Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 8
CHAPITRE VIII
Quand le nouveau roi de France entra, les yeux pleins de larmes, dans la chambre mortuaire, « au lieu des : Vive le roi ! et des acclamations ordinaires, il trouva là le corps mort, deux Minimes aux pieds, avec des cierges, faisant leur liturgie, d’Entragues tenant le menton. Mais tout le reste, parmi les hurlements, enfonçant leurs chapeaux ou les jetant par terre, fermant le poing, complotant, se touchant la main, faisant des vœux et promesses, desquelles on oyait pour conclusion : « Plutôt mourir de mille morts ! »
Il n’y eut jamais un pareil avènement.
Le même jour, pour comble de mauvais augure, pendant que le mort était encore là, un combat eut lieu entre un huguenot, un vaillant homme de guerre, et un très adroit ligueur. Celui-ci avait dit : « Je lui mettrai la lance dans la visière. » Il le fit comme il le disait. L’autre tomba roide mort.
Pendant l’agonie du roi, les grands seigneurs catholiques n’avaient pas perdu le temps à pleurer. Ils s’étaient tous arrêtés à ne pas reconnaître le roi de Navarre.
Pourquoi ? Outre sa naissance, il avait pour lui la désignation, l’adoption d’Henri III, ses dernières paroles. S’il n’était pas catholique, il s’était mis entièrement dans la main des catholiques. On ne voyait qu’eux autour de lui, si bien que beaucoup de huguenots l’avaient abandonné. De longue date, à mesure qu’il avançait au Nord, la noblesse protestante du Midi le délaissait. Dès 1587, à Coutras, il avait déjà fort peu de Gascons ; sa force était dans les noblesses de Poitou et de Saintonge. Enfin, ayant passé la Loire, ses Poitevins furent recrutés par des Bourguignons, des Bretons, par quelques Picards, Champenois, Normands, hommes isolés dans ces provinces redevenues catholiques.
Nul prétexte à la défection. Ces catholiques trahissaient gratuitement celui qui n’avait rien fait que de les préférer aux siens et de les aider admirablement par de vaillants coups de main, par exemple, celui qui sauva le roi à Tours.
Pour couvrir leur ingratitude, ils avaient besoin de jouer les fervents catholiques. Voilà pourquoi, devant le mort, ils donnaient cette comédie.
Creusons la situation, et disons-la comme elle est, comme elle va se révéler bientôt, quand ces gens se vendront au roi. La France, en ce moment, morcelée en provinces que les gouverneurs s’étaient impudemment appropriées, la France était réellement dans la main de douze coquins.
Ces rois n’avaient garde d’accepter un roi.
Ils avaient horreur d’un roi pauvre. Le Béarnais, pauvre comme Job, n’eût pas pu porter le deuil d’Henri III si Henri lui-même n’eût été en deuil. Dans son pourpoint violet, il se fit tailler le sien, le rogna, étant plus petit. Sur les épaules du nouveau roi, chacun reconnut l’habit de l’ancien.
Il ne payait pas de mine. On voyait pourtant fort bien que c’était un capitaine, un ferme soldat. Ils auraient bien mieux aimé un énervé comme Henri III. Ils faisaient semblant de le mépriser, en réalité le craignaient.
La dispersion, la guerre civile, leur étaient bonnes pour que chacun d’eux s’affermît dans sa maison. Ils appelaient déjà ainsi leurs gouvernements, leurs grandes villes capitales de province, un Lyon, un Rouen, un Toulouse.
Finalement, ils calculaient les chances de la Ligue. Si faible, en ce moment, dans son armée de Paris, elle n’en tenait pas moins une infinité de villes. L’argent espagnol arrivait déjà. Philippe II, lent, patient, mais fixe comme le destin, faisait alors en Allemagne des levées d’hommes pour Mayenne ; et, si ces Allemands ne suffisaient pas, l’invincible armée espagnole du prince de Parme apparaissait dans le lointain comme une réserve de la Ligue.
À cela ajoutez l’épée suspendue de la Savoie, ajoutez l’argent du pape et des princes italiens que l’Espagnol saurait bien obliger de financer. Élisabeth, au contraire, se faisait prier pour aider très peu, très mal, la république de Hollande.
Toutes les chances étaient pour la Ligue, et pas une pour le Béarnais.
Ils résolurent bravement de prendre leur roi à la gorge, de le sommer de se faire catholique sur l’heure, sans répit, sans instruction qui couvrît la chose, qui rendît la conversion décente. S’il refusait, ils se tenaient déliés et le quittaient.
