Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 7
CHAPITRE VII
Dans toutes nos collections de mémoires, vous chercherez inutilement les meilleurs, ceux d’Agrippa d’Aubigné, œuvre capitale de la langue, âcre et brûlant jet de flamme qui jaillit d’un cœur ému, mais si loyal et si sincère ! Vous y chercherez en vain ceux de Du Plessis-Mornay, sa vie laborieuse, héroïque et sainte, écrite par une sainte aussi, la pieuse dame de Mornay, écrite en présence de Dieu et pour un enfant, déposition naïve, mais de celles qui emportent la conviction et qui trancheraient tout en justice.
En revanche, vous trouverez tout au long les menteries des secrétaires de Sully, qui lui attribuent tout ce qui se fit, quand à peine il existait. Vous y trouverez la suspecte Chronologie novenaire du pédant Palma Cayet, ex-précepteur d’Henri IV, écrite sous lui et pour lui, quand la religion du succès l’avait canonisé vivant et déjà érigé en légende. Vous y verrez ce Dieu enfant qui fait la leçon à Coligny et qui plus tard éclipse en guerre le génie du prince de Parme.
Ah ! pauvre France oublieuse ! combien peu as-tu soigné, conservé ta tradition ! Combien négligente, insoucieuse de ton trésor national ! J’entends par ce mot ce qui fut toi-même, ta haute vie, aux grandes heures : les martyrs et les vrais héros ! Tout cela dans la poussière et jeté au vent… En récompense, les Péréfixe d’Henri IV et les Pellisson de Louis XIV, les dentelles et les perruques de la grande galerie de Versailles, ont rempli toute cette histoire. Plus tard, d’autres hochets sanglants.
Ces réflexions nous viennent à l’avènement d’Henri IV. Car nous le datons ici, et du vivant d’Henri III. Nous le datons du moment où la France, qui n’en pouvait plus, se tourna vers le Béarnais, où la grande masse nationale, stupéfiée, hébétée par les prêtres et l’Espagnol, se mit à leur tourner le dos et commença à regarder du côté du joyeux Gascon.
Nous trouvons fort dur le mot de Napoléon, qui l’appelle sèchement : « Mon brave capitaine de cavalerie. » Nous trouvons sévère aussi le mot du prince de Parme : « Je croyais que c’était un roi, mais ce n’est qu’un carabin. » Nous dirions maintenant un hussard, bon pour le coup de pistolet.
Ces grands tacticiens italiens ne tiennent pas compte d’une chose : En France, tout est par l’étincelle. Personne ne l’eut plus qu’Henri IV. Un meilleur eût moins réussi. Sa brillante vivacité, qui entraînait tout, le fit fort comme chef de parti, avant de le faire général. Il ne sut pas trop mener les armées, mais il les créait, de son charme, de sa gaieté, de son regard.
Voilà ce que nous devions à la justice. Elle n’est pas facile à trouver dans la limite précise, pour un homme qui a eu la fortune singulière de succéder à une époque de violentes guerres civiles, et qui a été adoré, non seulement pour ses qualités réelles, mais comme restaurateur de l’ordre et de la paix intérieure. Tout lui fut attribué. Chaque ruine que la société releva, il la releva ; il fit tout et créa tout, la France rien. Telle est la justice légendaire et l’idolâtrie stérile qui attribue tout au miracle, à la chance, au hasard des Dieux.
Ce bien-aimé de la fortune, qui lui dut surtout d’être d’abord si rudement éprouvé, eut aussi ce bonheur insigne de naître, j’ose dire, en pleine flamme, au petit brasier héroïque du protestantisme, serré, refoulé, plus ardent. Du moins ce parti offrait alors une élite sublime. Si la vertu fut ici-bas, sans doute c’est au cœur de Mornay.
