Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 21
CHAPITRE XXI
Les grands résultats du règne commençaient à apparaître. Toute l’Europe sentait une chose, c’est qu’il n’y avait qu’un roi, et c’était le roi de France.
Le vœu de tous ses voisins eût été d’être conquis. Les Flamands écrivaient aux nôtres : « Ah ! si nous étions Français ! » Et la Hollande elle-même dans ses embarras, recevant son meilleur secours de nos volontaires, se surprenait à désirer de devenir France. Les revers du prince Maurice, les craintes que faisait concevoir sa tragique ambition, reportaient vers Henri IV, et plusieurs, déjà fatigués d’une liberté si pénible, eussent voulu être ses sujets (1607, Sully).
Vœu déraisonnable pourtant. On en jugera ainsi si l’on songe à la si courte durée de ce règne, à ses résultats éphémères, aux calamités si longues qui suivirent… Tel fut, tel est le caractère du gouvernement viager. Marc-Aurèle aujourd’hui, et demain Commode.
Est-ce à dire que la voix publique a eu tort de vanter ce règne ? La légende est-elle vaine ? Non, le peuple a eu raison de conserver la mémoire du roi singulier, unique, qui fit désirer à tous d’être Français, qui paya ses dettes, prépara la guerre sans grever la paix et laissa la caisse pleine.
Il n’y a aucune comparaison à faire entre lui et Louis XIV, entre ce règne réparateur et ce règne exterminateur. Le bel accord, si heureux, d’Henri IV et de Sully ne se retrouve point du tout entre Louis et Colbert. Les dépenses d’Henri IV, pour son jeu et ses maîtresses, que je n’excuse nullement, ne sont rien en comparaison de la furieuse prodigalité, de la Saint-Barthélemy d’argent qui signala le grand règne.
Celui-ci est vraiment grand. Avec peu il fit beaucoup. Sully n’était pas ce que fut Colbert. Henri IV n’avait qu’un petit pouvoir, en comparaison de l’épouvantable puissance de Louis XIV, qui trouva tout aplati.
La situation d’Henri IV, relativement, fut misérable. Il dut racheter la royauté et combler ses ennemis.
Les Guises restèrent grands et devinrent plus riches. Leur chef, Mayenne, était gouverneur de l’Île-de-France, et il enserrait Paris. Son neveu, Guise, avait la Provence, Marseille, la porte par où entra Charles-Quint. M. de Montmorency était roi de Languedoc. L’homme le plus dangereux, d’Épernon, gouverneur de la Saintonge, de l’Angoumois et du Limousin, l’était encore, à l’est, des Trois Évêchés. Le duc de Longueville avait la Picardie, c’est-à-dire nos frontières du Nord. Le duc de Nevers avait la Champagne, Mézières et Sainte-Menehould, la route ordinaire des invasions allemandes.
Sous ces hauts tyrans subsistait la foule des petits tyrans, gouverneurs de villes, commandants de places ; enfin les seigneurs, moins forts comme seigneurs alors, mais plus lourds peut-être encore comme gros propriétaires de terres, que dis-je ? comme propriétaires d’hommes. Malgré les rachats innombrables et les adoucissements de nos coutumes, la servitude subsistait dans nombre de nos provinces.
Un des fléaux de l’époque, c’est que les grands s’appropriaient et tournaient à leur avantage la puissance du roi et des parlements qui devaient les réprimer. Ils n’avaient plus besoin, comme autrefois, de combattre ; il leur suffisait de plaider. La lâcheté des hommes de robe mettait la justice à leurs pieds. Les parlementaires, si gourmés, si gonflés dans leur robe rouge, tombaient à l’état de valets quand un de ces dieux de la cour leur faisait l’insigne honneur de les visiter. Chapeau bas, courbés jusqu’à terre, reconduisant le grand seigneur jusqu’à la rue, jusqu’au carrosse ; le magistrat promettait tout. La cour ! un homme de cour ! À ce mot, la loi s’effaçait, le droit s’évanouissait. Le courage du président tombait, et, le plus souvent, la vertu de madame la présidente.
Les grands, alors aussi avares qu’autrefois ambitieux, visaient à l’absorption de toutes les fortunes de France. Ils y marchaient par deux voies, d’abord par leur toute-puissance sur les tribunaux, par des procès toujours heureux ; deuxièmement par des mariages, en s’adjugeant, bon gré mal gré, toutes les riches héritières.
