Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 13
CHAPITRE XIII
Au moment même, le roi précipitait, malgré Sully, son traité avec Villars qui tenait Rouen. Ce Yillars avait demandé des choses folles, douze cent mille francs, soixante mille francs de pension, la place d’amiral de France, le gouvernement de la Normandie, jusqu’aux abbayes dont le roi avait donné les revenus à ses plus fidèles serviteurs. Il fallait, pour le contenter, qu’il mécontentât tous les siens. Ces conditions insolentes auraient pu être subies avant que le roi eût Paris. Mais après, quand il était roi au Louvre, quand l’Espagnol s’en allait gracié de Paris, quand la Ligue fondait d’elle-même, elles semblaient devoir être repoussées. Henri IV les subit et lui donna un royaume. S’il eût pu attendre six mois, une corde aurait suffi.
Les difficultés, il faut l’avouer, étaient grandes encore. Élisabeth, indignée de l’abjuration, rappelait ses troupes. Le duc de Mercœur établissait l’Espagnol en Bretagne, et Philippe II proclamait sa fille duchesse de cette province. (Voy. Lettres d’Henri IV.) Le duc d’Épernon voulait ouvrir à l’ennemi le port de Boulogne et ceux de Provence. Henri IV n’y trouva remède que de donner ce gouvernement au jeune duc de Guise pour faire battre entre eux les ligueurs.
Chose bizarre, sa pauvreté croissait en proportion de ses succès. On le comprend, à chaque province rachetée il lui fallait exiger davantage d’un peuple de plus en plus ruiné. Nul moyen de payer des troupes, il n’avait que des volontaires, des gentilshommes, qui, sur ses lettres pressantes, montaient bien à cheval pour faire une course avec lui, mais qui le quittaient « au bout de quinze jours ». (Lettres, IV, 415.)
Jamais il ne montra tant d’esprit, d’activité et de ressources. Ses lettres, ses vives paroles, restent dans la mémoire en traits de feu. Il écrit jusqu’au bout du monde, même à Constantinople, pour en tirer du secours ; il veut que le sultan ranime en Espagne les Mauresques contre Philippe II. Il prie le Palatin, il implore la Hollande, il baise le portrait d’Élisabeth, épris de sa beauté ; la reine d’Angleterre, à soixante ans, efface Gabrielle. Rien de plus amusant, de plus original. La légende populaire du Diable à quatre n’est ici que la vérité.
Diable gascon et pauvre diable, s’il en fut, on l’admire, on en a pitié. Plus malheureux encore chez lui qu’ailleurs, vexé par l’amour et l’argent, amant trompé, roi famélique, il écrit à sa Gabrielle, qui se moque de lui avec Bellegarde, des lettres désespérées. Il adresse à son Parlement, qui refuse de l’aider, des gronderies éloquentes et d’une verte familiarité, mais d’un accent de bonté qui emporte le cœur : « Messieurs, vous m’avez, par vos longueurs, tenu ici trois mois ; vous verrez le tort qui a été fait à mes affaires. Je m’en vais le plus mal accommodé que peut être prince. J’ai trois armées, et je vais les trouver. J’y porterai ma vie et l’exposerai librement. Dieu ne me délaissera point… Je vous ai remis dans vos maisons ; vous n’étiez que dans de sales petites chambres : vous êtes maintenant dans mon Palais… Vous croyez avoir beaucoup fait quand vous m’avez fait de beaux discours ; et puis vous vous allez chauffer… Vous dites que je me hasarde trop ; j’y suis contraint. Si je n’y vais, les autres n’iront pas. Si j’avais de quoi payer, j’enverrais à ma place… Je vous recommande le devoir de vos charges… Je vous aime autant que roi peut aimer… Le naturel des Français est de n’aimer point ce qu’ils voient ; ne me voyant plus, vous m’aimerez ; et, quand vous m’aurez perdu, vous me regretterez. » (Lettres, IV, 414-415.)
Du reste, la misère des deux rois était égale. Si Henri IV est forcé de faire en 94 une banqueroute d’un tiers à nos rentiers, Philippe II l’a faite aux siens dès 1575, et il va recommencer encore. En 1594, la limite est atteinte, la terreur ne sert plus de rien ; deux cents villes de Castille refusent l’impôt, et l’année de sa mort (1598) on verra Philippe II mendier sur le bord de sa fosse, et faire solliciter de porte en porte une aumône à la royauté.
Cela devait finir la guerre ? Point du tout. L’Espagnol, fait à mourir de faim, persévérait ; ce spectre, en haillons, restait sur la France. Les Feria, les Fuentes, malmenés par le Béarnais, trouvaient que l’honneur castillan ne permettait plus de se retirer. Henri IV assiégeant la ville de Laon, ils se réunirent à Mayenne, et vinrent pour délivrer cette place. Mais le roi la prit sous leurs yeux (22 juillet 94).