La devise de ces gens-là était la simple et grande parole du prince d’Orange au jour de son adversité : « Quand nous nous verrions non seulement délaissés de tout le monde, mais tout le monde contre nous, nous ne laisserions pas pour cela (jusqu’au dernier) de nous défendre, vu l’équité et justice du fait que nous maintenons. »
Cependant de quel instrument ces grands cœurs se servaient-ils ? De celui que Coligny fut obligé d’adopter lorsque le parti faiblit, lorsqu’une armée de gentilshommes voulait un prince pour chef. Il trouva à La Rochelle ce petit prince de montagne, Gascon qui ne doutait de rien. Le sérieux et profond regard de Coligny s’y trompa peu ; il paraît avoir compris tout ce qu’on avait à craindre du douteux enfant. Il lui refusa de combattre à Montcontour et le fit tenir à distance. Pourquoi ? Si l’on eût vaincu avec le petit Béarnais, l’armée des martyrs fût devenue une armée de courtisans ; le parti aurait perdu tout son nerf moral. Si l’on était vaincu sans lui, il restait comme ressource. Cela arriva et le jeune Henri dit qu’il eût gagné la bataille, si on l’avait laissé faire.
Coligny le tint avec lui, lui apprit la patience ; la vertu ? Non. La créature était d’étrange race, très ferme comme militaire ; pour tout le reste, fluide, aussi changeante que l’eau. « L’eau menteuse », a dit Shakespeare.
Tâchons de saisir ce protée.
Il était petit-neveu du plus grand hâbleur de France et de Navarre, du gros garçon qui gâta tout… Je veux dire de François Ier.
Il était petit-fils de la charmante Marguerite de Navarre, si flottante dans son mysticisme, qui ne sut jamais si elle était protestante ou catholique.
Son grand-père, Henri d’Albret, qui, sans doute, lisait le Gargantua (paru en 1534), répéta exactement à sa naissance (1553) le récit rabelaisien. Il lui donna du vin à boire et du vin de Jurançon. Pour plaire au grand-père, sa mère Jeanne, en sa douleur, avait chanté un petit chant béarnais à la Vierge de Jurançon.
Et son précepteur assure qu’à la seule odeur du piot, le digne fils de Rabelais se mit à branler la tête. Son grand-père, ravi, lui dit : « Tu seras un vrai Béarnais. »
Il fit effectivement ce qu’il fallait pour le rendre tel. Il défendit qu’on le fît écrire. C’est pour cela qu’il est devenu un si charmant écrivain. Ses billets sont des diamants.
Il n’en eut pas moins une éducation assez forte. Il apprit tout verbalement, le latin par l’usage seul, comme une langue maternelle. Ainsi fut élevé par l’usage, par l’effet de l’entourage, de l’air ambiant, cet autre fils de la nature, le grand paresseux Montaigne. Nulle peine, nulle obligation, fort peu d’idée de devoir.
Son devoir essentiel était de courir les champs, de se battre avec les enfants, d’aller tête nue, pieds nus. Éducation assez ordinaire chez les princes des Pyrénées ; on se souvient de Gaston de Foix, le marcheur terrible, qui força ses chevaliers à se faire tous va-nu-pieds à l’assaut de Brescia.
Quand le roi de Navarre, dit d’Aubigné, avait lassé hommes et chevaux, mis tout le monde sur les dents, alors il forçait une danse. Et lui seul, alors, dansait.
Le mouvement, c’était tout l’homme, et de maîtresse en maîtresse et de combat en combat. On lui attribue follement de longues pièces, ouvrages laborieux, éloquents, de Forget ou de Mornay. Il n’avait pas la patience ni l’haleine ; il n’écrivait que quelques lignes (hors de rares occasions) : un ordre à quelque capitaine, un rendez-vous, un mot d’amour.
Résumons :
Premièrement, c’était un mâle, et, disons mieux, un satyre, comme l’accuse son profil.
Deuxièmement, un Français, fort analogue à son grand-oncle ; un François Ier, mais plus familier, jasant volontiers avec toute sorte de gens.
Troisièmement, c’était un Gascon, avec la pointe et la saillie que cette race ajoute au Français. Il avait extrêmement le goût du terroir, et dégasconna lentement. Ce qu’il en garda le mieux, ce fut la plaisanterie, la sobriété et la ladrerie, trouvant mille pointes amusantes qui dispensaient de payer.
On dit qu’enfant il avait eu huit nourrices et bu huit laits différents. Ce fut l’image de sa vie, mêlée de tant d’influences.
Coligny et Catherine de Médicis furent deux de ses nourrices. Malheureusement il profita bien peu du premier, infiniment de la seconde.
Il n’en prit pas la froide cruauté, mais l’indifférence à tout.
Ce qui trompait le plus en lui, c’était sa sensibilité, très réelle et point jouée, facile, toute de nature. Il avait des yeux très vifs, mais bons, à chaque instant moites ; une singulière facilité de larmes. Il pleurait d’amour, pleurait d’amitié, pleurait de pitié, et n’en était pas plus sûr.
