Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 25
CHAPITRE XXV
Il y avait à Angoulême, place du duc d’Épernon, un homme fort exemplaire, qui nourrissait sa mère de son travail et vivait avec elle en grande dévotion. On le nommait Ravaillac. Malheureusement pour lui, il avait une mine sinistre qui mettait en défiance, semblait dire sa race maudite, celle des Chicanons de Rabelais, ou celle des Chats fourrés, hypocrites et assassins. Le père était une espèce de procureur, ou, comme on disait, solliciteur de procès. Le fils avait été valet d’un conseiller au Parlement, et ensuite homme d’affaires. Mais quand les procès manquaient, il avait des écoliers qui le payaient en denrées. Bref, il vivait honnêtement.
Il avait eu de grands malheurs, son père ruiné, le père et la mère séparés. Enfin, un meurtre s’étant fait dans la ville, on s’en prit à lui, uniquement parce qu’il avait mauvaise mine. On le tint un an en prison. Il en sortit honorablement acquitté, mais endetté, ce qui le remit en prison. Là, seul et faisant maigre chère, il advint que son cerveau creux commença à s’illuminer. Il faisait de mauvais vers, plats, ridicules, prétentieux. Du poète au fou, la distance est minime. Il eut bientôt des visions. Une fois qu’il allumait le feu, la tête penchée, il vit un sarment de vigne qu’il tenait s’allonger et changer de forme. Le sarment jouait un grand rôle en affaire de sorcellerie ; un plus modeste aurait craint une illusion du Diable. Mais celui-ci, orgueilleux, y vit un miracle de Dieu. Ce sarment était devenu une trompe sacrée d’archange qui lui sortait de la bouche, et sonnait la guerre : la guerre sainte, car de sa bouche, à droite et à gauche, s’échappaient des torrents d’hosties.
Il vit bien qu’il était destiné à une grande chose. Il avait été jusque-là étranger à la théologie. Il s’y mit, lut, étudia, mais une seule et unique question, le droit que tout chrétien a de tuer un roi ennemi du pape. Mariana et autres faisaient grand bruit alors. Qui les lui prêta ? qui le dirigea ? c’est ce qu’on n’a pas voulu trop éclaircir au procès. Tout au moins il en avait bien profité, et était ferré là-dessus.
À sa sortie de prison, il confia ses visions, et le bruit s’en répandit. On fit savoir au duc d’Épernon qu’il y avait dans sa ville d’Angoulême un homme favorisé du ciel, chose rare alors. Il l’apprécia, s’intéressa à Ravaillac, et le chargea d’aller solliciter un procès qu’il avait à Paris. Il devait, sur son chemin, d’abord passer près d’Orléans, au château de Malesherbes, où il eut des lettres du père Entragues et d’Henriette. Ils lui donnèrent leur valet de chambre, qui le fit descendre à Paris, chez la dame d’Escoman, confidente d’Henriette.
Celle-ci fut un peu effrayée de cette figure. C’était un grand homme et fort, charpenté vigoureusement, de gros bras et de main pesante, fort bilieux, roux de cheveux comme de barbe, mais d’un roux foncé et noirâtre qu’on ne voit qu’aux chèvres. Cependant, il le fallait, elle le logea, le nourrit, le trouva très doux, et se repentant de son jugement sur ce bon personnage, elle le chargea même d’une petite affaire au Palais.
Il resta deux mois à Paris ; que fit-il ensuite ? Lagarde nous l’apprend : il alla à Naples pour le duc d’Épernon ; il y mangea chez Hébert, et lui dit qu’il tuerait le roi. C’était le moment, en effet, où le roi avait garanti la Hollande et refusé le double mariage d’Espagne. Il ne restait qu’à le tuer. Ravaillac, de retour à Paris, vit la d’Escoman, à l’Ascension et à la Fête-Dieu de 1609. Il lui dit tout, mais avec larmes ; plus près de l’exécution, il sentait d’étranges doutes et ne cachait pas ses perplexités.
Cette d’Escoman, jusque-là digne confidente d’Henriette, femme galante et de vie légère, était pourtant un bon cœur, charitable, humain. Dès ce jour, elle travailla à sauver le roi ; pendant une année entière, elle y fit d’étonnants efforts, vraiment héroïques, jusqu’à se perdre elle-même.
Le roi pensait à tout autre chose. Sa grande affaire était la fuite de Condé. En réalité, et toute passion à part, on ne pouvait laisser tranquillement dans les mains des Espagnols un si dangereux instrument. Le manifeste qu’il lança visait droit à la révolte. Pas un mot de ses griefs : il ne s’occupait que du peuple ; il n’avait pu rester témoin des souffrances du peuple. C’était dans l’intérêt du peuple qu’il s’était réfugié chez nos ennemis, et qu’il donnait des prétextes pour la guerre, et la guerre civile.
