Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 5
CHAPITRE V
Le 30 novembre, sur les quatre heures du soir, un fait singulier arriva. Les pages et domestiques, bruyants, malfaisants, ferrailleurs, qui attendaient leurs maîtres dans les cours, passaient leur temps à se battre. Mais, ce jour-là, ce fut une bataille en règle ; les pages royalistes et les pages guisards se poussèrent l’épée à la main ; il y eut des morts et des blessés. Le bruit alla jusqu’à la ville ; on y crut que les princes se massacraient et se taillaient en pièces. Le cardinal de Guise, qui logeait en ville, jeta son habit de prêtre et marcha sur le château avec ses bandes. Le duc de Longueville et le maréchal d’Aumont vinrent pour sauver le roi. Les ligueurs des États vinrent aussi, l’épée nue. Au château, il y eut panique. On se battait dans l’antichambre du roi. Il endossa la cuirasse et sortit de son cabinet. Guise ne bougeait pas. Il était chez la reine mère et jasait avec elle, disant toujours froidement : « Ce n’est rien. » Ses gentilshommes venaient voir s’il donnerait un signe, et se demandaient ce qu’il fallait faire. Ils le trouvaient toujours les yeux baissés et tournés vers le feu. Enfin Crillon s’indigna et, avec les gardes, finit la ridicule affaire. On fit rengainer ces héros, et on mit à l’ordre du jour que ceux qui bougeraient auraient la prison et le fouet.
On avait cru que Guise n’eût pas été fâché si le roi était tué par hasard. Mais savait-il ce qu’il voulait ? Il était très flottant, ennuyé, dégoûté. Au dehors, l’Espagne le ménageait peu, ayant poussé le Savoyard à contre-temps, et l’ayant compromis. Au dedans, la noblesse devenait froide. Paris n’était pas sûr. Les États ne se hâtaient pas de le faire nommer connétable.
Qui était sûr ? Pas même la famille. Son frère Mayenne, qui avait occupé Lyon et voulait le garder, se rapprocha du roi, et reçut amicalement le Corse du roi, Ornano, homme d’exécution, qui conseilla la mort de Guise. La sœur du duc d’Elbeuf, duchesse d’Aumale, alla publiquement le dénoncer au roi. Le maréchal d’Aumont, allié (par mariage) des Guises, était un fervent royaliste. Guise, pour le gagner, lui avait offert la Normandie, qu’avait le duc de Montpensier, espérant les brouiller et les opposer l’un à l’autre. Il voulait lui signer la promesse de son propre sang, dépouilla son bras jusqu’au coude, et tira son poignard pour se saigner. D’Aumont n’en fut pas dupe ; il l’arrêta et dit tout au roi.
Guise commençait ainsi à être connu, et on ne se fiait guère à lui. Il visait toujours à brouiller. Il était non seulement dissimulateur et menteur, mais inventeur aussi et riche en fictions, soutenant un premier mensonge par un autre et ne tarissant plus. Pris sur le fait, il se justifiait aux dépens de ses amis. Cela lui avait ôté beaucoup d’hommes. Les dames, il est vrai, ne l’en aimaient que plus pour ces petites scélératesses ; parmi elles, c’était un proverbe, la malice de M. de Guise.
Cette malice avait été parfois quelque peu loin. Sans parler de la petite malice de la Saint-Barthélemy, des affaires de Salcède et autres assassins d’Alençon, d’Orange ou Navarre, il usait largement d’une liberté qu’on avait en ce siècle, de faire tuer en duel ceux qu’on n’assassinait pas. Les duels à mort des premiers mignons ne furent nullement des hasards.
L’homme qu’on voulait tuer en duel à ce moment, et que l’on commençait à picoter, c’était un bien petit favori, le Gascon Longnac, capitaine des quarante-cinq. Déjà un des bâtards des Guises le cherchait et le provoquait, tâchait de le faire dégainer.
Le 18 décembre, toute la cour étant en fête chez la reine mère pour un mariage, le roi, espérant être moins espionné, fît venir deux personnes qui passaient pour sûres et honnêtes, le maréchal d’Aumont et M. de Rambouillet, homme de robe, qui avait montré de la fermeté à Chartres, et s’était fait élire malgré la Ligue. Il leur dit qu’il ne pouvait plus souffrir les bravades du duc de Guise, et que le duc ou lui mourrait.
