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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 4

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Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 51-61).

CHAPITRE IV

La Ligue aux États de Blois. (Août-décembre 1588.)

L’article où la Ligue renonçait aux alliances étrangères, quoiqu’il ne fût pas sérieux, parut à Philippe II une trahison de Guise, une violation du traité fait avec lui en avril. Le 26 juillet, ab irato, il écrivit à Henri III qu’il lui donnerait du secours.

Guise avait voulu s’expliquer, se justifier auprès de l’Àragonais Moreo, l’agent qui avait traité avec lui. Moreo ne voulut pas l’entendre. Alors il écrivit directement à Philippe II (24 juillet) une lettre humble où il lui disait que tout s’était fait pour l’honneur de Dieu. Philippe ne daigna répondre.

C’était le moment critique de l’Armada. L’ambassadeur Mendoza croyait fermement qu’elle avait vaincu ; il avait fait imprimer toute la victoire à Paris, était parti pour Chartres en poste, et, avant tout, avait été à la cathédrale remercier la Vierge Marie. De là, en allant à l’évêché, où logeait le roi, il disait aux gentilshommes avec une emphase espagnole : « Victoria ! victoria ! » Il entra ainsi et montra au roi une lettre qui lui arrivait de Dieppe. Mais le roi lui montra une autre lettre qui disait que les Anglais avaient canonné l’Armada, coulé douze vaisseaux et tué cinq mille hommes ; qu’il n’y avait plus à songer à débarquer en Angleterre.

Mendoza ayant de la peine à digérer la nouvelle, le roi lui montra en sus deux ou trois cents forçats turcs d’un vaisseau castillan échoué à Calais qu’on venait de lui envoyer. Mendoza veut qu’on les lui livre. Le roi répond doucement qu’il faudra en délibérer. L’Espagnol, fort irrité, va trouver Guise, qui l’appuie. Ces pauvres diables se trouvèrent placés en haie sur les degrés où le roi devait passer pour aller à la messe. Ils se jettent à genoux, et crient tant qu’ils peuvent : « Misericordia ! » Le roi les regarde et passe. Au conseil, on décida que ce n’étaient pas des Espagnols, mais des prisonniers, des esclaves ; qu’en France on ne connaît pas d’esclaves, qu’en touchant la France on est libre ; donc qu’on les rendrait au sultan, allié du roi, et qu’au départ chacun d’eux recevrait un écu en poche.

Ce conseil fut comme un tournoi préalable avant la bataille, où l’on connut bien les ligueurs. Le duc de Nevers et Biron emportèrent cette décision.

Les effets de la grande déroute furent sensibles à l’instant même. Mendoza revint à Guise, lui promit secours. Guise en remercie Philippe II le 5 septembre, dans une lettre où il épuise toute la langue française pour l’assurer de son dévouement. Philippe, dès le 22 août, probablement du jour même où il apprit le désastre, avait écrit à Mendoza que Guise pouvait se justifier de l’Union en rompant avec le roi. Si l’Armada était battue, Farnèse était là tout entier, avec ses trente mille Espagnols, qui pouvait mettre un poids énorme dans les affaires de France.

Le premier service que Guise rendit à Philippe II, ce fut d’attacher à la Ligue un certain Balagny, que la reine mère avait placé à Cambrai pour lui garder cette place, prise autrefois par son fils Alençon. Entre les mains d’un ligueur, Cambrai ne pouvait manquer de revenir bientôt à l’Espagne.

Sur la même frontière du Nord, le roi avait donné au duc de Nevers la Picardie, que réclamait de longue date le duc d’Aumale. M. de Nevers passant par Paris, le prévôt des marchands et les Seize vinrent à son hôtel, et, au nom de la ville, au nom de la Ligue, lui défendirent d’y songer.

Quoiqu’il fût stipulé dans le traité qu’on rendrait la Bastille au roi, on se moqua de cet article. On maintint dans la forteresse l’un des chefs, le fameux procureur et escrimeur Leclerc, le plus violent des Seize.