Quoiqu’il y eût parmi eux de fort grands seigneurs, même un prince, celui qui porta la parole pour cette sommation effrontée fut un certain d’O, mignon de Henri III, insecte de garde-robe, qui avait grossi, engraissé, on n’ose dire comment. Son cynisme audacieux et sa langue de fille publique avaient continué sa faveur. Il avait brillé au conseil comme un gaillard qui avait toujours au sac des expédients et des ressources, des moyens nouveaux de tondre le peuple jusqu’au sang, qui inventait de l’argent pour lui, même un peu pour le roi. Aussi, par un tact propre à ce sage gouvernement, d’O, comme archi-voleur, fut fait ministre des finances. Ce fut cet homme de bien, ce saint homme, qui déclara que sa conscience, la conscience de tous ceux qui étaient là, ne leur permettait pas d’obéir à un roi hérétique.
Le roi pâlit, et ne fit pas, à coup sûr, le discours hautain, hardi, que lui prête d’Aubigné.
Il vit toute leur perfidie, et que la lâcheté qu’on lui imposait ne servait de rien. S’il l’eût faite, ils l’auraient quitté tout de même, converti, mais déshonoré. Il dit qu’il lui fallait du temps, qu’il ne demandait qu’à se faire instruire, que, dans six mois, il assemblerait un concile à cet effet et réunirait les États généraux.
Mais, avant même qu’il fît cette réponse politique, plusieurs, indignés de la bassesse des autres et de leur hypocrisie, se rallièrent d’autant plus à celui qu’on abandonnait. Givry embrassa son genou avec cette vive parole : « Sire, vous êtes le roi des braves, et ne serez abandonné que des poltrons. »
Cela ne les arrêta guère. Le majestueux d’Épernon partit le premier pour son royaume d’Angoumois et de Provence, prétextant une querelle avec Biron, disant qu’un homme comme lui ne pouvait faire, sous un tel roi, des campagnes de brigand.
On l’imita. En cinq jours l’armée avait fondu de moitié, et elle fondait toujours. Le roi s’éloigna de Paris, n’ayant que quinze cents cavaliers, six mille fantassins. Il s’achemina vers Rouen, où on lui donnait quelque espoir. Il avait pu, en partant, voir les feux de joie de la Ligue, entendre la terrible explosion, l’immense clameur que souleva la mort de Henri III. Rien ne put tromper davantage sur le sentiment du peuple. Cependant l’exagération même des ligueurs, l’apothéose bizarre et grotesque qu’ils firent de Jacques Clément, étaient propres à faire douter s’ils étaient aussi fanatiques qu’ils le paraissaient ou qu’ils le croyaient eux-mêmes. Qu’auraient dit de vrais croyants, des chrétiens du douzième siècle, s’ils eussent entendu les ligueurs dire que ce coup de couteau était le plus grand coup de Dieu après l’Incarnation de Notre-Seigneur, ou bien encore mettre sur l’autel une trinité nouvelle, les deux Guises assassinés et le moine bourguignon ?
Madame de Montpensier, en recevant la nouvelle, sauta au cou du messager : « Ah ! mon ami, est-ce bien sûr ? Dieu ! que vous me faites aise !… Et pourtant je regrette bien qu’il n’ait pas su que c’était moi qui le faisais mourir. » Elle monta en carrosse, alla chercher sa mère à l’hôtel de Guise en criant par les portières : « Bonnes nouvelles ! le tyran est mort ! » Elle tira parti de sa mère d’une manière bien étonnante, la menant aux Cordeliers, où la vieille dame monta à l’autel, et, des degrés, prêcha le peuple à grands cris et sans pudeur. On fit venir de Bourgogne la mère de Clément ; elle logea chez madame de Montpensier, fut bénie, caressée, comblée, adorée ; on lui chanta des hymnes, les cierges allumés, comme on eût fait à la Vierge Marie. On célébra « le ventre qui l’avait porté, le sein qui l’avait allaité », etc., etc.
La véhémente duchesse voulait que son frère se fît roi. Chose impossible. Les troupes de Philippe II entraient dans Paris, à savoir, quatre mille Allemands, six mille Suisses. Mendoza, avec cette force, ne l’eût pas souffert, ni peut-être les ligueurs ; ils étaient divisés, jaloux.
Mayenne prit un moyen d’attendre : ce fut de faire roi un vieillard, le cardinal de Bourbon.
