Aller au contenu

Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome dixième — Henri IVp. 139-149).

CHAPITRE IX

Siège de Paris. (1590-1592.)

La mort du roi de la Ligue, du vieux cardinal de Bourbon (9 mai 1590), éclairait la situation autant que la victoire d’Ivry. La Ligue se révéla comme un parti à deux têtes, mais dont l’une, celle des Guises, allait maigrissant. La tête espagnole, au contraire, grossit, grandit, devint la seule. Le clergé, abandonnant son roman toujours avorté d’un capitaine de l’Église, se rallia franchement, nettement à l’Espagne, inscrivit sur son drapeau, comme son but et sa devise, la royauté de l’étranger.

L’Espagnol remplit tout en France. L’ambassadeur ordinaire Mendoza et son second, Ybarra ; l’ambassadeur extraordinaire, le duc de Feria, voilà les rois de Paris. Nous allons les voir y frapper monnaie, gouverner et nourrir le peuple ; les chaudrons des Espagnols et les sous jetés du balcon, ce sont les moyens éloquents qui convertiront la foule à la royauté de l’Inquisition.

Le légat Cajetano, envoyé par Sixte-Quint, qui le croit très modéré, devient violent à Paris, pur instrument des Espagnols.

La mort du roi de la Ligue fut sue d’abord des personnes qu’elle intéressait le plus. La mère et la sœur de Mayenne vinrent, palpitantes, l’apprendre à l’ambassadeur Mendoza, qui leur dit froidement « qu’il fallait attendre les ordres du roi d’Espagne ». Alors, ces pauvres princesses coururent au légat, qui dit « qu’on ne pouvait rien faire sans les ordres du roi d’Espagne ».

Philippe II dut se féliciter d’avoir si mal payé ses Suisses. Il avait été battu à Ivry, mais sur le dos de Mayenne. Le Béarnais lui avait rendu le service signalé d’humilier et de ravaler le chef de la maison de Guise.

De toutes parts, la France ligueuse, dans le cours de cette année, se précipita vers l’Espagne. Et d’elle-même, l’Espagne entrait de tous les côtés.

Le père Matthieu, un Jésuite, était venu assurer les Seize de sa haute protection.

Le frère Basile, capucin, avait obtenu des troupes espagnoles pour le Languedoc.

Le duc de Mercœur, qui eût été le chef des Guises (à ne consulter que l’aînesse), n’agissait pas avec eux. Seul, retranché dans sa Bretagne, il ne s’adressait qu’à Philippe II, et il en reçut un très beau secours de deux ou trois mille Espagnols.

La Gascogne le sollicitait pour en obtenir aussi, et disait que, sans cela, « les loups affamés auroient bientôt dévoré les pauvres brebis catholiques ».

Le parlement d’Aix appela en Provence le duc de Savoie, gendre de Philippe II, et ce prince, gracieusement, se rendit à la requête avec une armée mêlée d’Espagnols et de Savoyards. Aix le reçut, mais non Marseille, qui, sous ses consuls, s’en tint à être Espagnole de cœur.

Admirable unanimité. La France veut être Espagnole, c’est-à-dire ne plus être France.

Les Guises, seuls, en tout cela, ne parlaient pas nettement. Ils auraient voulu de l’argent espagnol plutôt que des hommes. Le duc de Nemours, au nom de la Bourgogne et de Lyon, sollicitait seulement une légère solde pour ses troupes, « une petite somme de deniers ».

Plus tard, Mayenne sollicite de quoi payer une armée française.

On n’attrapait pas ainsi Philippe II.

Il y avait des gens plus francs qu’il écoutait plus volontiers. Par exemple, un Bois-Dauphin, qui se disait gouverneur de l’Anjou et du Maine, parla intelligiblement. Dans sa petite pétition pour avoir deux mille Espagnols, il dit nettement au roi d’Espagne : « Les provinces et gouverneurs reconnaissent aujourd’hui qu’il n’y a de roi en France que Votre Majesté. »

Tout à l’heure, au nom de Paris, les Seize en diront autant.

