Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 2
CHAPITRE II
La France troublée, livrée, vendue, la Hollande en défiance très grande de l’Angleterre, l’Allemagne paralysée par l’Empereur, la décomposition du monde protestant, tels furent les vents favorables qui, le 29 mai, enflèrent les voiles de l’Armada.
Elle surprit Élisabeth. Retardée par la tempête, elle rentra à la Corogne, n’en sortit que le 21 juillet, et ne fut que le 29 en vue de Plymouth. Deux mois s’étaient passés, et elle était encore à temps de tenter l’invasion, la flotte anglaise étant faible, et les milices, fort peu aguerries de l’Angleterre, se rassemblant lentement.
L’Angleterre fut sauvée par trois choses : l’héroïsme de sa marine, le découragement du parti catholique après la mort de Marie Stuart, et spécialement la puissante assistance de la Hollande, qui bloqua le prince de Parme et le cloua au rivage de Flandre.
Si ces choses ne s’étaient pas rencontrées, les vaillants marins anglais et leurs petits vaisseaux n’auraient pas été assez forts pour faire face aux deux dangers. Pendant qu’ils luttaient avec l’Armada, le prince de Parme aurait eu le temps de passer d’un autre côté, avec ses trente mille hommes, les premiers soldats du monde. Dès lors, tout était fini.
La Hollande ne le permit pas.
Ceux qui préconisent la force du gouvernement monarchique auront fort à faire ici. Il semble qu’après sa résolution violente contre Marie Stuart, la reine d’Angleterre ait faibli ; on put croire que l’abeille avait perdu son aiguillon.
Évidemment elle flotta pendant une année, ne sut pas ce qu’elle voulait. Elle découragea ses amis, enhardit ses ennemis.
Les États généraux, au contraire, après avoir déjoué le complot de Leicester, réprimé leur populace, qui voulait un maître étranger, sans rancune, sans aigreur, essayèrent d’éclairer la reine d’Angleterre. Ils lui dirent qu’elle risquait de se perdre, elle, l’Angleterre et la Hollande, en écoutant les Espagnols ; ils lui dirent que le seul mot de paix allait produire une énervation déplorable, un fatal resserrement des cœurs et des bourses. Ils lui montrèrent l’Armada toute prête dans les ports espagnols, qui allait les surprendre affaiblis, engourdis. Eux qui, depuis vingt années, soutenaient de leur propre sang et de leur fortune la querelle de l’Europe, ils supplièrent l’Angleterre, qui n’avait rien fait encore, de ne pas se tenir déjà pour trop fatiguée. La guerre l’avait engraissée ; Londres avait bu la substance d’Anvers et des Pays-Bas ; elle avait en elle une Flandre. Toutes les peurs, toutes les ruines, le sauvetage des richesses et les industries fugitives avaient fait la large base de cette pyramide d’or qui depuis a monté toujours, et d’où l’opulence britannique voit sous elle toute la terre. C’était la Hollande, épuisée d’une guerre terrible, qui priait cette grasse Angleterre de ne pas dire : « Je suis trop pauvre pour combattre et me défendre. »
Élisabeth, en vieillissant, devenait plus qu’économe. Elle trouvait lourde la charge d’aider la Hollande, qui pourtant depuis tant d’années lui évitait et le péril et les frais d’une guerre directe. Pardonnerait-elle aux États d’avoir déjoué Leicester et repris le gouvernement ? Elle rappela celui-ci, mais lui montra six mois après la plus haute faveur en lui confiant sa défense, sa personne, l’unique armée qui couvrît sa capitale.
Le fameux amiral Drake, dont nous parlerons tout à l’heure, ayant fait une pointe hardie dans le port même de Cadix, Élisabeth parut épouvantée de son audace. Elle dit qu’elle le punirait, et discuta avec le prince de Parme ce qu’elle pouvait faire de réparation.
Cependant, voyant l’Armada prête à mettre en mer, elle leva des matelots. Puis, sur de nouveaux pourparlers, elle désarmait encore. Heureusement son grand amiral lui désobéit autant qu’il le put.
Le 29 mai 88, l’Armada sortait de Lisbonne, et rien ne se faisait encore en Angleterre. Mais cent vaisseaux de Hollande bloquaient les côtes de Flandre, depuis l’embouchure de l’Escaut jusqu’à Gravelines et Calais, Farnèse, avec sa forte armée et ses bateaux innombrables, se morfondait sous la garde du lion de Hollande, qui le tenait là frémissant.