N’importe ! Il y avait en lui un charme de bonté extérieure qui le faisait aimer beaucoup. Son précepteur en rapporte une anecdote admirable (peut-être un conte d’Henri IV), mais si bien contée, que je ne puis pas m’empêcher de la reproduire.
Charles IX, près de sa fin, restant longtemps sans sonner mot, dit en se tournant comme s’il se fût réveillé : « Appelez mon frère. » La reine mère envoie chercher le duc d’Alençon. Le roi, le voyant, se retourne, dit encore : « Qu’on cherche mon frère. — Mais le voici. — Non, madame, je veux le roi de Navarre ; c’est celui-là qui est mon frère. » Elle l’envoie chercher, mais dit qu’on le fasse passer sous les voûtes où étaient les arquebusiers. Celui qui le conduisait lui dit qu’il n’avait nulle chose à craindre. Et cependant il avait bien envie de retourner. Par un degré dérobé, il entre dans la chambre du roi, qui lui tend les bras. Le roi de Navarre, ému, pleurant, soupirant, tombe au pied du lit. Le roi l’embrasse étroitement : « Mon frère, vous perdez un bon ami ; si j’avais cru ce qu’on disait, vous ne seriez plus en vie, mais je vous ai toujours aimé. Ne vous fiez pas à… — Monsieur, dit alors la reine mère, ne dites pas cela. — Madame, je le dis, c’est la vérité… Croyez-moi, mon frère, aimez-moi ; je me fie en vous seul de ma femme et de ma fille. Priez Dieu pour moi… Adieu ! »
Les mourants voient très clair. Effectivement Charles IX avait vu qu’entre tous ceux qu’il avait autour de lui, celui-ci, seul, était homme.
Revenons. Et voyons-le à ce moment décisif de sa vie, le lendemain de la mort des Guises.
Il en parla sensément, sans vouloir qu’on se réjouît, disant seulement : « J’avais prévu, dès le commencement, que MM. de Guise n’étaient pas capables de remuer telle entreprise, ni d’en venir à la fin sans le péril de leur vie. »
Un mois après, il fait venir Mornay, le mène seul à sa galerie et lui dit que, de toutes parts, on l’appelle, on lui fait des propositions ; les bourgeois, même catholiques, voulaient lui ouvrir leurs villes.
« On veut me livrer Brouage. Et d’autres me proposent Saintes. Qu’est-ce que vous me conseillez ?
— Sire, dit Mornay, ce sont là de belles choses. Mais elles vous prendront deux mois. Et cependant se perd la France !… Pensons donc à la sauver. Si j’étais à votre place, je marcherais droit à la Loire avec tout ce que j’aurais de forces. On vous a parlé de Saumur. Si cette chance vous favorise, vous avez le passage du fleuve ; sinon, vous aurez les villes jusque-là. Le roi, pris entre deux armées, et ne pouvant résister, s’accordera avec celui qu’il a le moins offensé, c’est vous. »
Le roi fut charmé du conseil, mais il en sentait si peu la portée, qu’il se laissa persuader, au lieu de traiter avec le roi de France, de traiter avec un lieutenant du capitaine de Saumur, qui parlait de vendre la place.
Idée, à vrai dire, pitoyable dans l’héritier de la couronne, qui devait trouver son compte à se rapprocher du roi. Mais Mornay l’en fit rougir et écrivit (le 4 mars), en son nom, un manifeste éloquent et pathétique, un manifeste de paix. Il y rappelle sans orgueil que dix armées en quatre ans ont été levées pour l’exterminer et qu’elles se sont dissipées, sans rien faire que ruiner le royaume. Il y parle avec une modération magnanime du sort des Guises, avec une douleur sentie des maux universels, plus douloureusement encore de la nécessité qu’il a d’avoir toujours les armes à la main. Il demande la paix, mais solide, avec le respect de l’honneur, de la conscience.
