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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 213-227).

CHAPITRE XIV

Ligue de la cour contre Gabrielle. (1598.)

La chanson si populaire de Charmante Gabrielle, la plainte amoureuse du roi sur sa cruelle départie, ne fut pas, comme on l’a dit, faite au départ pour la guerre, mais, au contraire, au retour, et quinze jours après la paix. Il la fit et l’adressa dans une courte séparation qu’amenèrent les couches de son second fils. Il a la bonne foi d’avouer qu’il n’est pas tout à fait l’auteur. « J’ai dicté, dit-il, mais non arrangé. »

L’air tendre, ému, solennel, a quelque chose de religieux et semble d’un ancien psaume. Les paroles, peu poétiques, riment tant bien que mal un sentiment vrai, l’aimable ressouvenir des maux qu’on ne souffrira plus. C’est la première et charmante émotion de la paix. Parents, amis ou amants, on se retrouve donc enfin, et pour ne plus se quitter. Plus de cruelle départie, et chacun sûr de ce qu’il aime. Ce sourire, mêlé d’une larme, regarde encore vers le passé.

De toute l’ancienne monarchie, il reste à la France un nom, Henri IV, plus, deux chansons. La première est Gabrielle, ce doux rayon de la paix après les horreurs de la Ligue. La seconde chanson, c’est Marlborough, une dérision de la guerre, une ironie innocente par laquelle le pauvre peuple de Louis XIV se revengeait de ses revers.

Henri IV croyait à la paix, espérait soulager le peuple, rêvait le bonheur, l’abondance. Dans ses lettres, il est tout homme, tout nature, et naïvement dit la pensée du moment. Il semble que le sobre Gascon soit devenu un Gargantua ! « Envoyez-moi des oies grasses du Béarn, les plus grasses que vous pourrez, et qu’elles fassent honneur au pays. » C’est la première lettre qu’Henri IV ait écrite depuis le traité ; la paix fut signée le 2 mai, la lettre est du 5.

Il ne faut pas oublier que l’on avait faim depuis quarante ans. Si longtemps alimentée de mots et de controverses, la France voulait quelque autre chose. Henri IV parle ici pour elle et la représente. Pour lui, ses goûts étaient autres ; mais en cela et en tout, même en amour, malgré sa réputation populaire, il était homme de paroles, bien plus que de réalité.

Entre lui et Gabrielle le contraste était parfait. Lui, maigre et vif, infiniment jeune d’esprit sous sa barbe grise, quoique très fatigué de corps et très entamé. Elle, extrêmement positive, déjà replète à vingt-six ans. Dans le dessin qui doit être son dernier portrait (dessin de la Bibliothèque), sa face s’épanouit comme un triomphal bouquet de lis et de roses. Adieu la svelte demoiselle (des dessins de Sainte-Geneviève). C’est une épouse, une mère, et la mère des gros Vendôme. Si ce n’est la reine encore, c’est bien la maîtresse du roi de la paix, le type et le brillant augure des sept années grasses qui devaient succéder aux maigres, mais dont à peine on vit l’aurore.

Une réponse d’Henri IV à Gabrielle nous apprend qu’elle lui reprochait alors « d’aimer moins qu’elle n’aimait », en d’autres termes, d’ajourner, d’éluder le mariage. Elle poussait sa fortune et ne désespérait point de franchir le dernier pas. À chaque couche, elle gagnait du terrain. Le roi s’attachait extrêmement aux enfants. Il n’y eut jamais un père si faible, dit avec raison Richelieu. Le dernier traité de la Ligue avait mis cela en lumière : Mercœur était aux abois, la Bretagne se livrait au roi ; mais les dames de cette famille captèrent si bien Gabrielle, que le roi donna à Mercœur un traité inespéré pour marier deux nourrissons, son Vendôme de trois ou quatre ans à la fille de Mercœur. Il en est honteux lui-même, et s’en excuse au connétable : « Vous êtes père, lui dit-il, et vous ne me blâmerez pas. »

Le roi arrivait à l’âge où l’intérieur, l’entourage intime, les affections d’habitude, dominent le caractère. Il voulait qu’on le crût fort libre et fort absolu. Dans les deux heures qu’il donnait par jour aux affaires, il tranchait et décidait avec la vivacité brève du commandement militaire. Mais on voyait dans mille choses que ce roi, toujours capitaine, avait chez lui son général, et qu’il prononçait souvent au conseil les ordres de la chambre à coucher.

