Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 6
CHAPITRE VI
Peu avant l’événement, le jeune De Thou (l’historien), retournant de Blois à Paris et prenant congé du roi, l’attendit au passage dans un couloir obscur, où le roi l’arrêta longtemps. Longtemps il lui tint la main, comme ayant beaucoup à lui dire, et finalement ne lui dit rien. Si grandes étaient son irrésolution et les perplexités de son esprit.
Mais, après l’événement, sa route était toute tracée, directe, s’il avait su la voir. Ayant tué le cardinal, il avait réellement rompu avec Rome, avec les fervents catholiques. Il devait appeler Épernon, en tirer les deux mille arquebusiers qu’il eut trop tard. Il eût imposé aux États, enfoncé dans les esprits la terreur de la mort des Guises. En un mois, il aurait eu le secours du roi de Navarre, sa vaillante cavalerie. Avec cela, il fondait sur Paris, nullement approvisionné ; en huit jours, il était au Louvre, et proclamait à main armée son édit de 1577, l’édit de tolérance et de pacification. Eût-il réussi ? Je ne sais. Mais il n’aurait pas tombé sans honneur.
Qui l’empêchait d’agir ? Qui le liait ? Sa conscience. Elle lui rendait intolérable la vue des huguenots, lui faisait croire qu’il n’y avait pas de réconciliation possible avec eux, lui rappelait qu’il était, qu’il serait éternellement l’homme de la Saint-Barthélemy.
Une autre chose aussi très sérieuse le paralysait. Appeler à soi le roi de Navarre, c’était appeler contre soi le roi d’Espagne. Le premier si faible ! le second si grand !
Si la puissance de l’Espagne avait eu comme une éclipse par le revers de l’Armada, la redoutable armée espagnole du prince de Parme, le génie invincible du grand Italien étaient la terreur de l’Europe. Toutes les combinaisons de la politique du temps étaient modifiées d’avance, en résumé, annulées par ce mot final qui détruisait tout : « Et quand nous aurions réussi, rien ne serait fait encore ; car alors viendrait l’Espagnol. »
On a ridiculement exagéré la puissance de la Ligue. Elle se développa partout, parce que, dans l’universelle faiblesse, elle ne trouvait pas d’obstacle. Mais elle-même se jugeait très faible. Et, dès le premier moment, elle ne crut pas pouvoir durer sans l’assistance de l’Espagne. Les factions diverses de la Ligue étaient d’accord là-dessus. Mayenne, dès le mois de janvier, demande une armée espagnole. Les Seize, ennemis de Mayenne, n’obéissent qu’à l’Espagnol. Le fils de Guise, qui vient plus tard, n’a d’espoir de réussir que par un mariage espagnol. Philippe II est obligé de venir sans cesse à l’aide de ce grand parti, qu’on dit si populaire, qu’on dit tout le peuple même ; sans cesse, il faut qu’on intervienne, et non seulement au Nord, par les grandes expéditions du prince de Parme, mais partout, et en Bretagne, et en Languedoc, et à Paris, par la constante présence de ses armées, sans lesquelles la Ligue tombait cent fois par terre.
Je m’ennuie de me répéter, mais je le dois, puisque je trouve le public imbu d’idées fausses.
Qui ne sentira la faiblesse intrinsèque de la Ligue, cette grande machine de Marly à cent grosses roues sans action, obligée de prier toujours qu’on lui donne un tour de main ? qui sera tenté de comparer ce mouvement forcé, pulmonique, poussif, qui ne peut faire un pas sans le bras de l’Espagnol, avec le vrai mouvement national, si robuste, de 93, qui d’un bras rembarra l’Europe, de l’autre étouffa la Vendée ?
Revenons à Henri III. Le pauvre homme avait entièrement manqué son coup, perdu ses peines. Les États furent irrités et ne furent point effrayés. Ils lui refusèrent toutes ses demandes. Même le procès des Guises, qu’il faisait, lui fut impossible. Il tenait leur confident, l’archevêque de Lyon, l’homme qui savait le mieux les manipulations secrètes de leur double corruption, l’argent qu’ils recevaient d’Espagne et le trafic de conscience auquel servait cet argent. Cet archevêque, Espinac, qui couchait avec sa sœur, n’en était pas moins terrible pour les mœurs du roi ; il avait écrit sur lui et sur Épernon, en langage de Sodome, le Gaveston, livre effroyable, qui appelait sur Henri III l’obscène punition d’Édouard empalé par sa bonne femme. L’auteur d’un tel livre, que le roi tenait, avait bien quelque chose à craindre. Mais il voyait le roi dans les mains du légat. Le drôle se rassura, se rengorgea, ne daigna répondre en justice et pas même comme témoin.