Si la volonté, l’effort, l’extrême persévérance, la pesante attention portée sur les détails, si tout cela suffisait pour rendre digne de la victoire, certes, Philippe II en eût été digne. Depuis quatre ans, malgré l’âge et la santé déclinante, des embarras de toute espèce, une grande pénurie d’argent, il était pourtant parvenu à organiser cette épouvantable machine.
Il y avait cent cinquante vaisseaux, huit mille marins, vingt mille soldats ; on ne pouvait compter la noblesse et les volontaires. Il y avait deux mille canons, plus d’un million de boulets, cinq cent mille livres de poudre, sept mille mousquets, dix mille haches et hallebardes, un nombre énorme de chevaux, charrettes, instruments de toute sorte, pour remuer, porter la terre et faire des retranchements. Les munitions abondaient et les vivres surabondaient (jusqu’à quinze mille pièces de vin), de quoi manger pour six mois ! Tout cela pour un trajet de quinze jours et pour entrer au pays le plus plantureux du monde !
J’ai dit les préparatifs que Parme faisait de son côté. Dans l’Escaut, cent bateaux de vivres et soixante-dix bateaux plats, portant chacun trente chevaux. À Newport, deux cents plus petits pour porter les hommes. À Dunkerque, une vingtaine de vaisseaux hanséatiques, avec poutres, pointes et crampons pour être agencés ensemble. À Gravelines, vingt mille tonneaux, avec clous, cordes, à faire des ponts. Des montagnes de fascines.
Les Hollandais gardant la côte, il improvisa un canal superbe pour mener ses vaisseaux en pleine terre, d’Anvers à Gand et à Bruges, rejoindre le canal d’Ypres et sortir dans l’Océan sous l’abri de l’Armada.
Parme avait au camp de Newport soixante compagnies espagnoles, dix wallonnes et trente italiennes, la fleur militaire de l’Europe. Ajoutez cent neuf compagnies de toute nation, dans lesquelles sept d’Anglais, pour donner la main à l’Angleterre catholique.
Si grande, si admirable dans ce camp d’élite, la monarchie espagnole n’était pas moins merveilleuse dans les marins de l’Armada. Les Portugais de Gama, les Andalous de Colomb, qui, sous lui, trouvèrent l’Amérique, les aventureux pêcheurs de baleine, les intrépides Biscayens, environnaient le pavillon dominateur de la Castille, et l’Italie elle-même, par une grande flotte de Naples, de Venise et de Toscane, apportait à l’Armada l’augure heureux de Lépante.
Telle avançait sur mer, immense, majestueuse, altière, cette masse à laquelle rien d’humain semblait ne pouvoir résister.
Mais ce qu’on n’en voyait pas était plus terrible peut-être que ce qui frappait les yeux. On ne voyait pas la France, la conjuration de la Ligue, qui, de nos rivages, saluait la flotte au passage ; enfin la défection des meilleurs serviteurs du roi qui, devant une telle force, perdaient courage et cessaient de lutter.
C’était certainement une des forces de l’Armada de savoir les Barricades et la chute de la monarchie ; de savoir, en suivant nos côtes, que là, tout la favorisait, qu’aucun port n’eût osé se fermer à elle. Ceux de Bretagne, sous un cousin des Guises, lui étaient ouverts ; le Havre-de-Grâce, dans les mains d’un ligueur déterminé ; Calais, tellement pour les Espagnols, que le gouverneur tira le canon pour sauver un de leurs vaisseaux.
Mais tous ces ports étaient étroits, peu profonds, et ne pouvaient recevoir de tels vaisseaux de guerre. Le roi d’Espagne tenait infiniment à Boulogne, belle rade, où une partie de sa flotte, au besoin, eût pu s’abriter.
De là, l’effort persévérant des Guises pour s’emparer de Boulogne en 1587 et 1588. La place était au duc d’Épernon, qui, par des hommes sûrs, la défendit avec acharnement et contre les Guises et contre la faiblesse de son maître, qui la leur aurait livrée. Il n’y a pas de fait plus honteux dans toute l’histoire de France. La première fois que les Guises manquèrent de s’en emparer, ils amenèrent, on l’a vu, ils promenèrent en triomphe le traître qui avait voulu leur livrer la ville.
