Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 22
CHAPITRE XXII
Deux conspirations commencent en 1606, qui marchent parallèlement pendant trois années :
Celle du roi pour sauver l’Europe ;
Celle de la cour pour tuer le roi.
La première, celle du roi, se motivait, nous l’avons dit, par le succès effrayant des catholiques en Allemagne, par la discorde et la faiblesse des protestants, qui déjà avaient perdu pied dans dix États considérables. La maison d’Autriche, malgré ses divisions intérieures, la vieille Espagne ruinée, se trouvaient relevées par là, et on les voyait venir pour s’emparer du bas Rhin (Clèves, Juliers). Déjà le haut Rhin presque entièrement était redevenu catholique. Cette situation effrayait les catholiques mêmes, et tous, du fond même du Nord ou de l’Est (Hongrie, Moravie), regardaient du côté du prince, qu’on croyait impartial, non protestant, non catholique, mais homme et bienveillant pour tous. Sa victoire, qu’on le dît ou non, se serait trouvée, par le fait, l’avènement du droit nouveau, du droit humain, extérieur et supérieur au principe religieux du Moyen-âge.
Tous les opprimés de la terre se tournaient vers lui, non seulement les chrétiens, mais les mahométans mêmes. Les Morisques d’Espagne, tenus plusieurs années sous le couteau, n’ignorant pas qu’on discutait leur massacre général, s’adressaient à Henri IV dès 1603. Occasion admirable qui le faisait pénétrer aux entrailles de l’Espagne même. Mais occasion embarrassante, qui aurait mis en lumière l’impartialité réelle du nouveau principe politique, humain, et sa parfaite indifférence à l’idée religieuse. Elle l’aurait trop démasqué, et lui eût ôté le pouvoir de diviser les catholiques. Il ne pouvait l’espérer qu’en restant demi-catholique.
La fortune l’embarrassait ainsi, à force de le bien servir. La coalition future qui se préparait pour lui était véritablement immense, mais hétérogène, monstrueuse, se composant d’hommes de toutes religions.
Quelles que fussent ses réserves et ses dissimulations, cette monstruosité ne laissait pas d’apparaître. Les zélés la lui imputaient et n’étaient pas loin de l’envisager comme un perfide et un traître, un Janus à double face, un Judas. Un peuple immense de simples, de dévots aveugles, sincères, désiraient sa mort, et la demandaient à Dieu, s’accordant très bien en cela avec l’Espagne et ce qui restait de la Ligue, avec les grands et la cour, la famille même du roi et son plus intime intérieur. Mais qui exécuterait, qui ferait le coup ? Il fallait un fanatique ; c’est ce qui retarda la chose. Si nombreux dans l’autre siècle, ils étaient rares dans celui-ci, et l’on n’avait que des bigots.
Le danger réel du parti, c’est que les catholiques n’étaient pas sûrs eux-mêmes de rester fixement fidèles à l’intérêt catholique. Le roi pouvait les diviser. Le pape même, Paul V, fort peu français d’inclination, n’aurait pas été fâché que son bon ami le Roi-Catholique fût éreinté en Italie par le mécréant Henri IV. Le bigot par excellence, le Bavarois, égalé ou surpassé par son émule Ferdinand d’Autriche, eût laissé faire le roi en Allemagne pour l’abaissement de ses chers alliés, les Autrichiens. Le Savoyard, si espagnol et mari d’une Espagnole, n’espérant plus la succession d’Espagne quand Philippe III eut des enfants, chercha à faire ses affaires d’un autre côté, et offrit de tourner pour la France contre son beau-frère.
Le parti catholique, si peu sûr de lui, et certain d’être vaincu, avait en revanche une chose pour lui et un avantage : c’est que le faisceau terrible de forces qui le menaçait n’avait encore qu’un lien très fragile, la vie d’un individu.
L’espoir du parti de l’avenir (qui n’est point un parti, mais l’humanité elle-même) était alors en un homme. Digne ou non, celui-ci seul le représentait, et, lui mort, pour longtemps il restait dissous. Un rhume suffisait pour trancher la question générale du monde, ou bien un couteau de deux sous.
En l’année 1606, le roi d’une part et de l’autre les ennemis du roi mirent les fers au feu.
