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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 15

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Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 228-254).

CHAPITRE XV

Mort de Gabrielle. (1599.)

Le 12 août 1598, Henri IV, chassant dans la forêt de Fontainebleau, crut entendre un bruit de meute, des cors, des cris de chasseurs. Il trouva bien surprenant qu’on osât interrompre ainsi la chasse du roi, et commanda au comte de Soissons d’aller voir quels étaient ces téméraires. Le comte alla et revint, rapportant qu’il avait toujours entendu le même bruit et vu un grand homme noir qui, dans l’épaisseur des broussailles, avait crié : « M’entendez-vous ? » ou peut-être : « M’attendez-vous ? » et qui disparut. Sur ce rapport, le roi rentra au château, craignant quelque embûche. La chose fut racontée partout, et les dévots de Paris ne manquèrent pas d’assurer que l’homme noir avait dit : « Amendez-vous », c’est-à-dire : Devenez sage et quittez votre maîtresse.

Dans cette paix nullement paisible, les esprits, tout émus encore, accueillaient volontiers les bruits effrayants. Celui du jour était la mort de madame la connétable (de Montmorency). C’était une jeune femme très jolie et très sage, mais qui n’était pas de naissance à épouser le connétable de France. Elle avait fait, disait-on, un pacte pour y parvenir. Un jour qu’elle siégeait à Chantilly au milieu de ses dames, on lui dit qu’un gentilhomme demandait à lui parler. Émue, elle demanda comment il était. « D’assez bonne mine, lui dit-on, mais de teint et de poil noirs. » Elle pâlit, dit : « Qu’il s’en aille, revienne une autre fois. » Mais l’homme noir insista, et dit : « J’irai la chercher. » Alors, les larmes aux yeux, elle dit adieu à ses amies, et s’en alla comme à la mort. Peu après, effectivement, elle mourut, chose effroyable, « le visage sens devant derrière et le cou tordu ».

En cadence avec ces récits, des prédications terribles faisaient trembler les églises ; ces hardies échappées du Diable annonçaient, selon les prédicateurs, de grands châtiments. Les péchés de la cour, du roi (on le désignait clairement) étaient tels, qu’il fallait des mortifications nouvelles, inouïes, pour soutenir le ciel qui aurait tombé, la foudre qui eût tout écrasé. On appelait au secours un renfort de moines, la grande armée monastique, de toute robe et toute couleur, qui vint d’Espagne et d’Italie, capuccini, récollets, feuillants, carmes et augustins, chaussés, déchaussés. Les carmélites espagnoles, peu après, allaient prendre possession de leur couvent de Paris en procession solennelle le jour de la Saint-Barthélemy. Les capucines firent une entrée saisissante et dramatique, portant chacune une couronne d’épines, et conduites par les princesses de la maison de Guise.

Mais, avant l’entrée de ces saintes qui apportaient l’expiation, on avait eu à Paris un autre spectacle. Pas moins que le Diable en personne, qui avait élu domicile dans le corps d’une certaine Marthe. Un homme distingué (des La Rochefoucauld), fort dévot, ami des Jésuites, la menait et la montrait, d’abord dans les villes du centre, sur la Loire, enfin à Paris. Tout le monde allait la voir à Sainte-Geneviève ; on assistait avec terreur à la lutte horrible qui se renouvelait chaque jour entre le démon et un capucin qui l’exorcisait, fort et ferme, en tirant des cris, des gambades, des grimaces à faire frémir. Le roi, qui avait la tête dure, avait peine à croire la chose ; il y envoya ses médecins et les adjoignit aux prêtres pour examiner.

Il n’était que trop visible qu’on voulait du trouble, qu’on espérait exploiter, exalter le mécontentement de Paris. Les taxes ne diminuaient pas et ne pouvaient diminuer, quand Sully payait aux grands une centaine de millions, quand la guerre menaçait toujours. Des souffrances du passé restait un cruel héritage, la peste, qui éclatait de moment en moment. Un peuple nouveau de mendiants se montrait, les gens de guerre qu’on avait renvoyés chez eux, mais qui n’avaient pas de chez eux. On en voyait tous les jours des bandes dans la cour du Louvre. « Capitaines déchirés, maîtres-de-camp morfondus, chevau-légers estropiés, canonniers jambes de bois, tout cela entre en troupes par les degrés de la salle des Suisses, en déclamant contre madame l’Ingratitude. L’officier portant la hotte et le soldat le hoyau exaltent leur fidélité, montrent leurs plaies, racontent leurs combats et leurs campagnes perdues, menacent de se faire croquants, et sur la monnaie de leur réputation mendient quelque pauvre repas. »

Henri II et Henri III les logeaient dans les monastères. Henri IV, plus tard, leur créa l’hospice de la Charité, tard, bien tard, en 1606. Jusque-là, ces ombres errantes, plaintives, mais redoutables, donnaient espoir à l’étranger, à la Ligue, vivante en dessous. Le roi voyait, sentait cela ; l’agitation continuait, et il n’était point aimé.

