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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 3

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Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 39-50).

CHAPITRE III

Le roi, Guise et Paris pendant l’expédition de l’Armada.
(Mai-août 1588.)

Si l’on veut comprendre l’état de la France mieux qu’on ne l’a fait jusqu’ici, il faut, pendant quatre mois, de mai en août, voir suspendue cette menace épouvantable de l’expédition espagnole et de l’affaire d’Angleterre.

C’est là, on ne peut en douter, ce que le roi, d’une part, et, de l’autre, Henri de Guise, considéraient attentivement et suivaient de l’œil. Cette question supérieure dominait les petites affaires de la Ligue, qui visiblement pouvaient se trouver un matin tranchées d’un coup. La France regardait d’en bas passer cette terrible Armada, comme un immense oiseau noir qui, s’il emportait l’Angleterre, la frapperait elle-même.

En réalité, c’était la journée des Barricades qui avait coupé le câble qui retenait la grande flotte. Les enfants perdus de la Ligue et le parti espagnol, le furieux et factieux ambassadeur Mendoza, avaient précipité la chose pour le moment où elle était nécessaire à Philippe II. Il n’avait pas tenu à eux qu’elle n’allât bien plus loin ; le Louvre allait être attaqué, et Guise forcé par les siens de faire le roi prisonnier, extrémité terrible qui eût fait de Guise lui-même le serviteur dépendant, et j’allais dire aussi le prisonnier de l’Espagne. On a vu comme il s’en tira.

Guise connaissait parfaitement l’hypocrisie de Philippe II ; et, comme il avait jadis désavoué le duc d’Albe, il était sûr que Philippe, qui venait de le forcer à agir contre le roi, peu reconnaissant de la chose et la trouvant incomplète, le désavouerait et lui reprocherait d’avoir attenté à la majesté des rois. Aussi Guise s’empressa d’envoyer à Mendoza une justification des Barricades et de la fuite du roi : « Il est parti avant que nous eussions le loisir de lui témoigner que les menaces et dangers avaient pu seuls nous éloigner du devoir que nous sommes résolus de lui garder inviolable. » Puis ce fidèle sujet exprime l’espoir que : « Vous ne serez point inutiles spectateurs des entreprises qui se feront contre la religion, et que le roi votre maître nous donnera secours si notre prince veut se servir des huguenots », etc.

Le lendemain de sa victoire, il demandait du secours. Il ne se sentait pas fort. Maîtrisé par cette foule dont il paraissait le maître, obligé de donner la main, sa blanche main de prince italien, à je ne sais quels crasseux, va-nu-pieds et massacreurs, le vrai rebut de Paris, entouré et espionné de sacripants espagnols, dès le lendemain il fut excédé de son rôle de tribun du peuple. Il fallut, pour leur obéir, qu’il fît un prévôt des marchands, qu’il se saisît de la Bastille et des petites places de haute et basse Seine qui assurent les arrivages. Démarches hardies qui le brouillaient de plus en plus avec Henri III au moment où il avait hâte de se rapprocher de lui.

Ce qu’il désirait le plus, c’était de reprendre le roi, d’être maître au nom du roi, connétable ou lieutenant général du royaume, de façon que, si l’Espagnol retombait d’Angleterre en France, il trouvât la besogne faite, Guise assis déjà fortement, pouvant traiter plus librement, chapeau bas, mais l’épée en main.

D’une part, il demandait le secours espagnol. D’autre part, il faisait près du roi ce qu’il pouvait pour se passer de ce secours.

Voilà pourquoi il permit, ou probablement suscita des manifestations suppliantes, presque repentantes, de la Ligue auprès du roi. Celui-ci, tout seul, à Chartres, attendant en vain et ne voyant point venir ses hommes du tiers parti, vit à leur place arriver les ligueurs, qu’il avait crus irréconciliables, implacables.