Le meilleur auxiliaire de l’Espagnol était la misère de la France. La campagne, livrée à la fois aux soldats et aux maltôtiers, endurait tous les jours ce qu’on souffre au sac d’une ville. Les paysans, désespérés, s’armèrent contre ces croquants, comme ils les appelaient. On les nomma croquants eux-mêmes. On ne les dissipa qu’en profitant de leurs dissidences religieuses, et les faisant tuer les uns par les autres.
L’horreur de cette situation des campagnes, l’irritation des villes frappées par la banqueroute, encouragèrent le vieux parti. Il essaya, comme en 84, comme en 89, contre Guillaume et Henri III, de trancher tout d’un coup de couteau.
L’avant-veille de Noël, un garçon de dix-neuf ans, fils d’un marchand de Paris, Jean Chastel, se glisse près du roi et lui porte un coup de couteau à la gorge. Mais, comme le roi se baissait, il n’atteignit que la lèvre. « C’est un élève des Jésuites », dit quelqu’un. Le roi dit en riant (car il n’était pas fort blessé) : « Il fallait donc qu’ils fussent convaincus par ma bouche. Mais laissez aller ce garçon. »
On n’obéit pas au roi. Crillon dit tout haut que cette fois il fallait jeter la Ligue à la Seine. On arrêta les Jésuites. Le père Guéret, régent de Jean Chastel, fut mis à la question et torturé tout doucement ; on ne voulait pas qu’il parlât. Le roi recommanda qu’on fît le procès à huis clos pour ménager l’honneur des religieux. Le Parlement n’en fît pas moins pendre deux Jésuites, Guéret et Guignard, qui ne manquèrent pas en Grève de se proclamer innocents. L’autorisation que leur donne Loyola d’obéir jusqu’au péché mortel inclusivement les mettra toujours à même de mentir tranquillement « in articulo mortis ».
Ce coup apprit à Henri IV, à la petite cour intérieure qui influait sur lui, que toutes les avances qu’on faisait au pape ne servaient pas de beaucoup ; que, pour se faire aimer de Rome, il fallait se faire craindre. On laissa le Parlement prononcer l’expulsion des Jésuites (27 décembre) et on déclara la guerre à l’Espagne (17 janvier 95).
Cela était courageux, politique. Il y avait avantage à prendre la position agressive, à tomber sur l’Espagne par la province réservée jusque-là qui restait riche, entière, et n’avait pas senti la guerre, la Franche-Comté. Gabrielle, dit-on, voulait ce pays pour son fils, comme auparavant elle avait voulu Cambrai. Cela eût acheminé le bâtard à la couronne. Elle n’en désespérait pas. Le roi était de plus en plus faible pour elle.
Le succès fut rapide. Mayenne, qui tenait la Bourgogne, se soumit, livra Dijon. Le roi, à Fontaine-Française, dans une reconnaissance imprudente, étourdie, où il faillit périr, avec deux ou trois cents chevaux, fit reculer l’armée du connétable de Castille. Sa folie le couvrit de gloire (5 juin 95).
Ce héros, ce vainqueur, à chaque succès se jetait à genoux devant le pape. Ses lettres sont uniques en bassesse. Il se livre, il se donne, il se remet comme un petit enfant à son père ; il n’agira plus que par les conseils de Rome. Il voulait vivre en réalité, jouir enfin et se reposer. Si brave devant les épées (il l’avoue à Sully), il était peureux devant le couteau.
Deux hommes d’esprit, le Gascon d’Ossat et le factotum Du Perron, négociaient l’absolution à Rome. Ils trouvèrent des auxiliaires. Qui ? Les Jésuites eux-mêmes… Remarquable bonté de ces pères qui rendaient le bien pour le mal ! En réalité, ils voyaient l’Espagne usée jusqu’à la corde, et le refus de l’impôt par deux cents villes de Castille finissait cette grande Terreur de trente années. Les Jésuites comprirent que le champ de l’intrigue désormais serait la France et l’intérieur même d’Henri IV. Ils tournèrent le dos à l’Espagne ; ils rassurèrent le pape et lui dirent de ne pas avoir peur d’un lion mort qui ne mordait plus. Il y avait un Jésuite, le père Tolleto, que le pape avait déjésuitisé pour le faire théologien du Saint-Siège ; il avait tant de confiance en lui qu’il lui faisait censurer ses propres écrits. Tolleto, quoique Espagnol, se décida pour Henri IV. Voilà celui-ci encore à plat ventre devant ce grand Jésuite, qui a daigné le protéger (Lettres, IV, 456).