L’homme de robe, un peu étonné, dit qu’il fallait lui faire son procès. Le roi haussa les épaules : « Et où trouverez-vous des témoins, des gardes, des juges ? » Le maréchal dit : « Il faut le tuer. »
Le roi fit entrer Ornano et le frère de Rambouillet, qui furent de l’avis du maréchal.
L’homme le plus brave qu’il eût était Crillon. Il le fit venir. Mais le bon capitaine dit qu’il y avait répugnance, que ce genre de besogne ne convenait pas « à un homme de sa condition », mais qu’il serait charmé de le tuer en duel.
On approchait de la Noël, et chacun était en dévotion. Le 21 décembre, jour de la Saint-Thomas, le duc suivit le roi, pour vêpres, à la chapelle du château, et lut pendant l’office. Le roi, qui l’avait vu, lui dit à la sortie : « Vous avez été bien dévotieux. » Le duc avoua que c’était un pamphlet huguenot, une satire contre le roi, et il voulait l’obliger de la lire.
Il suivit le roi au jardin, et là le mit au pied du mur, lui disant que, puisqu’il n’était pas assez heureux pour avoir ses bonnes grâces, il le priait de recevoir la démission de ses charges et se retirait chez lui ; en d’autres termes, partait pour déchaîner la guerre civile.
Le roi le pria fort d’y penser, et fit bonne mine ; mais, rentrant dans sa chambre, il exhala son désespoir, sa fureur, jeta son petit chapeau. Guise le sut un quart d’heure après, et, le soir, un conseil se tint pour savoir ce qu’on devait faire. Guise leur dit les avis qu’il avait, qu’il était perdu s’il ne se sauvait.
Il y avait là son frère, le bouillant cardinal de Guise, l’archevêque de Lyon, le vieux président de Neuilly, Marteau, le prévôt des marchands, et la fine pensée de la Ligue, le froid et rusé Menneville.
M. de Lyon, qui allait être cardinal, mais qui eût manqué le chapeau si l’on eût lâché prise, se montra le plus brave. Il dit qu’il fallait passer outre. Qui quitte le jeu perd la partie. Comment revenir jamais à ce point si difficile qu’on avait gagné, d’avoir des États tout ligueurs ? Le roi y songera plus d’une fois et sera sage ; il ne voudra pas se perdre en faisant une folle tentative sur M. de Guise.
Le président Neuilly, qui larmoyait toujours, pleura et bavarda pour les deux avis à la fois : « Si vous vous perdez, monsieur, nous sommes perdus… — Oui, je suis bien d’avis de passer outre… Mais surtout prenez garde à vous. » C’était après souper, et le vieillard était plus tendre encore qu’à l’ordinaire.
Marteau dit rudement : « Nous sommes les plus forts, nous ne devons rien craindre. Néanmoins il ne faut pas se fier ; il faut prévenir. » Comment ? Il ne le disait pas.
Menneville, impatienté, sortit de son caractère ; il jura, il dit : « M. de Lyon n’y entend rien. Il parle du roi comme d’un sage, d’un prince bien conseillé. Mais c’est un fou… Il n’aura pas de prévoyance et pas d’appréhension. Il exécutera son dessein. Il ne fait pas bon ici, point sûr. Il nous faut nous lever, et agir avant lui. »
Guise dit : « Menneville a raison, et plus que tous les autres… Néanmoins, au point où sont les affaires, quand je verrais entrer la mort par la fenêtre, je ne fuirais pas par la porte. »
Il répondait ainsi à ce qu’on ne disait pas. Marteau et Menneville ne proposaient pas de fuir, mais d’agir, apparemment de susciter un mouvement dans les États pour s’emparer du roi et le lier décidément.
Guise n’était pas en train d’agir. Il n’avait pas grand espoir. Il était fatigué de lui-même et de son rôle, et fatigué de ses amis.
Il était malin comme un singe, menteur comme un page, mais peu propre à l’hypocrisie. La pesante tartuferie espagnole, la cafarderie monastique, la dévotion de cabaret des bas ligueurs, lui avaient donné la nausée. Il avait eu un grand malheur pour un chef de parti, c’était de voir son parti à plein, au grand jour et sans ombre.
Son élégance princière et son insolence intérieure l’éloignaient des petites gens, et il avait horreur de se remettre à toucher les mains sales. Le célèbre Montaigne, très fin observateur, qui avait fort connu Guise et le roi de Navarre, disait au jeune De Thou que le premier n’était guère catholique, et le second guère protestant. Guise, s’il n’eût été condamné dès l’enfance au rôle de chef des catholiques, aurait incliné plutôt à la religion des reîtres du Rhin, à la confession d’Augsbourg, que son frère et son oncle, le cardinal de Lorraine, avaient un moment paru adopter.
