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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 23

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Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 344-352).

CHAPITRE XXIII

Le dernier amour d’Henri IV. (1609.)

La Hollande, fatiguée, voulait, exigeait la paix, au moment où tout annonçait le réveil de la grande guerre. Le roi travaillait au traité qui ajournait tous ses projets. En attendant, il s’ennuyait. Le Louvre n’était plus tenable. On eût dit que la régence avait déjà commencé. La cour, visiblement, était d’un côté, et le roi de l’autre. À une entrée du Dauphin, tout le monde se précipita au-devant de lui ; le roi resta seul.

Le jour, ses courses à l’Arsenal ; au soir, le jeu, c’était sa vie. Ajoutez-y la lecture des romans de chevalerie. Le livre de Cervantès n’en arrêtait pas le cours. Le torrent des Amadis (cinquante volumes in-folio !) continuait. Les Parisiens disaient « que toute sa Bible était l’Amadis de Gaule ».

Au printemps de 1609, on lui mit en main l’Astrée, livre doux, ennuyeux, où les chevaliers ne sont plus que de langoureux bergers. Le tout faiblement imité des pastorales espagnoles.

Du moins la tendance était pure, la réaction de l’Amour. Le nouveau roman put être loué de saint François de Sales. Et l’auteur lui-même, d’Urfé, compare son innocente Astrée à la dévote Philotée.

La grande réputation d’un livre si faible étonne, mais elle tient à la surprise qu’elle causa, étant en contraste avec l’impureté du temps. Beaucoup paraissaient excédés des femmes ; ils les fuyaient, retournaient aux mœurs d’Henri III. Ils haïssaient la nature, la lumière, l’amour. Il leur fallait l’obscurité, des plaisirs sauvages, égoïstes. Le jeune Condé, à vingt ans, était déjà sombre et avare comme un vieux sénateur de Gênes, ou comme ces nobles de Venise lucifuges et fils de la nuit. Henri IV, qui avait prêché d’exemple l’amour des femmes, était indigné de voir son petit Vendôme à quinze ans avoir tous les goûts d’un page italien.

Pour lui, on le voit dans ses lettres à Corisande, à Gabrielle, il gardait sous l’homme d’affaires une étincelle poétique. Il était tendre à la nature, sensible à toute beauté, et même (chose rare alors) au charme des lieux. Sur la Loire, sur Fontainebleau, il a des paroles émues. Après une longue vie d’épreuves et tant de misères morales, dans cet homme indestructible, l’étincelle était la même, plus vive encore, en finissant.

Le romanesque projet que lui attribue Sully, de vouloir fonder la paix éternelle, de créer, par une guerre courte et vive, un état nouveau de tolérance universelle, d’amitié entre les États, est-il d’un fou ? Je ne sais ; sans nul doute il est d’un poète.

Mais c’était surtout par l’amour que ce sens devait éclater en lui. Le voilà, à cinquante-huit ans, qui un matin se retrouve lancé, comme il ne fut jamais, dans la poésie et dans le rêve.

En janvier 1609, la reine organisait un ballet des Nymphes de Diane. Le roi et elle étaient (comme toujours) en discorde ; ils ne pouvaient s’entendre sur le choix des dames qui feraient les nymphes. Et, comme toujours aussi, la reine l’avait emporté et en faisait à sa tête, de sorte que le roi, de mauvaise humeur, pour ne pas voir aller aux répétitions, avait fait fermer sa porte. Une fois pourtant, en passant, il jette un regard dans la salle. Il se trouve juste au moment où l’une de ces nymphes armées levait son dard et semblait le lui adresser au cœur. Le coup porta, et si bien, que le roi s’évanouit presque… C’était mademoiselle de Montmorency.

Elle était presque encore enfant ; elle avait à peine quinze ans ; mais elle avait le cœur haut, ambitieux ; elle vit le roi, et sans doute se plut à porter le coup.

Il explique très bien à Sully ce qu’il avait éprouvé. Cette enfant, qui devait un jour être mère du grand Condé, lui parut, dans ce regard, non seulement unique en beauté, mais en courage, dit-il. Il y vit ce dont rien encore ne lui avait donné l’idée, une lueur héroïque, et d’avance l’éclair de Rocroy.

La figure du grand Condé, si triste dans les portraits, fait pourtant conjecturer par son sauvage nez d’aigle et ses yeux d’oiseau de proie, ce que put avoir de vainqueur le sourire, la menace enjouée de son irrésistible mère.