Le roi s’accorda avec Sully sur ce qu’il voulait, et se mit dès lors en lutte avec la reine et la cour qui voulaient la chose contraire. « Entamons par l’Allemagne, dit-il, offrons l’Empire à la Bavière ; puis au duc de Savoie la royauté de Lombardie, avec ma fille pour son fils… Maintenant, comme la reine me fait un cas de conscience de m’écarter de Rome et de la maison d’Autriche d’où elle est sortie, comme elle veut nous joindre à l’Espagne par un double mariage, je la laisserai en doute du côté vers lequel je penche. »
Voilà ce qu’on peut appeler la conspiration du roi. Elle reposait sur plusieurs négociations très cachées, pour diviser les catholiques et les armer contre eux-mêmes. Elle impliquait une bascule peu glorieuse pour le roi, force caresses aux Jésuites, etc. État trouble qui dura longtemps par l’hésitation de la Savoie et par la fatigue de la Hollande, qui fit trêve avec l’Espagne sans le roi, et le força d’ajourner les projets de guerre, de s’associer à ses négociations, de se faire au moins l’arbitre du traité qu’elle eût fait sans lui.
Dans cette même année 1606, où le roi, à l’Arsenal, arrêtait avec Sully sa grande pensée, à l’église de Saint-Jean-en-Grève, pendant un sermon, deux personnes, qui semblaient venues par hasard, arrêtèrent une alliance entre d’anciens ennemis, qui s’unirent et se liguèrent pour tramer la mort du roi.
Quoiqu’on ait brusqué, étouffé, le procès de Ravaillac, quoiqu’on ait assassiné le témoin Lagarde et muré aux oubliettes la demoiselle d’Escoman (autre témoin plus terrible), la voix du sang a parlé ! Et il est clair aujourd’hui que le complot partit du Louvre, que la reine en eut connaissance, qu’on n’eut pas besoin de chercher, de payer un assassin, parce que, trois années durant, on en fit un, exalté par des sermons meurtriers et chauffé à blanc par les moines.
Les deux personnes qui se trouvèrent au sermon de Saint-Jean, et qui complotèrent sous les yeux de la foule, étaient un grand seigneur, une grande dame : le duc d’Épernon et Henriette d’Entragues. C’est la déposition expresse de cette femme infortunée qu’on mura, qui ne se démentit point et mourut pour la vérité.
D’Épernon avait vu tomber Biron et Bouillon. Il sentait que son tour venait. Le roi l’avait déjà frappé dans son revenu, lui interdisant des taxes arbitraires, et dans sa puissance, ayant mis sous sa main la place de Metz.
Henriette voyait dans le roi l’obstacle à un grand mariage qu’elle voulait se faire chez les Guises. Le roi l’avait tour à tour mise haut et bas, faite presque reine, éloignée. Cette ambition exaltée, rabaissée, tournait en fureur ; elle subissait son amour avec dépit, avec injures. Elle ne lui cachait point sa haine. Tout ce que les anecdotiers, les Tallemant et autres, ont recueilli de dégoûtant sur les infirmités, vraies ou fausses, d’Henri IV, ce sont les reproches mêmes et les dérisions par lesquelles la petite furie se vengeait de ses caresses. Lui, il la trouvait plus charmante, et peu généreusement jouissait de ce triste jeu avec une créature féline qui du chat passait au tigre.
Les Guises s’amusaient d’elle, s’en moquaient au fond, car toute leur pensée était d’avarice. Ils auraient voulu que le roi mourût, non pour épouser Henriette, mais au contraire pour avoir la grande et très grande héritière, mademoiselle de Montpensier, et pour ne pas donner au bâtard du roi une autre grosse fortune qui allait leur échapper avec mademoiselle de Mercœur.
D’Épernon avait été le mortel ennemi des Guises, et c’est pour les rapprocher et « conclure une alliance » qu’Henriette traita avec lui à Saint-Jean-en-Grève.
Bientôt à ces alliés un autre s’unit, celui qui disposait absolument de l’esprit de la reine, son chevalier, Concini.
Concini, non content d’avoir le réel de la faveur, en avait voulu l’éclat, le scandale. De ses petites épargnes il allait acheter, pour un million, une terre princière, La Ferté. Le roi, si patient, eut peur cependant du bruit que cela ferait, et il prit la liberté, non de dire (il n’eût osé), mais de faire dire à la reine, par madame de Sully, que cela lui ferait du tort et qu’on pourrait en jaser.
Cet avis timide, ménagé par la dame autant qu’elle put, jeta le signore Concini dans une épouvantable fureur. Une telle révolte du mari contre le chevalier-servant était dans les mœurs italiennes, chose inouïe, intolérable. Le roi s’était méconnu ; on le lui fit voir. Non seulement Concini lava la tête à la dame, mais dit qu’il se moquait du roi, qu’il n’avait pas peur du roi, et que, si le roi bougeait, il lui arriverait malheur.