La première ambassade, il est vrai, fut une farce où l’on n’eût pas trop distingué si on voulait flatter le roi ou bien se moquer de lui. Henri III avait importé à Paris les pénitents d’Avignon et les flagellants du Midi. Lui-même, aux processions, figurait sous cet habit. On imagina de lui envoyer une bande de pénitents. « Dans ce costume, disaient les Parisiens (De Thou), il faudra bien qu’il nous reçoive. Il ne pourra fermer sa porte. » Ils s’adressèrent au frère d’un homme que le roi avait fort aimé, Henri de Joyeuse, devenu capucin sous le nom de frère Ange. Pour rendre la chose plus touchante, on en fit un mystère ambulant. Ange faisait le Crucifié. La tête couronnée d’épines, des gouttes de rouge à la face, sous une grosse croix de carton, il paraissait succomber, soupirait à rendre l’âme. Les soldats de la Passion, ayant en guise de casques de grasses marmites en tête, portaient des armures rouillées. Ils roulaient les yeux et se démenaient pour épouvanter la foule. Les saintes femmes, Marie, Madeleine (deux jeunes capucins déguisés), pleuraient, priaient, se prosternaient. Ange se laissait tomber ; à coups de fouet, on le relevait. La moralité parlante était que, le Christ ayant pardonné sa flagellation à Jérusalem, le roi pouvait bien aussi oublier que Paris lui eût donné les étrivières.

Dans la bande des apôtres, apparemment pour faire Judas, était un des premiers ligueurs, le président de Neuilly. Il venait là pour deux choses : voir ce que faisait le roi, le tâter, et par-dessous travailler contre lui la ville de Chartres, y raffermir les ligueurs. Ce bonhomme avait une chose excellente pour ce genre d’affaires, une sensibilité extrême et des larmes à torrents.

Dans un de ces messages au roi, Henri, le voyant « pleurer comme un veau », ne put s’empêcher de lui dire : « Eh ! pauvre sot que vous êtes, pensez-vous que, si vraiment j’avais tenu à vous faire pendre, le pouvoir m’en aurait manqué ?… Mais non, j’aime les Parisiens, malgré eux, et quoi qu’ils fassent. Qu’ils témoignent du repentir, je suis tout prêt à pardonner. »

Le chef-d’œuvre, pour Henri de Guise, c’était d’employer pour lui le parlement de Paris, qui le détestait. Comme il avait sous sa main la vieille machine à trahison, la reine mère, par elle il obtint une démarche du Parlement.

Le roi reçut la députation à merveille, et sembla plus occupé de s’excuser que d’accuser. Cela encouragea tellement, que les Seize et les nouveaux magistrats entreprirent de faire leur paix. Dans un acte où ils expliquaient les Barricades par la nécessité de sauver la foi catholique, ils proposèrent, au nom de Paris, des seigneurs des villes liguées, une réconciliation. Le roi fut tout miel. Il répondit qu’il ne songeait qu’à son bon peuple, qu’il avait déjà révoqué trente édits bursaux, qu’il détestait les hérétiques, voulait les exterminer, et que, pour mieux faire cette guerre sainte, il assemblerait le 15 août les États généraux.

C’était en réalité se livrer à ses ennemis, agir comme si les ligueurs eussent été vraiment fanatiques, fort inquiets de l’hérésie. Mais l’affaire était politique ; la Ligue, moitié lorraine, moitié espagnole, ne voulait du roi qu’une chose, lui arracher sa couronne. Par ce traité, il la donnait.

La peur explique sa conduite. Il avait emporté la peur de Paris, cette grande image de la furie du peuple. Il avait une peur nouvelle, l’apparition de l’Armada, qui, à ce moment, voguait à pleines voiles le long de nos côtes. Il avait peur de son gardien, d’Épernon, tellement haï, tellement compromettant, et hâte de s’en débarrasser. Il avait peur de son ami naturel et de son meilleur allié, le roi de Navarre, qu’il eût volontiers appelé, et qu’il faisait mine d’avoir en horreur. Enfin il avait son conseil, son cabinet plein de traîtres, tout au moins d’hommes équivoques, qui, plus qu’à moitié, étaient pour les Guises. Le chancelier Cheverny, créature de la reine mère, avait eu l’insigne honneur de marier une de ses parentes au frère du duc de Guise. Le secrétaire Villeroy, ennemi de d’Épernon, qui l’appelait le petit coquin et voulait le bâtonner, était de cœur avec la Ligue. La reine mère, qui était à Paris avec Guise, écrivait au roi des lettres trempées de larmes maternelles, le suppliant d’avoir pitié de lui-même, de ne pas se perdre.

On lui fit faire de très fausses démarches : par exemple, d’envoyer trois fois son médecin à Paris, puis Villeroy même. Plus il se montrait facile, et plus on devint exigeant.