Depuis le jour où un autre Henri vint en chemise sur la neige implorer Grégoire VII, il n’y avait jamais eu traité semblable. Le roi promettait de faire pénitence et de fonder en chaque province, pour monument d’expiation, un monastère. Il s’engageait à exclure ceux qui l’avaient fait roi, les huguenots, de tout emploi public, et déclarait que, s’il ne les exterminait, c’était uniquement « pour ne pas recommencer la guerre ».
Un point grave était de savoir si l’on sacrifierait aussi les gallicans, les parlements, en acceptant le concile de Trente, la monarchie du pape et des évêques. Ce furent encore les Jésuites qui arrangèrent l’affaire, suggérant au roi de promettre d’observer le concile, sauf les choses qui pourraient troubler le royaume. L’essentiel pour eux était de rentrer en France, auprès du roi, et de lui donner un confesseur ; cela gagné, on gagnait tout.
Du Perron et d’Ossat, les deux représentants de la dignité de la France, abjurèrent pour le roi, à deux genoux, et reçurent pour lui la discipline des mains du grand pénitencier.
Absous, pardonné, flagellé, ce pénitent, dans sa grande joie et sa sécurité nouvelle, reçut d’Espagne une discipline plus sérieuse. Cambrai, qu’il avait laissé, à la prière de Gabrielle, aux mains d’un cruel gouverneur, appelle, reçoit les Espagnols (octobre 95). Au printemps, l’archiduc Albert, gouverneur des Pays-Bas, prend Calais, que le roi ne peut secourir.
Très humilié, il assemble les notables de Rouen, et, pour en tirer de l’argent, se met en tutelle en leurs mains. En tutelle, il se soumit à toutes leurs conditions. Nous reviendrons là-dessus.
Le 10 mars, enfin, le roi reçoit le grand coup, la surprise d’Amiens par les Espagnols. Mais la France entière s’y précipita et reprit la ville. Élisabeth aida au succès. Elle donna au roi quatre mille Anglais, et il lui promit de ne pas traiter sans elle.
C’est justement ce qu’il fit dès qu’il put. Le roi d’Espagne, qui se mourait et d’âge et de misère, avait imploré le pape pour médiateur. Henri IV saisit avidement ces ouvertures de paix, et traita sans l’Angleterre, sans la Hollande, promettant, il est vrai, à celle-ci de continuer à la secourir d’argent en lui payant les sommes qu’elle lui avait prêtées.
Il venait de renouveler ses alliances, et vingt fois il avait juré qu’il ne traiterait jamais seul. Il se l’était juré à lui-même par ses belles paroles confidentielles qu’il écrit à d’Ossat : « Mon épée et ma foi à mes alliés, qui, après Dieu, m’ont remis la couronne sur la tête !… Que je perde la vie plutôt que de finir la guerre autrement qu’avec honneur ! »
Les circonstances atténuantes de ce honteux parjure sont celles-ci : 1o sa guerre était un miracle continuel de vigueur personnelle qu’il ne pouvait plus soutenir ; chaque année, il avait quelque grave indisposition ; 2o il mourait de faim ; ses pourvoyeurs lui déclaraient souvent qu’ils ne pouvaient plus lui donner à dîner ; 3o ses armées ne tenaient à rien : quand Amiens fut repris, tout son camp s’écoula en une nuit ; le soir, il avait cinq mille gentilshommes ; le matin, cinq cents ; 4o il était mécontent d’Élisabeth, qui avait demandé qu’on lui livrât Calais, et marchandait, dit-on, pour l’avoir de l’Espagne, si elle ne l’avait d’Henri IV.
Cette paix de Vervins (2 mai 1598) n’était autre, pour les conditions, que celle de Cateau-Cambrésis, faite en 1559. Un demi-siècle de guerres n’avait rien fait, — sauf la ruine définitive de l’Espagne, la ruine provisoire de la France.
Mais celle-ci l’était surtout d’honneur, laissant là ses alliés et la cause protestante, ouvrant la carrière aux Jésuites en France et en Allemagne.
Nos huguenots, que deviennent-ils ?
L’histoire en est lamentable. Je la reprends d’un peu plus haut.