Ce qui ne fut pas moins sensible au roi et lui démontra son néant, ce fut la défense que la Ligue fit au Parlement de vérifier les lettres royales données au comte de Soissons, fils du prince de Condé, pour le laver d’avoir porté les armes avec les hérétiques. Le peuple s’y opposa, disant qu’un tel péché exigeait que le comte allât à Rome. Guise tenait extrêmement à ce qu’il ne fût pas réhabilité et restât incapable de succéder à la couronne, comme fauteur d’hérésie.

De plus, Guise aurait voulu que son fils épousât la nièce du pape. Et le roi la demandait pour le comte de Soissons.

Sur toute et chacune chose, Guise se trouvait ainsi en face du roi. Il paraissait déterminé à le pousser à l’extrême. Le mouvement, comprimé, mais très significatif de Paris contre la Ligue, l’obligeait d’achever le roi, dût-il lui-même tomber sous l’influence espagnole. Sans doute aussi il la craignait moins depuis cette grande catastrophe de l’Armada. Philippe restait puissant et redoutable ; mais ce n’était plus ce Dieu, ce Jupiter, ou ce Pluton, ce terrible démon du Midi, qui semblait tenir ou fermer à son choix l’outre des tempêtes.

L’élection des États fut travaillée par toute la France avec une furie extraordinaire. Le mot d’ordre était donné. On ne voulut pas de ligueur modéré, mais seulement les emportés, les casse-cous de la faction. Le tiers parti, épouvanté, ne savait que dire. À Chartres même, sous les yeux du roi, un seigneur, l’homme de la Ligue, effrayait les royalistes des plus terribles menaces. L’épée ne tenait à rien ; et, derrière l’épée, c’était le bâton de la populace soldée par les prêtres ; et, derrière la populace, c’était l’Espagnol, les trente mille hommes de Farnèse, prêts à renouveler en France, dans chaque ville, le sac d’Anvers.

Pas un des élus n’était homme connu, sauf quelques-uns dans la noblesse. C’était généralement la basse bourgeoisie, inepte et envieuse du voisin, laquelle, flattée par les seigneurs, eût fait des crimes pour eux.

Qu’étaient, que voulaient ces États qui venaient, disaient-ils, au secours de la religion catholique ? Pouvaient-ils se tromper eux-mêmes ? Mais le roi venait justement de leur ôter tout prétexte. Il envoyait deux armées contre l’hérésie, l’une sous le frère même de Guise, l’autre sous le duc de Nevers. Guise et Nevers, c’était également la Saint-Barthélemy.

S’il y avait dans les députés quelques hommes de bonne foi, il faut croire que la passion les rendait à moitié fous. Le programme qu’on leur apporta de la part des Seize ne porte pas le cachet de l’huissier, du procureur, des Leclerc et des Marteau. Il rappelle bien plutôt l’hypocrisie avec laquelle nous avons vu l’Espagne attester à Trente, à Rome et partout, la liberté qu’elle écrasait ; il rappelle le courage du clergé lorsque, prié d’aider l’État (mai 1561), il refusa héroïquement au nom de la liberté.

Ce programme, rédigé certainement par les Jésuites sur la table de Mendoza, propose à la France d’imiter les nobles libertés castillanes, les assemblées des Cortès (blessées à mort par Charles-Quint et poursuivies au moment même par Philippe II en Aragon).

Voyez l’Angleterre, disait-on, voyez la Pologne : les États y gouvernent tout.

Sublimes docteurs du mensonge ! Combien leur cachet est reconnaissable ! Et qui jamais put espérer d’en approcher dans le faux ? Ces libres États, sortis de la nationalité et défense de la patrie, ils les attestaient ici pour espagnoliser la France et pour étrangler la patrie.

Revenons. L’assemblée se caractérisa en nommant président du clergé le cardinal de Guise, un furieux ; président du Tiers-état l’un des Seize, La Chapelle-Marteau, l’organisateur du comité de la Ligue, que la révolte avait fait prévôt des marchands. Enfin la noblesse fut présidée par l’homme des Barricades, le jeune Brissac, ennemi personnel d’Henri III.

Avant même d’exister, je veux dire d’être constitué, le Tiers dit toute sa pensée : supprimer l’impôt, désarmer le roi.

Tout impôt établi depuis 1576, supprimé. Et cependant la valeur de l’argent ayant infiniment changé, il avait bien fallu que l’impôt montât avec tout le reste.