Le roi était au plus bas, malade des hémorroïdes, pleurant ; tout le monde riait, personne n’en tenait compte. Ses gens le quittaient un à un. Retz (Gondi) ne fut pas le dernier ; ce célèbre conseiller de la Saint-Barthélemy, qui avait aidé à arrêter le cardinal de Guise, était inquiet de son audace. Il alla se cacher à Lucques, laissant son maître devenir ce qu’il pourrait.
Donc, il était là, dans son lit, à peu près seul, devenu, de roi de France, « roi de Blois et de Beaugency ».
Entendant dire qu’il y avait à Blois un petit mercier de Paris qui allait y retourner, il le fait venir, le matin, près de son lit et il lui montre la reine : « Mon ami, ce que tu vois, dis-le à tes Parisiens. Puisque je couche avec la reine, il faut bien que je sois le roi. »
La reine même, il ne l’avait pas. Elle était de cœur avec ses parents, et, sous main, écrivait aux Guises.
Il n’y avait pas eu encore de créature plus dénuée que ce pauvre hémorroïdeux, depuis le bonhomme Job.
Les Parisiens en faisaient si peu de cas que, quand ils apprirent la mort de Guise, le 24 (veille de Noël), ils ne voulurent jamais le croire capable d’un tel coup. Mais, le 25, la nouvelle étant confirmée, il y eut un prodigieux mouvement. Et celui-ci naturel. On courut à l’hôtel de Guise, où la duchesse était enceinte. Pour donner l’impression de vengeance et de cruauté, rien n’est meilleur que d’entamer les choses par l’attendrissement ; un peuple attendri est terrible ; les larmes sont près du sang. On avait la grande machine dramatique, la duchesse même, que ce bon duc de Guise avait confiée à sa chère ville de Paris, voulant que le petit naquît Parisien. Tout se précipite là ; il faut que la dame se montre ; en deuil, éplorée, très enceinte et à son huitième mois, elle apparaît à la foule, se traînant à peine, défaillante. Mais elle est soutenue sur le cœur de tous ; tout le monde crie, tout le monde pleure ; on bénit, on salue ce ventre qui contient sans doute un sauveur (c’était le jour de Noël), on l’adopte ; point de marraine que la ville de Paris. Tous en revinrent les yeux rouges, exaspérés contre Henri III ; pas un, dans ce premier accès de pitié furieuse, qui ne lui eût donné de son couteau dans le cœur.
Le mouvement était lancé ; pour chef, il suffisait d’un homme quelconque. La duchesse de Montpensier, qui était malade, au lit, fit venir les Seize dans sa chambre à coucher et leur dit que le seul prince à Paris, son cousin le duc d’Aumale, qui était un imbécile, faisait son Noël aux Chartreux, qu’il fallait aller le prendre. Il n’en faut pas plus pour drapeau.
Les choses allèrent droit et roide. Le 29, le Gascon Guincestre, qui s’était emparé d’une cure en chassant le curé, traita de même le roi ; il le destitua par un calembour. Il dit qu’il avait trouvé le mystère d’Henri de Valois, que ce nom, par son anagramme, donnait le Vilain Hérode, qu’on ne pouvait plus obéir à un Hérode empoisonneur et assassin. Cela à Saint-Barthélemy, paroisse du Parlement, devant le Palais de Justice. La foule, en sortant, se mit en devoir d’arracher du portail les armes de France et de Pologne, de les briser et de marcher dessus.
Opération qu’on répéta bientôt dans toutes les églises ; spécialement à Saint-Paul, où la foule s’amusa à casser le nez, la tête, à Caylus, Maugiron et Saint-Mégrin, que le roi avait fait représenter en marbre sur leurs tombeaux.
Le 7 janvier, la Sorbonne consultée déclara le peuple délié du serment de fidélité, le roi ayant violé la foi, violé la Sainte-Union, violé la « naturelle liberté des trois ordres du royaume ».