La première chose pour lui était de mériter la royauté, au lieu de la prendre ; et, pour cela, il fallait jeter Henri IV à la mer. Il y était acculé, au plus bas. Et jamais, en réalité, son courage ne parut plus haut.
Regardons-le dans ce moment. La légende ici n’est rien que l’histoire, et la fiction n’eût pu ajouter à la vérité.
On lui donnait le sot conseil de s’en aller en Gascogne, ou bien de solliciter un partage de la royauté avec le vieux cardinal, ou encore de se réfugier en Allemagne, d’attendre les événements.
Il attendit, mais à Arques, l’épée à la main, et sans s’étonner de la grande meute que la Ligue lançait après lui, il justifia la devise qu’il prit enfant : « Vaincre ou mourir. »
Il semblait qu’il n’eût plus en France que les quelques toises du camp retranché qu’il se fit près de Dieppe, sous le château d’Arques. Roi sans terre, il n’avait plus qu’une armée, plutôt une bande.
L’inaction du tiers parti, partout muselé, tremblant, l’extrême éloignement des provinces protestantes, le réduisaient à cette extrémité. Si pourtant on eût écarté cette terreur par laquelle la Ligue l’isolait, une grande partie de la France, et déjà la majorité, se serait ralliée à lui.
C’est ce qui fait ici la beauté, le sublime de la situation. Il n’avait rien, il avait tout. Dans sa faiblesse et son petit nombre, il avait, en réalité, la base immense d’un peuple, dont, seul, il défendait le droit.
La Ligue, dans sa fausse grandeur et dans sa force insolente, achetée par l’assassinat, elle n’arrivait à lui, pourtant, qu’avec le secours étranger. Ces drapeaux qui flottaient au vent, c’étaient ceux du roi d’Espagne. Auxiliaires ? non, mais déjà les drapeaux de la conquête. Lorsque le légat du pape tâta les chances de Mayenne pour la royauté, Philippe II, très franchement, dit qu’il réclamait la France comme l’héritage de l’infante, fille d’une fille de Henri II, qu’il la croyait reine de droit et reine propriétaire.
De sorte qu’en combattant ces idiots de ligueurs et ce gros Mayenne, Henri IV les défendait eux-mêmes avec toute la France, les préservait de l’étranger et les sauvait malgré eux.
Cependant le secours anglais ne venait pas. Le roi appelait à lui un détachement de la Champagne qui ne venait pas non plus. Il avait sept mille hommes en tout, et il allait avoir sur les bras trente mille hommes. Tout le monde le croyait perdu. On était sûr à Paris qu’il serait ramené par Mayenne pieds et poings liés, si bien qu’on louait des fenêtres dans la rue Saint-Antoine pour voir passer le Béarnais. Mais Mendoza assurait qu’on ne le verrait pas passer. Pourquoi ? Parce qu’il était tué. Et il l’écrivit à Rome.
Voilà une situation terrible. Il devait être fort ému ? Point du tout. Aux portes de Dieppe, où le maire voulait lui faire un discours, il dit avec sa gaieté ordinaire : « Mes amis, point de cérémonies ; je ne demande que vos cœurs, bon pain, bon vin et bon visage d’hôtes. »
Et il écrit à sa maîtresse, Corisande : « Mon cœur, c’est merveille de quoi je vis, au travail que j’ai… Je me porte bien ; mes affaires vont bien… Je les attends, et, Dieu aidant, ils s’en trouveront mauvais marchands. Je vous baise un million de fois. De la tranchée d’Arques. »
Le vieux maréchal de Biron, homme de grande expérience, qui dirigeait tout, était sûr de la résistance par le seul choix de ce camp. Il ne voulut pas que le roi s’enfermât dans une place, encore moins dans une mauvaise petite place comme Dieppe. Il choisit cet emplacement, couvert à droite par le canon d’Arques, à gauche et derrière par une petite rivière marécageuse, devant par un bois épais et difficile à passer ; le bois passé, on rencontrait une tranchée que fit Biron, en laissant seulement ouverture pour lancer de front cinquante chevaux.
Il y avait encore l’avantage d’isoler dans ce désert une armée douteuse dont un tiers était catholique, un tiers suisse, un tiers huguenot. Des catholiques comme ce d’O, dont j’ai parlé tout à l’heure, eussent pu tramer dans la ville, comploter, peut-être organiser quelque trahison. Notez qu’ils quittaient à peine les catholiques de Mayenne, et qu’à la première rencontre des compliments s’échangèrent entre gens des deux partis.