Je crois que c’était l’une des principales raisons pour lesquelles Philippe II avait pressé les Barricades. Il voulait que nos ports, et surtout Boulogne, se trouvassent ouverts à sa flotte. Le lendemain de l’événement, le 15 ou 16 mai, Aumale avec la petite armée qu’il avait, devant Paris, alla tout droit à Boulogne. On supposait que l’Armada allait passer. Une tempête la retarda. Elle ne passa que le 28 juillet entre Boulogne et Plymouth. La noblesse, qui suivait Aumale à ce siège honteux, obéissait à regret, sentant qu’elle se salissait à jamais par une telle trahison. L’affaire traîna. Trois cents hommes de renfort furent mis dans la place. Le vent emportait l’Armada au Nord. Si Boulogne avait faibli, un seul vaisseau détaché en eût pris possession ; l’Espagne s’y serait établie, affermie, et peut-être cette épine fût restée deux siècles au cœur de la France, comme jadis celle de Calais.
Ce fait de Boulogne et un autre que nous dirons furent les causes réelles pour lesquelles le bon sens national se souleva plus tard, redoutable dans son silence. L’audace et l’effronterie des Guises à se dévoiler ainsi comme agents de l’étranger sans pudeur, sans ménagement, finirent par entrer au cœur des Français ; ils virent qu’ils étaient non seulement trahis, livrés, mais méprisés.
Tant catholique qu’on fût, on devait être épouvanté au passage de l’Armada. Toute violence, toute tyrannie y étaient. Et la flotte même se composait de victimes. Ces Portugais, condamnés à servir leur impitoyable bourreau, suivaient, en le maudissant, le pavillon de Castille. Douze bâtiments de Venise, saisis contre le droit des gens par leur ami et allié Philippe II, avaient été contraints de se joindre à la grande flotte, de partager ses périls et ses défaites.
Le pape même, qui, à sa manière, combattait aussi pour l’Espagne par sa bulle contre Élisabeth, était-il libre en cette guerre et agissait-il de cœur ? Italien et prince, tout autant que pape, s’il désirait la défaite du protestantisme, il redoutait la victoire du tyran de l’Italie. Sixte-Quint, loin de désirer la grandeur de Philippe II, eût souhaité que la France soutînt contre lui les Pays-Bas. Les humbles manifestations de Philippe, qui prétendait faire la guerre pour le Saint-Siège et d’avance s’en disait vassal, ne pouvaient tromper le pape. Déjà étouffé par l’Espagne, il savait bien que, si elle venait à écraser l’Angleterre, tout était perdu en Europe. Misérable principicule du désert de Rome, dans quel néant tomberait-il à l’universelle asphyxie ?
L’Inquisition espagnole, cette arme terrible, pour qui fonctionnait-elle ? Instrument de confiscation, détournée à tous les usages de la police civile, appliquée même à la douane, elle donnait une force étrange, au besoin, cruelle pour le clergé même. Si Philippe II ne l’eût eue, aurait-il osé verser par torrents le sang du clergé portugais, sauf à extorquer du pape son absolution ?
Il fallait la furie folle des Jésuites, le génie bizarre, brouillon, demi-visionnaire, qu’ils tenaient de Loyola, pour pousser dans une aventure qui eût mis Rome sous le pied du roi. Ils étaient montés sur la flotte avec force moines, les Capuccini d’Italie et les Dominicains espagnols de l’Inquisition. Le vicaire général du Saint-Office y était en personne. Et, d’autre part, sur la côte de Flandre, le célèbre docteur Allen, le chef de l’école du meurtre, que Philippe II venait de faire faire cardinal légat d’Angleterre, attendait avec les soldats pour passer et travailler avec eux à la religion.
Les Anglais ont assuré avoir trouvé sur les vaisseaux espagnols des instruments de torture, chevalets, grils, estrapades. Pourquoi pas ? On n’eût pas épargné à l’Angleterre vaincue ce qu’on faisait à Paris même. Ce fut le premier fruit de la journée des Barricades. En mai et juin, il y eut des faits exécrables qu’on ne voyait plus depuis longtemps. Un maître d’école catholique, allant à la messe et communiant, fut jeté à l’eau, comme suspect d’être huguenot. Deux demoiselles Foucaud, qui l’étaient et se maintinrent telles avec un courage intrépide, furent condamnées à être étranglées, puis brûlées. On les mena bâillonnées au supplice. Mais ce n’était pas assez. On eut soin de couper les cordes pour qu’elles tombassent vivantes dans le brasier et fussent réellement brûlées vives.