Le Parlement continuait de rendre justice au nom du roi. Le 16 janvier, l’ex-procureur Leclerc, qui se faisait appeler M. de Bussy, entre au Parlement avec une vingtaine de coquins et le pistolet à la main. Il donne ses ordres aux magistrats, qu’il eût à peine, naguère, osé saluer, et leur intime de le suivre. Il fait l’appel, mais ceux mêmes qui n’étaient pas sur la liste veulent suivre les victimes désignées et tous s’en vont à la Bastille.
À la Grève, et sur la route, il y avait des charbonniers, porteurs d’eau et portefaix, qui auraient assez aimé à les assommer, pensant que, la Justice tuée, on pourrait se donner fête du pillage, s’amuser. Mais les Seize voulaient un pillage méthodique, un rançonnement régulier. Il leur fallait un parlement. Le président Brisson, le plus savant homme de France, était aussi le plus timide ; on l’empoigna, on le mit sur les fleurs de lis ; on le fit jurer, agir, parler comme on voulut. Brisson prit toutefois une précaution. Il avait peur de la Ligue, mais il avait peur du roi ; à tout hasard, il crut être habile en faisant en cachette une protestation où il assurait qu’il était là par peur, qu’il avait voulu se sauver, n’avait pu. Ce fut cette pièce prudente qui bientôt le perdit.
Ce ne fut qu’un mois après que le duc de Mayenne vint enfin prendre à Paris la direction du mouvement (15 février). C’était un gros homme, assez lent, qui avait beaucoup de mérite, moins faux que son frère Henri, et sans comparaison le meilleur des Guises ; on ne lui reprochait qu’un assassinat. Le fils du chancelier Birague lui ayant demandé sa fille et avoué qu’il en avait une promesse de mariage, le prince lorrain, indigné, dégagea sa fille en le poignardant. C’est cet homme si orgueilleux qui va se trouver le chef des va-nu-pieds de Paris.
Il y venait à regret, se sentant infiniment peu propre à ce rôle. Mais sa furieuse sœur, la duchesse de Montpensier, était sortie de son lit pour l’aller chercher en Bourgogne et pour l’amener. Elle voulait qu’il s’avançât hardiment, reprit le rôle de son aîné et se fit roi. Chose extravagante. Le long travail du parti clérical pour faire un héros, un dieu, de Henri de Guise, avait eu justement pour effet de mettre son cadet dans l’ombre, et d’établir dans les esprits une solide opinion de sa médiocrité. Les talents réels de Mayenne ne pouvaient le tirer de là. Il eût eu peu de gens pour lui, et il aurait eu contre lui certainement le roi d’Espagne, secrète pierre d’achoppement de tous les prétendants.
Mayenne, qui venait organiser un gouvernement, en trouva un, celui des Seize et de la ville. C’est des Seize qu’il reçut la liste toute préparée du Conseil général de l’Union que Paris créait pour la France. Il y eut trois évêques, six curés de Paris, sept gentilshommes, vingt-deux bourgeois, Mayenne président, Sénault secrétaire (un des Seize), en tout quarante membres. Le secrétaire à lui seul pesait autant que le conseil. Mayenne obtint bien d’ajouter quinze hommes de robe (Jeannin, Ormesson, Villeroy, etc.), pour guider l’inexpérience de ces quarante rois. Mais le secrétaire Sénault n’écrivait que ce qu’il voulait. Des autres, presque toujours, il faisait des rois fainéants, les arrêtant à chaque instant par un petit mot : « Doucement, messieurs, je proteste au nom de quarante mille hommes. »
De sorte que le vainqueur, le Conseil général, était presque aussi dépendant que le vaincu, le Parlement.
Pour consoler un peu le Conseil de sa nullité, on le payait grassement. Chacun des quarante membres avait cent écus par mois, forte somme qui ferait bien deux mille quatre cents francs aujourd’hui.
Le Conseil avait commencé par diminuer d’un quart les tailles pour toute la France. Mais cela n’eut pas grand effet ; le roi avait fait déjà la diminution. Et personne d’ailleurs ne payait ; du moins, nulle taxe générale. Chaque ville avait assez à faire de suffire aux razzias locales que faisaient les gouverneurs de province, ou les commandants de place, ou les chefs de faction, toute autorité, tout le monde, pour tous les besoins ou prétextes de la guerre civile.