Il faisait grande illusion à l’Europe. Son triomphe sur l’Espagne, la première puissance du monde, le faisait célébrer, redouter jusqu’en Orient. On croyait le voir toujours monté sur le cheval au grand panache qui enfonça à Ivry les rangs espagnols. Son extrême activité le maintenait dans l’opinion. Jamais les ambassadeurs ne pouvaient le voir assis. Il les écoutait en marchant, il tenait conseil en marchant. Puis il montait à cheval, chassait jusqu’au soir. Il jouait alors, et avec vivacité, emportement, jusqu’à tricher, voler, dit-on (mais il rendait). Couché tard, de très bonne heure il était levé, aux jardins, faisant planter, soigner ses arbres. Avec toute cette activité, après la paix, il fut malade. Il en était de lui comme de la France. Du jour que l’esprit fut plus libre, on s’aperçut tout à coup des maladies que l’on avait. L’affaissement moral se traduisit par celui du corps. Six mois après le traité, le roi eut une rétention d’urine dont il crut mourir, puis la goutte, puis des diarrhées et de grands affaiblissements.

Les médecins l’avertirent en 1603 que, pour l’amour, son temps était fini, et qu’il ferait bien de renoncer aux femmes. Le chancelier Cheverny nous apprend qu’il lui était survenu une excroissance fort gênante, qui faisait croire que désormais il n’aurait plus d’enfants.

Cet affaiblissement d’une santé devenue si variable ne paraît pas dans les Mémoires, mais beaucoup dans ses lettres, et à chaque instant. On en voit des signes dans ses vrais portraits qui, il est vrai, sont fort rares. Porbus même s’est bien gardé d’exprimer cette sensibilité nerveuse d’une physionomie souriante, mais si près des larmes, cette facilité extrême d’attendrissement d’un homme qui avait trop vu, trop fait et souffert ! Tout se mêle en ce masque, étrange, trompeur par sa mobilité. Elle sembla croître avec sa vie. Le seul point vraiment fixe en lui, c’est qu’il fut toujours amoureux. Mais, en ses plus légers caprices, le cœur était de la partie. Et voilà pourquoi ce règne ne tomba pas aussi bas que les satires de l’époque pourraient le faire croire. Les femmes, dit madame de Motteville, furent plus honorées alors qu’au temps de la Fronde. Pourquoi cela ? Le roi aimait.

Avec ce cœur ouvert et facile, avec cette dépendance de l’intérieur et ce besoin d’intimité, on était sûr que, quelque femme qu’épousât le roi, elle aurait un grand ascendant ; que, fidèle ou non, il mettrait en elle une grande confiance, lui cacherait peu de choses, et qu’au moins indirectement elle influerait sur les destinées de l’État.

Sous un tel roi, la grosse affaire était certainement le mariage.

Et c’était le point par lequel l’étranger espérait bien reprendre ses avantages. Peu importait que le soldat espagnol eût été chassé, si une reine espagnole (au moins espagnole d’esprit) entrait victorieusement, en écartant Gabrielle, et mettait la main sur le roi et le royaume.

La paix ne fut pas une paix, mais une guerre intérieure où l’on se disputa le roi.

La crise était fort instante. Du jour même où l’Espagne fut sûre que nous désarmions, elle commença une guerre tout autrement vaste, et qui ne lui coûtait plus rien, non contre la Hollande seulement, mais en Allemagne ; les bandes dites espagnoles (des voleurs de toute nation) se mirent à manger indifféremment protestants et catholiques. C’est le vrai commencement de l’horrible demi-siècle qu’on appelle la Guerre de Trente-Ans. Le roi de France, le seul roi qui portât l’épée, allait devenir l’homme unique, le sauveur imploré de tous. Chacun le voyait, le sentait. S’en emparer ou s’en défaire, c’était l’idée des violents. Le dilemme se posait pour eux : Le tuer ou le marier.