Mademoiselle de Montmorency, dès sa naissance, avait été une merveille, une légende. Sa mère, plus belle que noble, s’était, dit-on, donnée au Diable. De là son grand mariage et deux enfants admirables ; cette fille de beauté fantastique, telle qu’on croyait que l’autre monde (ange ou diable) y avait passé.

Le terrible pour le roi, c’était l’âge : elle, quinze ou seize ans ; et lui, cinquante-huit. Un monde de faits, de batailles, d’émotions, était lisible sur ce visage, où l’histoire du temps pouvait s’étudier. Ses ruses y avaient laissé trace, et aussi ses larmes, sa sensibilité facile ; barbe grise ; lui-même disait : « Le vent de mes adversités a soufflé dessus. »

L’irrécusable document que nous avons de ce visage, c’est le plâtre pris sur lui en 93, quand on le trouva si bien conservé. Sauf une légère convulsion qui suivit le coup de couteau et qui a fait remonter un coin de la bouche, rien n’est altéré. La tête est forte pour un homme de sa taille. Le profil ressemble à François Ier, mais il est bien plus arrêté et surtout plus spirituel ; il est d’un homme, l’autre d’un grand enfant. Le nez, moins long et tombant, semble ferme et courageux. Il incline un peu à gauche, soit par l’effet de la convulsion, soit que dans la vie il ait été tel. Le front est extrêmement beau, non pas d’un vaste génie, mais d’un esprit vif, intelligent et rapide, sensible à toutes choses. Les yeux sont dans une arcade marquée, non profonde. Ils ne sont pas très grands, mais doux, charmants, infiniment aimables.

L’incertain dans cette figure, c’est la bouche, moins visible sous la barbe, et un peu tirée de côté. Autant qu’on peut entrevoir, elle ne rassurerait pas trop : elle semble fuyante et flottante. Ajoutez ce nez indirect qui semble d’un homme incertain.

Le masque, selon le jour et l’aspect, a des expressions très diverses. Vu de haut, il est funèbre. Face à face et de niveau, il est douloureux. Vu d’au-dessous, il sourit, et paraît comique, sceptique ; il dit : oui et non.

Ce qui est sûr et certain en cet homme, ce qui est visible, c’est l’amour. Les yeux fermés couvent de tendres pensées et continuent toujours leur rêve.

La folie croît par les obstacles. D’une part, à l’Arsenal, l’homme positif et sage, l’homme de la grande confiance, montrait l’impossibilité, l’absurdité, le ridicule. D’autre part, au Louvre, on disait qu’elle était engagée, promise ; mais c’était justement ce qui piquait le roi, qu’un mariage de cette importance eût été réglé par son compère, le vieux connétable, sans qu’il en sût rien. D’Épernon avait travaillé le vieillard, lui avait persuadé de la marier brusquement à leur ami de jeu, le beau Bassompierre, colonel des Suisses, issu des cadets de Clèves, mais qui n’eût jamais aspiré si haut. Ce fat, qui, trente ans après, a écrit ses Mémoires, ne manque pas de faire croire que son mérite avait fait tout.

M. de Bouillon, parent de la demoiselle, à qui on n’avait rien dit du mariage, s’en vengea en donnant au roi le conseil de la donner à son neveu, le jeune prince de Condé. C’était l’avis de Sully et de tous les gens raisonnables. Le roi fut forcé d’avouer que c’était le meilleur parti.

La passion est si rusée que, dans son for intérieur, il calculait, il espérait que ce mariage ne serait pas un mariage, Condé détestant les femmes.

Ce personnage sournois, taciturne alors (plus tard il devint beau diseur), se tenait près du roi, tout petit et fort servile. Il attendait tout de lui. Il était très pauvre, sa naissance même était contestée. Était-il sûr qu’il fût Condé ? Les Condé, jusque-là rieurs, à partir de celui-ci, ont tous des mines tragiques. Il était né, il est vrai, dans un moment fort sérieux, sa mère étant en prison pour empoisonnement. Un petit page gascon, son amant, avait pris la fuite, et le mari brusquement était mort. Les tribunaux huguenots la jugèrent coupable et la mirent pour toujours entre quatre murs. Mais elle se fit catholique ; d’autres tribunaux la lavèrent, ce qui refit légitime cet enfant né en prison. Les Bourbons le renièrent, protestèrent. Le roi, par pitié, n’ayant point d’ailleurs d’autre héritier alors, le soutint Condé, le maintint Condé. Il ne lui donna pas grand’chose, comptant l’enrichir par un mariage. Lui, docile, modeste, attendait, et, en attendant, se liait sous main avec les parlementaires pour qu’ils le soutinssent si sa naissance était contestée, ou, après le roi, l’aidassent à bouleverser le royaume.