Ces malheureux, qui voyaient, dès le temps de l’abjuration, le roi chaque jour plus serf du pape, flatteur des moines, courtisan du moindre curé, ami, compère des Guises, étaient dans une inquiétude véritablement légitime. Ils vivaient sur une trêve, n’ayant pas même une paix ! Ils demandèrent au moins la protection de Charles IX, l’édit de Janvier. Le roi répond, comme un bouffon, par cette fade plaisanterie : « Mais nous sommes en février. »
D’Aubigné dit avec raison : « On voulait que nous eussions confiance… Mais nous nous souvenions de cinq cent mille morts, et nous répondions des vivants. »
Les réformés, comme tout parti en dissolution, avaient parmi eux des traîtres. L’un d’eux proposait cette bassesse de prendre pour protecteur… Gabrielle d’Estrées.
Quelques-uns, plus sérieux, firent arrêter qu’on réclamerait avant tout ce qui était la vie, la sûreté, la garantie des massacrés, à savoir qu’ils pussent se garder eux-mêmes dans ces petites places d’asile qui les avaient déjà sauvés, de n’y pas recevoir un soldat qui ne fût huguenot.
Chose qui, du reste, n’était pas particulière aux protestants. La très catholique Amiens avait voulu se garder elle-même et ne pas admettre un soldat du roi.
Toute la France réformée fut partagée, à peu près comme elle l’avait été en 1573, en dix départements, lesquels nommaient un directoire de deux ministres, quatre bourgeois, ce qui faisait réellement six hommes du Tiers-état, et seulement quatre gentilshommes. Ils devaient recueillir les plaintes, et les transmettre à Mornay et au duc de Bouillon, qui les présenteraient au roi.
Un fonds devait être toujours prêt. Pour faire la guerre ? Un fonds de cent mille francs, à peine de quoi plaider, si on y était contraint.
Les réformés avaient à La Rochelle un important otage, le petit prince de Condé, jusque-là héritier présomptif de la couronne. C’était un grand coup de le prendre, de le faire catholique. Sa mère se convertit d’abord, et, à ce prix, fut déclarée innocente de la mort de son mari, qu’elle avait, dit-on, empoisonné. Elle éleva son fils dans sa nouvelle foi.
Tout cela faisait croire que les huguenots étaient un parti perdu. Même en Poitou, on osa lancer la cavalerie sur un de leurs prêches. Il y eut des entreprises pour enlever ou tuer Du Plessis-Mornay, qu’on appelait leur pape.
Leur traité fut le dernier ; toute la Ligue comblée, pensionnée, avant qu’ils eussent seulement la paix. Par l’Édit de Nantes, ils eurent la liberté de conscience, mais non de culte. Le culte ne leur fut permis que dans leurs villes huguenotes et chez des seigneurs hauts justiciers. Des chambres à part pour les juger. On leur laissait pour huit ans leurs petites places d’asile.
C’était bien moins que la paix de Charles IX et d’Henri III. Celle d’Henri IV ne les défendait pas ; elle les compromettait, les forçant (contre un roi livré à leurs ennemis) de devenir une faction.
Rien n’est plus intéressant que de voir dans d’Aubigné combien ces gens maltraités restaient pourtant, malgré eux, dévoués à Henri IV. Il en parle avec la passion amère, mais inaltérable, qu’un cœur blessé garde à la femme adorée qui l’a trahi. À chaque instant, il rompt, renoue. Tel était l’attrait de cet homme ; on avait beau le connaître, le mésestimer, l’injurier, on ne pouvait se l’arracher du cœur. Et, après tant de choses indignes, il reste toujours au cœur de la France… Hélas ! par tant de côtés il fut la France elle-même !
« Le roi, dit d’Aubigné, ayant juré de me faire mourir si je tombais dans ses mains, j’allai sur-le-champ le voir, et je descendis au logis de Gabrielle. Mes amis me suppliaient de repartir. Des officiers délibéraient pour m’arrêter et me livrer au prévôt. Je restai, et me plaçai le soir aux flambeaux quand il descendit de carrosse. « Voici, dit-il, monseigneur d’Aubigné. » Titre d’assez mauvais augure. N’importe, je m’avançai. Il m’embrassa, me fit baiser par Gabrielle et me dit de lui donner la main. Je la menai à son appartement. Il m’y promena plus de deux heures avec sa maîtresse. C’est alors que, comme il me montrait le coup qu’il avait reçu de Chastel, je dis ce mot qui a couru : « Sire, n’ayant renoncé Dieu que des lèvres, il ne vous a percé qu’aux lèvres. Si vous le renoncez du cœur, il vous percera le cœur. — Oh ! les belles paroles, dit Gabrielle, mais mal employées ! — Oui, madame, répliquai-je, car elles ne serviront de rien. »
Lui cependant, sans s’émouvoir, il fit apporter tout nu son petit César de Vendôme, et le mit en souriant dans les bras de d’Aubigné, n’opposant à cette parole, cruellement prophétique, que cette image d’innocence, que la pitié et la nature.