aventures dont mourut François Ier.

Le Béarnais, maigre, leste et de meilleure chance, n’en avait pas moins l’étoffe d’un amant ridicule. On l’avait vu à Coutras quitter l’armée au moment critique où il eût pu rejoindre les auxiliaires allemands, pour mettre ses drapeaux aux pieds de Corisande d’Andouin. Mais il ne fut tout à fait fou que quand il connut Gabrielle. Vrai roman, où les difficultés apparentes ménagèrent, augmentèrent l’amour, de manière à fixer dix ans le plus mobile des hommes, et faire du plus spirituel des rois un bourgeois, un père crédule, assoti de ses enfants.

Le délicieux portrait (qu’on doit regarder d’abord à Sainte-Geneviève) nous donne Gabrielle très jeune, aussi fine qu’elle deviendra grasse et massive plus tard (dessins Foulon). Elle est étonnamment blanche et délicate, imperceptiblement rosée. L’œil a une indécision, une vaghezza, qui dut ravir, et qui pourtant ne rassure pas. Objet très poétique sans doute, elle n’en annonce pas moins un moral assez prosaïque ; cette belle personne est certainement médiocre, judicieuse dans un cercle étroit, assez capable de calcul. Elle ne sera pas trop maladroite à mener sa barque. Chose singulière, dit d’Aubigné, elle se fit très peu d’ennemis. Je le crois, mais elle en fit de nombreux à Henri IV. Elle le matérialisa, l’abaissa, l’appesantit.

« Voulez-vous voir ma maîtresse ? » dit au roi l’imprudent Bellegarde, qui se croyait sûr de la belle, qui se voyait jeune, beau, le roi déjà grisonnant. On arrive, à travers les bois, au château de Cœuvres. Voilà le roi pris, le voilà fou ; il ne veut plus que Bellegarde y songe. Il brûle de revenir. Entre deux corps ennemis, déguisé en paysan, un sac de paille sur la tête, il traverse quatre lieues de forêts. Elle, voyant ce petit homme, ce paysan à barbe grise, dont le nez joignait le menton : « Vous êtes si laid, dit-elle, qu’on ne peut vous regarder. »

Ce dédain attise le feu. Et le père l’attise encore en ne souffrant pas les visites du roi. Notre homme, éperdu, imagine, pour l’ôter à ce père terrible, de la marier à un autre. On chercha un sot patient, mais un sot qui fût très laid ; ce fut M. de Liancourt. Gabrielle en fut aux pleurs et aux cris. Le roi lui jura qu’au jour de la noce il arriverait, emmènerait le mari, et qu’elle n’en aurait que la peur. Mais ses affaires le retinrent.

Cela divertit la cour. L’abbé Du Perron en fit une jolie pièce, et plus jolie que décente :

À qui me donnez-vous, vous à qui je me donne ?
Seul aimant de mon cœur, où me rejetez-vous ? etc.

Stances galantes qui coururent fort, firent honneur à Du Perron, et préparèrent sa fortune. Il devint la grande cheville ouvrière de l’abjuration qui devait lui valoir le cardinalat.

Cependant madame de Liancourt perdit patience. Elle signifia bientôt qu’elle suivrait le roi à la guerre. Le mari fut consigné chez lui, et madame Gabrielle parut courageusement, dans la triomphante fleur d’une beauté épanouie, au siège de Chartres (février 1591). Elle était chaperonnée par sa tante de Sourdis, qui la stylait à son métier. Sans égard à Châtillon, qui, comme on a dit, avait pris la ville, le roi en donna le gouvernement à M. de Sourdis, et Châtillon, éloigné, désespérant de l’avenir, rejoignit son père Coligny dans un monde meilleur.

On croyait que le roi, assez léger jusque-là, se lasserait de Gabrielle. Point du tout. La jalousie maintint, aiguillonna l’amour. Elle gagna beaucoup de terrain. Elle était haute et difficile. Le roi avait toujours à faire pour l’apaiser. Il la craignait. C’est par là qu’on peut expliquer un fait qui ne cadre pas avec sa bonté ordinaire. Il avait eu à La Rochelle la fille d’un honorable magistrat protestant ; un enfant naquit, mais mourut. La pauvre Esther (c’était le nom de la huguenote), qui n’avait pu se marier, et, de plus, ruinée par la guerre, vint suppliante à Saint-Denis, ne demandant que du pain. Henri IV ne lui en donna pas. Il eût été grondé, maltraité, mis peut-être pour huit jours à la porte de sa maîtresse. Esther, de douleur, de misère, mourut bientôt à Saint-Denis.