La seconde pensée des États fut de censurer la tolérance du roi. Le jeune Brissac le tint sur la sellette et le chapitra, comme un maître d’école flagelle l’enfant de paroles avant de lui donner le fouet. Plusieurs mots sentaient le sang. « Longue patience méprisée est cause de rigueur sans pitié. »

J’ai besoin de rappeler que ces violentes plaintes sur la tolérance du roi s’adressent au pénitent des Jésuites, au confrère des flagellants, à l’homme qui conseilla la Saint-Barthélemy !

Du reste, pourquoi un roi ? Il suffit de l’ambassadeur d’Espagne pour gouverner la république française. La situation rappelle et rappellera de plus en plus la misérable Pologne de la fin du siècle dernier, lorsque l’ambassadeur russe, le sauvage Repnin, régnait sur le roi avec un mélange bizarre de violence et de ruse, d’hypocrisie et de fureur.

L’ancienne Rome avait dix tribuns du peuple ; la France va en avoir mille, sous le nom de syndics. Des syndics de bailliages à ceux de provinces, et de ceux-ci au syndic général qui suivra le roi et le gardera à vue, tout se tient, tout se lie. La tête du système est le protecteur étranger.

On refusait l’impôt, on exigeait la guerre, on forçait le roi à la commencer en disant cette parole (contre le roi de Navarre) : Jamais roi, ayant été hérétique, ne vous gouvernera. »

« Et pourtant, disait Henri III, quand il ne s’agirait que d’une succession de cent écus, encore serait-il juste de s’expliquer avec lui, de savoir ce qu’il pense, s’il ne veut pas se convertir ! »

Il faisait venir les députés, s’humiliait, leur parlait avec respect, componction : « Je le sais, messieurs, peccavi, j’ai offensé Dieu, je m’amenderai, je réduirai ma maison au petit pied. S’il y avait deux chapons, il n’y en aura plus qu’un. Mais comment voulez-vous que je revienne aux tailles de ce temps-là ? Comment voulez-vous que je vive ? Refuser l’argent, c’est me perdre, vous perdre, et l’État avec nous. »

Les soufflets tombaient comme grêle. L’un disait, comme cette vieille de l’antiquité à Trajan : « Alors, ne soyez donc point roi. » L’autre : « Ses paroles ne sont que vent. » Le roi faisait la sourde oreille.

Il était pris par la famine. Ses gardes n’étaient plus payés. Ses quarante-cinq gentilshommes allaient chercher condition. Cour solitaire, froide cuisine, visages allongés. Dans cette extrémité, il s’adressa à Guise lui-même, le pria de prier pour lui. Guise en effet intercéda, mendia pour le roi. Mais les ligueurs étaient incorruptibles ; ils refusaient sèchement. Guise riait. Un autre disait : « La marmite du roi est renversée, messieurs ; allons, faites-la donc bouillir. »

Il n’y avait eu rien de pareil depuis Chilpéric. Le négociateur Schomberg, ami de Guise, homme de grande expérience, lui dit qu’il risquait gros de pousser un homme à ce point-là ; qu’il n’y a bête si lâche qui, tellement mordue, ne se retourne sur la meute. Guise allait son chemin. Il croyait, tous croyaient que le roi, n’étant plus un homme ni un mâle, pleurerait, projetterait, mais n’aurait jamais la résolution, la pointe, le tranchant. L’ambassadeur de Savoie écrivait : « Le duc sera toujours à temps pour le prévenir. » Le Vénitien Morosini, légat du pape et ami d’Henri III, en écrivait autant à Rome.

Guise tenait le roi de très près, logeant dans le château ; et, comme grand maître, il en avait les clefs. Son intériorité intime, les moindres détails de sa vie, toutes les petites misères qu’on cache, Guise les savait heure par heure. Comment ? Parce qu’il avait la vieille mère et était étroitement ligué avec elle. Elle était logée sous le roi, à même de se faire tout dire, d’entendre même ses démarches et le bruit de ses pas. Elle lui en voulait beaucoup en ce moment pour la seule chose sage qu’il eût faite en sa vie. Avant l’ouverture des États, il avait renvoyé tout son conseil, tous les hommes de sa mère, spécialement ses deux âmes damnées, le petit coquin Villeroy, et le très douteux Cheverny, qui avait une parente mariée chez les Guises. À la place, il fit venir des inconnus, l’avocat Montholon, Ruzé, jadis son homme d’affaires, et un certain Révol, que d’Épernon lui avait désigné comme un homme sûr. Ces braves gens étaient trop subalternes, trop peu fins pour flairer les choses. Dès lors, il était comme seul.