Les Suisses très probablement n’étaient pas payés. Le roi était si pauvre que le plus souvent sa table manquait ; il s’invitait ici et là chez ses officiers mieux pourvus.
La grosse armée de Mayenne était fort chargée de princes, qui tous avaient des bagages. Il y avait Aumale et Nemours, il y avait le fils du duc de Lorraine, et ce prince de Cambrai, ce gouverneur de Paris. Des troupes de toute nation : outre les Allemands et Suisses payés par Philippe II, la cavalerie des Pays-Bas et des régiments wallons. La grande affaire qui épuisait l’attention de Mayenne était de nourrir cette armée mangeuse, exigeante. Il lui fallut prendre une à une les petites places de la Seine pour assurer derrière lui ses convois de vivres, ce qui donna à Biron plus de temps qu’il ne voulait pour se fortifier.
Mayenne arrive au faubourg de Dieppe, et le trouve peu attaquable. Il se tourne vers le camp, veut passer la petite rivière ; il y rencontre le roi, qui l’arrête à coups de canon. Enfin, le 21 septembre, par un grand brouillard, il tente le passage du bois. De vives charges de cavalerie se font par l’étroite trouée. Cependant les lansquenets de Mayenne avaient traversé le bois, touchaient le fossé ; là, se voyant tout à coup à trois pas des arquebuses, ils se déclarèrent royalistes ; si bien qu’on les aida pour leur faire passer le fossé. Biron, le roi, tour à tour, vinrent, et leur touchèrent la main. Il y eut cependant un moment où la cavalerie de Mayenne pénétra jusque dans le camp. Ces lansquenets, trop habiles politiques, se refirent ligueurs à cette vue, tournèrent contre les royalistes. Il y eut un grand désordre. Biron fut jeté à bas de cheval. Un de ces perfides Allemands présenta l’épieu à la poitrine du roi en lui disant de se rendre. Telle était sa force d’âme et sa douceur naturelle, même dans cette extrême crise, que, sa cavalerie survenant pour sabrer le drôle, il dit : « Laissez cet homme-là. »
Le roi, jusque-là, n’avait pas fait usage des huguenots ; il les tenait en réserve. Il dit au pasteur Damours : « Monsieur, entonnez le psaume ! »
Ce chant des victoires protestantes, qui, dans ce temps, sauva Genève de l’assaut du Savoyard, qui, plus tard, fit les camisards si fermes contre les dragons, ce chant que nos régiments ont si glorieusement chanté, et en Hollande, et en Irlande, où fut encore une fois tranchée la question du monde, commence par ces paroles :
Que Dieu se montre seulement
Et l’on verra en un moment
Abandonner la place.
Le camp des ennemis épars,
Épouvanté de toutes parts,
Fuira devant ta face.
On verra tout ce camp s’enfuir,
Comme l’on voit s’évanouir
Une épaisse fumée ;
Comme la cire fond au feu,
Ainsi des méchants devant Dieu
La force est consumée.
(Psaume lxviii.)
Le fils de Coligny, Châtillon, avec cinq cents vieux arquebusiers huguenots, prit de côté les ligueurs ; les lansquenets furent écrasés, et la cavalerie refoulée. Le brouillard, à ce moment, se leva. Le château d’Arques, qui, jusque-là, n’osait tirer, commença à parler d’en haut ; quelques volées de boulets saluèrent l’armée de la Ligue ; le soleil avait reparu et la fortune de la France.
Au moment où Mayenne se décourageait et se retirait, se couvrant d’un régiment suisse et d’une forte cavalerie, Biron s’avisa de lui mettre au dos quelques pièces de canon qui le suivirent de très près, et mordirent dans ce carré un cruel morceau, quatre cents hommes, des meilleurs.
Mayenne alors en vint à Dieppe. Mais on n’avait plus peur de lui. Sa prudence, ses haltes fréquentes, si contraires au génie français, faisaient l’amusement d’Henri IV. Il se jeta dans la place, et il y parut à la vigueur des coups. Biron, tout vieux qu’il était, sort avec des cavaliers. Mayenne croit pouvoir le couper ; mais la cavalerie s’ouvre : deux coulevrines attelées paraissent et tirent à bout portant. Un corsaire normand (Brisa) avait imaginé la chose : c’était déjà l’artillerie légère du grand Frédéric.