Mais ce qui rendit le Conseil de l’Union bien autrement populaire, ce qui le fit adorer à Paris, ce fut l’autorisation donnée aux locataires de ne plus payer le loyer. Il y eut réduction expresse d’un tiers. Mais on ne paya plus rien.
Le peuple était misérable, tout commerce ayant cessé ; les pauvres vivaient de hasard, d’aumônes plus ou moins forcées, de soupe ecclésiastique. Mais cette grande délivrance de n’avoir plus de loyer, de ne plus chercher sou à sou, de ne plus calculer le terme, d’avoir perdu le souci et la notion du temps, cela seul faisait de la misère un paradis relatif.
Le clergé, quoique forcé de donner beaucoup, trouvait aussi une grande douceur financière à la guerre civile. Elle le dispensait de la charge qui, depuis près de trente ans, le faisait gémir, celle de payer les rentes de l’Hôtel-de-Ville. Cette charge, c’était la blessure profonde, la navrante plaie qui, jour et nuit, perçait le cœur de cet infortuné clergé, pour la guérison de laquelle il avait en vain appelé tous les médecins, et Guise, et l’Espagne, et le ciel !
De sorte qu’une intime union se trouva formée entre ces deux classes qui l’une et l’autre se donnèrent dispense de payer : le clergé dispensa le peuple de payer impôts et loyers ; le peuple dispensa le clergé de payer la rente publique.
Donc, l’État ne reçut plus rien. Donc, la masse des propriétaires et rentiers ne reçut plus rien.
Ces propriétaires et rentiers étaient eux-mêmes un grand peuple. Les uns vivaient des loyers d’une unique petite maison. Les autres avaient petite part à la rente de l’Hôtel-de-Ville. Ces rentiers de cent francs, ou moins, étaient de maigres boutiquiers, de pauvres personnes ruinées, des veuves, etc. On a vu en 1579, la singulière émeute qui faillit avoir lieu quand le clergé essaya de se dispenser de payer la rente.
Il échoua en 1579, réussit en 1589. Il vint à bout d’étouffer le mécontentement des petits rentiers, des petits propriétaires, de ce qu’on pourrait appeler les meurt-de-faim de la bourgeoisie.
Le clergé, le grand et gros propriétaire du royaume, dut cette victoire définitive à son alliance d’une part avec les mendiants robustes, de l’autre avec les gagne-deniers d’Auvergne, Limousin, etc., charbonniers et porteurs d’eau, population campagnarde au milieu de Paris, braves gens, honnêtes, crédules, sujets à suivre l’impulsion d’un bon patron qui les occupe et leur fait gagner leur vie. Ils comprennent peu, ne parlent guère, entendent mal la langue française. Mais ils s’attachent aux personnes, et ne sont que trop dévoués ; ils ont bon cœur, et leurs pratiques peuvent les faire aller loin ; ils ne joueraient pas du couteau, à moins d’avoir un peu bu, mais bien aisément du bâton.
La bourgeoisie, qui avait pris parti contre les protestants, comme contre des gens de trouble, qui leur avait reproché surtout de faire enchérir les vivres, qui même, on l’a vu, en 1568, les voyant à Saint-Denis, s’était battue et fait battre, qui enfin avait eu une part à la Saint-Barthélemy, — la voilà, cette bourgeoisie catholique, qui voit tomber d’aplomb sur elle le Terrorisme de la Ligue. Seule, elle payera désormais et ne sera plus payée. Maisons, rentes, rien ne rapporte ; encore moins les biens de campagne, à chaque instant ravagés.
Ce Terrorisme ressemblait-il à celui de 93 ? Oui, par les instincts niveleurs qui sont éternels. En 1589, aussi bien qu’en 93, les pauvres voyaient volontiers les dames en robes de toile aller porter à manger à leurs époux en prison et raccommoder leurs culottes (L’Estoile).
Mais le point essentiel qui faisait l’originalité du Terrorisme de la Ligue, c’est qu’il entrait dans un détail, une intériorité domestique où celui de 93 ne put arriver jamais. Ce dernier agissait du dehors, non du dedans. Il n’avait pas l’instrument admirable de la grande police ecclésiastique ; n’ayant pas la confession, il n’allait pas au fond même, il ne siégeait pas en tiers entre le mari et la femme, ne savait pas ce qu’on mangeait, ce qu’on disait sur l’oreiller ; il ne voyait pas à travers les murs, au foyer, au pot, au lit. Le curé et le commissaire, le pasteur et le mouchard, unis en la même personne, pinçant au confessionnal, par les rapports de servantes, ceux que, comme prédicateur, il terrifiait du haut de la chaire, c’est un bien autre idéal que celui des Jacobins.