De Thou, dans ses Mémoires, apprend une chose curieuse. Comme il passait à Blois, l’entremetteur Schomberg lui demanda pourquoi, après avoir présenté ses hommages au duc, il s’en allait si vite. Le jeune magistrat répondit avec de grands respects pour la personne de Guise, mais avoua franchement qu’il s’éloignait parce que, autour de lui, il ne voyait presque que des gens ruinés et des coquins. Schomberg le dit à Guise, qui n’y contredit pas. « Que voulez-vous ? dit-il, j’ai toujours perdu mes avances auprès des honnêtes gens. Il me faut des amis, et je prends ce qui vient à moi. »
Cet indigne entourage le condamnait à chaque instant à plaider de mauvaises causes, à appuyer des scélérats. Par exemple, à ce moment même, il soutenait un La Motte-Serrant, horrible brigand de château, qui faisait métier d’enlever et de mettre chez lui dans des basses-fosses tout ce qu’il trouvait de gens aisés ; il les disait protestants et les faisait mourir de faim, les torturait, pour les faire financer. Le grand prévôt du roi, Richelieu, voulait aller lui faire visite et informer. Mais le coquin s’était donné à Guise, et, sans même se présenter, il avait obtenu par lui une évocation qui réservait l’affaire au Conseil même, autrement dit, la mettait à néant.
Avec une telle cour et de tels amis, Guise ne se sentait pas bien et n’était pas son propre ami. Il tâchait d’oublier. Il ne buvait pas ; il cherchait une autre ivresse, qui n’est pas moins funeste. Il prenait par derrière, mais sans trop de mystères, les distractions mondaines, qui ne se présentaient que trop. Les dames, toujours trop tendres pour l’homme du jour, avaient trop de bontés pour lui. À son néant moral s’ajoutaient les fatigues de ses campagnes nocturnes, souvent des défaillances. Comme d’autres beaux de l’époque, il portait sur lui un drageoir pour prendre quelque chose et se raffermir le cœur quand ces faiblesses le prenaient.
Sa grande affaire à ce moment (dont il n’entretenait pas son conseil), c’était madame de Noirmoutiers, nouvelle et charmante aventure, dont il était enveloppé. Cela l’enracinait à Blois et dans ce fatal château. Il voyait fort bien chaque jour qu’il fallait s’en aller, et plus tôt que plus tard. Chaque nuit, il disait : « Pas encore. »
Le médecin du roi, Miron, raconte, après l’avoir ouï d’Henri III peu après l’événement, que le 22 décembre Guise avait pris son parti, et, dans une scène violente, donné une démission définitive, dit qu’il partait le lendemain.
De sorte que ce fut lui qui fixa le roi, flottant encore, et le força d’agir.
La chose n’était pas aisée, parce qu’il ne venait que fort accompagné, et que tout son monde entrait jusqu’à la chambre du roi. Celui-ci était donc obligé de se confier à beaucoup de gens, et aussi de prendre un jour de conseil, parce que, le conseil se tenant dans une grande pièce de passage entre l’escalier et l’antichambre du roi, Guise était obligé, ces jours-là, de laisser son monde au haut de l’escalier, de rester isolé. Si alors le roi l’appelait chez lui, il devait se trouver séparé par deux pièces (celles du conseil et de l’antichambre) de ceux qui l’auraient défendu.
Le roi, comme on a vu, s’était ouvert à Crillon, qui se chargea de garder les dehors et de fermer à temps les portes du château. Il fit venir Larchant, capitaine des gardes, et lui dit de se mettre sur le passage de Guise avec une requête pour le payement des gardes, de manière à l’isoler de sa suite.
Puis il avertit le conseil que, le lendemain, il voulait de bonne heure tenir conseil, expédier les affaires et emmener tout son monde à une petite maison près Notre-Dame-des-Noyers, au bout de la grande allée, où il voulait faire ses dévotions et préparer son Noël. Il ordonna que son carrosse l’attendît le matin à la porte de la galerie des Cerfs. Entre dix et onze heures du soir, il s’enferma dans son cabinet avec M. de Termes, parent du duc d’Épernon. À minuit, il lui dit : « Mon fils, allez-vous coucher, et dites à l’huissier Du Halde qu’il ne manque pas de m’éveiller à quatre heures, et vous-même trouvez-vous ici. » Puis il prit son bougeoir et alla coucher chez la reine.