Le roi fut d’autant plus touché que le roi de Navarre était le plus fort ; qu’à Loudun, à Thouars, à Châtellerault, les catholiques l’appelaient, lui ouvraient les portes. Un frère de Mornay vint d’abord de la part d’Henri III, puis madame Diane, sa sœur naturelle. Le roi de Navarre marchait toujours, il était à trois lieues de Tours, où était le roi. Celui-ci hésitait encore, craignant surtout le légat, qui négociait pour lui avec la Ligue. Mais cette négociation n’arrêtait guère les ligueurs, qui se mettaient en devoir d’avancer et de le prendre. La peur, qui est, dit l’Écriture, le commencement de la sagesse, le fit sage enfin ; décidément il appela le roi de Navarre.
L’entrevue, non pas des rois, mais des deux armées, des deux Frances, eut lieu sur les bords d’un ruisseau, à trois lieues de Tours. Les uns et les autres, huguenots, catholiques, réconciliés sans traités, sans savoir la pensée des rois, se rapprochèrent, débridèrent leurs chevaux et les firent boire au même courant. Ces nouveaux amis étaient ceux qui, depuis vingt ans, se faisaient si âpre guerre, qui avaient tant souffert les uns par les autres. Leurs familles exterminées, leurs maisons ruinées, leurs personnes usées, vieillies, les plaies du corps, les plaies du cœur, tout disparut en ce moment. La Saint-Barthélemy elle-même pâlit dans les souvenirs. Qui s’en serait souvenu en voyant le colonel général de l’infanterie du roi de Navarre, M. de Châtillon, fils de l’amiral, le plus ferme dans la guerre et le plus ardent pour la paix ? Noble et vénérable jeune homme qui, dans ce moment solennel, influa plus qu’aucun autre, commanda, par son exemple, l’oubli magnanime, immolant ce grand héritage de deuil dont son cœur avait vécu, donnant son père à la Patrie !
Il était le fils de cette femme admirable (la première de Coligny), qui, d’un mot, le précipita à prendre la défense de ses frères égorgés, à supprimer les délais : « Ne mets pas sur ta tête les morts de trois semaines » (1562).
Je ne passerai pas ce moment sans dire un mot de cette famille tragique. La seconde femme de Coligny, martyre dans un cachot de Nice, y resta trente ans prisonnière, immuable dans sa foi. Les quatre neveux de l’amiral, fils de Dandelot, périrent dans une même année, de blessures et de misère (1586), et furent enterrés ensemble à Taillebourg. Le fils, enfin, de Coligny, Châtillon, dont nous parlons, déjà vieux soldat, meurt à trente-quatre ans (1591). Il laisse un enfant qui, lui-même, avant vingt ans, sera tué sous le drapeau tricolore de la république de Hollande.
Revenons. Il fut convenu (3 avril) qu’on donnerait aux huguenots pour sûreté et pour passage la ville de Saumur. Mais, quand le roi voulut la donner, il ne l’avait pas. Le capitaine de la place en voulait de l’argent, qu’aucun des deux rois n’avait. Des deux côtés, ce furent les officiers huguenots et catholiques qui se cotisèrent pour acheter Saumur. On y mit l’homme qui donnait même confiance aux deux partis, l’irréprochable Mornay.
Cette union inattendue donnait au parti royaliste une force redoutable. Les ligueurs, qui semblaient maîtres de la meilleure partie du royaume, n’en sentaient pas moins leur infériorité. Ils imploraient à grands cris le secours de l’Espagnol. Mayenne, n’ayant pas réponse à sa lettre du 28 janvier, écrit de nouveau à Philippe, le 22 mars. Il lui dit, pour le piquer, qu’Élisabeth va secourir le roi de Navarre. Mais Philippe ne bouge pas. Le 12 avril, il écrit à Mendoza qu’il suffit d’animer les catholiques, « avec toute finesse, toute dissimulation ». Ce qui le rendait si lent, c’était la sage opposition du prince de Parme qui, déjà embarrassé à défendre les Pays-Bas contre la Hollande, craignait extrêmement d’être engagé par son maître dans la grande affaire de France.
Une chose met dans tout son jour la faiblesse des ligueurs, c’est qu’en Normandie leur homme, le comte de Brissac, hors d’état de résister, imagina d’appeler à son aide les Gaultiers. On nommait ainsi les bandes de paysans qui s’étaient armés, non pas pour la Ligue, mais contre les soldats pillards de tous les partis. Le secours de ces pauvres diables fut inutile à Brissac ; il les jeta en avant, ne les soutint pas ; ils furent massacrés.