Une famille faillit périr parce qu’une servante rapporta que, le jour du Mardi-Gras, sa maîtresse avait ri. Les femmes se pressaient aux églises, ayant peur que leur absence ne fût dénoncée. Mais, quand elles étaient là, elles avaient encore plus peur que le maître du troupeau qui les regardait tremblantes du haut de la chaire, qui les recensait une à une, ne leur appliquât quelque mot. Nommées, elles étaient perdues. Et même, vaguement désignées, elles craignaient à la sortie les outrages manuels de la bande des coquins à travers de laquelle il fallait passer, et qui menaçaient toujours leurs personnes ou leurs maisons.
Comment s’étonner si la Ligue devint populaire, avec ces moyens énergiques ? Comment demander pourquoi on ne voit plus qu’entre les nobles des ennemis de la Ligue ? La raison en est bien simple. Parce qu’il fallait, pour cela, non seulement porter l’épée, pouvoir se défendre, mais encore pouvoir s’isoler, avoir un trou à soi pour se retirer ; tout au moins avoir un cheval, comme la noblesse affamée qui suivait le roi de Navarre. Quant aux misérables habitants des villes, dans les tenailles atroces d’une police si serrée, à quoi comparerai-je leur sort ? Les cachots et les basses-fosses sont plus libres, parce qu’au moins le prisonnier y est seul. Le grand cachot de Paris, le grand cachot de Toulouse, ces villes devenues prisons, multipliaient la terreur dans une proportion horrible par quelques cent mille témoins, s’espionnant les uns les autres, par la profondeur d’une inquisition mutuelle, domestique, intime, jusqu’à s’accuser soi-même et se dénoncer à force de peur.
Ce terrorisme clérical différait encore en ceci du terrorisme jacobin de 93, que, le clergé divisé en corps divers et divers ordres, tous jaloux les uns des autres, on ne contentait ceux-ci qu’en mécontentant ceux-là. À Auxerre, vivait retiré un homme de lettres illustre, ancien aumônier de Charles IX, Amyot, l’excellent traducteur de Plutarque. Ce bon homme était resté naturellement attaché au roi, son bienfaiteur. Mais, dans sa peur de la Ligue, il avait imaginé d’appeler les Jésuites, pour le protéger, et de leur faire un collège. D’autant plus furieux contre lui furent les Franciscains de la ville. Ces moines mendiants, en rapport avec les flotteurs de bois, les vignerons, les tonneliers, etc., leur firent croire, quand Amyot revint des États de Blois, qu’il avait conseillé au roi de faire assassiner les Guises. Amyot, tremblant, signa l’Union. Cela ne servit à rien. Le prieur des Franciscains l’avait pris pour texte ; chaque soir, dans ses sermons, il donnait la chasse à l’évêque, le condamnait, l’exécutait. Un moine, sur la grande place, s’avisa aussi de prêcher le peuple, une hallebarde à la main en place du crucifix. Amyot, ayant un jour hasardé de mettre le pied hors de l’Évêché, tout le monde lui courut sus, à coups de fusil. En vain le pauvre vieillard obtint une absolution de la plus haute autorité, du légat. Il ne trouva de repos que dans la mort.
Une des scènes les plus odieuses en ce genre fut la mort de Duranti, premier président à Toulouse. C’était un fervent catholique, qui avait fait venir les Jésuites et les Capucins, avait logé ceux-ci chez lui, avait institué des confréries de pénitents à l’instar d’Avignon. Il était mortel ennemi des protestants. Il avait écrit un livre des cérémonies catholiques, à l’exemple de Durandi, l’auteur du De divinis officiis, des temps albigeois. Ce livre fut imprimé à Rome aux dépens de Sixte-Quint.
Eh bien, ce parfait catholique n’en fut pas moins tué par la Ligue.