Pendant ce temps, Guise soupait. En un moment, il lui vint jusqu’à cinq avis. Et il était déjà couché (chez sa maîtresse), qu’il lui en venait encore. « Ce ne serait jamais fini, dit-il, si on voulait faire attention à tout cela. » Il fourra le dernier sous le chevet et renvoya l’avertisseur : « Dormons, et allez vous coucher. » Il faisait ainsi le brave pour rassurer sa dame, ne pas gâter sa nuit d’adieux. Au souper, il avait été (comme parfois on l’est devant les femmes) insolemment audacieux, rejetant sous la table un des billets mystérieux où il avait écrit : « Il n’oserait. » Ce qui n’était pas mépriser seulement le péril, mais le provoquer.
De qui venaient ces billets ? On ne le sait. Mais l’homme de la reine mère, Cheverny, retiré chez lui, avait dit à De Thou : « Le roi le tuera. » La reine mère elle-même, qui connaissait très bien son Henri III et le savait frère de Charles IX, elle qui, de son lit, suivait de près les choses par la domesticité et voyait à travers les murs, elle dut apprécier les nuances de chaque jour, les degrés successifs de désespoir et de fureur, deviner le moment où la corde devait casser.
Quatre heures sonnent. Du Halde s’éveille, se lève et heurte à la chambre de la reine. Demoiselle Louise Dubois de Prolant, sa première femme de chambre, vient au bruit, demande ce que c’est. « C’est Du Halde ; dites au roi qu’il est quatre heures. — Il dort et la reine aussi. — Éveillez-le, répondit Du Halde ; il me l’a commandé, ou je heurterai si fort que je les éveillerai tous deux. » Le roi, qui ne dormait point, ayant passé la nuit en belles inquiétudes, entendant parler demande à la demoiselle ce que c’est. « Sire, dit-elle, c’est M. Du Halde qui dit qu’il est quatre heures. » — « Prolant, dit le roi, mes bottines, ma robe et mon bougeoir. » Il se lève, et, laissant la reine dans une grande perplexité, va en son cabinet, où étaient déjà le sieur de Termes et Du Halde, auquel le roi demande les clefs des petites cellules qu’il avait fait dresser pour des capucins ; les ayant, il y monte, le sieur de Termes portant le bougeoir. Le roi en ouvre une et y enferme le sieur Du Halde et successivement les quarante-cinq qui arrivaient ; puis les fait descendre en sa chambre.
« Surtout, disait le roi, ne faisons pas de bruit, de peur que ma mère ne s’éveille. »
Il était ému, comme on pense, et fort capable d’émouvoir, pâle et misérable figure qui priait, mendiait. Il leur dit qu’il était perdu si le duc ne périssait ; qu’il était arrivé au bout ; prisonnier dans sa maison, n’ayant plus rien de sûr, à peine son lit ; qu’il avait toujours compté sur leur épée et fait pour eux tout ce qu’il avait pu, mais qu’il ne pouvait plus rien, et qu’ils allaient être cassés… Que cependant il était roi, avait droit de vie et de mort, et leur donnait droit de tuer.
Toutes ces têtes gasconnes prirent feu. Ils ne se plaignirent que d’attendre. Un Périac, frappant de la main contre la poitrine du roi : « Cap de Jou ! Sire, je bous le rendrai mort. »
Ils parlaient si haut et si fort, que le roi en eut peur. Il tremblait, disait-il toujours, d’éveiller la reine mère.
« Voyons, dit-il tout bas, voyons d’abord qui a des poignards. » Il s’en trouva huit ; celui de Périac était d’Écosse. Le capitaine Longnac prit seulement ceux-là qui étaient au complet, ayant le poignard et l’épée. Il les plaça dans l’antichambre. Et les autres furent mis ailleurs.
Le roi, dans son cabinet même, garda son Corse, et une lame de première force, le Gascon La Bastide, avec le secrétaire Révol, homme d’Épernon. Le parent d’Épernon, le comte de Termes, se tint dans la chambre pour être sûr que le roi ne changerait pas de résolution. Il n’y songeait point. Il était préparé à tout, bien décidé et confessé ; il avait eu l’attention d’avoir son aumônier dans un cabinet pour mettre ordre à sa conscience.