Mayenne était si malade de sa déconvenue, qu’il n’osa pas se montrer à Paris. Il s’en alla à Amiens, se rapprocher de ses maîtres les Espagnols, et recevoir un secours que lui envoyait le prince de Parme. Son armée lui échappait, s’en allait à la débandade. Après ce secours, il se trouva plus faible qu’auparavant.
Le roi n’était pas bien fort. De grandes jalousies divisaient sa petite armée. Les catholiques, plus nombreux, y opprimaient les huguenots. Leur haine paraît dans leurs écrits. Le bâtard de Charles IX (Angoulême), qui a laissé un récit de la bataille, supprime la part des huguenots, bien attestée cependant par le catholique De Thou aussi bien que par d’Aubigné. À Dieppe, où ils essayèrent d’avoir un prêche, les catholiques d’O, Montpensier, ameutèrent contre eux les Suisses, vinrent troubler les huguenots ; plusieurs furent battus et blessés. Le roi, les larmes aux yeux, les emmena avec lui, et ils allèrent chanter leurs psaumes en plein champ.
Ce fut pour lui un grand secours moral, contre les siens même, de recevoir d’Élisabeth quatre mille protestants anglais, écossais. Les catholiques se moquèrent du costume des montagnards d’Écosse. Mais la majorité dès lors n’en était pas moins changée, et les protestants plus nombreux. Henri saisit l’occasion, alla dîner sur la flotte, fut salué du canon de tous les vaisseaux. À chaque toast, l’artillerie tira. Cette bruyante et éloquente reconnaissance d’Henri IV dut avertir les malveillants. Ils sentirent que le Béarnais, avec son pourpoint percé, n’en avait pas moins de fortes racines, que l’Angleterre, l’Allemagne, la Hollande, allaient regarder vers lui.
En réalité, il n’y eut pas de cœur, même chez les nations catholiques, que la petite affaire d’Arques n’intéressât vivement. Telle est la générosité instinctive de l’homme, sa partialité pour le faible héroïque contre le fort. Cela produisit un coup de théâtre bien inattendu. Un allié se déclara pour ce général de bandits (comme l’appelait d’Épernon), un allié catholique, un allié italien, de cette tremblante Italie. Et quel ? Le sénat de Venise.
Dans quelle mer de réflexions, dans quel nouveau monde d’idées cela dut jeter l’Europe !
Quoi ! cette sage compagnie, ce gouvernement si parfaitement informé et tellement circonspect, ce gouvernement de vieillards, qui a tant à ménager la caducité de Venise, il a risqué ce pas hardi ! Le roi d’Espagne est donc bien bas ! Ceci donnait la mesure de sa chute depuis l’Armada.
Venise, du jour où elle eut l’imprudence de donner à Philippe la gloire de son règne, la victoire de Lépante, restait triste. Combien plus, lorsque ce roi, ne gardant pas même avec elle les égards qu’on doit aux faibles pour leur laisser croire qu’ils sont forts, saisit et mit dans l’Armada douze vaisseaux vénitiens qui partagèrent le désastre !
D’autant plus ardents furent les vœux de Venise contre la Ligue et l’Espagne, ardents pour les deux rois unis, Henri III et Henri IV. À l’assassinat de Henri III par un Jacobin, la fureur fut telle à Venise que le soir de jeunes nobles, rencontrant un Jacobin, le jetèrent dans les canaux. Le sénat, à qui on se plaignit, dit que les religieux ne devaient pas sortir le soir.
Le roi d’Espagne, qui, depuis sept ans, ne daignait pas avoir un ambassadeur à Venise, en envoie un qui, de plus, amène avec lui un légat. Le sénat ne veut rien entendre. Il dit qu’il n’a à consulter que la succession naturelle, qu’il reconnaîtra Henri IV.
Des transports éclatent. On cherche un portrait de ce nouveau roi. Un brocanteur prétend l’avoir ; il offre je ne sais quelle toile demi-effacée ; on la lave, et c’est Henri IV. Mais chacun veut avoir le sien. On copie, on peint, on barbouille. Les Henri IV sont partout. L’ambassadeur d’Espagne ne sait où se mettre pour les éviter. On expose ce nouveau saint sur les portes de Saint-Marc.
La France fut fort surprise de voir un ambassadeur de Venise qui la traversa lentement. Sa venue fut une ère nouvelle. Ce beau salut de l’Italie mettait bien haut Henri IV. Si faible encore, il n’en était pas moins désigné le protecteur de la liberté en Europe contre Philippe II, protecteur des catholiques aussi bien que des protestants. Venise proclamait son grand rôle, son droit et sa raison d’être, la certitude infaillible et la fatalité de sa victoire.