Il arrive aux mourants d’avoir des moments très lucides ; il avait compris un peu tard que sa vraie plaie était sa mère, et que c’était d’elle surtout qu’il fallait se cacher. Il s’enfermait pour ouvrir les dépêches. Elle ne savait rien, ne pouvait plus rien dire aux Guises, n’était plus importante. Elle en était malade. D’autant plus entrait-elle dans le complot général pour réprimer la révolte du roi. Elle voulait ressaisir le conseil, y remettre ses hommes, et, par eux, continuer son rôle de négociatrice éternelle et d’entremetteuse.

Pris ainsi de partout, n’ayant plus même son logis, comme un lièvre entre deux sillons, le roi devint très clairvoyant et plein de stratégie. La peur fut pour lui un sixième sens. Il avait l’oreille dressée, était attentif à trois choses :

1o À Rome. Il caressa le vieux Sixte par un grand mariage d’un prince du sang pour sa nièce, et il en tira un bon légat, partial pour lui. C’était le Vénitien Morosini. Henri III adorait Venise et en était aimé. Un tel légat pouvait le servir fort s’il en venait à tuer Guise.

2o Le plus beau eût été de le faire tuer par les siens. Le roi ne fut pas loin de croire qu’il aurait cette joie. Pour une affaire de femme, Guise et son frère Mayenne tirèrent l’épée ; ils étaient sur le terrain quand Mayenne jeta la sienne. Telle était cette race lorraine, que tous étaient envieux de tous. Les frères de Guise et ses cousins le jalousaient à mort, le dénonçaient au roi, ne cessaient de lui dire que Guise lui jouerait un mauvais tour.

3o Le roi n’était pas sûr que le pape le soutiendrait contre Guise et l’Espagne. Aussi, en regardant de ce côté à droite, il regardait à gauche vers le roi de Navarre et l’Angleterre. L’affaire de l’Armada prouvait que l’Angleterre pouvait faire la balance. Quelqu’un venant lui dire qu’un homme du roi de Navarre (c’était Sully) était dans Blois, vite il le fit venir, mais bien secrètement. Il lui dit qu’il ne demandait pas mieux que de donner la main à son maître. Mais comment ? Il était captif. Guise vivant, il ne pouvait rien.

Une lueur d’espoir vint. Le duc de Savoie s’était emparé du marquisat de Saluces, du peu que nous avions encore en Italie, et cela par un frère de Guise (frère de mère), devenu général de Savoie.

La France, au bout d’un siècle, enfin chassée de l’Italie ! bravée par un si petit prince ! Cruelle injure ! Pour qu’on la sente mieux, le Savoyard en frappe une médaille, le centaure (franco-italien) qui, du pied, foule la couronne de France.

Cela fut amèrement senti. Ce singulier pays de France, qui parfois ne sent rien, puis est sensible tout à coup, avait fait peu d’attention à la conduite des ligueurs à Boulogne, à Calais, au Havre, dans le moment si grave du passage de l’Armada. Nos ports ouverts à l’Espagnol, c’était bien autre chose que cette petite et lointaine affaire de Saluces, question surtout de vanité. Celle de la noblesse s’éveilla, s’indigna ; elle en voulut à Guise, qu’elle croyait auteur de la chose.

Loin de là, l’affaire de Saluces, brusquée sans son avis, le contrariait réellement. Il n’y trouva remède, sinon de dire que c’était le roi qui avait tout fait, qui conspirait contre lui-même, livrait ses places. Mais lui, Guise, allait les reprendre « aussitôt que l’hérésie serait extirpée en France ». À quoi le Savoyard fit une étrange réponse et qui étonna tout le monde : « Qu’il était prêt de mettre tout dans les mains du frère de M. de Guise. »

Mot terrible qui porta un grand coup à sa popularité et le montra tout Espagnol. Mot précieux pour Henri III. Il crut que son homme était mûr et qu’on pouvait le tuer.