Tout cela ne prit pas beaucoup de temps, de sorte qu’il resta une assez longue attente à ne rien faire. Le roi allait, venait et ne pouvait durer en place. Parfois il entr’ouvrait la porte et passait la tête dans l’antichambre, disant aux huit : « Surtout n’allez pas vous faire blesser ; un homme de cette taille-là peut se défendre… J’en serais bien fâché. »
Le conseil, à cette heure si matinale, ne se forma pas vite. Les royalistes arrivèrent bien, et, avant le jour, les cardinaux de Vendôme et de Gondi, les maréchaux d’Aumont et de Retz, d’O et Rambouillet. Mais les autres, M. de Lyon et le cardinal de Guise, arrivèrent tard. Et l’on ne voyait pas le duc, quoique logé dans le château.
Il faisait un fort vilain jour d’hiver, très bas et très couvert ; il plut du matin jusqu’au soir. Il n’était pas loin de huit heures quand on osa frapper pour éveiller Guise. Les adieux avaient été longs. Il passa à la hâte un galant habit neuf de satin gris, et, le manteau sur le bras, se rendit au conseil. Dans la cour, et sur l’escalier, sur le palier, partout, il rencontra nombre de gardes, dont il s’étonna peu, averti de la veille, par leur capitaine Larchant, que ces pauvres diables viendraient le prier d’appuyer au conseil leur requête pour être payés. Larchant, qui était malade, maigre à faire peur, faisant d’autant mieux son personnage de mendiant, disait d’une voix lamentable : « Monseigneur, ces pauvres soldats vont être obligés, sans cela, de s’en aller, de vendre leurs chevaux ; les voilà perdus, ruinés. » Tous le suivaient, le chapeau à la main.
Il promit poliment, passa. Mais, lui entré et la porte fermée, la scène changea derrière lui. Les gardes nettoyèrent l’escalier des pages et de la valetaille, et s’assurèrent de tout. Crillon ferma le château.
Le secrétaire du duc, Péricard, eut la présence d’esprit de lui envoyer un mouchoir, et dedans un billet avec ce mot : « Sauvez-vous ! ou vous êtes mort ! » Mais rien ne passa, ni mouchoir ni billet.
Guise, entrant et assis, lut du premier coup sur les visages, et se troubla un peu. Il se vit seul, et, soit frayeur, soit épuisement de sa nuit, il ne fut pas loin de se trouver mal : « J’ai froid », dit-il. Son habit de satin expliquait du reste cette parole : « Que l’on fasse du feu. » Et puis : « Le cœur me faut… Monsieur de Morfontaine, pourriez-vous dire au valet de chambre que je voudrais avoir quelques bagatelles des armoires du roi, du raisin de Damas ou de la conserve de rose. » On ne trouva que des prunes de Brignoles, dont il lui fallut se contenter.
Son œil, du côté de sa balafre, pleurait. Sous ce prétexte, il dit au trésorier de l’épargne : « Monsieur Hotman, voudriez-vous voir à la porte de l’escalier s’il n’y a pas là un de mes pages ou quelque autre pour m’apporter un mouchoir. » Hotman sortit, mais il paraît qu’il ne put passer ni rentrer. Un valet de chambre du roi apporta un mouchoir au duc.
Le roi, étant alors bien sûr que son homme était là, dit à Révol : « Allez dire à M. de Guise qu’il vienne parler à moi en mon vieux cabinet. » Révol fut arrêté aux portes par l’huissier dans l’antichambre intermédiaire, et rentra tout tremblant. « Mon Dieu ! s’écria le roi, Révol, qu’avez-vous ? Que vous êtes pâle ! Vous me gâterez tout ; frottez vos joues, frottez vos joues, Révol. — Il n’y a point de mal, sire, dit-il ; c’est l’huissier qui ne m’a pas voulu ouvrir que Votre Majesté ne le lui commande. » Le roi commanda de lui ouvrir et de le laisser entrer et M. de Guise aussi. Le sieur de Marillac rapportait une affaire de gabelle quand le sieur de Révol entra ; il trouva le duc de Guise mangeant des prunes de Brignoles. Et lui ayant dit : « Monsieur, le roi vous demande, il est en son vieux cabinet », il se retire, rentre comme un éclair et va trouver le roi. Le duc de Guise met des prunes dans son drageoir, jette le reste sur le tapis : « Messieurs, dit-il, qui en veut ? » Il se lève ; il trousse son manteau sous le bras gauche, met ses gants et son drageoir sur la main de même côté, et dit : « Adieu, messieurs. » Il heurte à la porte. L’huissier, lui ayant ouvert, sort, ferme la porte après soi.