Il tomba malade en octobre ; il crut mourir. Ce n’était qu’un accès assez court de rétention d’urine ; mais il en garda la fièvre. Cet homme, jusque-là si gai, devint très mélancolique. « Tout me déplaît », disait-il. Aveu qui ne fut pas perdu et fit croire que Gabrielle ne suffisait plus à le consoler.

Deux assassins étaient encore venus pour tuer le roi, l’un dominicain, de Flandre, l’autre capucin, de Lorraine.

Pourquoi plutôt à ce moment ? On le comprit quand on sut que les Espagnols avaient fait le pas hardi de se jeter dans l’Empire, fourrageant, mangeant amis et ennemis ; qu’enfin vers Clèves ils saisissaient les passages du Rhin.

Rien ne les eût favorisés plus que la mort d’Henri et celle de Maurice d’Orange. Celui-ci avait aussi son homme qui devait le tuer. La situation était la même qu’en 1584, quand le meurtre de Guillaume sembla briser la Hollande et donna carrière aux victoires des Espagnols.

L’homme que le légat Malvezzi dépêcha pour tuer le roi était, comme Jacques Clément, un pauvre petit misérable, un Flamand de faible tête qu’on grisait de la légende de Clément. On le montra à un Jésuite, qui haussa les épaules, et dit seulement : « Il est trop faible. » La plus grande difficulté était d’endurcir cet homme. Il était en route déjà à l’époque de l’abjuration du roi, et, quand il l’apprit, il ne voulut plus le tuer et jeta son couteau. Le légat eut beaucoup de peine à lui faire entendre que la conversion était fausse. Il repartit en 1598, mais fut arrêté, amené à Paris. Le roi en eut pitié ou craignit d’irriter Rome, le gracia. Il ne retourna pas à Bruxelles, mais alla en Italie. Là on l’endoctrina encore et on le fit rentrer en France. Il fut arrêté, condamné à mort avec l’autre assassin, le capucin de Lorraine.

Sismondi croit que le Parlement procéda avec acharnement. Singulier anachronisme. Le Parlement d’alors était mêlé de celui de la Ligue et des royalistes. Mais les ligueurs dominaient encore, et si bien qu’ils modérèrent la question, de peur que ces accusés ne parlassent trop pour l’honneur de Rome.

La chose n’était que trop claire. Elle fit voir à Henri IV qu’il ne gagnait rien à tous ses ménagements. Jointe à l’affaire d’Allemagne, elle le réveilla fortement. Il semble qu’elle l’ait guéri ; il fut tout à coup un autre homme. La verte vigueur béarnaise parut revenue. Il fit opérer l’excroissance, comme pour monter à cheval. Il se moqua des médecins, et Gabrielle redevint enceinte en décembre.

Tout ce qui traînait au conseil et traînait au Parlement se trouva facile. Le roi simplifia tout, supprima les impossibilités.

Il était impossible de marier Catherine, sa sœur, protestante, avec un catholique, le duc de Bar. Les évêques refusaient. Le roi fit venir son frère bâtard, archevêque de Rouen, et les maria d’autorité dans son cabinet.

Il était impossible de décider Marguerite à consentir au divorce. On la menaça d’un procès d’adultère, et elle devint docile.

Il était impossible de faire enregistrer l’Édit de Nantes. Le roi fit venir le Parlement et lui lava la tête. Ce fut un discours très vif, pour la France et pour l’Europe.

« Avant que de vous parler de ce pour quoy je vous ai mandés, je vous conterai une histoire. — Après la Saint-Barthélemy, nous étions quatre à jouer aux dés sur une table. Nous y vîmes des gouttes de sang. Nous les essuyâmes deux fois, et elles revenaient pour la troisième. Je dis que je ne jouais plus, que c’était un mauvais augure contre ceux qui l’avaient répandu. M. de Guise était de la troupe…

« Vous me voyez en mon cabinet, non avec la cape et l’épée, mais en pourpoint, comme un père pour parler à ses enfants… Je sais qu’on fait des brigues au Parlement, que l’on a suscité des prédicateurs factieux ; je donnerai ordre à ceux-là, et ne m’en attendrai à vous… Ne m’alléguez pas la religion catholique, je l’aime plus que vous ; vous croyez être bien avec le pape, et moi j’y suis mieux, et je vous ferai déclarer hérétiques… Est-ce que je ne suis pas le fils aîné de l’Église ? Pas un de vous ne peut l’être. »

À cette bouffonnerie, il ajoutait des choses fort graves « sur les criards catholiques, ecclésiastiques », qui, disait-il, étaient à vendre ; sur les parlementaires eux-mêmes et leur avidité d’argent. Il les pinça sensiblement, en disant qu’il multiplierait leurs charges (et par là les ruinerait). Enfin des menaces de mort, de combat, qui étonnèrent : « C’est le chemin qu’on prit pour en venir aux Barricades, à l’assassinat du feu roi ; mais j’y donnerai bon ordre. Je couperai la racine aux factions et prédications, en faisant raccourcir ceux qui les suscitent… Ah ! vous me voulez la guerre, et que je fasse la guerre à ceux de la Religion ! Mais je ne la leur ferai pas… Vous irez tous avec vos robes, comme les capucins de la Ligue, quand ils portaient le mousquet. Il vous fera beau voir… J’ai sauté sur des murs de ville ; je sauterai bien sur des barricades. »

Le Parlement enregistra.