Ce manifeste eut de l’écho. Condé avait fort caressé les parlementaires, spécialement M. De Thou. Dans la noblesse mécontente, quelques-uns se mirent à dire que, pas un enfant du roi ne venant de lui, Condé lui succéderait. Au Louvre même, on répandait un quatrain prophétique qu’on disait de Nostradamus, où le lionceau fugitif devait trancher les jours du lion.
L’Autriche prit du courage quand elle vit ainsi le roi tellement menacé par les siens. L’Empereur décida hardiment la question du Rhin, déclara Clèves et Juliers en séquestre, et les fit saisir par son cousin Léopold. Il fallait de grands calmants et force opium pour faire avaler cela ; Cotton n’en désespérait pas, le roi paraissant distrait, affolé par sa passion, et l’Espagne lui jetant l’appât de lui rendre la princesse. Un homme dévoué aux Jésuites lui fut présenté par Cotton pour être envoyé à Clèves. Le roi leur en donna l’espoir, mais en envoya un autre, qui conclut (10 février 1610) avec les princes protestants le traité de guerre. Par trois armées à la fois, et trois généraux protestants, Sully, Lesdiguières et La Force, il allait entrer en Allemagne, en Espagne et en Italie. Ses canons étaient partis, une armée déjà en Champagne.
Les Jésuites étaient joués. Leur homme, le duc d’Épernon, colonel général de l’infanterie, était laissé à Paris. Nul doute que ce titre même ne lui échappât. Le roi le caressait fort, mais il venait de faire couper la tête à un de ses protégés qui avait fait la bravade, au moment de l’édit contre les duels, de se battre et de tuer un homme ; d’Épernon pria en vain, supplia, le roi tint ferme.
Plus cruellement encore la reine fut humiliée dans son chevalier Concini. Ce fat, qui n’avait jamais guerroyé que dans l’alcôve, posait comme homme de guerre. Il affectait grand mépris pour les hommes de robe longue. Dans un jour de cérémonie, le Parlement défilant en robes rouges, seul des assistants, Concini restait couvert. Le président Séguier, sans autre façon, prend le chapeau, le met par terre. Cela ne le corrigea pas. Peu après, affectant de ne pas savoir le privilège du Parlement, où l’on n’entrait qu’en déposant ses armes à la porte, notre homme, en bottes, éperons dorés, l’épée au côté, et sur la tête le chapeau à panache, entre dans une chambre des enquêtes. Les petits clercs qui étaient là courent à lui, abattent le chapeau. Concini avait cru qu’on n’oserait, parce qu’il avait avec lui une dizaine de domestiques. Grande bataille, un page de la reine vient à son secours. Mais les clercs ne connaissent rien. Concini reçoit force coups, est tiré, poussé, houspillé. On le sauva à grand’peine en le fourrant dans un trou, d’où on le tira le soir.
La reine avait le cœur crevé, non le roi. Lorsque Concini se plaignit d’une injure telle pour un homme d’épée comme lui, les parlementaires étaient là aussi pour se plaindre, et le roi, toujours rieur : « Prenez garde, dit-il, leur plume a le fil plus que votre épée. »
Cette fatale plaisanterie fut, sans nul doute, une des choses qui endurcirent le plus la reine. Elle se crut avilie, voyant son cavalier servant, son brillant vainqueur des joutes, qui avait éclipsé les princes, battu par les clercs, moqué par le roi. Elle avait le cœur très haut, magnanime, dit Bassompierre ; ce qui veut dire qu’elle était altière et vindicative. Pour la vendetta italienne, ce n’eût pas été trop qu’une Saint-Barthélemy générale des clercs, des juges, etc. Mais plus coupable était le roi. La reine se boucha les oreilles aux avis que la d’Escoman s’efforçait de faire arriver. Celle-ci avait été au Louvre, lui avait fait dire, par une de ses femmes, qu’elle avait à lui donner un avis essentiel au salut du roi ; et, pour assurer d’avance qu’il ne s’agissait pas de choses en l’air, elle offrait, pour le lendemain, de faire saisir certaines lettres envoyées en Espagne. La reine dit qu’elle l’écouterait, et la fit languir trois jours, puis partit pour la campagne.
