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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 12

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Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 175-185).

CHAPITRE XII

L’entrée à Paris. (Mars 1594.)

« Non, Sire, vous n’effacerez pas aisément de votre mémoire ceux qu’une même religion, mêmes périls, mêmes délivrances, tant de services fidèles, ont gravés dans votre cœur par l’acier et le diamant. Le souvenir de ces choses vous suit et vous accompagne. Il interrompt vos affaires, vos plaisirs, votre sommeil, pour vous représenter vous-même à vous-même, non pas l’homme que vous êtes, mais l’homme que vous étiez quand, poursuivi à outrance des plus grands princes de l’Europe, vous alliez conduisant au port le petit vaisseau…

« Nos ennemis veulent faire de votre autorité l’instrument de notre ruine. Plût au ciel que ce fût là tout ! Mais ils veulent en nous blesser Dieu… Resterons-nous les bras croisés ?… Non, Sire, nous leur ferons pratiquer la loi commune. S’ils bannissent Dieu de vos villes, nous bannirons leurs idoles de celles où nous sommes en force. S’ils se vantent d’avoir votre corps, nous nous vanterons de votre esprit. Qu’ils n’espèrent plus de patience. Si vous ne les retenez, si vous n’en faites justice, nous aurons recours à Dieu, qui se chargera de la faire. »

Telle était la plainte navrante, mais hardie, des réformés. Leurs craintes étaient-elles absurdes ? Point du tout. Sully avoue qu’au premier mot de l’Espagne, la proposition dérisoire d’épouser l’infante, le roi y donna tellement qu’il voulut voir le messager. C’était un certain Ordono, tellement suspect que, quand le fourbe Mendoza le fit présenter au roi, on n’osa pas le laisser approcher sans lui tenir les deux mains. Tant le roi avait à se fier au futur beau-père !

L’Angleterre, la Hollande, l’Allemagne, nos réformés, conclurent de son empressement qu’il se précipitait sans réserve dans le parti catholique. On dit et on répéta qu’il allait acheter la paix et l’absolution papale par le sang de ses amis.

De longue date, on savait que cet homme de tant d’esprit, sensible, toujours la larme à l’œil, était le plus oublieux, le plus léger, le plus ingrat.

« En me retirant, dit d’Aubigné, je voulus passer par Agen pour voir une dame qui m’avait servi de mère dans mes malheurs. J’y trouvai un grand épagneul qui couchait sur les pieds du roi, souvent dans son lit. Cette pauvre bête, abandonnée, et qui mourait de faim, m’ayant reconnu, me fit cent caresses. J’en fus si touché que je le mis en pension chez une femme de la ville, gravant ces vers sur son collier :

« Serviteurs qui jetez vos dédaigneuses vues
« Sur ce chien délaissé, mort de faim par les rues,
« Attendez ce loyer de la fidélité. »

Revenons. Le désappointement fut cruel, non seulement pour la France protestante, pour le protestantisme, alors victorieux dans l’Europe, mais peut-être plus encore pour nombre de catholiques qui n’avaient d’indépendance possible que par celle de la France. La jeune noblesse de Venise, alors dominante, qui l’avait puissamment aidé en le saluant roi au moment d’Arques, au moment où la terre même de France lui manquait sous les pieds, Venise, dis-je, attendait tout autre chose de lui contre le pape et contre l’Espagne. Tout au moins espérait-elle ce qu’un des convertisseurs avait proposé, la séparation de Rome et l’établissement d’un patriarcat. Très probablement elle-même aurait imité cet exemple.

Loin de là, il envoie à Rome ambassade sur ambassade, de plus en plus suppliantes. Comme si le pape était libre, comme si ce serf de l’Espagnol pouvait traiter tant que son maître n’était pas brisé par ses revers. Jusque-là : « Vederemo », (Nous verrons). C’est la seule réponse que toutes les humiliations du roi pourront obtenir du pape.