Mais on comprenait très bien que cet éclat, ces menaces de guerre, si étranges aux robes longues, avaient une autre portée. Deux choses visiblement l’animaient et lui remuaient son épée dans le fourreau : le procès des moines assassins et la guerre de l’Empire, la fureur des Espagnols. Ainsi, point de paix possible ni au dedans ni au dehors. Toujours le couteau suspendu. Son refuge eût été l’épée. Il eût été plus sûr de sa vie en pleine guerre, et il se fût moins ennuyé. Gabrielle, la chasse et le jeu ne suffisaient pas. Cet accès de mélancolie qu’il avait eu un moment, n’était-ce pas l’effet de la paix ? Quand il dit si vivement qu’il sauterait sur les barricades, beaucoup déjà crurent le voir au grand poste de la France, sur la barricade du Rhin.

Il avait envoyé le protestant Bongars au landgrave et aux princes pour les encourager à se défendre. Les mettre ainsi en avant, c’était s’engager tacitement à les soutenir. Maurice d’Orange portait seul le poids de cette guerre terrible qui débordait maintenant sur l’Allemagne et devenait immense. Sa belle-mère, la princesse d’Orange, fille de Coligny, sortit de sa solitude et vint à Paris. Elle se déclara hautement pour le mariage de Gabrielle, craignant le mariage italien et croyant rattacher le roi à l’intérêt protestant.

Il faut savoir ce qu’était madame la princesse d’Orange. Grâce aux Mémoires de Du Maurier (petit livre d’or), nous connaissons parfaitement cette personne admirable, en qui une vertu accomplie apparaissait dans la tragique auréole des martyres.

L’Amiral l’aimait, entre ses enfants, pour sa sagesse précoce, sa douceur et sa modestie. Il la maria à celui qui avait les mêmes dons. Quand elle demanda à son père lequel de ses prétendants il lui conseillait de choisir, il lui répondit : « Le plus pauvre. » Et il lui donna Téligny, ce jeune homme tant aimé que pas un catholique ne put tuer à la Saint-Barthélemy, et qui ne périt que par hasard.

Guillaume d’Orange se décida de même. Au dernier moment de sa vie, à l’apogée de sa gloire, au lieu de prendre pour femme quelque princesse d’Allemagne qu’il eût aisément obtenue, il demanda, épousa « la plus pauvre », madame de Téligny, restée sans aucune fortune qu’un petit bien dans la Beauce, où elle vivait. Ce grand homme, tout près de la mort et entouré d’assassins, dans la fille de Coligny sembla appeler à lui l’image d’un meilleur monde. Un an s’était passé à peine, qu’il périt presque sous ses yeux.

Elle avait de lui un fils, qui fit ses premières armes sous Maurice d’Orange, fils aussi de Guillaume, mais du premier lit. Maurice, sombre et sauvage politique, homme de combat, d’affaires et d’ambition, ne voulait point de famille, point de femme et point d’enfant, de sorte que son jeune frère devait être son héritier. Il crut, pour cette raison, que sa belle-mère l’aiderait dans ses projets. Défenseur de la Hollande, il aurait voulu l’asservir. L’obstacle était Barneveldt, grand et excellent citoyen, le vieil ami de Guillaume d’Orange, l’ami de Maurice, son tuteur et son bienfaiteur. Maurice ne pouvait se faire maître qu’en lui passant sur le corps. De quel côté pencherait la princesse d’Orange ? Elle fut pour Barneveldt, pour le droit et la liberté, contre sa famille, contre son beau-fils, contre les intérêts de son jeune fils, seul lien qu’elle eût sur la terre et qu’elle aimait uniquement.

Cela seul en dit assez. Mais cette vertu si haute, sans faiblesse, n’en était pas moins adoucie et embellie d’un charme singulier. Notre ambassadeur en Hollande, Du Maurier, vieux politique, qui écrit longues années après ces événements, ne parle de cette dame qu’avec une émotion visible. Madame d’Orange était, dit-il, une petite femme très bien faite, d’un teint animé, qui avait les plus beaux yeux ; une parole douce et charmante, un raisonnement persuasif, un parfum d’honneur et d’estime que l’on sentait autour d’elle, une angélique bonté, la rendaient irrésistible. Tout d’abord, elle allait au cœur.

Ajoutez son père, son mari, ces grands morts tant regrettés qui avaient reposé leur esprit en elle et l’environnaient de leur ombre aimée ; tout cela en faisait comme une chose sainte et une espèce d’oracle, une autorité de respect, d’amour.

Elle n’apparut guère que deux fois à la cour de France, et dans deux moments décisifs pour l’intérêt du royaume, la première fois pour aider au mariage français.

Grand renfort pour Gabrielle, véritable réhabilitation, d’avoir pour soi la vertu même, de trouver que la plus pure était en même temps la plus indulgente. Seulement madame d’Orange mettait l’affaire bien en lumière. Elle constatait que ce mariage était l’intérêt protestant, elle finissait l’incertitude. Le roi allait se fixer, désespérer les catholiques, qui probablement le tueraient. C’est ce qui faisait désirer à beaucoup d’amis du roi une solution contraire. S’il fallait que quelqu’un pérît, ils consentaient de grand cœur que ce quelqu’un fût Gabrielle.