Bien étonnée d’une si prodigieuse insouciance de la reine, la pauvre femme pensa que le confesseur du roi peut-être aurait plus de zèle. Elle alla demander Cotton aux Jésuites de la rue Saint-Antoine. Elle fut assez mal reçue. On lui dit que le Père n’y était pas, rentrerait tard, et partirait de grand matin pour Fontainebleau. Désolée, elle s’expliqua avec le Père procureur, qui ne s’émut pas, fut de glace, ne promit pas même d’avertir Cotton, dit : « Je demanderai au Ciel ce que je dois faire… Allez en paix, et priez Dieu. — Mais, mon père, si l’on tue le roi ?… — Mêlez-vous de vos affaires. »
Alors elle le menaça. Il se radoucit : « J’irai, dit-il, à Fontainebleau. » — Y alla-t-il ? on l’ignore. Ce qu’on sait, c’est que l’obstinée révélatrice fut arrêtée le lendemain.
Incroyable coup d’audace ! ceux qui donnèrent l’ordre étaient donc bien appuyés de la reine, ou bien sûrs que le roi mourrait avant que l’affaire vînt à ses oreilles ?
La d’Escoman était si aveugle que, du fond de sa prison, d’où elle ne devait plus sortir que pour être mise en terre, elle s’adressa encore à la reine. Elle trouva moyen d’avertir un domestique intime, qui alors n’était qu’une espèce de valet de garde-robe, mais approchait de bien près (l’apothicaire de la reine). Sans nul doute, l’avis pénétra, mais trouva fermée la porte du cœur.
Ravaillac a dit, dans ses interrogatoires, qu’il se serait fait scrupule de frapper le roi avant que la reine fût sacrée et qu’une régence préparée eût garanti la paix publique. C’était la pensée générale de tous ceux qui machinaient, désiraient la mort du roi. Le premier était Concini. Il mit toute son industrie à hâter ce jour. Ni nuit ni jour, la reine ne laissa au roi de repos qu’il n’eût consenti. Elle disait que, s’il refusait, on verrait bien qu’il voulait lui préférer la princesse, divorcer pour l’épouser. Le roi objectait la dépense. Il lui fallut pourtant céder. Elle fit une entrée magnifique, fut sacrée à Saint-Denis.
Le roi, au fond assez triste, plaisantait plus qu’à l’ordinaire. Quand elle rentra dans le Louvre, couronnée, en grande pompe, il s’amusa à lui jeter, du balcon, quelques gouttes d’eau. Il l’appelait aussi, en plaisantant, madame la régente. Elle prenait tout cela fort mal. En réalité, il lui avait témoigné peu de confiance, la faisant, non pas régente, mais membre d’un conseil de régence sans qui elle ne pouvait rien, où elle n’avait qu’une voix qui ne devait peser pas plus que celle de tout autre membre.
Sully dit expressément que le roi attendait de ce sacre les derniers malheurs.
Il était dans un abattement qui étonne quand on songe aux grandes forces qu’il avait, aux grandes choses qu’il était près d’accomplir. La Savoie l’avait retardé, il est vrai. Le pape tournait contre lui et travaillait pour l’Autriche. Cependant il était si fort, il avait tant de vœux pour lui, tant d’amis chez l’ennemi, qu’il ne risquait rien d’avancer.
Qui lui manqua ? son propre cœur.
C’est un dur, mais un haut jugement de moralité, une instruction profonde, que cet homme aimable, aimé, invoqué de toute la terre, mais faible et changéant, qui n’eut jamais l’idée du devoir, tomba à son dernier moment, s’affaissa et défaillit.
Il avait eu toujours besoin de plaire à ce qui l’entourait, de voir des visages gais. Toute la cour était sombre, manifestement contre lui.
Il avait eu besoin de croire qu’il était aimé du peuple. Il l’aimait ; il le dit souvent dans ses lettres les plus intimes. Malgré des dépenses trop fortes de femmes et de jeux, l’administration était sage, et au total économe. L’agriculture avait pris un développement immense. Le roi croyait le peuple heureux. En réalité, tout cela ne profitait guère encore qu’aux propriétaires du sol, aux seigneurs laïques, ecclésiastiques. Ils vendaient leur blé à merveille, mais le pain restait très cher, et le salaire augmentait peu. On vivait avec deux sols en 1500 ; en 1610, on ne vivait plus avec vingt, qui font six francs d’aujourd’hui ; l’ambassadeur d’Espagne les donnait à chacun de ses domestiques, et ils se plaignaient de mourir de faim.