Il les avait amusés par l’abjuration, amusés encore à la paix. Il avait fait entendre à Rome que l’Édit de Nantes donné aux protestants ne serait qu’une feuille de papier ; mais on voyait qu’il voulait réellement leur donner des garanties. Il avait fait espérer le rétablissement des Jésuites ; mais, quand on le pressa, il dit : « Si j’avais deux vies, j’en donnerois volontiers une pour satisfaire Sa Sainteté. N’en ayant qu’une, je dois la garder pour son service et l’intérêt de mes sujets. »

Les Jésuites étaient attrapés. Ils avaient cru tellement rentrer, gouverner, confesser le roi, que là-dessus ils bâtissaient le plan d’une Armada nouvelle contre l’Angleterre. Ce roi confessé, ils l’eussent allié avec l’Espagnol, et tous deux, bien attelés, auraient été conquérir le royaume d’Élisabeth.

L’espoir trompé irrite fort. Deux partis, dans ce parti, travaillaient diversement, mais d’une manière active. À Bruxelles, le légat romain, Malvezzi, organisait l’assassinat, qui était son but depuis six années. (De Thou.) À Paris et en Toscane, on travaillait le mariage, un mariage italien. C’est ce qu’eût préféré le pape ; ce mariage, qui eût amorti et romanisé le roi, dispensait de le tuer.

Le roi, dans ses grandes misères, avait emprunté de fortes sommes au grand-duc de Toscane, qui spéculait là-dessus de deux manières à la fois. Il s’était fait par ses agents, les Gondi et les Zamet, percepteur de taxes en France, et il en tirait de grosses usures. Deuxièmement, il espérait, avec cet argent et les sommes qu’il pourrait y ajouter, faire sa nièce reine de France. Il tenait à continuer par elle Catherine de Médicis, le gouvernement florentin, comme il continuait par ses financiers l’exploitation pécuniaire du royaume. Il avait envoyé depuis plusieurs années le portrait de cette nièce, rayonnant de jeunesse et de fraîcheur, un parfait soleil de santé bourgeoise. Gabrielle n’avait pas peur du portrait, mais bien de la caisse, attrayante pour un roi ruiné. Elle craignait ces Italiens, les maîtres de nos finances et les agents du mariage, secrets ministres du grand-duc. Elle leur porta un grand coup en faisant mettre dans le conseil des finances un homme qu’elle croyait à elle, le protestant Sully.

Quand je parle de Gabrielle, je parle de sa famille, des Sourdis et des d’Estrées. Cette belle idole n’avait pas beaucoup de tête et ne faisait guère que suivre leurs avis. Mais la famille elle-même, la tante de Sourdis, qui menait tout, n’était pas bien décidée sur la ligne à suivre, et ménageait tout le monde. Elle travaillait à Rome, non seulement pour le divorce du roi, mais pour faire son fils cardinal. D’autre part, personnellement, Gabrielle caressait les huguenots. Elle les plaçait dans sa maison comme serviteurs de confiance. Était-elle, au fond, protestante, comme l’affirme d’Aubigné ? Non. Du moins, elle accomplissait tous ses devoirs catholiques. Le roi chantant un jour des psaumes, pendant qu’elle était malade, elle lui mit la main sur la bouche, au scandale des huguenots. Mais les catholiques croyaient que par ce geste muet elle disait au roi : « Pas encore. »

Du reste, on la jugeait moins sur ses actes que sur ses amitiés. Elle était aimée, protégée par deux grandes dames protestantes, l’une la princesse Catherine, sœur du roi, dont elle avait le portrait précieusement monté sur une boîte d’or. (Fréville, Inv. de Gabrielle.) L’autre, la princesse d’Orange, fille de Coligny, veuve de Guillaume-le-Taciturne, et belle-mère de Maurice, le grand capitaine. Cette dame, aimée, honorée de tous, même des catholiques, donnait une grande force morale à la cause de Gabrielle. Elle jugeait évidemment qu’un attachement si long et si fidèle se purifiait par sa durée, que Gabrielle n’était pas liée à son faux mari, qu’elle ne vit peut-être jamais, pas plus que le roi ne l’était à sa diffamée Marguerite, qu’il ne voyait plus depuis vingt années.