Tout le monde savait, prévoyait l’événement, excepté le roi.

L’Espagne devait le savoir ; un commis de Villeroy, comme on le découvrit plus tard, tenait Madrid au courant de tous les secrets du conseil de la cour.

Le pape, si l’on en croit Dupleix, sut la mort de Gabrielle de façon surnaturelle au jour et à l’heure où elle arriva.

Nul doute que le grand-duc n’ait été le mieux informé. Il y avait intérêt. C’était l’homme de Gabrielle qui avait écarté les Italiens de nos finances. C’était elle qui fermait le trône à sa nièce. Ce prince n’en était pas à son premier assassinat. Encore moins l’empoisonnement, plus discret, lui répugnait-il.

Gabrielle paraît très bien avoir senti elle-même qu’il y avait trop de gens intéressés à sa mort, et qu’elle n’échapperait pas. Ses astrologues lui disaient ce qu’on pouvait lire, du reste, sur la terre aussi bien qu’aux astres : qu’elle mourrait jeune, ne serait point reine. Au milieu des assurances les plus tendres que lui pouvait donner le roi, elle restait pleine de crainte et inconsolable ; elle pleurait toutes les nuits.

Le roi avait donné des présents tels qu’une reine pouvait seule les recevoir, ceux qui lui avaient été offerts à lui-même par nos villes, le plat d’or où il reçut les clefs de Calais, et les offrandes solennelles de Lyon, de Bordeaux.

On lui avait fait ses habits de noces. Et ses robes cramoisies (couleur réservée aux reines) l’attendaient déjà chez sa tante.

Le roi lui avait donné un don singulier, l’anneau même « dont il avait épousé la France » à son sacre. (Fréville, Inventaire.)

Elle avait de son hôtel avec le Louvre une communication. Elle eut la fantaisie de coucher dans le Louvre, et le roi lui donna le grand appartement que les reines seules avaient occupé. Elle y coucha, mais elle n’osa rester, soit qu’elle eût peur de se nuire par le scandale de cette audace, soit que la grande maison vide où le roi ne venait guère que pour affaire officielle, palais déserté des Valois, l’effrayât de sa solitude, et qu’elle ne dormît pas bien sur l’oreiller où Catherine médita la Saint-Barthélemy.

Pâques approchait, moment critique pour la maîtresse du roi. L’arrangement était tel dans notre ancienne monarchie : cette semaine était la part du confesseur. La maîtresse devait s’éloigner, les amants se séparer, faire cette petite pénitence, pour se réunir après. Le confesseur d’Henri IV, l’ex-curé des halles, bonhomme fort modéré, insistait cependant pour que Gabrielle partît de Fontainebleau, allât à Paris. C’était l’usage, et lui-même, d’ailleurs, avait ses raisons pour se montrer ferme. On le croyait protestant. Il avait publié une version de l’Ancien-Testament qu’on disait celle de Genève. Le roi voulait le faire évêque, mais Rome lui refusait les bulles. On lui fit croire apparemment que ses bulles ne viendraient jamais s’il ne donnait cette satisfaction à la religion, à la décence, de les empêcher de communier en péché mortel, et d’obliger Gabrielle d’aller à Paris.

Elle résista de son mieux. Paris l’effrayait. Elle allait y être seule. Sa tante n’y était pas. La sœur du roi avait suivi son mari dans son duché. La princesse d’Orange partait pour faire la cène au château de Rosny et tâcher de gagner Sully.

La ville était fort émue. Le Parlement avait été forcé d’enregistrer l’Édit de Nantes. Le roi avait menacé de raccourcir les prêcheurs d’assassinat. Le samedi 3 avril, veille des Rameaux, on avait exécuté deux moines en Grève, les deux assassins du roi. Chose plus grave, s’il est possible, dans l’affaire de Sainte-Geneviève, où le roi avait mis en face les médecins contre les prêtres, les médecins avaient décidé hardiment que l’affaire de la possédée n’était point surnaturelle. Bien plus, ils l’avaient fait taire, l’avaient contenue, si bien dompté le Diable en elle, qu’elle n’osa plus remuer, devint un véritable agneau, fit ses pâques comme les autres. De là des risées ; d’autre part, une rage d’autant plus furieuse, qu’elle ne pouvait s’exhaler. Les choses en resteraient-elles là ? le Diable se tiendrait-il pour battu ? Il n’y avait pas d’apparence. Il pouvait se revenger par quelque coup imprévu, terrible, comme avait été la mort de madame de Montmorency !

« Eh quoi ? ne suis-je pas roi ?… Qui oserait ? » C’est certainement ce qu’Henri IV répondait aux larmes, aux terreurs de Gabrielle. Dans un autre temps, elle eût opposé une invincible résistance, et le roi eût tout bravé pour lui éviter le moindre chagrin ; mais alors, quoique fort aimée, elle doutait, elle craignait. Elle obéit, en épouse soumise, avec un torrent de larmes. Le roi expliquait le tout par l’état nerveux de faiblesse où sa grossesse (de quatre mois) la mettait probablement. Elle fit un adieu en règle, lui recommandant ses enfants, ses serviteurs, sa maison de Monceaux, et disant ce qu’elle voulait qu’on fît après sa mort.