Quand le roi, en 1609, aux approches de la guerre, ordonna quelques impôts, le président De Harlay, vénérable par son âge et par son courage au temps de la Ligue, opposa la plus vive résistance. Le roi s’indignait, mais les mêmes choses lui furent dites par le vieil Ornano, gouverneur de Guyenne, qui vint mourir à Paris ; il lui assura que le Midi ne pouvait payer, succombait sous le fardeau.
Il fut touché, retira deux de ses édits fiscaux. Mais en même temps il faisait (toujours dans sa triste bascule) une concession au clergé qui désespéra le Midi ; pour le Béarn, tout protestant, le rétablissement forcé des églises catholiques et la rentrée des Jésuites ; pour nos Basques, une commission contre les sorciers, qui les jugeait tous sorciers et qui eût voulu brûler le pays.
Sans savoir tout le détail de ces maux, il entrevoyait cette chose triste, que le peuple souffrait, gémissait, et qu’il n’était pas aimé.
Une scène lui fit impression. Un mendiant vient prendre le roi aux jambes, lui dit que sa sœur, ruinée par l’impôt et désespérée, s’est pendue avec ses enfants. Forte scène, et qui aurait mérité d’être éclaircie. Le roi venait au moment même de retirer deux impôts. On n’en dit pas moins dans Paris qu’il était dur et sans pitié.
Un jour que le roi passait près des Innocents, un homme en habit vert, de sinistre et lugubre mine, lui cria lamentablement : « Au nom de Notre-Seigneur et de la très sainte Vierge, sire, que je parle à vous ! » On le repoussa.
Cet homme était Ravaillac. Il s’était dit qu’il était mal de tuer le roi sans l’avertir, et il voulait lui confier son idée fixe, qui était de lui donner un coup de couteau.
De plus, il lui eût demandé si vraiment il allait faire la guerre au pape. Les soldats le disaient partout, et, de plus, qu’ils ne feraient jamais guerre dont ils fussent si aises.
Troisièmement, Ravaillac voulait savoir du roi même ce que lui assuraient les moines, que les huguenots préparaient le massacre des bons catholiques.
Tout cela faisait en lui une incroyable tempête. Une violente plaidoirie se faisait dans son cœur, un débat interminable. Il semblait que le Diable y tînt sa cour plénière. Souvent il n’en pouvait plus, était aux abois. Une fois, il quitta son école, sa mère, s’alla réfugier dans un couvent de Feuillants ; mais ils n’osèrent le garder. Il eût voulu se faire Jésuite. Les Jésuites le refusèrent, sous prétexte qu’il avait été dans un couvent de Feuillants.
Il ne cachait guère sa pensée, demandait conseil. Il parla à un aumônier, à un Feuillant, à un Jésuite. Mais tous faisaient la sourde oreille et ne voulaient pas comprendre. Au Feuillant il avait demandé : « Un homme qui voudrait tuer un roi, devrait-il s’en confesser ? » Un Cordelier auquel il parla en confession de cet homicide volontaire (sans rien expliquer) ne lui demanda pas même ce que ce mot signifiait. C’est une chose effrayante de voir que, sur la mort du roi, tous entendaient à demi-mot, ne se compromettaient pas, mais laissaient aller le fou.
Ainsi rejeté, livré à lui-même, il eût fait le coup, sans une idée qui lui vint et fit qu’il ajourna. Il songea que c’était le temps de Pâques, et que c’était le devoir de tout catholique de communier à sa paroisse. La sienne était à Angoulême. Il quitta Paris, et y retourna. Mais là, à la communion, il sentit qu’un cœur tout plein d’homicide ne pouvait pas recevoir Dieu. Il voyait d’ailleurs sa dévote mère, bien plus agréable au ciel et plus digne, qui communiait. Il s’en remit à elle de ce devoir, laissa le ciel à sa mère et garda l’enfer pour lui.
Lui-même a raconté cela plus tard, avec d’abondantes larmes.
Au pied même de l’autel, pendant la communion, sa résolution lui rentra au cœur, et il s’y sentit fortifié. Il revint droit à Paris. C’était en avril (1610). Dans son auberge, il empoigna un couteau, le cacha sur lui. Mais, dès qu’il l’eut, il hésita. Il reprit machinalement le chemin de son pays. Une charrette, sur la route, allait devant lui. Il y épointa son couteau, en cassa la longueur d’un pouce. Arrivé ainsi à Étampes, un calvaire qui était aux portes lui montrait un Ecce Homo, dont la lamentable figure lui rappela que la religion était crucifiée par le roi. Il revint plein de fureur, et dès lors n’hésita plus.