Dès le mois de mars, les ambassadeurs d’Espagne avaient fait crier dans Paris une lettre de leur maître où il ordonnait à l’archevêque de Tolède de dresser un état des bénéfices du royaume pour aviser à soulager les pauvres catholiques de France.

Belle, mais bien lointaine espérance. Cet enragé Béarnais s’acheminait vers Paris. Déjà il avait pris Mantes. On en répandait mille contes. Le lendemain de sa bataille, il était si peu fatigué qu’il avait tout le jour joué à la paume. On l’appelait en Gascogne (du nom de l’un de ses moulins) meunier du moulin de Barbaste. À Mantes, ce roi meunier fit fête aux boulangers de la ville, qui lui gagnèrent son argent à la paume et lui refusèrent revanche. Toute la nuit il fit faire du pain et le vendit à moitié prix. Les boulangers éperdus vinrent lui offrir sa revanche.

C’était justement par le pain qu’il voulait prendre Paris. Il faisait la guerre aux moulins, aux greniers, aux petites places d’en haut et d’en bas qui nourrissent la grosse ville. Ce terrible Gargantua, diminué et délaissé d’un grand nombre de ses habitants, avait cependant encore deux cent vingt mille bouches, et, quoique le roi y vînt assez lentement, on y amassa peu de vivres.

La ville, en récompense, était bien pourvue de prédicateurs, riche en sermons. Aux Rose, aux Boucher, étaient venus s’adjoindre les Italiens du légat, qu’on admirait sans les comprendre, le grave Bellarmino, le pathétique et amusant Panigarola qui, avec le Petit-Feuillant, partageait l’enthousiasme des dames. On assure qu’au début d’un sermon il s’écria : « C’est pour vous, belle, que je meurs… » Et comme toutes se regardaient, il ajouta avec componction : « dit Jésus-Christ à son Église ».

Le 8 mai, le roi commença à tirer contre Paris. Le 14, dans ses murs, commencèrent les processions de l’armée sainte, où les moines, fièrement troussés, le capuchon renversé pour mettre le casque, plusieurs affublés de cuirasse, soufflant sous leurs armes, menèrent la milice bourgeoise. Quelques-uns, non sans tremblement, se hasardèrent à charger et tirer leurs arquebuses pour saluer le légat, ce qui fit un grand malheur ; ils tuèrent son aumônier.

Mais, outre ces belles troupes, les ducs de Nemours et d’Aumale, qui commandaient la défense, avaient dix-sept cents Allemands, huit cents fantassins français, cinq ou six cents cavaliers ; de plus, un grand nombre d’hommes de la milice bourgeoise qui avaient tout à craindre, si le roi entrait, étant connus et désignés aux vengeances des huguenots ou des royalistes. Henri IV, si clément pour lui-même, livra toujours à la justice ceux qui avaient comploté contre Henri III. Le prieur de Jacques Clément, qui, disait-on, l’avait endoctriné au meurtre, fut jugé, sur la requête de la reine veuve, et, par sentence du parlement de Tours, tiré à quatre chevaux.

Les Crucé, les Bussy-Leclerc, qui, en 87, voulaient enlever le roi, et qui, aux barricades de 88, voulaient le forcer dans le Louvre, auraient fort bien pu aussi être mis en jugement. Et même les vieux massacreurs de 1572 étaient-ils sûrs d’être oubliés ? Ceux qui emportèrent les faubourgs après la bataille d’Arques, huguenots pour la plupart, avaient pour cri de combat : « Saint-Barthélemy ! Saint-Barthélemy ! » Neuf cents bourgeois avaient péri dans cette si courte attaque. Et les faubourgs avaient été si exactement démeublés, déménagés, dépouillés de tout objet petit ou grand, que les royalistes même n’eussent pas voulu voir entrer le roi à ce prix.

Du reste, ce n’était pas avec une si petite armée (douze mille hommes et trois mille chevaux) qu’Henri pouvait prendre cette énorme ville. La mouche, pour rappeler le vieux mot déjà cité, n’avale pas un éléphant.