Mayenne avait promis de l’amener à Paris. Mais il y vient de lui-même. Dès octobre, gaiement il arrive, vient faire sa cour à cette ville ; il en est, dit-il, amoureux. Il donne une aubade à sa dame. L’ingrate résiste ; n’importe. Il ne se décourage pas ; c’est le non des belles auquel on ne doit jamais s’arrêter.
D’abord, par une vive attaque, il emporte les faubourgs du sud. Bourgeois, moines armés, se culbutent, s’étouffent à la porte de Nesle, où ils ne peuvent rentrer. La Noue, à cheval, se lance dans la Seine et va pénétrer dans Paris ; son bras gauche qu’il n’avait plus, assez mal suppléé par un bras de fer, ne soutient pas bien la bride au cheval ; il manque de se noyer.
Cependant le fils de Coligny est maître du faubourg Saint-Germain, l’ancien faubourg protestant. Les psaumes furent de nouveau chantés au Pré-aux-Clercs, comme aux premiers jours de la lutte, en 1557, il y avait plus de trente années.
Le roi n’emmena son armée que quand elle se fut refaite, enrichie du pillage des faubourgs, entièrement et proprement déménagés et nettoyés. Il alla de là recevoir à Tours l’ambassadeur de Venise. Le grand-duc de Toscane, celui de Mantoue, les Suisses, le favorisaient déjà plus ou moins ouvertement. Le premier s’adressait sous main à De Thou, notre envoyé, pour marier en France sa nièce, Marie de Médicis.
Mais les succès d’Henri IV semblaient devoir être arrêtés. Le prince de Parme, forcé par son maître d’être généreux, avait donné à Mayenne six mille mousquetaires, la fleur de l’armée des Pays-Bas, et douze cents lances wallonnes sous le fils du comte d’Egmont. Il reçut encore une petite armée de Lorraine. En tout, il eut vingt-cinq mille hommes. Le roi n’avait guère que le tiers. Poussé par Mayenne à l’Ouest, il ne voulut pas, cette fois, reculer jusqu’en Normandie. Il fit ferme au couchant de l’Eure, à Ivry, et attendit. Là, point de retranchements, comme à Arques, et devant soi une armée d’Espagne. Cela était fort sérieux. De très loin, des huguenots vinrent à la bataille, Mornay entre autres, qui, après, dit au roi : « Vous avez fait, sire, la plus brave folie qui se fit jamais. Vous avez joué le royaume sur un coup de dé. »
Une singularité de cette mémorable bataille, c’est que l’infanterie française y reparaît fort nombreuse. Mais la cavalerie fit tout.
Il était dix heures du matin (13 mars 1590). Il faisait froid et mauvais. Mayenne avait eu la pluie toute la nuit. Le roi, au contraire, avait attendu, dormi, soupé dans les villages voisins.
Henri IV était (comme toujours en de tels moments) d’une gaieté merveilleuse, qui répondait de la journée. Il avait mis sur son casque un énorme panache blanc et un autre gigantesque à la tête de son cheval. Il dit : « Si les étendards vous manquent, ralliez-vous à ce panache. Vous le trouverez toujours au chemin de la victoire. »
Cette gasconnade, un peu forte, aurait été ridicule, s’il n’avait su que les Suisses de Mayenne disaient, n’étant pas payés, qu’ils ne donneraient pas un coup.
En tête de l’armée espagnole, un moine, avec une grande croix, faisant force signes, ayant promis qu’à cette vue les ennemis se rendraient, l’artillerie le fit détaler. Celle du roi eut un effet terrible. Et, au contraire, celle de Mayenne porta peu sur les royalistes, dont le terrain était plus bas.
D’Egmont alla tête baissée, renversa tout, vint aux canons, et, par bravade, faisant tourner son cheval, donna contre eux de la croupe. Cependant la cavalerie du roi, Biron, Aumont et Givry, tombèrent sur celle d’Egmont et la détruisirent. Les reîtres ne furent guère plus heureux. Après leur charge, ils revenaient se replacer dans les rangs de Mayenne. Mais ces rangs étaient serrés. Ils y jetèrent le désordre. Le roi le vit, et, à ce moment, fondit, enfonça Mayenne et le balaya. Restaient les Suisses, qui n’avaient rien fait et qui se rendirent.
Les reîtres, seuls, furent massacrés, en souvenir de leur trahison à Arques. Le roi criait : « Sauvez les Français et main basse sur l’étranger ! »