Le 30 avril, un mois après le traité signé, Henri III flottait encore, entouré des pestes de cour, de Villeroy, d’O, d’Entragues, qui avaient peur et horreur de la réconciliation de la France. Au contraire, Aumont, Crillon, le suppliaient de voir le roi de Navarre. Pendant ce débat pour et contre, il arrive et le voici.
Si nous en croyons De Thou, la chose avait été surtout préparée par Châtillon, par celui à qui la réconciliation dut coûter le plus. Je le crois. Sur les beaux portraits gravés que j’ai sous les yeux, sa figure mélancolique dit assez ce grand sacrifice.
Le roi de Navarre aussi fut admirable comme fermeté courageuse et vive décision d’esprit. Les conseils de femmelettes et de courtisans, les avis de ceux qui voulaient qu’il amenât toute une armée, il les rembarra loin de lui par quelques mots de bon sens. Il se recommanda à Dieu, et, sans hésiter, s’engagea avec sa noblesse sur cette pointe étroite et dangereuse que fait le confluent de la Loire et du Cher, près du Plessis-lès-Tours. Il était fort désigné. Seul, il avait un panache blanc ; seul, un petit manteau rouge qui ne couvrait pas trop bien son pourpoint usé par la cuirasse et ses chausses de couleur feuille morte. Petit, ferme sur ses reins, la barbe mêlée, avant l’âge, de quelques poils gris, la figure très énergique, d’un profil arqué fortement, où la pointe du nez tendait à rejoindre un menton pointu, c’était l’originale figure du parfait soldat gascon.
Henri III venait d’entendre vêpres aux Minimes du Plessis et se promenait dans le parc, quand on l’avertit. Une grande foule des campagnes se précipitait, et les arbres mêmes étaient chargés d’hommes. Pendant quelques moments, les rois se virent sans pouvoir s’approcher, se saluant, se tendant les bras. Enfin ils se rejoignirent, et le roi de Navarre se jeta à genoux avec un mot pathétique et flatteur : « Je puis mourir, j’ai vu mon roi. » Tous s’embrassèrent pêle-mêle, huguenots et catholiques, sans distinction de parti, d’armée et de religion. Il n’y avait plus que des Français.
Le lendemain matin, le roi de Navarre alla voir le roi de France avant son lever, tout seul, n’étant suivi que d’un page.
Le bienfait de cette alliance fut senti bientôt. Le roi de Navarre, qui n’obtenait rien que par sa présence, était allé un moment vers le Poitou pour faire avancer les siens. Épernon était à Blois, Montpensier ailleurs. Henri III avait peu de monde à Tours. Mayenne fut averti par un président qui était avec le roi, mais homme de la maison de Guise, ancien chancelier de Marie Stuart.
Une belle nuit, voilà Mayenne qui, avec sa cavalerie et tout ce qu’il a de plus leste, fait d’une traite onze lieues. Le matin il apparaît à Saint-Symphorien, le faubourg de Tours au nord de la Loire, qui tient à la ville par le pont. Le roi, justement, y avait été conduit par les traîtres pour voir les travaux de défense. Un meunier le reconnaît à son habit violet, lui dit : « Sire, où allez-vous ? Voilà les ligueurs ! »
L’attaque commence ; il était dix heures du matin. Les ligueurs ont un grand avantage. Crillon entreprend de les déloger, n’y parvient pas, est blessé, rentre presque seul, ferme de ses mains les portes. Cependant le roi de Navarre, qui n’était pas encore loin, est averti. Il envoie quinze cents arquebusiers, qui, le soir, sous Châtillon, arrivent dans Tours. Ces nouveaux venus, sans se reposer, vont fondre sur les ligueurs. « Braves huguenots, disaient ceux-ci, ce n’est pas à vous que nous en voulons, c’est au roi qui vous a trahis, qui vous trahira encore. » Nulle réponse qu’à coups de fusil.
Le roi voulut sortir de Tours ; il alla se montrer au feu dans son habit violet. Mais il n’osait y envoyer tout ce qu’il avait de forces, pensant que Mayenne avait beaucoup d’amis dans la ville. On ne reprit pas le faubourg. Les huguenots, ayant perdu un tiers de leurs hommes, repassèrent le pont sous le feu des ligueurs, mais lentement, à petits pas. Crillon, qui s’y connaissait, se déclara depuis ce jour « passionné pour les huguenots ».