Le roi se mit en travers et les arrêta. 1o Il rendit les magistrats plus indépendants en leur permettant, pour un léger droit, de rendre leurs charges héréditaires, et de n’avoir plus à compter à chaque vacance avec les rois de province ou les influences de cour ; 2o il interdit aux familles trop puissantes, spécialement à celle des Guises, les grands mariages, qui les auraient encore fortifiées. C’est ce qu’ils ne supportèrent pas, et ce qui leur fit désirer ardemment sa mort.
Ce règne leur apparut comme une dure tyrannie, une cruelle révolution.
C’était là, en effet, son caractère profond, qu’entravé encore à l’extérieur, il avait en lui la force vive d’une révolution sociale qui poussait la royauté, qui la trouvait trop timide, et qui lui disait d’oser.
Sully, qui avait quelque chose des grands révolutionnaires, semble avoir senti cela. Rien de plus dramatique que l’intrépide percée de cet homme de guerre, jusque-là étranger à ces choses, dans l’épaisse forêt des abus, où il entre l’épée à la main. Mais ces abus, entrelacés comme un chaos inextricable de ronces, pour les couper, il fallait avant tout les démêler. Là se place le travail prodigieux du grand homme, sa vie sauvage au milieu de Paris, ses nuits d’écriture et de chiffres, sa rudesse implacable pour les courtisans.
Il se bouchait les oreilles pour ne pas entendre l’attendrissante plainte des abus qu’il fallait trancher. À chaque coup, ils criaient tous, comme ces arbres animés des forêts du Tasse. Mais quoi ! la hache de révolution ne respecte rien.
dévolution contre l’hypothèque sacrée de nos créanciers étrangers, et nos impôts dégagés de l’exploitation florentine, des mains pures, irréprochables, des Gondi et des Zamet.
Révolution contre les offices achetés ou si bien gagnés, contre ces honorables receveurs, contrôleurs, comptables de toute sorte, qui trouvaient moyen de ne point compter, tous couverts du patronage des grands de la cour.
Révolution contre les gouverneurs de provinces, qui virent mettre à côté d’eux un lieutenant général du roi.
Révolution plus hardie contre la seigneurie, essai non pas de raser encore les châteaux, mais d’empêcher qu’on n’y fît des fortifications nouvelles.
Après ces révolutions, notons les tyrannies de cette administration.
Elle exigea que les seigneurs laïques ou ecclésiastiques qui levaient péages sur les routes et rivières à condition de les entretenir, accomplissent cette condition, sous peine de déchéance. Sully, comme grand voyer, poussa contre eux cette guerre si vivement, qu’en peu d’années tous finirent par obéir. Le commerce circula, et aussi la force publique. Ces routes que refirent les seigneurs, elles servirent à les visiter, à les surveiller.
Les forêts et les cours d’eaux furent pour la première fois gardés et administrés. Autre guerre immense. Guerre aux braconniers, aux soldats devenus voleurs, aux rôdeurs armés.
Les poissons furent protégés ; les rivières furent repeuplées, et défense de pêcher au temps du frai. Sully fit ce que demande et attend encore la pisciculture.
L’industrie date de ce règne. Le roi même l’encourage ; moins Sully, tout préoccupé de l’agriculture. Le monde de l’ouvrier, tout autrement mobile et libre que celui du cultivateur, surgit tout à coup. Les soieries, les draps, les verreries, les manufactures de glaces, etc., furent créés ou immensément étendus par Henri IV. Il planta partout des mûriers. Il ordonna qu’en chaque diocèse on en élevât dix mille. Il en mit dans les Tuileries, à Fontainebleau et partout. Cette disposition si sage de mettre à profit les jardins publics pour les cultures d’utilité a été tournée en ridicule par les royalistes du temps de la Révolution, mais elle remonte à Henri IV.
Sully ne goûtait guère non plus les fondations de colonies. Le roi, plus fidèle en ceci aux traditions de Coligny, jugeait qu’un grand peuple inquiet, tant d’esprits aventureux, ont besoin d’un tel débouché. Il encouragea les Champlain, les De Monts, fondateurs de cette France américaine qui n’embrassait pas seulement le Canada, mais un empire de mille lieues de côtes. Regrettables colonies où la sociabilité de la France adoptait les indigènes et les assimilait. La France épousait l’Amérique, au lieu de l’exterminer, pour y substituer une Europe, comme ont fait les colons anglais.