Le roi, attendri lui-même, la quitta le plus tard possible. Il la suivit jusqu’à Melun avec toute la cour. Il se tenait à cheval à côté de la litière où on la portait. Elle devait s’y mettre en bateau, pour descendre doucement la Seine. Il y eut là un grand combat ; ils pleuraient, se séparaient, mais se rappelaient toujours. Enfin, il s’affermit un peu, la confiant à son fidèle La Varenne, et lui donnant de plus Montbazon, son capitaine des gardes, qui devait la suivre partout et en répondre corps pour corps. Un jeune homme, Bassompierre, rieur et quelque peu fou, par le droit de ses vingt ans, sauta aussi dans le bateau, voulant l’amuser, la distraire. Moins léger toutefois qu’il ne paraissait, il ne resta pas avec elle. Il la laissa à La Varenne et revint auprès du roi.

C’était le lundi 5 avril, premier jour de la semaine sainte. Elle descendit près l’Arsenal, et, sans traverser Paris, se trouva du premier pas dans la maison de Zamet, qui était sous la Bastille, dans la rue de la Cerisaie. Logis quelque peu étrange pour la petite pénitence qu’elle était censée faire dans ce moment sérieux. Mais elle n’osait descendre à son hôtel voisin du Louvre, d’où il eût fallu communier en grande pompe et à grand bruit, au milieu des malveillants, dans la paroisse royale, à Saint-Germain-l’Auxerrois. De chez Zamet, au contraire, la paroisse était Saint-Paul, près la maison professe des Jésuites. Là, elle pouvait faire sa communion, en pleine tranquillité et hors de la foule, toutefois au su du public et dans une notoriété suffisante.

Sully raconte lui-même qu’il alla la voir chez Zamet avant de partir pour Rosny. Elle fut fort tendre pour lui, fort touchante, le priant de croire qu’elle l’aimait et pour lui-même et pour les grands services qu’il rendait au roi et à l’État, l’assurant qu’elle ne ferait rien désormais que par son conseil. Il fit semblant de la croire, et lui envoya même madame de Sully pour prendre congé d’elle, ce qui ne fit qu’envenimer les choses. La pauvre créature, voulant plaire, lui dit qu’elle serait sa meilleure amie et la verrait toujours volontiers à ses levers et couchers. Mais la dame, toute gonflée de sa petite noblesse, et du grand crédit de Sully, arriva à son château de Rosny fort en colère. Son mari la calma et la rassura, lui disant que les choses n’iraient pas comme on croyait, « qu’elle verrait un beau jeu, bien joué, si la corde ne rompait ». Il savait visiblement ce qui allait se passer.

Voyons le lieu de la scène, cette maison de confiance où Gabrielle est descendue.

Ce que les grands seigneurs ont plus tard tant pratiqué, tant prisé, la petite maison de plaisir, Zamet semble le premier l’avoir conçu et organisé. Ce fut une spéculation. Au milieu du Paris de la Ligue, devenu rude et barbare, un logis à l’italienne, dans la tradition d’Henri III, devait avoir une grande attraction sur son successeur. Luxurieux et économe, Henri IV n’aurait jamais dépensé ce qu’il fallait pour arranger dans ce goût de volupté raffinée les grands appartements du Louvre et ses galetas solennels. Il trouvait fort agréable et il croyait moins coûteux de s’établir par moments dans ce joyeux hôtel Zamet, où il jouait et faisait gratis toutes ses fantaisies ; Zamet avait trop d’esprit pour jamais demander rien.

Il avait bâti, meublé, paré exprès ce bijou, dans un beau quartier à la mode, étendu et aéré, celui que l’on commençait sur l’emplacement de l’hôtel Saint-Paul, l’ancien Versailles des Valois. La Cerisaie, ou verger de nos anciens rois, qui donna son nom à la rue, devint en partie le jardin de l’hôtel Zamet.

Ceux qui entraient à Paris par la porte Saint-Antoine, splendidement ornée par Goujon, dans cette grande rue des tournois, des triomphes, des entrées des rois, voyaient à droite se bâtir la place royale d’Henri IV, à gauche un haut mur en contraste avec les façades brillantes des hôtels voisins. Ce mur était la discrète enceinte du jardin Zamet, dont l’hôtel, assez reculé, loin de s’ouvrir sur la belle rue, lui tournait le dos. Ainsi les maisons d’Orient et certains palais d’Italie ne montrent que leurs défenses et cachent leurs charmes intérieurs. Il fallait se détourner, passer par une petite rue et entrer dans une impasse. Là, dans un lieu plein de silence et comme à cent lieues de la ville, une vaste cour laissait voir les légers portiques, les galeries du joli palais, ses terrasses et promenades aériennes, qui dominaient le jardin.