Voilà ce que les Anglais avaient à attendre, ce qui devait les rendre invincibles. Certes, c’était une bonne pensée de Philippe II d’avoir mis cette armée de moines sur le pont de ses vaisseaux, ces Jésuites, ces inquisiteurs. Exhibition politique, infiniment propre à séduire l’Angleterre et lui donner l’empressement de recevoir un tel joug !
Il y avait aussi une chose sur cette flotte qui devait lui porter malheur : c’est que ceux qui la montaient étaient des ennemis de l’Espagne, qu’elle traînait, ou des peuples amortis par elle, tombés au-dessous d’eux-mêmes. Ces nations qui, séparément, avaient fait tant de grandes choses, ces individus qui, pris à part, étaient encore héroïques, mis ensemble se trouvaient faibles.
La grande puissance nouvelle, la pesante, l’inintelligente royauté des commis, le terrible bureaucrate de l’Escurial, cul-de-jatte qui gouvernait la guerre, c’était comme une masse de plomb qui pendait à l’Armada et l’empêchait de marcher, qui d’avance rompait les reins, cassait les ailes à la victoire.
Un homme qui vivait immuable dans ce palais de granit, dans un cabinet de dix pieds carrés, n’avait aucune notion du lieu ni du temps. À dix-sept ans de distance, dans une guerre sur l’Océan, il copia servilement ce qui avait réussi à Lépante en 1571 sur la Méditerranée. Et il ne sut pas mieux faire la différence des hommes, croyant encore avoir affaire à la pesanteur des Turcs, ne tenant compte de l’audace des Anglais et Hollandais, dont les rapides corsaires, avant qu’il eût eu le temps de remuer, lui enlevaient ses navires jusque dans la mer du Pacifique. À Lépante, les hauts vaisseaux, les châteaux flottants de Castille, avaient canonné à leur aise des Turcs qui ne bougeaient pas. Philippe refit ces gros vaisseaux, gigantesques galions, lourdes et massives galéaces, supposant que l’Anglais aurait la bonté de se tenir immobile et d’attendre en repos les coups. Seulement il ne trouva pas ces masses suffisamment lourdes ; il y fit ajouter de bonnes poutres, de bons madriers d’un énorme poids.
Une partie de ces vaisseaux paralytiques étaient remués à bras d’hommes, par des quantités de forçats, comme dans la Méditerranée ; action nulle dans la lame forte et longue de l’Océan. Et dangereuse de plus. En pleine mer, un forçat anglais délivra ses camarades, Turcs, Français, etc. Sur trois vaisseaux portugais s’étendit la révolte, la tuerie. Hideux spectacle de voir ces Portugais ennemis de l’Espagne, contraints par elle et vrais forçats, égorgés par les forçats qu’ils faisaient ramer pour l’Espagne !
Cette exécrable Babel de toutes les tyrannies du monde, contenue pourtant encore dans une apparente unité, était montée par un pilote qui devait la faire enfoncer, le génie de l’Escurial, du Gesù, de l’Inquisition, — autrement dit, la mort des peuples et de la pensée humaine.
Il semble que, du premier coup, la mer en ait eu horreur. Dès la sortie de Lisbonne, dans les meilleurs jours de l’année (29 mai), le vent devient furieux, il lui brise quelques vaisseaux, surtout lui fait perdre du temps. Elle se refait à la Corogne, mais elle n’entre en Manche que le 28 juillet.
Il y avait une fatalité visible sur cette flotte espagnole, préparée depuis si longtemps. Un célèbre marin de Lépante est nommé pour la commander ; il devient malade, il meurt. Puis c’est le vieux et illustre Santa-Crux. Philippe II le trouve trop lent, lui adresse un mot amer ; il en meurt. Philippe est réduit à prendre pour amiral un haut seigneur, homme de cour, Medina Sidonia, qui n’avait guère de mérite que sa grande docilité. Celui-là, Philippe était sûr qu’il le dirigerait toujours, le tiendrait en laisse. Et, en effet, le pauvre homme obéit, mais ne fit rien.