Ce règne, si grand par ce qu’il fit, est plus grand par ce qu’il voulut, commença ou projeta. Ainsi le canal de Briare, l’une de ses belles créations, et qui fut un modèle pour l’Europe, devait être suivi du canal des deux mers et d’un vaste réseau de voies analogues, qui eussent en tous sens ouvert à la France ses vives artères. Ce système (si bien exposé par M. Poirson) avait jailli du génie des Crappone, des Crosnier, des Louis de Foix, des Viète. Ce dernier, immortel par l’application de l’algèbre à la géométrie.
Henri IV s’occupa fort de la Seine et lui créa d’abord sa route d’en bas. Il voulait en rectifier le cours et en assurer la navigation entre Rouen et le Havre ; ce qui en eût fait la rivale de la Tamise et posé Rouen comme émule et antagoniste de Londres.
Tout ce qu’on fit pour la guerre, en dix ans, est incroyable. L’artillerie fut créée. Une ceinture de places fortes, chose énorme, fut improvisée, surtout pour couvrir le Nord.
Le roi, qui, toute sa vie, avait fait le coup de pistolet avec sa cavalerie de gentilshommes, et avait vu, pendant la Ligue, l’infanterie faire piètre figure, se fiait peu à celle-ci. Il n’avait pas la patience vertueuse de Coligny, ce martyr de la vie militaire, qui usa la meilleure partie de la sienne à nous faire une infanterie. Cependant, à sa dernière guerre, Henri IV voulait sérieusement en essayer, et peu à peu se passer des mercenaires. Il ne louait que six mille Suisses et levait vingt mille fantassins français.
Infatigable chasseur, vrai gentilhomme de campagne, d’aspect, d’habitudes et de goûts, il n’en aima pas moins Paris, qui ne le lui rendait pas trop. Les grands, le clergé, les corporations, la robe, restaient chagrins et hostiles. Il n’en fut pas moins, on peut le dire, un des créateurs de la ville. Un Paris immense se bâtit sous lui. Toutes les rues du Marais, qu’il nomma du nom des provinces où il avait tant voyagé, souffert, combattu, les rues (de Berri, Touraine, Poitou, Saintonge, Périgord, Bretagne, etc.) devaient aboutir à une grande place qu’on eût appelée Place de France.
La place Royale, qu’il bâtit à l’instar des villes des Alpes, avec des portiques commodes, et qui ne servit, après lui, qu’aux fêtes, aux tournois ridicules de Marie de Médicis, devait, dans son idée première, recevoir une immense manufacture de soieries.
Dans le quartier Saint-Marceau, il forma l’autre grande manufacture, celle des tapisseries des Gobelins, qui existe encore.
C’est lui qui relia Paris et en fit un tout. La ville centrale, l’île de la Cité et du Palais-de-Justice, tenait à peine au Paris méridional de l’Université et au Paris septentrional du commerce. Pour suite au vieux pont Saint-Michel, il bâtit le pont au Change, et à la pointe de l’île le vaste et magnifique pont Neuf, l’un des plus grands de l’Europe. Celui-ci rendit nécessaire la rue Dauphine, par laquelle l’ancien faubourg protestant, le faubourg Saint-Germain, est en rapport avec la ville.
Les fines et spirituelles gravures de Callot nous montrent précisément le Paris d’alors, tel que le fit Henri IV, avec le pont Neuf, le beau quai de la place Dauphine, le Louvre et sa superbe galerie, qui donne à la Seine sa principale perspective et son aspect monumental ; au centre enfin, sur le pont Neuf, la figure aimable et aimée, statue la plus légitime qu’on ait dressée à aucun roi, quand tous les peuples l’appelaient comme arbitre ou comme maître.
Le Louvre fut sa passion. Dès qu’il entra à Paris, il employa une foule d’ouvriers qui mouraient de faim, et en trois ans (1594-1596) il fit la partie admirable de la grande galerie qui va du Louvre au pavillon de Lesdiguières. Catherine de Médicis, il est vrai, avait fait le rez-de-chaussée. Cependant l’œuvre est immense. Un entassement gigantesque d’étages fut superposé : « Ossa sur Pélion, Olympe sur Ossa ». Les chiffres de Gabrielle que porte ce bâtiment, mêlés à ceux d’Henri IV, disent assez l’élan de passion, d’espoir, où il fut créé.