Le tout, petit et sans emphase. Mais, à droite, à gauche, des cours et des bâtiments secondaires donnaient l’ampleur et les aisances variées d’une villa de Lombardie, tandis que l’exquise coquetterie des appartements secrets rappelait la recherche extrême des petits palais de Venise. Tout ce que la vieille Italie a su des arts de volupté y était, le solide aussi des jouissances du Nord. Aux sensualités des bains et des étuves parfumées, le maître ajoutait l’attrait d’une savante cuisine ; il s’en occupait, il la surveillait, il servait lui-même. Sa gloire était de faire dire : « On ne sait manger que chez Zamet. »

Tel fut ce lieu de pénitence où Gabrielle fit sa retraite. On peut croire que l’hôte empressé n’oublia rien pour calmer, rassurer ce cœur ému. Une princesse était à Paris, une seule, mademoiselle de Guise, qui avait cru quelque temps épouser le roi. Elle n’aimait guère Gabrielle, et elle a plus tard écrit un petit roman (Alcandre) très hostile à sa mémoire. Mais alors elle espérait que la toute-puissante maîtresse lui ferait trouver par le roi ce que sa conduite légère paraissait rendre introuvable : un mariage, un prince assez sot pour la couvrir de son nom. Donc elle flattait fort Gabrielle, jusqu’à porter de préférence des robes semblables aux siennes, comme si elle eût été sa sœur. Elle l’amusait de médisances. Elle vint vite à l’hôtel Zamet, s’empara d’elle pour la conduire partout et se faire surintendante de ses dévotions. Elle voulait être la première auprès de la future reine, ou peut-être surprendre quelque chose qui pût lui nuire de ses anciennes galanteries.

Gabrielle, faible, triste, enceinte, se laissa faire, trouvant doux d’être entourée par une femme. Si flottante de croyance, elle allait faire encore une profession solennelle de cette religion à laquelle elle était attachée bien peu. Et d’autant plus faible était-elle, plus charmée de cette compagnie galante et mondaine qui ne lui permettait pas un seul moment sérieux.

Elle se confessa le mercredi, très probablement, et dut communier le jeudi, avec son édifiante compagne. Elle dîna à merveille, dans sa satisfaction d’être quitte de ce devoir. Zamet, empressé, lui servit toutes les friandises qu’il savait lui plaire. De là, on la prit en litière, de peur qu’étant en carrosse elle ne sentît trop les secousses du pavé. Des dames suivaient, mais en voiture. À côté de la litière marchait le capitaine des gardes qui répondait de sa sûreté.

Elle n’alla qu’à deux pas, dans la rue voisine, à une chapelle de chanoines réguliers de Saint-Augustin, qu’on appelait le Petit-Saint-Antoine. Petite église, en effet, mais qui attirait la foule par une excellente musique. On lui avait arrangé une tribune réservée, pour qu’elle ne fût pas pressée. Elle y entendit ténèbres, et, sans doute pour que ce chant sombre ne lui fît pas d’impression, mademoiselle de Guise lui montra des lettres de Rome où l’on disait que le divorce allait être prononcé. Elle avait même eu l’adresse, pour mieux faire sa cour, de prendre au passage deux billets fort tendres que le roi avait écrits à Gabrielle coup sur coup, dans un même jour. Et ce fut dans cette tribune qu’elle lui en donna l’aimable surprise.

Cependant Gabrielle se sentait un peu éblouie. Elle sortit, revint chez Zamet et fit quelques pas au jardin. Mais là, elle tomba frappée, perdit connaissance.

Au bout d’une heure où rien n’indique qu’on ait essayé de la secourir, ni d’appeler les médecins, elle ouvrit les yeux et dit violemment : « Tirez-moi de cette maison. »

Elle voulait se faire porter chez madame de Sourdis, et de là au Louvre même, se réfugier chez le roi, — apparemment pour y mourir, puisqu’elle n’avait pu y vivre.

Zamet ne la suivit pas. Mademoiselle de Guise ne la suivit pas. Nulle femme. La tante était absente, et tout s’éloignait de terreur. Le seul qui resta, ayant promis au roi de ne pas la quitter, ce fut La Varenne. Il se trouva constitué, dans cette maison déserte, seule dame et seule garde-malade, femme de chambre et sage-femme. À chaque convulsion violente, il la tenait dans ses bras.

Les crises furent fréquentes, terribles. Il fit appeler La Rivière, premier médecin du roi, astrologue, homme d’esprit, qu’aimait la duchesse, ni protestant, ni catholique. Il avait étudié chez les Maures, vécu beaucoup en Espagne. On le tenait pour fort suspect. Il venait de faire une chose hardie en déclarant, comme médecin, que Marthe n’était pas possédée. On aurait été charmé de le perdre. Il le sentit et n’osa rien ordonner à la malade. On eût tout rejeté sur lui et dit qu’il l’avait tuée. Il s’excusa sur la grossesse, ne pouvant rien faire, disait-il, à une femme enceinte, sans blesser ou elle ou son fruit. Il laissa agir la nature et la regarda mourir.