Mais l’éléphant souffrit beaucoup. En un mois, il eut tout mangé. Il fallut commencer des visites domiciliaires. On fouilla les riches greniers des couvents, malgré l’étrange et plaisante prétention des Jésuites, qui voulaient fermer leurs portes. On dit, au contraire, qu’on ferait sur les religieux ce qu’on fait en mer dans un vaisseau affamé, où l’on mange les plus gras.

On en vint au son d’avoine. On en vint aux chiens, aux chats. L’ambassade d’Espagne frappa des liards, qu’on jetait par les fenêtres. Mais on ne mange pas du cuivre. Alors, aux portes de l’hôtel, on fit la cuisine en plein vent. Des marmites gigantesques témoignaient de la charité des Espagnols. Ils soulageaient par aumône ceux qu’ils faisaient mourir de faim.

Le roi serra de plus près. Il prit les faubourgs, les fortifia. Le peuple, qui allait chercher de l’herbe, fut clos comme dans un tombeau. L’Estoile assure qu’on alla jusqu’à faire du pain de la poussière d’os qu’on prenait aux cimetières, qu’un soldat mangea un enfant, qu’une dame dont le fils était mort, le sala, avec sa servante, et qu’elles vécurent quelques temps de cette nourriture.

Nul doute qu’en cette extrémité la ville ne se fut rendue, si elle n’eût été comprimée par une effroyable terreur. Une grande foule s’était portée au parlement pour crier : Du pain ! Plusieurs croyaient en profiter pour faire sauter le gouverneur, délivrer la ville. Brisson en savait quelque chose. Il n’y eut pas d’entente, et tout échoua. Plusieurs furent saisis, pendus. Les moines et les massacreurs eussent égorgé le Parlement ; mais Nemours sentit qu’un tel coup ferait Paris tout Espagnol et mettrait à rien les Guises.

Cependant, des tours, des murs, on voyait flotter la moisson. Les pauvres gens risquaient leur vie pour aller couper des épis. On les battait, on les blessait, sans pouvoir les décourager. Henri IV, ici, fut très beau. Il déclara qu’il prendrait ou ne prendrait pas Paris, mais qu’il laisserait aller tous ceux qui voudraient sortir.

Des foules en profitèrent, trois mille hommes en une fois. Puis d’autres, tant qu’ils voulurent, des gens aisés aussi bien que le peuple. Des femmes grosses s’en allèrent sans difficulté. Le roi même fit aux princesses la galanterie de laisser entrer des vivres pour elles.

On prétend que ce bon prince, qui ne perdait jamais son temps, se désennuyait à faire l’amour à l’abbesse de Montmartre. Puis il transporta ses quartiers à l’abbaye, ou, comme on disait alors, à la religion de Longchamps, autre monastère de filles. Biron disait : « Qui peut encore reprocher à Sa Majesté de ne pas changer de religion ? »

Cependant le prince de Parme, qui ne s’amusait jamais, avait, à la longue, terminé ses préparatifs ; à l’instante prière de Mayenne et sur l’ordre de son maître, il venait secourir Paris. Malmené par les Hollandais, qui lui avaient pris Bréda, il venait malgré lui en France, n’ayant nulle bonne opinion de cette affaire gigantesque où le chimérique solitaire de l’Escurial le jetait imprudemment. Il avait osé lui écrire : « Vous lâchez la proie pour l’ombre. »

Il fallut bien que le Béarnais laissât son siège et ses abbesses. Longtemps on lui avait fait croire, pour l’amuser et le flatter, que le prince de Parme ne viendrait pas, qu’il enverrait seulement quelque secours. Mais il était venu, il était à Meaux. Et le roi en doutait encore ! (De Thou).

Ce redoutable capitaine avait fait sa marche en vingt jours, traversé le nord de la France dans un ordre admirable. Les soldats espagnols, si indisciplinés sous le duc d’Albe, marchaient en toute modestie sous ce grave Italien. C’était une singularité de son génie d’avoir dompté les bêtes féroces ; ils en avaient peur et respect comme d’un esprit de l’autre monde. Ces Espagnols, si difficiles, à vrai dire, étaient peu nombreux ; l’Espagnol d’Espagne était presque un mythe ; ce qu’on appelait ainsi, c’étaient des Comtois, des Wallons, surtout des Italiens. Cette diversité de nations, loin de gêner Farnèse, le servait fort ; elle les tenait tous en grande humilité sous cet homme ferme, froid, au besoin cruel. En le voyant si valétudinaire, porté dans une chaise, exécuter pourtant cette triste expédition de France qu’il avait franchement blâmée, toutes ces nations victimes apprenaient la résignation, et, devant ce malade, personne n’eût osé murmurer.