Gabrielle avait une chose en sa faveur qui pouvait répondre à tout. Il fallait une reine française, dans ce grand danger de l’Europe. Élisabeth mourait ; le fils de Marie Stuart allait succéder. Plus d’appui pour la Hollande. Comment celle-ci, délaissée des Anglais, porterait-elle le poids immense de la guerre européenne ? Qu’arriverait-il si l’épée sur laquelle tous avaient les yeux, l’épée de la France, était liée par une reine étrangère ou volée de son chevet ?

Personne ne voyait cela, ou du moins ne le disait. On faisait cent objections au mariage français.

L’indignité de Gabrielle d’abord. Les dames de la noblesse, qui crevaient de jalousie, se trouvèrent toutes plus sévères et plus vertueuses que la princesse d’Orange. Elles demandaient quels étaient donc ces d’Estrées pour donner une reine à la France. Les bourgeoises, encore plus sottes, disaient qu’il serait bien plus beau, plus glorieux pour le royaume, d’avoir une vraie reine de naissance et de sang. À la tête de toutes les femmes se signalait Marguerite de Valois, qui, l’autre année (24 février 1597), pour tirer quelque grâce de Gabrielle, descendait jusqu’à l’appeler « sa sœur et sa protectrice » ; mais qui, en 1598, voyant cette grande ligue contre elle, l’injuriait, disait qu’elle ne céderait jamais « à cette décriée bagasse ».

D’autre part, les politiques, sans parler de sa personne, objectaient un danger fort hypothétique, la crainte que le fils de Gabrielle, n’étant pas suffisamment légitimé par le mariage, ne trouvât un compétiteur dans un frère futur et possible, un autre fils qu’elle aurait peut-être après le mariage accompli. Ces fortes têtes voyaient ainsi le péril fort incertain de l’avenir, et ils ne voyaient pas le péril présent, celui du mariage italien, qui mettrait l’ennemi dans la maison, l’invasion d’une nouvelle cour, de traîtres, qui sait ? d’assassins…

Malgré cet aveuglement général et ces obstacles de tout genre, Gabrielle aurait vaincu par la puissance de l’affection et des habitudes, si elle n’avait eu contre elle un homme qui, à lui seul, pesait autant que tous, Sully, qu’elle avait créé, puis mécontenté maladroitement.

Nous parlerons ailleurs du ministre, de son admirable dictature des finances, qui a sauvé le royaume. Un mot ici sur l’homme même.

Il était né justement l’homme qui devait déplaire le plus à un roi comme Henri IV. Celui-ci, si faible pour sa cour et son entourage, l’eût approuvé dans ses réformes, mais il ne l’eût pas défendu, s’il ne l’eût trouvé appuyé par un entourage plus intime que la cour, par cette femme aimée, mère de ses enfants.

Maximilien de Béthune (Rosny par sa grand’mère, et Sully par don du roi) était originaire d’un pays qui a donné des têtes ardentes sous grande apparence de froid, de roideur. Il était de l’Artois, du pays de Maximilien de Robespierre. On rattachait ces Béthune aux Beaton d’Écosse. Et, en effet, celui-ci avait un faux air britannique, par le contraste déplaisant d’un teint blanc et rosé d’enfant (à cinquante ans) et d’un œil du bleu le plus dur. » Il portait la terreur partout, dit Marbault ; ses actes et ses yeux faisaient peur. »

Il fit une chose vigoureuse et très agréable à sa protectrice. Les notables que le roi assembla dans son péril de 1596, et à qui il dit qu’il « se remettait à eux en tutelle », l’avaient pris au mot. Mais leur commission gouvernante, présidée par un des Gondi, ne put rien et ne fit rien. Sully prit l’affaire de leurs mains, renoncée et désespérée, et, pour premier acte, mit hors des finances les Gondi et les Zamet, les partisans italiens qui percevaient ici pour le grand-duc de Toscane et lui faisaient ses affaires.