L’Armada, arrivée devant l’île de Wight, jeta l’ancre. Elle croyait vraisemblablement avoir nouvelles du parti catholique. Mais les catholiques anglais avaient perdu, avec Marie, leur centre et leur unité. Ils avaient été rudement éloignés des côtes, mis dans l’intérieur. Ils croyaient sentir au cou la hache de la reine d’Écosse et craignaient une revanche de la Saint-Barthélemy. L’Armada n’avait rien à attendre. L’Angleterre lui apparut, gardée et fermée, silencieuse sous ses blanches dunes, et ne donnant pas un signe.
Cependant elle était en danger réel. Quand les Espagnols passèrent en vue de Plymouth, des cent vaisseaux de la reine cinquante seulement étaient prêts. Drake fit la sublime imprudence de sortir, voulant que le pavillon anglais se montrât toujours, fort ou faible. Grande tentation pour les Espagnols. Un de leurs vice-amiraux, Martin Recalde, un de ces vieux marins de Biscaye, des hardis pêcheurs de baleine, brûlait de combattre, de passer par-dessus Drake et de harponner Plymouth.
Il aurait bien pu réussir, débarquer et marcher sur Londres. La flotte avait vingt mille soldats, que les paysans de milice qu’on exerçait à Tilbury n’auraient pas arrêtés une heure. Pendant ce temps, l’Armada eût écarté les Hollandais, amené les bateaux de Farnèse et réuni les deux armées.
Mais Philippe II était sur l’Armada, pour le salut de l’Angleterre : je veux dire son froid génie, sa lenteur, sa timidité. À cet ardent Biscayen, Medina Sidonia opposa un petit papier, ordre suprême du maître.
Défense expresse de rien faire avant d’avoir été chercher le prince de Parme.
Ce ne fut que le 30 juillet que l’amiral anglais put sortir de Plymouth avec cent petites embarcations qu’on appellerait aujourd’hui des bateaux. Le lendemain, il aperçut les cent cinquante géants qui occupaient l’Océan de leur masse, de l’ombre sinistre de leurs voiles immenses.
Il avait heureusement avec lui une élite d’hommes intrépides, de têtes froidement héroïques et sans imagination, qui, dans ces masses si hautes, virent sur-le-champ une chose, c’est qu’elles tireraient trop haut et ne toucheraient jamais ; que plus on serait près d’elles, moins on souffrirait de leur feu. Ils résolurent d’attaquer presque à bout portant.
Il y avait là deux hommes extraordinaires : d’abord Drake, qui revenait de faire le tour du monde, qui avait forcé le mystérieux sanctuaire de l’empire des Espagnols, l’océan Pacifique, qui s’était promené invincible à travers leurs flottes, avait forcé leurs villes, terrifié leurs plus lointaines possessions. C’est lui qui trouva l’extrême point sud du monde.
L’autre, Forbisher, simple capitaine, avait percé le Nord jusqu’au Groënland. Le premier, il avait cherché le passage septentrional d’Amérique en Asie. Avec ces deux hommes, déjà de réputation immense, l’un du Sud, l’autre du Nord, une force morale prodigieuse était sur la flotte. L’Angleterre allait aussi ferme que si elle eût eu par eux les deux pôles dans la main.
Les petits vaisseaux, volant plutôt qu’ils ne voguaient, passèrent derrière les Espagnols, leur prirent le dessus du vent, les canonnèrent avec une audace, une vigueur inattendues, prouvant la supériorité de leur tir comme de leur navigation.
Le 2 août, nouvelle épreuve. Les Espagnols, qui avaient l’avantage du vent, ne purent le garder ; canonnés, ils reculèrent, il est vrai, pour gagner Dunkerque, où ils invitaient le prince de Parme à se rendre sur-le-champ. En attendant, un renfort d’une vingtaine de vaisseaux arrivait à la flotte anglaise avec tous les grands seigneurs qui venaient prendre part à la fête. Action très vive le 4 août. Les deux flottes se canonnaient à cent cinquante pas. Et, cette fois, ce furent encore les Espagnols qui se retirèrent, suivis de près par les Anglais.