Ce n’est pas là ce qu’à ce moment lui offraient les protestants. Ils venaient de saisir les Alpes et de rouvrir l’Italie. Pendant que le duc de Savoie se morfondait en Provence, Lesdiguières passait chez lui, lui prenait, non des places fortes, mais, ce qui vaut plus, un peuple. Le cœur est ému en lisant l’adresse si pathétique que les Vaudois du Piémont adressaient alors à la France : « Sire, ce grand Dieu qui fait les rois a mis dans vos mains le plus beau sceptre du monde. Qui l’eût espéré naguère eût paru faire un vain songe ; mais Dieu fait tout ce qu’il veut. Il vous a donné la Gaule ; eh bien, la Gaule transalpine, s’il le veut, vous appartient. Saluces va vous revenir, et Milan. Nos vallées, sire, sont vôtres déjà, et servent à votre Dauphiné de murs et de bastions. Murailles murées jusqu’au ciel. Est-ce tout ? Non, avec elles, vous aurez des murailles vives, nos cœurs, nos corps et nos vies. Nous nous vouons à vous, sire, à jamais, pour vivre et mourir, nous et nos enfants. »

Ainsi le protestantisme, faible à l’intérieur de la France, était fort aux extrémités. S’il eût été appuyé selon les projets de Coligny et de son fils, il se serait associé à la conquête des mers que commençaient alors l’Angleterre et la Hollande. Henri IV se mourait de faim et n’avait pas de chemises. Mais l’or était là tout prêt. La grande chasse aux Espagnols s’ouvrait par les vaisseaux d’Amsterdam et de Plymouth. Longtemps la dîme des prises avait suffi à l’entretien de nos armées réformées.

Histoire douloureuse que cette France touche à tout et manque tout !

La première, au quinzième siècle, elle prépare les stations du voyage d’Amérique. Elle occupe les Canaries, et c’est pour les Espagnols. Puis elle occupe Madère, et c’est pour les Portugais. Dieppe découvre l’Amérique, et cela ne sert à rien tant qu’un Génois n’y arrive sous le pavillon de Castille. La dominante, l’impériale rade de Rio-Janeiro, est saisie par Villegagnon, l’envoyé de Coligny ; cela est encore inutile ; les Guises parviennent à détruire tout.

Plus tard, c’est aussi un Français qui prend ce paradis terrestre qu’on appelle la Floride. Il y met mille protestants. Dénoncé à l’instant à l’Espagne par Catherine de Médicis ! surpris, mis à mort par les Espagnols. Là, il y eut une chose sublime. Un Gascon, M. de Gourgues, ne supporta pas cet outrage fait à sa patrie. Il équipa un vaisseau à ses frais, et massacra les massacreurs. Il méritait une couronne. On tâcha de l’assassiner.

Tout à l’heure, pendant qu’Henri IV fait pénitence à Rome et conquiert un parchemin, Walter Raleigh conquiert son El Dorado de la Virginie, et jette la première pierre du futur empire des États-Unis anglais.

Essex prend le port de Cadix, la ville et la citadelle. Il voulait n’en pas sortir, rester maître du grand détroit.

L’habile, le patient Maurice et le profond Barneveldt achèvent l’œuvre capitale de l’art et de la sagesse, la robuste construction des États-Unis de Hollande, cette digue qui arrêtera non plus seulement l’Espagnol, mais les grandes forces du monde, Louis XIV et l’Océan.

En présence de cette gloire de la république hollandaise, du repos profond, redoutable de la république suisse, de la sagesse de Venise, un souffle républicain avait rapidement passé sur la France. Non moins rapidement disparu. La Ligue donne pour deux cents ans l’horreur de la république.

La Ménippée est le grand livre de la nouvelle monarchie, livre de paix, de bon sens, d’obéissance et d’égoïsme. Chacun chez soi, chacun pour soi. Il n’est rien de tel qu’un bon maître, etc., etc.

Si la fureur des partis se calme, celle des grossiers plaisirs éclate et déborde. La France tombe à quatre pattes. Un déchaînement d’orgie brutale commence avant même qu’Henri IV soit entré dans Paris. Les moines encore se signalent. Des Cordeliers, au cabaret, pris avec des filles, payent le sergent qui les surprend, puis l’attirent dans leur couvent, le fouettent et le battent à mort.

Les couvents de religieuses ne connaissaient plus de clôture. Ceux de Montmartre, etc., avaient eu garnison royale, et pour père prieur, le roi. Ceux de Paris recevaient tous les seigneurs de la Ligue ; les nonnes dépassaient les dames en hardiesse. On en voyait courir les rues, donnant le bras aux gentilshommes, « fardées, masquées et poudrées, s’embrassant en pleine rue et se léchant le morveau ». (L’Estoile, novembre 93.)