Le duc entre dans l’antichambre, salue les huit. Il n’y avait qu’eux, ni pages, ni gentilshommes. Il voit Longnac, assis sur un bahut, qui ne daigne pas se lever. Les autres, qui étaient debout, le suivent comme par respect.
« À deux pas de la porte du cabinet, il prend sa barbe avec la main droite, et tournant le corps et la face à demi, pour regarder ceux qui le suivoient, fut tout soudain saisi au bras par le sieur de Montsériac, qui étoit près de la cheminée, sur l’opinion qu’il eut que le duc vouloit reculer pour se mettre en défense. Et tout d’un temps il est par lui frappé d’un coup de poignard dans le sein gauche, disant : « Ah ! traître, tu en mourras. » En même instant le sieur des Affravats se jette à ses jambes et le sieur de Semalens lui porte par derrière un grand coup de poignard près la gorge dans la poitrine, et le sieur de Longnac un coup d’épée dans les reins, le duc criant à tous ses coups : « Eh ! mes amis ! Eh ! mes amis ! Eh ! mes amis ! » Et, lorsqu’il se sentit frappé d’un poignard sur le croupion par le sieur de Périac, il s’écria plus haut : « Miséricorde ! » Et, bien qu’il eût son épée engagée dans son manteau et les jambes saisies, il ne laissa pas pourtant de les entraîner d’un bout de la chambre à l’autre, au pied du lit du roi, où il tomba.
« Ces dernières paroles furent entendues par son frère le cardinal, n’y ayant qu’une muraille de cloison entre deux : « Ah ! on tue mon frère ! » Et, se voulant lever, il est arrêté par M. le maréchal d’Aumont, qui, mettant la main sur son épée : « Ne bougez pas, dit-il, mordieu ; monsieur, le roi a affaire de vous. » Alors l’archevêque de Lyon, fort effrayé et joignant les mains : « Nos vies, dit-il, sont entre les mains de Dieu et du roi. »
« Après que le roi eut su que c’en était fait, il va à la porte du cabinet, hausse la portière, et, ayant vu M. de Guise étendu sur la place, rentre et commande au sieur de Beaulieu de visiter ce qu’il avoit sur lui. Il trouve autour du bas une petite clef attachée à un chaînon d’or, et dedans la pochette des chausses il s’y trouva une petite bourse où il y avoit douze écus d’or et un billet de papier où étoit écrit, de la main du duc, ces mots : « Pour entretenir la guerre en France, il faut sept cent mille livres tous les mois. » Un cœur de diamant fut pris, dit-on, en son doigt par le sieur d’Antraguet.
« Pendant que le sieur de Beaulieu faisoit cette recherche, apercevant encore à ce corps quelque petit mouvement, lui dit : « Monsieur, pendant qu’il vous reste quelque peu de vie, demandez pardon à Dieu et au roi. » Alors, sans pouvoir parler, jetant un grand et profond soupir, comme d’une voix enrouée, il rendit l’âme, fut couvert d’un manteau gris, et au-dessus mis une croix de paille. Il demeura bien deux heures durant en cette façon ; puis fut livré entre les mains du sieur de Richelieu, lequel, par le commandement du roi, fit brûler le corps par son exécuteur en cette première salle, qui est en bas à la main droite en entrant dans le château, et, à la fin, jeter les cendres à la rivière. »
D’autres ajoutent que le roi, le voyant couché à terre, se mit à dire : « Ah ! qu’il est grand ! Encore plus grand mort que vivant ! » Prophétie involontaire que la Ligue sut bien relever, ou que peut-être elle inventa.
D’autres prétendent que, dans la furieuse gaieté d’un lâche tout à coup rassuré, le roi ne se contint pas et lui lança un coup de pied au visage. Chose qui n’est pas invraisemblable. Ce personnage original avait tout à la fois du Borgia et du Scapin ; avec beaucoup d’esprit, des mouvements très bas, un violent farceur dans un capucin d’Italie.
Sa grande affaire était de s’assurer du pape, de savoir ce qu’en dirait son bon légat, le Vénitien Morosini. Il lui avait envoyé Révol. L’homme de Venise fut un peu étonné ; il n’attendait pas tant du roi. Il vint, vers les onze heures, lui faire visite et causa amicalement, voulant seulement profiter de son émotion pour l’assurer au pape, l’empêcher de se rapprocher du roi de Navarre. Ils allèrent ensemble à la messe.