L’évêque de Comminges, échappé de Blois à la mort de Guise, se mit à la tête du peuple pour la déchéance du roi. Duranti y résista. Le peuple fit des barricades. Il fut pris et enfermé par l’évêque aux Dominicains. Sa femme s’enferma avec lui. On dit au peuple que Duranti, tout prisonnier qu’il était, trahissait et livrait la ville. Le 10 février, à quatre heures de nuit, on voulut forcer le couvent ; on brisa, on brûla les portes. Le magistrat, intrépide, embrassa sa femme évanouie, et alla aux massacreurs. Il demanda ce qu’ils voulaient et de quoi on l’accusait. Pas un mot. Mais une balle lui perça le cœur. On le traîna à la place, on l’accrocha au pilori, où pendait un Henri III. Alors, ne sachant plus que faire, ils se divertirent tout le jour à lui arracher la barbe.
Nous avons déjà vu (dès 1528) ce que les grandes processions, violentes et tumultuaires, ajoutent aux effets de terreur. Ce sont des revues où l’on va en masse, où chacun a peur de manquer, où l’on passe sous l’œil perspicace des tyrans du jour, notant un à un leurs moutons, tenant compte des maigres et des gras, ajournant l’un, désignant l’autre.
Grand amusement aussi pour le peuple de voir la dévotion improvisée des mondains et leur sainteté subite.
À Paris, la fin du carême augmenta la fermentation. Une série de processions s’ouvrit qui ne finit plus, à grand bruit, à cri et à cor. On commença innocemment, comme on fait, par les enfants, fils et filles, allant deux à deux, avec des chandelles, chantant des hymnes et litanies, que leur arrangeaient les curés. On continua par le Parlement qu’on traîna et par les moines qui le traînaient à la queue. Puis vinrent les processions de paroisses par tous les paroissiens de tout âge, sexe et qualité ; plusieurs, pour se faire bien noter, avaient l’air d’aller en chemise. Mais cela manquait d’entrain, et aurait bientôt langui. On voulut réchauffer la chose par une haute mise en scène. Un curé s’avisa de dire que, dans ces processions sur le dur pavé de Paris, rien n’était plus méritoire, rien de plus agréable à Dieu que les petits pieds délicats des femmes qui en souffraient davantage. Sur-le-champ, des filles dévotes se dévouèrent, et, pour souffrir, parurent nues sous un simple linge qui ne s’appliquait que trop bien. Ces Madeleines, criardes et malpropres, firent rire plus qu’elles n’édifièrent. Alors la duchesse de Montpensier, la Judith du parti, se décida sans hésiter. Elle mit bas les robes et les jupes, passa le drap de pénitence, ne l’ayant pas même au sein, mais une simple dentelle. On s’étouffa pour la voir. Pressée, foulée, l’héroïne ne se déconcerta pas. Elle avait lancé la mode.
Dames et demoiselles y passèrent. Les seigneurs, aussi fort dévots à ces sortes de processions, lançaient par des sarbacanes des dragées aux belles qu’ils reconnaissaient à travers ce léger costume.
Beaucoup y venaient malgré elles, mais c’était l’épreuve du jour et la pierre de touche de dévotion. De pauvres femmes ou filles de prisonniers se soumettaient, craignant de marquer par l’absence ; honteuses, elles suivaient les hardies, les yeux baissés, s’enveloppant, ce qui les montrait davantage.
Cela prit mauvaise tournure. On en vit les inconvénients. Les garçons voulaient s’y mêler et y allaient pêle-mêle. Les processions étant très longues, elles finissaient très tard ; si bien qu’à la porte Montmartre, dit L’Estoile, une jeune bonnetière en fut bien malade au bout de neuf mois ; on en accusa le curé qui avait dit : « Les petits pieds douillets sont agréables à Dieu. »
Sans doute pour remonter les choses et rajuster l’innocence compromise des processions, on imagina (peut-être fut-ce une idée de la violente duchesse, qui logeait au Pré-aux-Clercs, et sans doute, de si près, remuait l’Université), on imagina un matin de faire tomber de la montagne l’avalanche, la procession d’un millier de petits écoliers en soutane, de dix à douze ans. Ils tenaient au poing des cierges, passaient rapides et violents avec d’aigres chants de Dies iræ ; aux haltes ils soufflaient leurs cierges (sauf à les rallumer plus loin), les éteignaient furieusement, mettaient le pied sur la mèche, tout comme ils auraient éteint, foulé, soufflé le Valois.