La grande affaire de l’époque désormais, c’est Gabrielle. Laquelle des deux Églises, protestante ou catholique, prononcera le divorce du roi, le délivrera de sa première femme ? C’est la suprême question.

Gabrielle avait cru d’abord que les huguenots, ennemis de Marguerite de Valois, pourraient l’aider mieux. Elle en mit dans sa maison, disant « n’avoir confiance que dans ceux de ses domestiques qui étaient de la religion ». Les ministres, peu habiles dans les choses de ce monde, prirent justement ce moment pour éclater contre Gabrielle. Le samedi 1er mai 1592, ils déclarèrent que, les débordements du peuple et de ceux qui lui commandaient, ne faisant que continuer et se renforcer chaque jour, ils ne pourraient donner la sainte Cène, mais attendraient qu’on s’amendât et qu’on apaisât le courroux de Dieu.

De l’autre côté, quelle différence ! Tout était doux et facile, tout était chemin de velours. L’amour de madame de Liancourt et du mari de Marguerite était un péché sans doute. Mais la miséricorde de Jésus était infinie, tout pouvait s’arranger sans peine, et le péché transformé devenir un doux sacrement.

Quelques ministres, effrayés de l’ébranlement du roi, inclinaient vers la douceur. Mais il y avait parmi eux de vieilles têtes indomptables. Par exemple, ce Damours qui avait fait la prière sous le feu d’Arques et d’Ivry, fut aussi hardi en chaire qu’il l’avait été en bataille. Il dit, le roi étant présent, que, s’il abandonnait la foi, Dieu aussi l’abandonnerait, et qu’il avait à attendre un juste jugement. D’O et le cardinal de Bourbon demandèrent que ce prédicant fût mis en justice. « Et que voulez-vous ? dit Henri, il m’a dit mes vérités. »

Cependant ceux des royalistes qui poussaient la conversion avaient obtenu de faire à Suresnes des conférences avec la Ligue. Champ très dangereux d’intrigues. Là se produisait une chose perfide que le légat favorisait : c’était de subir un Bourbon, puisqu’il le fallait, mais de prendre, au lieu d’Henri IV, le jeune cardinal de Bourbon. Celui-ci, on en était sûr, n’était pas huguenot ; il était athée. Les d’O et autres royalistes firent peur au roi de cette idée, lui firent croire qu’elle ralliait beaucoup de gens.

Peu après le roi, dans une conversation de trois heures avec Mornay, lui assura que c’était à cette crainte qu’il avait cédé. « Je me suis trouvé, disait-il, sur les bords d’un précipice ; le complot des miens me poussait, et les miens réformés ne m’appuyaient pas. Je n’ai pas trouvé d’autre échappatoire. »

« Peut-être aussi, ajoutait-il, entre les deux religions le différend n’est si grand que par l’animosité de ceux qui les prêchent. Un jour, par mon autorité, j’essayerai de tout arranger. » (Vie de Mornay, 261.)

Avant la conversion, il disait aux réformés : « S’il faut que je me perde pour vous, au moins vous ferai-je ce bien de ne souffrir aucune instruction. » Il eût voulu tout prendre en bloc. Mais ce n’était pas le compte des convertisseurs. L’archevêque de Bourges, Du Perron, etc., auraient perdu leur triomphe. Ils le retinrent fort longtemps. Cela ne se passa pas sans impatience de la part d’un homme si vif. À l’article des prières des morts : « Parlons, dit-il, d’autre chose ; je n’ai pas envie de mourir… Pour le purgatoire, j’y croirai, parce que l’Église y croit, et que je suis fils de l’Église, et aussi pour vous faire plaisir ; car c’est le meilleur de vos revenus. »

Malgré ces légèretés, on fut ravi de voir avec quelle componction il avait reçu le sacrement de pénitence, entendu la messe.

Il prêta sans sourciller le serment d’exterminer les hérétiques (25 juillet 1593).

On sait sa lettre à Gabrielle : « Je vais faire le saut périlleux… Je vous envoie soixante cavaliers pour vous ramener », etc. Cette lettre courut dans Paris, et chacun en fut charmé. Un catholique pourtant, un magistrat royaliste, dit à un intime : « Hélas ! il est perdu maintenant ; il est tuable ; il ne l’était pas. »

Gabrielle revint le lendemain, revit Henri IV et Bellegarde. Elle devint grosse un mois après d’un enfant qui, légalement, devait être un Liancourt. Mais Gabrielle exigea que le roi l’avouât, le fît prince, duc de Vendôme ; de quoi rirent la ville et la cour, et Bellegarde autant que personne.