Aller au contenu

Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 24

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 353-361).

CHAPITRE XXIV

Progrès de la conspiration. — Fuite de Condé. (1609.)

On avait vendu, en 1607, à la grande foire de Francfort, plusieurs livres d’astrologie où l’on disait que le roi de France périrait dans la cinquante-neuvième année de son âge, c’est-à-dire en 1610, qu’il ne serait pas heureux dans son second mariage, qu’il mourrait de la main des siens, ne laisserait pas d’enfants légitimes, mais seulement des bâtards. Ces livres vinrent à Paris, et chacun les lut. Le Parlement les fit saisir.

L’Estoile, qui les vit, raconte que, la même année 1607, un prieur de Montargis trouva plusieurs fois sur l’autel des avis anonymes de la prochaine mort du roi. Il fit passer ces avis au chancelier, qui n’en tint compte. Le même prieur le contait plus tard à L’Estoile en pleurant.

En 1609, le docteur en théologie Olive, dans un livre imprimé avec privilège et dédié à Philippe III, annonçait pour 1610 la mort du roi de France. (Mém. de Richelieu.)

On pouvait prédire qu’il serait tué. Chacun le croyait, le pensait et s’arrangeait en conséquence. La prédiction, en réalité, préparait l’événement ; elle affermissait les fanatiques dans l’idée et l’espoir d’accomplir la chose fatale qui était écrite là-haut.

À l’entrée de don Pèdre à Paris, le roi, étant en voiture avec la reine, se rappela qu’on lui avait prédit qu’il serait tué en voiture, et, le carrosse ayant penché, il se jeta brusquement sur elle, si bien qu’il lui enfonça au front les pointes des diamants qu’elle avait dans ses cheveux. (Nevers.)

Ces craintes n’étaient pas vaines. Au départ de don Pèdre (février 1609), on put voir qu’il n’avait pas perdu son temps. Le vent d’Espagne, le souffle de haine et de discorde, souffla de tous côtés. D’abord au Louvre ; la reine trouvait impardonnable le refus des mariages espagnols. Ces glorieux mariages, qui (dans ses petites idées de petite princesse italienne) étaient l’Olympe et l’Empyrée, manqués, perdus par son mari ! et les basses idées d’Henri IV de marier ses enfants en Lorraine, en Savoie ! Cette fermeté toute nouvelle dans un homme qui cédait toujours, c’était entre elle et lui un plein divorce. Le roi crut, ce mois même (février 1609), l’apaiser et la regagner, lui offrant de renoncer à toute femme, si elle renvoyait Concini. Sans s’arrêter aux rebuffades, il se rapprocha d’elle, et elle devint enceinte (d’une fille, la reine d’Angleterre) ; mais le cœur resta le même, la rancune plus grande d’être infidèle à Concini.

Celui-ci, loin d’être chassé, était si fort chez elle, si absolu à ce moment, qu’un oncle de la reine, Juan de Médicis, lui ayant déplu, il le fit chasser, quoiqu’il fût fort aimé du roi. Concini et Léonora, plus tard accusés, non sans cause, de l’avoir ensorcelée, l’avaient certainement assotie au point de lui faire croire qu’il faisait jour la nuit ; ils lui persuadèrent que son mari (et Henri IV !) au moment même où il se rapprochait d’elle, voulait l’empoisonner. Elle le crut si bien qu’elle ne voulut plus dîner avec lui, affichant la défiance, mangeant chez elle ce que sa Léonora apprêtait, refusant les mets de son goût que le roi choisissait de sa table et lui envoyait galamment.

Ces brouilleries publiques enhardirent tout le monde contre le roi. Les Jésuites jouèrent double rôle, le flattant par Cotton, l’attaquant par un P. Gauthier. On devinait fort bien que, tant que le roi n’entamerait pas la grande guerre, il endurerait tout des catholiques. Ce Gauthier, en pleine chaire, ouvre la croisade contre les huguenots, contre le roi même. Les sermons de la Ligue recommencent à grand bruit. On ne s’en tient pas aux paroles, on les traduit en actes. En Picardie, un temple rasé par un prince du sang, le comte de Saint-Pol. À Orléans, un cimetière des huguenots menacé, violé, s’ils ne fussent accourus en armes. À Paris, sous les yeux du roi, le chemin de Charenton infesté par le peuple, le bon peuple des sacristies ; les gens qui vont au prêche insultés à coups de pierre, entre autres un malheureux infirme sur qui on lâchait les enfants ; ils le tiraient, ils le battaient ; n’y voyant pas, il ne résistait guère. La foule appelait ce pauvre homme l’Aveugle de Charenton.