Cela se passait à Paris. Mais qu’était-ce donc de la France ? Quelles scènes y donnaient les soldats ! Aux faubourgs de la capitale, ils forçaient toutes les maisons, maltraitaient tout, filles et femmes ; point de vieilles, d’infirmes, de spectre vivant, qui put les faire reculer.

Un état si violent donnait une faim terrible d’un gouvernement régulier. Devant les quatre mille Espagnols et les pensionnaires de l’Espagne, Paris conspirait pour le roi. Le Parlement, corps si timide, osa (janvier 94) donner arrêt « pour que la garnison étrangère sortît de Paris ». Cette garnison ne pouvait plus seulement protéger les Seize. Conspués et maudits du peuple, ils ne se rassemblaient guère qu’aux Jésuites, rue Saint-Antoine, dernière place où la Ligue, le catholicon d’Espagne, mort partout, vécût encore.

L’école de l’assassinat, in extremis, essaya ce qu’elle avait tenté si souvent dans les grandes crises contre Orange, Alençon, Élisabeth, Henri III, Henri IV. Celui-ci y était fait, et son extrême douceur n’en était pas même altérée. Une fois en Navarre, un capitaine Gavaret devait faire la chose. Henri lui demande d’essayer son cheval, monte, prend les pistolets aux arçons, les tire en l’air et dit à l’homme stupéfait qu’il sait tout et qu’il le chasse. Ce fut toute la punition.

En 1593, ce fut un certain Barrière, jadis batelier, puis soldat, agent des Guises. Il fut encouragé à Lyon par un prêtre, un capucin et un carme ; à Paris par un curé et par le jésuite Varade. Il s’était confié aussi à un Père Séraphin Blanchi, jacobin, espion du grand-duc de Toscane, qui fit avertir le roi.

Ces événements auraient pu lui faire comprendre qu’il perdait ses peines à vouloir ramener les fanatiques. Les grandes masses catholiques n’en venaient pas moins à lui, ne voulant que le repos. Partout, les villes étaient impatientes de se rallier. Les gouverneurs, les capitaines, se hâtaient de faire leur traité, de vendre ce qui leur échappait. Orléans, Bourges, ouvrirent leurs portes. Lyon, profitant du conflit entre l’archevêque Espinac et le gouverneur Nemours, emprisonna celui-ci, se fit royaliste. En Provence, les deux factions qui s’assassinaient depuis vingt ans, se rapprochèrent pour le roi et contre Épernon.

Qui livrerait Paris au roi ? c’était toute la question. Parmi les Espagnols eux-mêmes, un colonel de Wallons traitait la chose avec le roi. Le gouverneur, M. Belin, eût voulu traiter lui-même. Mais Mayenne l’expulsa et mit à la place un parfait tartufe, Brissac, qui avait gagné à fond la confiance des Jésuites, du légat, faisant le dévot, le simple, faisant rire l’Espagnol, passant tout le temps du conseil à chasser aux mouches.

D’une part, le prévôt des marchands Lhuillier, d’autre part ce chasseur de mouches, promirent d’ouvrir la ville au roi. Brissac exigea six cent mille francs de pension et les gouvernements de Corbeil et de Mantes.

Il n’y eut pas beaucoup de mystère. Dès neuf heures du soir, on avertit nombre de personnes, et pas une ne trahit. À trois heures, force bourgeois, greffiers, procureurs, notre chroniqueur L’Estoile, occupaient le pont Saint-Michel en écharpe blanche. Le roi tardait. Enfin, à quatre, les cavaliers de Vitry apparurent à la porte Saint-Denis. Nulle résistance que d’une cinquantaine d’hommes dans la rue Saint-Denis ; deux tués. À l’ouest, les garnisons de Melun et de Corbeil entrèrent par bateau, tandis que, sur le bord de l’eau, des fantassins entraient par la porte Neuve, cette fameuse porte des Tuileries par où sortit Henri III. Des lansquenets s’y opposaient, on les fit sauter dans la Seine.