De peur pour lui-même, aucune. Un chanoine d’Angoulême lui avait donné un cœur de coton qui, disait-il, contenait un morceau de la vraie croix. Il est probable qu’on voulait l’affermir, le rassurer. Un homme armé de la vraie croix pouvait croire qu’invisible ou défendu par le ciel, il traverserait tout danger.
Ravaillac, si indiscret, était fort connu, et, de même qu’on avait su fort longtemps que Maurevert, l’assassin gagé des Guises, devait tirer sur Coligny, on n’ignorait nullement que le tueur du roi fût dans Paris. Le dimanche, un ancien prêtre, devenu soldat, rencontrant près de Charenton la veuve de son capitaine qui allait au prêche, lui dit de quitter Paris, qu’il y avait plusieurs bandits apostés par l’Espagne pour tuer le roi, l’un entre autres habillé de vert, qu’il y aurait grand trouble dans la ville, et danger pour les huguenots.
Il paraît que, même en prison, ces bruits circulaient, et parvinrent à la d’Escoman. Acharnée à sauver le roi, elle décida une dame à avertir un ami de Sully à l’Arsenal ; cette dame était mademoiselle de Gournay, fille adoptive de Montaigne. Sully, sa femme et l’ami reçurent l’avis, mais délibérèrent, le transmirent au roi, en ôtant les noms (sans doute de d’Épernon, de Concini et de la reine) : « Si le roi en veut savoir davantage, dirent-ils, on le fera parler aux deux femmes, la Gournay et la d’Escoman. » L’avis devenait dès lors fort insignifiant. Le roi, qui en avait reçu tant d’autres, n’y fit aucune attention.
Il était si incertain, si flottant, si troublé, qu’il ne distinguait guère ses amis de ses ennemis. Il montra de la confiance à Henriette d’Entragues, lui renvoyant à elle-même un homme qui l’accusait, et il montra de la défiance à Sully, ne voulant pas qu’il fît d’avance un traité avec une compagnie qui eût assuré les vivres.
Ce renversement d’esprit semblait d’un homme perdu qui va à la mort. Tout en se moquant de l’astrologie, il craignait ce moment prédit, le passage du 13 au 14. Il devait partir dans trois jours, justement comme Coligny, quand il fut tué. La nuit du 13, ne pouvant trouver de repos, cet homme si indifférent se souvint de la prière, et il essaya de prier.
Le matin du vendredi 14, son fils Vendôme lui dit que, d’après un certain Labrosse, ce jour lui serait fatal, qu’il prît garde à lui. Le roi affecta d’en rire. Vendôme en parla à la reine, qui, plus ébranlée qu’on n’eût cru, par une contradiction naturelle, supplia le roi de ne pas sortir. Il dîna, se promena, se jeta sur son lit, demanda l’heure. Un garde dit : « Quatre heures », et familièrement, comme tous étaient avec le roi, lui dit qu’il devrait prendre l’air, que cela le réjouirait. — « Tu as raison… Qu’on apprête mon carrosse. »
Quand la voiture sortit du Louvre, il ne dit pas d’abord où il allait, et il ne voulut pas de gardes, pour ne pas attirer l’attention. Il allait à l’Arsenal voir Sully malade. Mais, selon une tradition, il eut l’idée de passer d’abord chez une beauté célèbre, la fille du financier Paulet, une rousse qu’on appelait la Lionne, pleine d’esprit, et de voix charmante. Un jour qu’elle chantait, trois rossignols, disait-on, en moururent de jalousie. Le roi avait pensé à elle pour en faire la maîtresse de son fils Vendôme, une maîtresse qui l’eût relevé, qui en aurait fait un homme, un Français, qui l’eût retiré de ses vilains goûts italiens.
Il faisait beau temps, le carrosse était tout ouvert. Le roi était au fond, entre M. de Montbazon et le duc d’Épernon. Celui-ci occupait le roi à lire une lettre. À la rue de la Ferronnerie, il y eut un embarras, une voiture de foin et une de vin. Ravaillac, qui suivait depuis le Louvre, rejoignit, monta sur une borne, et frappa le roi… « Je suis blessé ! » En jetant ce cri, le roi leva le bras, ce qui permit le second coup, qui lui perça le cœur. Il mourut au moment même. D’Épernon jeta dessus un manteau, et, disant que le roi n’était que blessé, il ramena le corps au Louvre.
Une tradition veut qu’au moment où le coup fut fait, Concini ait entr’ouvert la chambre de la reine, et lui ait jeté ce mot par la porte : « È ammazzato. »
Nous n’aurions pas rappelé cette tradition, si la reine elle-même n’eût redit ce mot avec un accent de remords, de reproche, lorsque Concini fut à son tour assassiné.