Chaque jour, l’Armada fit de grosses pertes. Elle n’avait pas l’avantage, donc ne pouvait débloquer les bateaux du prince de Parme. N’ayant pas battu les Anglais, elle ne pouvait, derrière eux, aller trouver les Hollandais et les arracher de la côte où ils bloquaient la grande armée. Le prince n’avait de vaisseaux qu’une vingtaine d’hanséatiques. Eût-il pu, l’Armada n’allant pas à lui, lui aller à elle avec si peu de forces, hasarder ses trois cents bateaux, ce grand nombre de soldats, en profitant d’une nuit, d’un brouillard ?… C’eût été un acte de témérité insensée qu’un jeune homme désespéré, ayant sa fortune à faire, eût tenté peut-être, mais auquel Farnèse, si sage, âgé d’ailleurs et malade, couvert de gloire, n’eût pu songer. Philippe II, si extraordinairement prudent, lui reprocha, après l’événement, de n’avoir pas fait la folie. Il l’eût disgracié s’il l’eût faite.
Il y avait aussi une grande et très grande difficulté, c’est que les matelots que Farnèse avait pressés et amenés de force s’enfuyaient de tous les côtés. Le brave soldat espagnol, si ferme sur terre, le noble señor soldado, déclarait avec gravité qu’il ne s’embarquerait pas sans la protection de la flotte.
Même sous cette protection, y avait-il sûreté ? Les vaisseaux anglais, si rapides, n’auraient-ils pas, derrière la flotte et dans ses rangs même, coulé les bateaux ? Cela est assez probable. Mais tous n’eussent pas péri, et, si l’Armada en eût amené seulement un tiers, avec les vingt mille soldats qu’elle contenait elle-même, l’invasion aurait eu de terribles chances.
Drake ne leur donna pas le loisir d’en faire l’essai. Dans la nuit du 7 au 8 août, il prit huit mauvais vaisseaux, les remplit de poudre, de toute sorte de ferraille, les poussa dans l’Armada, y mit le feu. La terreur, le désordre, furent épouvantables. On se souvenait d’Anvers, où nombre de soldats espagnols avaient été brûlés vifs. Sans attendre de signal, les vaisseaux coupèrent leurs câbles, se séparèrent et s’enfuirent à travers la haute mer.
Le vent les poussait aux côtes de l’est. Ralliés à Gravelines, ils virent bientôt fondre sur eux la furieuse petite flotte, qui, de plus belle, les canonna à bout portant. Malgré la force et la grande épaisseur du bordage, plusieurs vaisseaux furent percés, d’autres démâtés et désagréés. L’intrépide résistance de leurs capitaines ne servait de rien.
Le prince de Parme n’arriva que pour les voir emportés par un vent violent du midi qui les mit bientôt hors du canal, dans la mer du Nord, et jusque vers le Danemarck, vers les côtes de Norvège, où le gros temps empêcha les Anglais de les poursuivre. Cette flotte de vaisseaux épars ne pouvait plus se diriger, ne s’appartenait plus. Ils avaient déjà perdu quinze navires et cinq mille hommes. Ils tournèrent, chassés ainsi, l’Angleterre et l’Écosse, couvrant la mer de leurs débris, et ils perdirent encore dix-sept vaisseaux sur les côtes d’Irlande.
En tout, quatre-vingt-un vaisseaux et quatorze mille soldats.
Ce n’était pas une flotte qui avait péri, mais un monde. Tout le Midi, traîné par Philippe II à cette misérable croisade, se sentit moralement atteint pour toujours.
Cette immense ruine, c’était celle, non de l’Espagne seulement, mais du Portugal, de Naples, de Venise, de Florence, etc. La défaite était commune au monde catholique.
Et, de ces débris, rejaillit comme un éclat à la tête des Guises. Ils en furent atteints, blessés. Si l’Armada avait vaincu, qui aurait osé les frapper ?
Grand véritablement, immense fut le triomphe d’Élisabeth. Sa position sur toutes les mers devint dès lors offensive. Dans Cadix même et dans Lisbonne, c’était à Philippe à trembler.
Quand la reine, sur un cheval blanc, se montra en amazone au camp de Tilbury, l’enthousiasme, l’émotion, la tendresse, j’allais dire l’amour, éclatèrent. Ses cinquante-cinq ans disparurent. On la trouva jeune et admirablement belle. Cette fois se réalisa la prétention de la reine, « qu’on ne pouvait soutenir en face le rayonnement de sa beauté ».
Shakespeare fut historien et le fidèle interprète du sentiment national et de la reconnaissance européenne, quand il salua en elle « la belle vestale assise sur le trône d’Occident ».