Sur le passage, le roi vit, entre autres gentilshommes, un ami de ce La Motte-Serrant qui trafiquait de chair humaine et que protégeait Guise ; il dit à cet ami : « Monsieur, la loi revit, puisque le tyran est mort. Que votre homme s’y conforme et qu’il se présente en justice. »
Puis, voyant l’évêque de Langres, qui, par Guise, avait extorqué un arrêt du conseil contre sa ville : « Monsieur l’évêque, dit-il, vous avez fait condamner ceux de Langres sans qu’on les entendît ; vous serez condamné vous-même. »
On avait arrêté plusieurs des principaux ligueurs et les princes de la maison de Guise. Le roi les relâcha fort imprudemment, sur les promesses qu’ils firent de calmer Paris.
Des hommes, comme Brissac, qui lui avaient fait des outrages personnels, n’en furent pas moins lâchés.
Le plus embarrassant était ce terrible cardinal de Guise, le frère du mort, que le roi tenait sur sa tête dans un grand galetas qu’il avait fait partager en cellules pour y loger des capucins. Il jetait feu et flamme, « ne souffloit que la guerre, ne ronfloit que menaces, ne haletoit que sang ». Ce prêtre était un militaire ; de temps à autre il jetait la soutane, prenait l’épée ; récemment, à la tête d’un parti de cavalerie, il avait surpris Troyes. Avec tout cela, il ne s’en croyait pas moins couvert par la tonsure. Les gens qui entouraient le roi et qui avaient participé à l’acte avaient à attendre du cardinal de grandes vengeances. Ils lui dirent ces menaces, et, cela ne suffisant pas, ils régalèrent le roi des brocards dont il le criblait. Un jour que quelqu’un lui disait : « Vous piquez trop le roi. — Il ne marche qu’autant qu’on le pique. » Et, voyant aux armes du roi les deux couronnes de France et de Pologne : « Le tondeur fera la troisième. » Et il ajoutait en grinçant : « Oui, je tiendrai sa tête entre mes jambes, pour lui faire, avec un poignard, sa couronne de capucin. »
L’hésitation du roi dura tout le 23 et toute la nuit. Le 24 était la veille de Noël ; s’il eût passé ce jour, la fête l’eût sauvé. Mais, le matin du 24, on dit au roi qu’il continuait à se démener dans son grenier, à jurer, menacer. Le roi réfléchit qu’après tout il avait le légat pour lui, qui avait fort bien pris la mort de Guise ; que, quant à la tonsure et à la pourpre, on excuserait tout sur l’urgence et le danger ; que le mariage avec la nièce du pape laverait tout ; qu’enfin les temps étaient changés et qu’on n’en ferait pas tant de bruit que de saint Thomas de Cantorbéry. Donc : « Expédions-le, dit-il, qu’on ne m’en parle plus. »
Le capitaine Du Gast, qui n’avait pas été de l’autre affaire, se chargea de celle-ci, qui était plus dure, peu de gens voulant tuer un cardinal. Quatre cents écus en firent l’affaire ; on eut quatre soldats. Le haut prélat s’y attendait si peu que, quand il les vit venir, il dit à M. de Lyon, enfermé avec lui : « Monsieur, ceci vous regarde ; pensez à Dieu. — Non, monseigneur, c’est de vous qu’il s’agit. » Le cardinal se confessa, suivit les hommes, et, dans le couloir, fut tué.
Le roi n’avait pas eu la patience d’attendre tout cela pour aller voir la figure de sa mère. Dès le 23, sur l’acte même et Guise étant tout chaud, il s’était donné ce bonheur. Par son escalier dérobé qui conduisait chez elle, il descend ; il la trouve au lit, qui était malade : « Madame, comment vous portez-vous ? — Oh ! mon fils, doucement. — Moi, très bien, je suis roi de France, j’ai tué le roi de Paris. »
Elle fit une terrible grimace. Mais, se contenant : « Je prie Dieu que bien en advienne !… Mais donnez-moi un don. — C’est selon, madame… — Donnez-moi son fils et M. de Nemours. — Leurs corps ? Oui, mais je garde leurs têtes. » Du reste, il ne voulait que la mortifier par le refus ; il ne les fit pas tuer.