D’eux-mêmes les ligueurs s’en allèrent, laissant au faubourg une trace terrible de leur passage. Cette nuit, le duc d’Aumale et autres chefs avaient couché dans l’église, et l’avaient salie d’une scène infâme et épouvantable.
Repoussée à Tours, la Ligue le fut plus rudement encore à Senlis, qu’elle assiégeait. Deux chefs, Aumale et Menneville, étaient allés fortifier l’armée assiégeante. Ils amenaient avec eux, avec force cavalerie, des canons et douze cents bourgeois parisiens. L’aventurier Balagny, qui s’était fait prince de Cambrai, leur avait amené encore, en pillant tout le pays, quelques milliers d’hommes. Mais le duc de Longueville, La Noue, et nombre de seigneurs, furieux du pillage de leurs vassaux, tombent sur cette grosse armée, la mettent en pleine déroute : Menneville tué, Aumale éperdu qui se cache à Saint-Denis ; Balagny court jusqu’à Paris. Le ridicule fut immense, la perte aussi. Paris en pleura tout haut, rit tout bas ; il en fut fait des chansons, une pleine de verve : « Il n’est que de bien courir… »
En récompense de sa fuite, on fit Balagny gouverneur de Paris. C’était confier la ville à l’Espagne. Il était parfait Espagnol.
Le roi cependant avait réuni ses forces, et arrivait devant Paris. Le très habile Sancy, envoyé par lui sans argent aux Suisses, leur avait persuadé de lever des troupes contre la Savoie, puis leur avait fait sentir que, si le roi était vainqueur, il les garantirait mieux de leur ennemi le Savoyard qu’ils ne le faisaient eux-mêmes. Il amena cette grosse armée, quinze mille Suisses, au roi, qui déjà, par Épernon, Montpensier et le roi de Navarre, avait presque trente mille Français. Et le plus beau, dans cette armée, n’était pas le nombre, c’était l’union. Il semblait que toutes les vieilles haines eussent cessé par enchantement.
Mayenne, au contraire, fondait, se perdait, venait à rien. Il appelait les Espagnols, les Allemands, les Lorrains, et rien n’arrivait. Il n’avait plus que huit mille hommes ; puis cinq mille, dit-on, et de ces cinq mille beaucoup commençaient à regarder par quelle porte ils sortiraient.
Les ligueurs avaient tout à craindre. Henri III sur son chemin s’était montré impitoyable pour les villes qui résistaient. On dit que, du haut de Saint-Cloud, regardant Paris de travers, il avait dit : « Cette ville est grosse, beaucoup trop grosse ; il faut lui tirer du sang. »
Cependant une grande partie de Paris, la majeure peut-être, était fort contraire à la Ligue. On commençait à parler très librement dans les rues.
Il y avait nombre d’hommes marqués par les Barricades, par l’attaque projetée du Louvre, par tout ce qui se fit depuis, qui se sentaient bien mal à l’aise. Les moines même, avec leur tonsure, n’étaient pas trop rassurés ; beaucoup portaient le mousquet. Le sort du cardinal de Guise les faisait fort réfléchir sur l’inefficacité du privilège de clergie.
Dans le Paris du Midi, celui des couvents et des séminaires, on disait tout haut qu’il fallait un miracle, un grand coup de Dieu. Plusieurs moines prêchaient le miracle, entre autres le Petit-Feuillant, qui, peu après, envoya un assassin au roi de Navarre. Trois jeunes gens, dit-on, juraient qu’ils imiteraient Judith, et que le nouvel Holopherne ne périrait que de leur main.
Si l’on en croit la duchesse de Montpensier, sœur des Guises, ce fut elle qui détermina la chose et la fit passer des paroles à l’acte. Cette dame était logée rue de Tournon, au Pré-aux-Clercs, au passage des descentes tumultuaires que les écoles et séminaires faisaient souvent de la montagne (voir septembre 1561). De là, elle était à même, sans sortir, et de son balcon, de passer les grandes revues. Et sans doute ces fanatiques, qui, après tout, étaient jeunes et hommes, s’enivraient du regard d’une grande princesse, sœur des héros et des martyrs. Elle avait déjà trente-sept ans, mais la passion la relevait ; elle ne pouvait manquer d’être puissante par la colère, le désir et la peur, belle de la beauté des furies.