On obtint aussi de lui qu’il se défît de son dogue, du seul des siens qui pouvait mordre, je parle de d’Épernon. Le roi lui dit qu’il fallait céder au temps, se retirer dans son gouvernement de Provence. Telle était sa docilité pour la Ligue, qu’il voulait que d’Épernon rendît tout ce qu’il conservait au roi : Metz, la grande position contre les Guises ; Angoulême, la communication avec le roi de Navarre ; la Normandie et Boulogne, c’est-à-dire la côte, le port, dont avait besoin l’Armada.

D’Épernon fut plus royaliste que le roi : il refusa Boulogne, Metz et Angoulême. Et tel était l’affaissement du roi, qu’on obtint de lui un ordre ambigu de fermer à d’Épernon cette dernière place, ou de l’arrêter s’il y était. Dépêché par Villeroy avec empressement, cet ordre fut si bien reçu des ligueurs de l’endroit, que d’Épernon faillit périr. Il n’échappa que par un miracle de courage et de présence d’esprit, enfin par l’approche d’un secours du roi de Navarre.

Henri III cédait, livrait tout, lorsque Paris, qu’on croyait tellement contre lui, tellement ligueur, faillit échapper à la Ligue. Le tiers parti, le Parlement qui en était la tête naturelle, s’était laissé enlever la prévôté, la magistrature municipale. Mais quand, du 1er au 4 juillet, les nouveaux prévôts et échevins procédèrent à l’épuration de la garde bourgeoise, firent déposer, comme hérétiques, tous les gens de robe, il y eut de grands murmures et résistance positive.

Le 5 juillet, le conseiller Legrand, capitaine de son quartier, ayant été déposé, sa compagnie refusa de marcher sous le nouveau capitaine. Le poste (c’était la porte Saint-Germain) resta fermé, faute de garde. Un mouvement pouvait avoir lieu si le Parlement eût été hardi. La bourgeoisie de Paris avait généralement pris les armes, et, en majorité immense, elle détestait ce monstre de la Ligue, chimère bizarre, mêlée de tant de choses, mais dans lequel, après tout, une était beaucoup trop claire, l’alliance du clergé et de l’Espagne, l’or, l’intrigue et la menace, l’insolence de l’étranger.

Les présidents du Parlement, mis en demeure de prendre initiative dans un moment si critique, se montrèrent d’abord fort timides. Ils parurent condamner la résistance. Ils déclarèrent « que, l’affaire semblant tendre à sédition, on en référerait à la reine mère et aux princes pour avoir règlement ». Aux princes, c’était dire aux Guises. »

Mais, quelle que fût la faiblesse, le tremblement visible de ces magistrats, Guise n’en abusa pas. Il se montra lui-même excessivement prudent. Il fit venir le conseiller capitaine, le pria de ne pas se mettre en danger, de donner sa démission. « J’en endure bien aussi, dit-il. Faites comme moi. Quand la colère de ces Parisiens sera un peu plus rassise, je donnerai bon ordre à tout ; et alors vous serez content, vous et tous les gens de bien qui vous ressemblent. »

La démission n’arrêta rien. L’indignation publique ne se cachait plus. On avait ôté l’épée à des magistrats, à des hommes connus, posés dans l’estime publique, et on l’avait confiée à des banqueroutiers, à des gens sans profession connue. Cette disposition des esprits enhardit le Parlement. « Le premier président, dit L’Estoile, parla longuement, librement et hautement, pour maintenir les vieux capitaines, casser les nouveaux. Plusieurs conseillers appuyèrent. Le cardinal de Bourbon parla contre, mais fort peu. Alors le duc de Guise, avec beaucoup de soumission et de révérence, supplia la cour de donner encore cela au temps et au public. » Le public était là en effet, le public des Espagnols, hurlant tout autour et près d’assommer le Parlement. Celui-ci se montra touché d’une prière si respectueuse et si bien appuyée du peuple, dont la voix est celle de Dieu.

Le même peuple, pour faire marcher droit le Parlement et l’empêcher de broncher, vint en masse le sommer de brûler un protestant depuis longtemps prisonnier ; autrement les bons catholiques se chargeaient de le faire eux-mêmes. Tout cela désavoué par la nouvelle administration de Paris. Mais la volonté était claire.