Le roi arrive. Brissac le reçoit, avec Lhuillier et le président du Parlement. On lui présente les clefs. Brissac dit : « Il faut rendre à César ce qui appartient à César. » Et Lhuillier : « Rendre et non pas vendre. »

Le roi, entré par la porte Neuve, passa devant les Innocents et tourna au pont Notre-Dame pour aller à la cathédrale. Aux Innocents, on lui montra un homme à une fenêtre qui le regardait fixement et ne voulait pas saluer. Il n’en fit que rire. Au pont, il vit une foule qui criait : Vive le roi ! « Ce pauvre peuple, dit-il, a été tyrannisé. » Il descendit à Notre-Dame, mais il y avait tant de monde qu’il ne pouvait pas passer. Cependant il ne voulut pas qu’on fît reculer personne, et il entra à la lettre, porté sur les bras du peuple.

Il avait envoyé le comte de Saint-Pol au duc de Feria lui dire qu’il l’avait sous sa main et pouvait avoir sa vie, mais qu’il aimait mieux qu’il partît. Le duc d’abord le prit mal. Il était fort à Saint-Antoine, et, à l’autre bout, il avait la porte Bucy. Mais le roi avait le milieu, le Louvre, le Palais, Notre-Dame. M. de Saint-Pol parla durement à l’Espagnol, qui comprit enfin, fut reconnaissant, soupira, disant seulement : « Grand roi ! grand roi ! »

Que ferait, cependant, le quartier des robes noires, la légion sainte de la Ligue et de la Saint-Barthélemy, les pensionnaires de l’Espagne ? Ceux-ci étaient quatre mille, rien que dans l’Université. Sénault, Crucé, s’agitèrent, et le curé de Saint-Côme, l’épée à la main, voulait les rejoindre. Mais leur vaillance tomba quand ils rencontrèrent une masse de peuple et surtout d’enfants qui criaient : Vive le roi ! Au milieu étaient des trompettes, des hérauts proclamant la paix et le pardon général ; derrière venaient les magistrats ; on n’eut pas besoin de force ; ce dernier débris de la Ligue, comme les murs de Jéricho, tomba, vaincu par les trompettes et le simple bruit.

Le roi ne voulait pas perdre le meilleur de la journée. Il alla à une fenêtre de la porte Saint-Denis pour voir passer les Espagnols. À trois heures, ils défilèrent. Le duc de Feria salua le roi à l’espagnole, « gravement et maigrement ». Le noble caractère de ce peuple apparut dans les paroles d’une femme qui passait avec la troupe. « Montrez-moi le roi », dit-elle. Et alors, le regardant, elle éleva la voix à lui : « Bon roi, grand roi, cria-t-elle, je prie Dieu qu’il te donne toute sorte de prospérité. Quand je serai dans mon pays, et quelque part que je sois, je te bénirai toujours, je célébrerai ta clémence. »

Le roi était si joyeux qu’il se contenait à peine. Comme on vint au Louvre lui parler d’affaires : « Je suis enivré, dit-il. Je ne sais ce que vous dites ni ce que je dois vous dire. » On s’étonna de lui voir contrefaire, comme un bouffon, le noble et triste salut du duc de Feria.

Il fit rassurer le jour même la mère des Guises et madame de Montpensier ; il alla bientôt les voir et badina avec elles ; excès d’oubli pour Henri III, qu’elle assurait avoir tué ; indifférence trop grande. Ses ennemis l’en méprisèrent, ses amis en furent attristés.

Il restait un autre roi à Paris qui ne reconnaissait pas le roi ; je parle du légat de Rome. Les plus basses soumissions n’obtinrent rien de lui.

Un malheureux capucin qui avait dans son couvent proposé de reconnaître le roi fut battu par ses confrères, déchiré de coups. Un jacobin royaliste fut empoisonné par les jacobins. Le roi refusa l’enquête. On voyait trop qu’il serait très tendre pour ses ennemis, bien léger pour ses amis. Il caressa la Sorbonne, il caressa le parlement de la Ligue, le légitima, l’affermit sur les fleurs de lis avant l’arrivée de son propre parlement de Tours.

Le peuple, plus sensible que lui, fit une fête à ces magistrats qui avaient témoigné pour la France contre l’Espagnol. Quand ils revinrent, mal vêtus, sur de mauvais chevaux étiques, ils trouvèrent les rues tapissées, toutes les femmes aux fenêtres, des tables devant les portes, chacun se réjouissant, comme si la Justice elle-même, ce vrai roi, était revenue.