Cela fut long. En pleine force, animée d’un désir terrible et désespéré de vivre, elle lutta quarante heures, avec des accès, des transports, des mieux, des rechutes cruelles. Si peu soignée, si mal gardée, elle appelait son gardien naturel, son unique protecteur, le roi. Trois fois, dans les intervalles, elle fit l’effort de lui écrire. Et la première lettre parvint ; mais on ne dit rien des deux autres. Comme elle avait encore sa tête, pour porter cette première lettre elle s’était procuré un homme qu’elle croyait sûr, un certain Puypeyroux. Elle priait le roi de lui permettre de retourner par bateau à Fontainebleau, pensant qu’il viendrait lui-même. À ce mot La Varenne en joignit un de sa main, mais apparemment peu pressant, puisque le roi crut d’abord qu’il s’agissait de quelque petit accident ordinaire aux femmes enceintes. Cependant il monta à cheval, ayant dit à Puypeyroux de courir devant et de lui faire tenir prêt le bac des Tuileries, pour que, sans entrer dans Paris, il passât du faubourg Saint-Germain au Louvre. Il paraît que ce Puypeyroux, entre le roi fort pressé et La Varenne peu pressant, commença à réfléchir ; il craignit de déplaire à La Varenne, et alla si lentement, que le roi, parti plus tard, le rejoignit bientôt en route et le gronda fort.

Le roi était à quatre lieues ; il allait être à Paris en une heure de galop ou une heure un quart, quand il reçut à bout portant un billet qui l’arrêta court ; autre billet de La Varenne… Elle est morte, et tout est fini.

Foudroyé, on le fit entrer dans une abbaye qui était voisine. Il se jeta sur un lit.

Mais il se releva bientôt, disant avec force qu’au moins il voulait la voir morte et la serrer dans ses bras.

La chose avait été prévue. Il trouva à point M. Pomponne de Bellièvre, grave magistrat, qui, de sa parole infiniment froide et douce, l’arrêta, disant que la chose était malheureusement inutile, qu’il ferait causer le public, que le monde avait les yeux sur lui…

Non moins à point était là un carrosse de Paris, envoyé exprès. On y mit le roi. Les bons serviteurs crièrent : À Fontainebleau ! Et il tourna le dos à Paris, pleurant celle qui vivait encore.

Elle vivait. S’il eût persisté, il la revoyait, recueillait sa dernière parole, lui promettait de faire justice.

D’où savez-vous qu’elle vécût ? dira-t-on. De La Varenne même, lequel a écrit ces deux choses : 1o qu’il dit qu’elle était morte ; 2o qu’elle ne l’était pas.

Lui-même les écrit à Sully, donnant ce ridicule prétexte : « La voyant tellement défigurée, de crainte que cette vue ne l’en dégoûtât pour jamais, si elle en revenait, je me suis hasardé (pour lui éviter trop grand déplaisir) d’écrire que je le suppliais de ne venir point, d’autant qu’elle était morte. »

Certes, les coupables, quels qu’ils fussent, eurent à remercier beaucoup cette prudence de La Varenne.

Il ajoute : « Et moi, je suis ici, tenant cette pauvre femme comme morte entre mes bras, ne croyant pas qu’elle vive encore une heure. »

Ce qui est curieux, c’est que le drôle, peu rassuré toutefois sur le succès de son audace, et craignant d’être enveloppé dans la punition de Zamet, si l’on en vient à une enquête, prend déjà ses précautions pour se séparer de son camarade. Il en parle même assez mal, remarquant qu’à ce bon dîner « Zamet l’avait traitée de viandes friandes et délicates, qu’il savait être le plus selon son goût, ce que vous remarquerez avec votre prudence, car la mienne n’est pas assez excellente pour présumer des choses dont il ne m’est point apparu. » Cette parole le couvrait. Si on le disait complice de Zamet, il pouvait répondre : « Au contraire, le premier j’ai émis des doutes dans une lettre à M. de Sully. »

Cependant, au milieu du trouble, dans cette maison sans maître, qui voulait entrait, sortait. On voyait, non sans terreur et non sans signes de croix, ce spectacle inattendu, la plus belle personne de France devenue tout à coup hideuse, effroyable, les yeux tournés, le cou tors et retourné sur l’épaule. Personne n’avait l’idée que ce mal fût naturel ; beaucoup se disaient : « C’est le Diable ! » Explication qui venait fort à point pour le médecin, à point pour tous ceux qu’on eût accusés. Le médecin ne manqua pas d’en profiter, et, s’en allant, jetant au cadavre un dernier regard, il dit ce mot, qui lavait tout : Hic est manus Dei.

Elle ne fut pas administrée et « mourut comme une chienne », mot cruel qu’en pareil cas dit toujours le peuple dévot. Quelques-uns, des plus charitables, hasardaient pourtant de dire que, comme elle avait communié récemment, son âme était en bon état. Libre à ses ennemis de croire, s’ils voulaient, que cette communion en péché mortel avait tourné à sa condamnation et l’avait livrée à la fureur meurtrière du malin esprit.

Elle avait été ouverte, et on lui avait trouvé son enfant mort. Sa tante de Sourdis, arrivée trop tard, ne put que la rhabiller, la mettre sur un lit de parade en velours rouge cramoisi à passements d’or (ornement propre aux seules reines), avec un manteau de satin blanc.