Mariée à cette face de pierre, à cet ennemi des femmes, mademoiselle de Montmorency devait s’ennuyer, chercher des consolateurs. Et, comme elle était haute et fière, pour chevalier qui prendrait-elle ? Le plus haut placé, le roi.

C’était le calcul de celui-ci, peu moral, mais selon le temps. Il lui fallait, au préalable, avaler l’amère médecine du mariage. Il essaya de la tourner en gaieté, en y menant Bassompierre et s’amusant de la figure désespérée qu’il y fit. Mais, malgré cette malice, le rieur, qui avait plutôt envie de pleurer, rentra comme frappé au Louvre ; la goutte le prit et le mit au lit. Lié là et immobile, d’autant plus imaginatif, sous la griffe de sa passion, il n’avait plus la force de la cacher, la disait à tout le monde. On se relayait jour et nuit pour lui lire l’Astrée.

Le mariage eut lieu le 3 mars, et Gondé savait si bien pourquoi on l’avait marié, qu’il se contenta de palper l’immense dot (deux cent mille écus), mais se tint loin de sa femme, comme d’un objet sacré, réservé et défendu. La mariée semblait déjà veuve, et cela alla ainsi jusqu’à ce que des événements politiques qui survinrent enhardirent Condé, deux mois et demi après le mariage, à ne plus ménager le roi.

Le coup que l’on attendait depuis des années éclata à la fin de mars. Le 25, le duc de Clèves mourut, et la question du Rhin fut posée, le duel ouvert entre les maisons de France et d’Autriche.

Dès 1604, le roi avait dit : « Je ne tolérerai pas à Clèves l’Espagnol ni l’Autrichien. »

Cependant cette chose prévue fut comme « un tonnerre » : c’est le mot dont Villeroy se servit.

Jeannin, qui négociait, rendit à l’Espagne l’essentiel service de brusquer la trêve avec la Hollande, qui fut signée deux jours après (mars 1609).

Le roi ne s’en déclara pas moins tout prêt à agir. Il se dit guéri, se leva et se montra dans Paris d’abord. Il alla au Pré-aux-Clercs, et s’amusa à une chasse de malade que les bourgeois aimaient fort, la chasse à la pie.

Il ordonna qu’on lui fit une belle et riche cotte de mailles, fleurdelisée d’or, pour porter un jour de bataille, s’il pouvait avoir le bonheur d’y amener Spinola, le général des Espagnols.

Du reste, don Pèdre avait dit qu’il avait le diable au corps. Il semblait que le Béarnais eût, de race, apporté, gardé la verdeur de la montagne, ce mystère de chaude vie que les Pyrénées versent dans leurs eaux. Il garda cela au tombeau. Sa dépouille, pendant deux cents ans, y resta telle qu’au premier jour.

N’eût-il pas eu cette vie forte, l’Europe le priait à genoux de la prendre, de se refaire jeune.

Venise, dit un contemporain, adorait ce soleil levant ; quand on voyait un Français, tous les Vénitiens couraient après lui, criant comme les Papimanes de Rabelais : « L’avez-vous vu ? »

À la cour de l’Empereur, on disait : « Qu’il ait l’Empire, qu’il soit le vrai roi des Romains, et réduise le pape à son évêché ! »

L’Électeur de Saxe faisait prêcher devant lui sur l’évidente analogie entre Henri IV et David.

La Suisse avait imprimé un livre intitulé Résurrection de Charlemagne.

L’affaissement de l’Espagne et de l’Angleterre elle-même, depuis la mort d’Élisabeth, avait mis le roi si haut que, si on le voyait agir, on l’eût salué de toutes parts pour chef de la chrétienté.

Plus que de la chrétienté même. Les mahométans d’Espagne voulaient être ses sujets.

Position unique, qu’il devait moins à sa puissance qu’à sa renommée de bonté, de modération et de tolérance.