Il fallut faire quelque chose pour complaire à ce bon peuple. On avisa que, d’ancienne date, on avait condamné à Angers un certain Guitel. Il jurait qu’il n’était ni protestant ni chrétien, d’aucun culte. Il n’en fut pas moins à la Grève exécuté comme huguenot.

Donc, tout allait à merveille. La religion était satisfaite, le peuple vainqueur, tous d’accord. Il ne restait qu’à s’embrasser. Le 10 juillet, le roi signa ce qu’il appela son acte d’Union.

Chose plaisante et qui fit rire : il interdisait la Ligue, mais prescrivait l’Union.

Il garantissait l’union que ses sujets faisaient entre eux pour se défendre contre lui.

Les ligueurs y renonçaient aux alliances étrangères. Promesse menteuse s’il en fut.

Le roi, de dix manières diverses, promettait la même chose, de poursuivre à mort l’hérésie, d’exclure de sa succession tout prince hérétique.

Un article important était ajouté aux anciens traités. Nul désormais ne devait obtenir le moindre emploi que sur une attestation de son évêque ou de son curé. Article énorme qui, en réalité, mettait toutes les places aux mains du clergé, et de plus l’autorisait à se constituer partout comme une police, pour connaître les bons sujets et écarter les suspects.

Dans les articles secrets, il promettait de soumettre le royaume au pape, selon les règlements du concile de Trente, de livrer des places aux ligueurs, non seulement Orléans, Bourges, mais Montreuil, mais le Crotoy, tout près de Boulogne, mais Boulogne même, c’est-à-dire les ports de nos côtes que demandait l’Espagne.

Boulogne, que le duc d’Aumale n’avait pas pu arracher au lieutenant de d’Épernon, Boulogne, que le roi avait en vain prié d’Épernon de lui remettre, était livré cette fois, pris d’un trait de plume.

À ces articles terribles ajoutez les dons, non écrits, que l’on extorqua :

Mayenne, frère de Guise, aura l’une des deux armées contre les hérétiques.

Un frère de Guise aura le Lyonnais, — autrement dit donnera la main à la Savoie, et pourra lui ouvrir la France.

Un autre frère, le cardinal de Guise, sera légat d’Avignon ; le roi l’obtiendra du pape.

L’intime confident de Guise, Menneville, que plusieurs croyaient la tête même de la Ligue, entrera au conseil du roi avec l’archevêque de Lyon.

Le cardinal de Bourbon est déclaré le plus proche parent du roi. Exclusion implicite du roi de Navarre.

Guise lui-même aura le commandement général des armées, avec la justice et la police militaires, comme les avait le connétable.

Le roi n’avait plus rien à donner en ce monde. Il ne lui restait guère que son corps et sa personne. On voulait qu’il la livrât, qu’il allât montrer dans Paris sa face souffletée et se prêter aux nasardes. C’est ce que vint lui demander la reine mère le 1er août, en lui présentant le cardinal de Bourbon et le duc de Guise. Le roi les embrassa tendrement en souriant, mais refusa leur requête.

Alors la bonne Catherine se mit à verser des larmes (ce qui lui arrivait souvent, car elle était fort sensible) : « Comment, mon fils ! que dira-t-on de moi ? et quel compte pensez-vous qu’on en fasse ? Serait-il bien possible que vous eussiez changé tout d’un coup votre naturel si enclin à pardonner ? »

Mais lui, quand il la vit pleurer, cela le fit rire : « C’est vrai, madame, mais qu’y faire ? C’est ce méchant d’Épernon qui m’a tout changé et gâté mon naturel. »

Cette gambade disait assez à la vieille qu’il n’était pas dupe. Il avait eu de fréquentes occasions d’expérimenter combien (même pour lui) elle était fausse, perfide et malfaisante. En 1587, au départ des Allemands, elle avait dit, avec la Ligue, que son fils eût pu les détruire et qu’il ne l’avait pas voulu. Aux Barricades, elle lui avait donné le conseil singulier d’aller trouver les ligueurs, c’est-à-dire de se livrer. Et, ici, soufflée par Guise, elle lui conseillait encore de se jeter dans le guêpier.

Il la connaissait dès lors. Il l’eût haïe s’il eût eu la force de haïr personne. Mais il la méprisait à fond, n’ayant vu personne de plus méprisable ni de plus semblable à lui.