Il suivait strictement l’ancienne discipline romaine, exigeant chaque soir du soldat le travail d’un camp retranché. Au bout de chaque marche, avant tout, on fermait le camp d’une enceinte de chariots, et, si l’on restait, de fossés.

L’armée était une citadelle mouvante. Le général, qui ne dormait jamais, passait la nuit à tout régler pour le lendemain, à recevoir les rapports, les espions. Sans bouger de sa chaise, il savait à toute heure ce qui se passait chez l’ennemi, et chez lui sous chaque tente.

Il était envoyé pour deux choses, une de guerre, une de politique et de révolution : 1o sauver Paris, détruire la renommée militaire du Béarnais ; 2o éclipser, énerver Mayenne, subordonner les Guises, mettre l’Espagnol à Paris.

Henri IV brûlait de combattre. Son armée n’était pas à lui, comme celle de l’autre ; elle était quasi volontaire, elle s’était formée pour cette belle affaire de Paris ; elle pouvait s’ennuyer, se disperser (ce qui arriva). Il envoya un trompette à Mayenne et à Farnèse retranchés près de Chelles, leur fit dire de sortir de leur tanière de renard, de venir lui parler en plein champ. À quoi l’Italien répondit froidement qu’il n’était pas venu de si loin pour prendre conseil de son ennemi. Peu après cependant il dit qu’il donnait la bataille, se mit en marche sans dire son secret à personne. Et pendant que l’armée royale ne voyait que son avant-garde, pendant que Mayenne bravement menait celle-ci au combat, le centre avait tourné, devenant lui-même avant-garde et tombant sur Lagny, grande position pour la guerre et pour l’arrivage des vivres. Lagny fut emporté sous les yeux d’Henri même, Paris ravitaillé, l’armée découragée, et elle se fondit en partie.

Le duc de Parme n’avait rien fait s’il n’assurait aux Parisiens Charenton et Corbeil. Mais Corbeil l’arrêta longtemps. Cela lui fit du tort. Paris, quelque reconnaissant qu’il fût, trouvait fort dur que ses amis ruinassent les campagnes que l’ennemi, le Béarnais tant maudit, avait épargnées. Corbeil fut pris et mis à sac. Farnèse le livra aux soldats. Il tenait fort l’armée ; mais il connaissait cette bête sauvage et ce qu’elle attendait ; il la lâchait parfois, lui passait par moments ces horribles gaietés du crime.

Des dames de Paris, qui y étaient réfugiées, en revinrent plus mortes que vives. La pauvre femme de L’Estoile, qui venait d’y accoucher, ne put encore être rendue à son mari qu’en payant aux soldats une rançon de cinq cents écus.

L’enthousiasme des Parisiens fut fort calmé pour leurs amis d’Espagne. Toute leur peur était qu’ils ne restassent. Ils prièrent Mayenne de raser les châteaux trop près de Paris. Quand le prince de Parme voulut laisser garnison dans Corbeil, on résista, on lui montra les dents.

Donc, on se quitta sans regret. Les ligueurs, qui avaient cru voir entrer un fleuve d’or et les trésors des Indes avec l’armée d’Espagne, restaient à sec et furieux. Mayenne, qui avait vu de près son odieux auxiliaire, qui sentait bien qu’on n’avait aucune prise sur cet homme de marbre, et qui lui en voulait de l’avoir fait ridicule à Lagny, fut obligé pourtant, dans sa grande faiblesse, d’en accepter trois régiments.

Le prince de Parme s’en alla, suivi de près et harcelé des cavaliers du Béarnais. Il n’était pas à vingt-cinq lieues, que celui-ci emporta Lagny et Corbeil. Et Paris n’était guère plus délivré qu’auparavant.