La Rochelle se fortifia, à tout événement.

Le roi ne faisait rien. Les Guises impunément tentèrent plusieurs assassinats. Le jour même où le roi défendit les duels, un des Guises en cherche un. Ils se succédaient près d’Henriette, moins par amour, ce semble, que pour faire pièce au roi. Toute sa vengeance fut de leur faire exécuter le traité de mariage ; l’héritière de Mercœur fut donnée enfin à Vendôme. Larmes, fureur et résistance. Les jeunes Guises s’en allèrent à Naples, au foyer des plus noirs complots, où le secrétaire de Biron, où les assassins de la Ligue avaient pris domicile, et (d’accord avec les Jésuites) organisaient l’assassinat.

Le roi en eut nouvelle. Il lui arriva d’Italie un Lagarde, homme de guerre normand, qui, revenant des guerres des Turcs, s’était arrêté à Naples, et y avait vécu avec Hébert, secrétaire de Biron, et autres ligueurs réfugiés. Lagarde raconta au roi qu’un jour, dînant chez Hébert, il avait vu entrer un grand homme en violet, qui se mit à table et dit qu’en rentrant en France il tuerait le roi. Lagarde en demanda le nom ; on lui dit : « M. Ravaillac, qui appartient à M. le duc d’Épernon, et qui apporte ici ses lettres. » Lagarde ajoute qu’on le mena chez un Jésuite, qui était oncle du premier ministre d’Espagne, le Père Alagon. Ce Père l’engagea fort à tuer le roi à la chasse, et dit : « Ravaillac frappera à pied et vous à cheval. » Lagarde n’objecta rien, mais partit et revint en France. Sur la route, il reçut une lettre de Naples où on l’engageait encore à tuer le roi. Reçu par lui à Paris, il lui montra cette lettre. Le roi dit à Lagarde : « Mon ami, tranquillise-toi ; garde bien ta lettre ; j’en aurai besoin. Quant aux Espagnols, vois-tu, je les rendrai si petits qu’ils ne pourront nous faire du mal. »

Il avait entrevu, plus qu’il n’eût voulu, que d’Épernon n’était pas seul là-dedans. Il ne devina pas Henriette, mais bien les entours de la reine. Il sentit que Naples et Madrid étaient au Louvre, près de sa femme, que la noire sorcière Léonora avec l’insolent Concini pervertissaient, endurcissaient. Ils l’avaient décidée à faire venir une dévote, la nonne Pasithée (c’était son nom mystique), que déjà on trouve nommée dans les Questions de Cotton au Diable : « Est-il bon que la mère Pasithée soit appelée ? » Cette mère avait des visions, et savait par ses visions qu’il était urgent de sacrer la reine, pour qu’on pût sans doute se passer du roi et trouver au jour de sa mort une régence déjà préparée.

Le roi fut bouleversé de ces idées, n’en parla à personne. Il garda huit jours ce cruel secret, quitta la cour, resta seul à Livry et dans une petite maison de son capitaine des gardes. Puis, n’y tenant plus et ne dormant plus, il vint à l’Arsenal tout dire à Sully (chap. 189, 190) : « Que Concini négociait avec l’Espagne, que la Pasithée, mise par Concini auprès de la reine, la poussait à se faire sacrer, qu’il voyait très bien que leurs projets ne pouvaient réussir que par sa mort, qu’enfin il avait un avis précis qu’on devait l’assassiner. »

Il se sentait si mal au Louvre, qu’il pria Sully de lui faire arranger à l’Arsenal un tout petit logement ; quatre chambres, c’était assez. Ainsi ce prince redouté de toute l’Europe en était à ne plus coucher dans sa propre maison. Le signore Concini l’avait à peu près mis dehors, à la porte de chez lui.

Son malheur, son isolement, rendirent à sa passion une furieuse force. Il avait cru devenir père de la princesse « et en faire la consolation de sa vieillesse ». Mais il se retrouva amant, amoureux fou. Elle en était un peu coupable ; elle l’encourageait. Sans doute, elle en avait pitié. Un tel homme, un tel roi, celui dont l’Espagnol baisait l’épée à genoux, et si persécuté chez lui, entouré de traîtres et d’embûches, c’était sans doute de quoi attendrir un jeune cœur. Sa vieillesse n’était qu’un malheur de plus. Elle le comparait à son triste Condé, sournois, avare, si pressé pour la dot, si peu pour la personne. Elle était dans une situation singulière, mariée, toujours fille. Elle commença à se dire que le roi pourrait divorcer encore. Et son père, le connétable, peu satisfait sans doute de voir ce mariage sans mariage, eut les mêmes pensées.