Tout va de soi où va l’argent. Le matériel de la guerre et bien d’autres choses allèrent se centralisant dans la main active, énergique, du grand financier. Il avait fait la guerre toute sa vie. Il voulait être grand maître de l’artillerie. Les d’Estrées firent la sottise de prendre la place pour eux, pour le père de Gabrielle, et ils donnèrent à Sully ce qu’il pouvait désirer, une bonne occasion d’être ingrat.

Disons ici que ce restaurateur admirable de la fortune publique avait une attention extrême à la sienne. Non qu’il ait volé ; mais il se fit donner beaucoup ; il ne perdait nulle occasion de gagner, se fondait surtout et s’affermissait pour l’avenir. On le vit dans l’attention (non pas déloyale, mais indélicate) qu’il eut de se rapprocher de la maison de Guise et de s’allier à elle. Elle restait la plus riche, ayant reçu à elle seule la grosse part de tant de millions que Sully paya aux grands.

Cet homme infiniment prudent, prévoyant, vit que Gabrielle n’irait pas loin, qu’elle n’arriverait pas au but, et qu’il ne fallait pas lui rester attaché. Elle avait pour elle le roi. Mais qu’est-ce cela ? Les rois vivent, sans le savoir, captifs, nullement maîtres d’eux-mêmes.

Au conseil, aucun ministre ne parlait pour elle, que le vieux chancelier Cheverny et M. de Fresne, rédacteur de l’Édit de Nantes et très subalterne. Villeroy était contre elle ; Espagnol d’inclination, il aurait voulu une fille d’Espagne. De même Jeannin, l’ex-ligueur, l’ex-factotum de Mayenne. Ces vieux ministres tenaient à l’antique tradition, qu’un roi épousât une reine, croyant bien à tort que ces mariages marient les États. Au défaut de l’Espagnole, ils désiraient l’Italienne, qui apportait de l’argent. Sully, en ceci, était avec eux. Les quatre ou cinq cent mille écus qui pouvaient venir de Toscane eussent agréablement figuré dans le trésor qu’il méditait de faire dans les caves de la Bastille. Ils eussent aidé au besoin pour quelque coup imprévu qu’on aurait eu à frapper sur le Rhin ou la Savoie.

Une question toute personnelle pour Sully, c’était de savoir si, ayant déjà la chose, il aurait le titre, s’il serait déclaré surintendant des finances. Il lui fallait pour cela l’appui ou la connivence de ses anciens amis. Quoique le roi eût toujours l’air de trancher seul, il était très puissamment influencé et par ces vieux ministres d’expérience et par les valets intérieurs. Sully avait bravé les uns et les autres. Il avait surtout ces derniers à craindre, s’il ne se ralliait à eux pour le mariage italien et contre sa protectrice.

Le roi avait près de lui trois rieurs en titre : d’abord le bouffon Roquelaure, sans conséquence et le meilleur de tous ; puis l’entremetteur Fouquet La Varenne ; enfin un baragouineur italien, très facétieux, M. le financier Zamet, Toscan et agent du grand-duc.

Les rieurs ! classe dangereuse. Nous avons vu dans l’Orient le rôle sanglant de la Rieuse (Roxelane), qui mena Soliman jusqu’à étrangler son fils !

La Varenne, ex-cuisinier, et Zamet, ex-cordonnier, étaient en réalité les hommes considérables et dangereux de cette cour. Le roi les savait des faquins et ne pouvait se passer d’eux. Quoique moins désordonné qu’à un autre âge, il lui fallait toujours des gens avec qui il pût s’ébaudir, parler comme au temps d’Henri III.