Le roi n’aimait pas les disputes. Il craignait un peu la reine, acariâtre, têtue, qui, une fois qu’elle boudait, restait intraitable, et des mois entiers. Il la ménageait aussi, parce qu’elle était toujours grosse. Sa fécondité était admirable. De prime abord, en arrivant, elle eut deux enfants en deux ans, et l’interruption fut courte : à partir de 1605, elle ne manqua jamais d’avoir un enfant par année.
Une reine tellement féconde ne craignait aucun divorce. Aussi n’avait-elle pour le roi aucun ménagement. Comme elle avait peu d’esprit et qu’un fou la gouvernait, il en advint un scandale plus grand que n’aurait été l’acquisition de La Ferté.
Concini, dont le grand mérite, outre sa jolie figure, était sa bonne grâce à cheval, voulut, exigea qu’on lui arrangeât une fête où il pût se montrer solennellement. Il ne prit pas un lieu obscur, mais royalement la place historique du fameux tournoi d’Henri II, les lices de la grande rue Saint-Antoine devant la Bastille. Du moins, ce n’était pas cette fois un combat bien dangereux, mais tout bonnement une course de bague. Du reste, la même dépense, et guère moins d’émotion. Les vives rivalités des hommes, la faveur des dames pour celui-ci ou celui-là, leurs palpitations, tout était de même, — et pour un jeu puéril de sauteurs et d’écuyers.
L’heureux faquin, brillant d’audace, tint la partie contre les princes et tous les plus grands de France, envié et admiré, sous les yeux de la reine, qui siégeait là comme juge et dame du tournoi, et qui, de sa faveur visible, l’avouait pour son cavalier.
Il fut très amer au roi qu’on se gênât si peu pour lui ; cela touchait à l’outrage public. Il n’en parla qu’à Sully, mais d’autres le devinèrent, et quelqu’un lui demanda s’il voulait qu’on tuât Concini.
Il était à cent lieues d’une telle chose, et cependant il croyait que ces gens, épargnés par lui, ne l’épargneraient pas lui-même. Il en était convaincu et le disait à Sully : « Cet homme-là me menace… Il adviendra quelque malheur… Vous le verrez, ils me tueront. »
Cette prévision qu’il avait de sa mort lui fit désirer d’autant plus de régler les affaires des siens. Il insista auprès des Guises pour qu’on accomplît enfin le traité de mariage qu’eux-mêmes avaient sollicité, obtenu par Gabrielle, entre César de Vendôme et mademoiselle de Mercœur. Mais les temps étaient changés ; madame de Mercœur voulait éluder ; elle ne voulait donner ni la fille ni un dédit considérable d’argent que le traité stipulait en cas de refus. On fit jouer à la fille une grande comédie d’effet populaire, qui devait indigner les simples et leur faire détester le roi. Cette enfant, comme d’elle-même, se sauva aux Capucines, dit qu’elle aimait mieux cet ordre si dur, jeûner et marcher pieds nus. Le roi étant fort mécontent de ce violent coup de théâtre, la mère aggravait en disant : « Prenez mon bien, prenez ma vie. »
À tous ces éléments de haine, de conjuration, à ces vœux de mort, un centre manquait. Il vint. Un ambassadeur d’Espagne, superbe, grave et rusé, don Pèdre, vint attiser le feu et jeter, surtout au Louvre, entre le roi et la reine, la pomme de discorde, l’offre du double mariage espagnol. La condition eût été la chose impossible et funeste, l’abandon de la Hollande, que le roi venait de garantir par un solennel traité.
Ce don Pèdre devint le héros du jour. Les dames n’avaient d’yeux que pour lui. On répétait tous ses mots noblement espagnols et castillans. La reine lui faisait la cour et se disait sa parente. Le roi, contre son habitude, fut net et ferme, ne lui donna nul espoir et rabattit ses bravades. Alors il changea de style et le flatta bassement. Un jour qu’un valet, dans le Louvre, passait en portant l’épée d’Henri IV, l’Espagnol l’arrête, la prend, la tourne et retourne, la regarde bien, la baise : « Heureux que je suis, dit il, d’avoir tenu la brave épée du plus brave roi du monde. »
Il resta huit mois ici, traînant et gagnant du temps, faisant le malade, tâtant nos plaies, les irritant, travaillant le vieux levain du Catholicon, donnant courage à tous nos traîtres, aux futurs assassins du roi.