Dans cette fermentation, la jeune fille fit un coup de tête. Elle fit faire son portrait secrètement et l’envoya au roi. Coup suprême qui le foudroya et le rendit tout à fait fou.

Il se trouve, pour rendre la situation plus tragique, que, justement à ce moment (17 mai), Condé se ravise, revient. Au bout de dix semaines, il se souvient qu’il a épousé la princesse et fait valoir ses droits d’époux. Éclairé par sa mère, qui haïssait le roi (son bienfaiteur), Condé avait compris tout le parti qu’il pouvait tirer de l’aventure, qu’elle allait le poser comme adversaire du roi et l’exhausser énormément, le rendre précieux pour les ligueurs et pour les Espagnols. Donc il vint, prit possession de sa jeune femme, justement irritée de cet oubli de dix semaines, et, d’autorité, l’enleva, la cacha à Saint-Valéry, bien sûr qu’on viendrait l’y chercher.

Il est probable qu’elle avertit le roi. Il en perdit l’esprit. Son désespoir lui fit faire une folie près de laquelle Don Quichotte, sur la Roche pauvre, jouant le beau Ténébreux et faisant ses cabrioles, aurait passé pour un sage.

Il part à peu près seul et déguisé. À mi-chemin, un prévôt le prend pour un voleur, l’arrête. Il lui faut dire : « Je suis le roi. » Il arrive. Condé, averti, enlève encore sa femme, sûr que le roi suivra et s’avilira d’autant plus.

Le secret n’en était pas un ; les dames de la princesse l’avaient bien reconnu. Mais le roi, éperdu d’amour, ne leur demandait rien que de la laisser voir. Son rêve était de la contempler « à sa fenêtre, entre deux flambeaux, échevelée ». Elle eut cette complaisance, et l’effet fut si fort qu’il tomba presque à la renverse. Elle-même dit : « Jésus ! qu’il est fou ! »

Le lendemain, elle partant, il alla se mettre au passage, sous la jaquette d’un postillon, s’étant appliqué, pour mieux s’embellir, un emplâtre sur l’œil. Elle souffrit de le voir si abaissé, laid et ridicule à ce point. Soit colère, soit pitié, pour lui donner une parole, elle cria du carrosse : « Je ne vous pardonnerai jamais ce tour-là ! »

Grand succès pour Condé. La partie était belle pour lui. Il en pouvait tirer deux avantages : ou de l’argent, beaucoup d’argent, et il inclinait à cela ; ou bien (chose plus agréable à sa mère) une rupture avec le roi, qui le constituerait candidat de l’Espagne au trône de France. Si les Espagnols avaient désiré avoir en main le petit bâtard d’Entragues, combien celui-ci valait mieux ! La guerre venant, ils l’opposaient au Béarnais, faux converti, relaps, apostat, renégat. Et, même après la mort du roi, ils lui offrirent, en effet, de déclarer Louis XIII illégitime, bâtard adultérin, et de le porter au trône.

Cependant la petite femme, qui brûlait d’être reine, avait signé secrètement une demande de divorce. Mais la mère et le fils l’enlèvent. Ayant pris de l’or espagnol qu’un médecin leur apporta, malgré ses pleurs, ses cris, ils la mènent d’un trait à Bruxelles.

Toute la situation était changée au profit de l’Espagne. Maintenant, si le roi commençait la guerre préparée depuis dix ans, on allait rire ; vieux chevalier errant, il aurait l’air seulement de courir après sa princesse. Tout le monde serait contre lui. Sa cruauté à l’égard de son épouse infortunée, sa tyrannie dans sa famille, sa violence effrayante qui forçait son pauvre neveu de fuir, n’ayant nul autre moyen de soustraire sa femme aux derniers affronts, tout cela éclatait dans l’Europe, au profit du Roi-Catholique, protecteur des bonnes mœurs et défenseur de l’opprimé.

L’Espagne, en si bonne cause, ne pouvait manquer d’assistance. Le ciel devait se déclarer, et, ne fît-il plus de miracles, il en devait un cette fois pour la punition du tyran et la vengeance de Dieu.