Ce qui charme dans ce bâtiment, ce qui est bien d’Henri IV, ce qui est tout différent du Louvre de François Ier, c’est l’attention d’y créer beaucoup de petits logements, une hospitalité facile. Les premiers hôtes devaient être les arts et les sciences, dont les emblèmes sérieux ornent les frontons, avec les jeux de la chasse, les Amours de la Renaissance. Le Louvre continué et uni aux Tuileries eût été en même temps un palais et un musée de toute activité humaine. En haut, à côté du logement du roi et de son conseil, son long promenoir avec ses tableaux. Aux deux étages intermédiaires, un vaste dépôt de machines, l’histoire des inventions (en petits modèles). De plus, des logements pour les artistes ou artisans supérieurs, pour les inventeurs qui, sortant de la routine des corporations, eussent été entravés par elles.
Il n’avait pu détruire les corporations de métiers, si puissantes encore. Mais quiconque établissait devant un jury du roi qu’il était capable, était dispensé des épreuves et des épines sans nombre dont ces corporations fermaient l’entrée de leurs arts. Entre ces ouvriers libres, les plus inventifs eussent été logés chez le roi. Celui-ci, qui ne rougissait d’aucune chose bonne et utile, leur ouvrait des boutiques au rez-de-chaussée, pour montrer leurs œuvres au public.
Ce que j’admire le plus dans cette idée originale, ce qui est à mille lieues des rois d’avant et d’après, c’est qu’il n’ait point séparé l’artiste de l’artisan, qui, dans tant de professions, n’est pas moins artiste. À la Galerie des Antiques, que Catherine avait créée, eût été joint de plain-pied le Conservatoire des arts et métiers.
Il ne voulait rien pour lui qu’il ne communiquât aux autres. Par lui, la Bibliothèque royale, mise à Paris, ouverte à tous, devint vraiment celle du peuple, comme eussent été le Musée des Métiers et le Jardin des Plantes qu’il voulait créer.
Le roi, le peuple logeant désormais sous le même toit, dans le Louvre, cet homme curieux, bienveillant, avide de bien, du nouveau et des belles choses, eût descendu de son musée aux ateliers, eût assisté aux progrès industriels, eût causé avec l’ouvrier, comme il faisait avec le paysan, et se fût incessamment informé du sort du peuple.
Quand parut la Maison rustique, le beau Théâtre d’agriculture d’Olivier de Serres, Henri IV le lut religieusement une demi-heure par jour.
« Pâturage et labourage, deux mamelles de l’État. » Cet axiome de Sully était au cœur d’Henri IV. Il aurait voulu que les seigneurs, au lieu de mendier à la cour, allassent vivre sur leurs domaines, les vivifier.
« On sent dans Olivier de Serres (dit si bien M. Doniol, Classes rurales, 332) l’idéal qui animait Sully. C’est la tradition des laboureurs de Bernard de Palissy qu’Olivier transporte au domaine seigneurial, et que Sully met dans l’État. Une société assise sur le travail de la terre où l’homme aurait cette vigueur morale que donne la vie rustique, où le travail, accepté comme un devoir, fonderait seul la richesse, où la richesse rurale dominerait l’économie politique, c’est la grande et sainte pensée de ces trois grands huguenots. »
Sous Louis XIV, je vois qu’un bon citoyen, Vauban, l’illustre ingénieur qui fortifia toutes nos places, dans les longs et tristes loisirs qu’il avait des mois entiers sous les murs de ces citadelles, s’informait avec sollicitude des causes de la misère, interrogeait le paysan, compatissait à son sort et cherchait les moyens de l’améliorer. Sous le règne d’Henri IV, ce curieux, ce citoyen, c’est le roi lui-même. Notez qu’ici ce n’est pas un solitaire comme Vauban, mais un homme tiraillé de mille influences, et d’affaires et de passions ; mais son cœur restait tout entier. Après cette vie mêlée et d’efforts et de misères (j’y comprends surtout ses vices), qui auraient blasé, endurci tout autre, il gardait la même chaleur, le même amour du bien public.
« Quand il alloit par pays, dit Matthieu, il s’arrêtoit pour parler au peuple, s’informoit des passans d’où ils venoient, où ils alloient, quelles denrées ils portoient, quel étoit le prix de chaque chose. Et, remarquant qu’il sembloit à plusieurs que cette facilité populaire offensoit la gravité royale, il disoit : « Les rois tenoient à deshonneur de savoir combien valoit un écu ; et moi, je voudrois savoir ce que vaut un liard, combien de peine ont ces pauvres gens pour l’acquérir, afin qu’ils ne fussent chargés que selon leur portée. »