Il y avait parmi les trois un jeune imbécile dont tout le monde riait. « Je l’ai vu, dit Davila ; ses confrères, les Jacobins, s’en faisaient un jeu. Ils l’appelaient, par ironie, le capitaine Clément. » C’était un moine bourguignon fort charnel, qui, en province, avait eu le malheur de faire un gros péché de couvent ; et c’est pour cela sans doute qu’on avait trouvé bon de le perdre à Paris, où tout se perd. Le prieur d’ici lui dit que, pour un si grand péché, il fallait faire un grand acte. On assure qu’ils exaltèrent son faible cerveau par une nourriture spéciale, comme on avait fait jadis pour préparer Balthasar Gérard, l’assassin du prince d’Orange.
Clément était un paysan. On ne craignait pas d’employer avec lui les moyens les plus grossiers. On lui donna des recettes pour être invisible. Et, pour en prouver l’efficacité, ses confrères restaient devant lui et le heurtaient au passage, affectant de ne le point voir.
On le fit passer aussi par une épreuve très forte pour une tête chancelante. C’était de le faire jeûner et de le tenir longtemps dans ce qu’ils appelaient la chambre de méditation, toute pleine de diables et de flammes. On le prit tout à la fois par l’enfer, par le paradis ; je veux dire par la princesse, qui, dit-on, voulut le voir, et lui parla un langage à mettre hors de lui un homme jeune, charnel, un peu fou. Elle lui dit que sa fortune était faite, qu’on le ferait prisonnier sans doute, mais qu’on n’oserait pas le tuer, parce que, le jour même, on s’assurerait de cent têtes de modérés qui répondraient pour la sienne ; alors qu’il faudrait bien le rendre, qu’il aurait tout ce qu’il voudrait, le chapeau de cardinal. Et ce n’était pas le meilleur.
Une princesse ne ment jamais. Il avala tout cela. Il acheta un beau couteau neuf, à manche noir. Il se procura deux lettres de royalistes pour lui servir de passeport. Le soir du 31 juillet, il s’achemina vers Saint-Cloud.
Arrêté, puis introduit, on lui dit qu’il était tard. Le procureur du roi, La Guesle, le garda. Il soupa bien, dormit mieux, et, le lendemain mardi 1er août, à huit heures, La Guesle le conduisit au roi.
« Il étoit environ huit heures du matin, dit L’Estoile, quand le roi fut averti qu’un moine de Paris vouloit lui parler ; il étoit sur sa chaise percée, ayant une robe de chambre sur ses épaules, lorsqu’il entendit que ses gardes faisoient difficulté de le laisser entrer, il se courrouça et dit qu’on le fît entrer et que, si on le rebutoit, on diroit qu’il chassoit les moines et ne les vouloit voir. Incontinent le Jacobin entra, ayant un couteau tout nu dans sa manche ; et, ayant fait une profonde révérence au roi, qui venoit de se lever et n’avoit encore ses chausses attachées, lui présenta des lettres de la part du comte de Brienne, et lui dit qu’outre le contenu des lettres il étoit chargé de dire en secret à Sa Majesté quelque chose d’importance. Lors le roi commanda à ceux qui étoient près de lui de se retirer, et commença à lire la lettre que le moine lui avoit apportée, pour l’entendre après en secret. Lequel moine, voyant le roi attentif à lire, tira de sa manche son couteau et lui en donna droit dans le petit ventre, au-dessous du nombril, si avant, qu’il laissa le couteau dans le trou ; lequel le roi ayant retiré à grande force, en donna un coup de la pointe sur le sourcil gauche du moine, et s’écria : « Ha ! le méchant moine, il m’a tué ! »
Le moine avait tourné le dos et regardait la muraille. Le procureur général (fort étrange magistrat), portant l’épée comme chargé de la justice du camp, lui passa cette épée au travers du corps, et d’un même coup tua le procès, qui eût compromis les moines et sans doute de grands personnages.
Le roi de Navarre, averti, vint, et trouva le blessé en situation assez bonne, qui avait écrit pour rassurer la reine. Il retourna à son camp. Mais pendant la nuit la réalité se fit jour. Les médecins dirent qu’il avait peu d’heures à vivre. Il se confessa, fit entrer toute la noblesse, et les exhorta à se soumettre au roi de Navarre, qui ne tarderait pas à se convertir. Il expira (le 2 août 1589). Dernier des Valois, il laissait le trône aux Bourbons.