Elle avait espéré que, Guise ayant l’avantage, mais un avantage incomplet, elle replacerait dans le conseil son Villeroy et son Cheverny, les deux béquilles par qui, tant bien que mal, boitant de ci, de là, elle continuerait de marcher. Mais, voyant Guise mort, elle se retourne vite : « Mon fils, dit-elle, il faut vous saisir d’Orléans. » Quelques-uns même assurent qu’elle lui conseillait d’appeler le roi de Navarre.
Cela n’empêcha pas qu’elle ne se levât et ne se fît porter chez le cardinal de Bourbon pour se laver les mains de ce qui s’était fait et lui protester de ses sentiments invariables. Le vieil homme la reçut avec des pleurs, avec des cris, une fureur épouvantable, de ces colères apoplectiques comme en ont les vieillards ou les petits enfants : « Madame ! madame ! voilà encore un de vos tours… Vous nous faites tous mourir ! » Il lui parla comme si elle avait tout arrangé et conseillé, mis doucement le cerf au filet, lâché la meute. Il la maudit, appela sur elle toutes les foudres. Et, ce qu’elle craignait plus, il lui fit voir que, cette fois, des deux côtés, elle était prise et trop connue, qu’elle n’avait plus rien à faire en ce monde, qu’elle pouvait fermer boutique, s’en aller intriguer là-bas.
Elle eut beau protester, jurer : il n’en tint compte, n’entendit rien. Elle vit que c’était fini et qu’on ne la croirait plus. Toutes ses paroles lui rentrèrent, lui restèrent à la gorge, l’étouffèrent. Elle s’en alla ; et, comme elle avait déjà une petite fièvre, la pauvre femme n’en releva pas. Brantôme, son admirateur, dit crûment « qu’elle creva de dépit ».
Son fils, pendant les quelques jours qu’elle vécut (jusqu’au 5 janvier), ne quitta guère son chevet, soit par un reste d’attachement et d’habitude, soit par curiosité de voir si, en mourant, elle n’intriguerait pas encore et ne ferait pas quelque coup fourré. Il la pleura d’un œil, et pas longtemps ; il avait bien d’autres affaires.
Ses domestiques aussi pleuraient, la voyant criblée de dettes, et pensant que la succession ne payerait pas leurs legs, quoiqu’on vendît ses riches meubles et ses grands domaines à l’encan.
Elle n’avait jamais cru qu’à l’astrologie, et toujours ses astrologues lui avaient dit de se défier de Saint-Germain. Voilà pourquoi elle n’aimait guère à habiter Saint-Germain-en-Laye, ni même le Louvre sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois. Aussi elle bâtit, tout près, l’hôtel de Soissons (Halle-au-Blé), dont on voit encore la tourelle. Mais voici que ce Saint-Germain, qui devait l’enterrer, n’était pas un lieu, mais un homme. Quand elle fut très bas, tout le monde la laissa là, et il n’y eut qu’un bon gentilhomme, Julien de Saint-Germain, homme doux et honnête, pourvu d’une abbaye, qui s’inquiéta de la vieille âme et l’assista de ses prières jusqu’à ce que cette âme s’envolât on ne sait trop où.
Il n’y avait pas à songer à la transporter à Paris, où on l’eût jetée à la voirie comme ayant fait tuer Guise. On la mit provisoirement à Saint-Sauveur de Blois. Et ce provisoire dura très longtemps. Son fils n’eut guère le temps d’y songer, Henri IV encore moins.
Le plus désagréable, dit Pasquier, fut que, comme à Blois on n’avait pas ce qu’il fallait pour bien embaumer, ce corps sentit bientôt si mauvais dans l’église, qu’il fallut l’enlever de nuit ; on le mit en terre avec les premiers venus, et, par précaution, dans un endroit dont personne ne se doutait.
Ce ne fut que vingt et un ans après que ses os furent apportés à Saint-Denis dans le splendide tombeau d’Henri II, qui est, à lui seul, une sorte de chapelle, et où elle s’était fait sculpter classiquement, c’est-à-dire toute nue.
Le cœur, s’il y en avait, ou si on put le retrouver, fut mis aux Célestins dans cette urne dorée qu’on voit maintenant au Louvre, soutenue par trois gentilles et moelleuses figures de Germain Pilon, qui certainement sont des portraits. Ces belles sont là chargées de figurer les trois vertus théologales, qui furent, comme on sait, dans le cœur de Catherine, la Foi, l’Espérance et la Charité.
Si l’inscription ne le disait, on verrait plutôt dans la ronde gracieuse qu’elles font en se donnant la main la danse des saisons et des heures, le chœur insouciant qu’elles mènent en se moquant de nous.