Cruel contraste d’une si éblouissante toilette avec cette face terrible qu’on eût crue morte d’un mois. Les portes étaient ouvertes ; vingt mille personnes y vinrent et défilèrent près du lit. Plusieurs furent touchés et dirent des prières. Beaucoup rêvaient sur cette énigme et faisaient maintes conjectures. Les parents n’en firent pas une. Muets et n’accusant personne, ils craignirent de se faire trop forte partie et laissèrent cette affaire à Dieu.

Ceux qui s’étaient attachés à elle, à cette maison, étaient fort tristes et se voyaient tomber à plat. Le vieux Cheverny, qui, pour plaire, avait fait le jeune et l’amant auprès de la tante, fut inconsolable, non pas de la mort, mais de sa sottise et de son imprévoyance. Il en fait, dans ses Mémoires, une froide lamentation.

Grande joie au contraire à Rosny. Elle mourut vers le matin du samedi ; mais, dès le vendredi soir, La Varenne avait envoyé à Sully un messager qui arriva avant le jour. Sully embrassa sa femme, qui était au lit, et lui dit : « Ma fille, vous n’irez point aux levers de la duchesse. La corde a rompu… Maintenant que la voilà morte, Dieu lui donne bonne vie et longue ! » Et sur cette belle plaisanterie il partit pour Fontainebleau.

Le roi, rentrant, vendredi soir, dans ce palais tout plein d’elle, maintenant désolé et désert, avait renvoyé la cour et gardé seulement quelques familiers. Et encore par moments il s’enfermait seul. Cette solitude inquiétait. En attendant que Sully vînt, on hasarda des tentatives de consolation. D’abord un vieux camarade de guerre, Fervacques, braque et cerveau brûlé, fît une pointe près du roi et lança ce mot hardi : « Vous voilà bien débarrassé ! »

Alors le duc de Retz (Gondi), fin et spirituel, sourit, soupira, dit avec douceur qu’après tout, en songeant à ce que Sa Majesté eût fait sans cela, on était obligé de dire que Dieu lui avait fait là une grande grâce.

Le soir enfin (du samedi), à six heures, Sully arriva dans toute l’austérité de sa figure huguenote, et, quand le roi l’eut embrassé, sans blesser de front sa douleur, il se mit à exalter « les œuvres émerveillables de Dieu », qui (dit le psaume), en sa sagesse, fait bien mieux que nous ne voulons. Mais il n’acheva pas le psaume, se fiant à la mémoire du roi.

Le roi écoutait sans rien dire et le regardant fixement ; et sans doute il était frappé de cet accord d’opinion, tout le monde, les sages et les fous, le félicitant au lieu de le plaindre. Il fit quelques pas dans la galerie, remercia Sully et dit qu’il lui savait gré de ses ménagements. Ceux qui le virent sortir ensuite de la galerie le trouvèrent beaucoup moins triste. On jugea qu’une douleur si résignée et si douce ne tournerait pas à l’orage. Les intéressés respirèrent.

Il porta le deuil en noir, contre l’usage des rois, qui le portent en violet. Il le garda trois mois entiers. Il envoya toute la cour au service, qui se fit à Saint-Germain-l’Auxerrois. Il reçut les compliments de condoléance des ambassadeurs, et, ce qui étonna le plus, ceux du Parlement, qui envoya à Fontainebleau une députation solennelle.

Mais de recherche, d’enquête sur la mort, pas le moindre mot. Soit qu’il eût peur de trouver plus qu’il ne voulait, de troubler son entourage, et craignît l’ébranlement d’une si terrible affaire, il reprit ses habitudes, s’entoura des mêmes gens.

Il écrivait peu après ce mot expressif : « La racine de mon cœur est morte et ne rejettera plus. »

Mot vrai, quoique les habiles aient trouvé moyen de le relancer bientôt dans de nouvelles galanteries. Il reprit la passion qui était sa vie, par ses pointes, ses agitations ou ses éblouissements. Mais ce n’était plus Gabrielle, cette pleine saveur d’amour où son cœur s’était reposé.

On lui donna une maîtresse, on lui donna une femme, cette Marie de Médicis que les papes, l’Europe et la cour avaient voulu lui imposer. Elle arriva belle d’argent et des écus de son oncle. Le roi (sa lettre à la Chambre des Comptes en témoigne) lui donna, par économie, les diamants de Gabrielle, ce qui, dit-il judicieusement, « nous a épargné autant de dépense ».

Que devint le joyeux Zamet ? Plus que jamais en faveur, il engraissa notablement, mais, par prudence, n’acheta jamais pour un sou de terre en France. Il n’eut d’autre fief que sa caisse, qu’il intitulait hardiment le Mont-de-Piété des rois. Il resta toujours léger, mobile et le pied levé.

La Varenne s’immortalisa par une fondation pieuse. Devenu, par la grâce du roi, seigneur de La Flèche, il fit de cette petite ville une affaire fort importante et fort lucrative par l’église et le collège qu’il obtint pour elle, établissements qui y attirèrent du monde et au bon seigneur de gros revenus. Une telle cage voulait des oiseaux. La Varenne veillait le moment. En l’année 1603, le roi étant très affaibli, malade au printemps, malade à l’automne, et quelques jours seul à Rouen, il ne manqua pas son coup : il lui fit signer, entre deux diarrhées, le rappel des Jésuites en France.