La Varenne, qu’Henri IV avait ramassé dans la cuisine de sa sœur comme un drôle à toute sauce, était gai, vif et hardi. Le roi le trouva commode pour ses messages galants. Mais cela ne dure pas toujours. La Varenne, sous un roi barbon, menacé de long chômage, tourna aux affaires, s’y insinua. À la rétention d’urine il crut que le roi irait baissant et se donna aux Jésuites ; il se fit leur protecteur, les appuya constamment, et par là créa à un fils enfant qu’il avait une énorme fortune d’Église. Le second fils fut grand seigneur.

Zamet, de race mauresque, cordonnier de Lucques, fort adroit, seul de tous les hommes avait réussi à chausser le délicieux pied d’Henri III. Ce prince reconnaissant le fit valet de garde-robe, lui confiant les petits cabinets où il nourrissait douze enfants de chœur, car il aimait fort la musique. Zamet ne s’enorgueillit point de ces nobles fonctions ; toute grandeur est incertaine ; il ne recevait pas un sou, pas une buona mano, qu’il ne plaçât à l’instant ; il était né obligeant, il prêtait à tout le monde, et il s’arrondit très vite. Dans la Ligue, il prêta impartialement aux ligueurs, aux Espagnols, au roi de Navarre ; telle était sa facilité, la générosité de son cœur. Il devint un gros richard ; Henri IV jouait chez Zamet, et avec l’argent de Zamet, qui savait bien se faire payer. Le dogue qui gardait le trésor n’avait pas de dents pour lui.

Sully connaissait son maître. Il crut que ces gens-là, qui avaient des rois derrière eux, l’Espagne et le pape, finiraient par l’emporter. Il brisa avec Gabrielle au baptême de son second fils.

Le roi avait hautement reconnu ses deux fils, exigeant pour eux des titres princiers qui annonçaient clairement leur légitimation prochaine par le mariage. Il les faisait appeler César Monsieur, Alexandre Monsieur. Le secrétaire d’État De Fresne, protestant et ami de Gabrielle, envoya à Sully la quittance des frais de la fête sous ce titre : Baptême des enfants de France. Sully renvoya la quittance, en disant rudement : « Il n’y a pas d’enfants de France. »

N’était-ce pas une grande vaillance ? On le croirait en lisant les Œconomies royales. En réalité, cet homme pénétrant avait vu ce que personne ne voyait encore, et le roi pas plus qu’un autre : c’est qu’il n’aimait pas Gabrielle autant qu’il le croyait lui-même. Tranchons le mot : il vit qu’elle était vieillie dans l’affection du roi, et que lui, l’homme d’argent et de ressources, il y était jeune, neuf et dans sa fraîche fleur.

Ce furent deux maîtresses en présence, le roi fut mis en demeure de choisir entre la femme et l’argent. Ajoutez que cet habile homme l’avait encore aiguillonné en lui donnant à entendre qu’on le croyait sous le joug, tout dépendant d’une femme : moyen sûr de tirer de lui quelque violente boutade, un essai d’affranchissement.

Gabrielle fut très maladroite. Elle se souvint beaucoup trop de ce que Sully avait d’abord rampé sous elle, « fait le bon valet » (il le dit lui-même). Elle l’appela « un valet ». Et le roi ne se souvint plus qu’il voulût la faire femme et reine ; il l’appela une maîtresse : « J’aime mieux un tel serviteur que dix maîtresses comme vous. »

Elle trembla, frissonna, se composa sur-le-champ et se remit à discrétion. Elle comprit la situation, la force de Sully, et elle ne songea plus qu’à apaiser cet homme terrible. Elle flatta même sa femme. En vain.

Le mot fatal était lancé. Les ennemis de Gabrielle crurent que cet amour d’habitude ne tenait plus qu’à un fil, qu’on pouvait tout oser contre elle, que le roi la pleurerait, mais ne la vengerait pas.