Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Conclusion de l’histoire du XVIe siècle
Arrivé à la dernière page de mon histoire de ce grand siècle[1], je suis frappé de l’insuffisance de l’œuvre devant l’immensité des choses et la gravité de la matière.
Que d’omissions j’ai dû m’imposer ! que de faits résumer, abréger, partant obscurcir ! Et littérairement, cette violente fresque, qui veut concentrer tant de choses, dans bien des traits sans doute est trop heurtée.
Je crains mes juges. J’entends spécialement ceux qui surent et qui firent, ces grands personnages du seizième siècle, dont les figures imposantes m’entourent et dont les fortes voix me sonneront toujours dans le cœur.
Qu’auraient dit les hommes de la Renaissance, ces sublimes critiques, Rabelais, Shakespeare ou Cervantès ? Qu’auraient dit les hommes de la Réforme, comme l’Amiral, si profond et si réfléchi, ou bien le politique et positif Guillaume d’Orange ?…
Ils sont mes juges. Et quel bonheur aurait-ce été pour moi si j’avais pu, en échange des éclairs dont ils ont par moments illuminé ma solitude, déposer à leurs pieds une œuvre qui rappelât la moindre partie de leur grande âme !
Ce que j’ai, du moins, je le leur offre, les qualités et les défauts. Et tel défaut surtout qui me fera peut-être trouver grâce devant eux et devant l’avenir.
Je le déclare, cette histoire n’est point impartiale. Elle ne garde pas un sage et prudent équilibre entre le bien et le mal. Au contraire, elle est partiale, franchement et vigoureusement, pour le droit et la vérité. Si l’on y trouve une ligne où l’auteur ait atténué, énervé les récits ou les jugements par égard pour telle opinion ou telle puissance, il veut biffer tout cet écrit.
« Quoi ! dira-t-on, nul autre n’est sincère ? Réclamerez-vous donc pour vous un monopole de loyauté ? » — Ce n’est pas ma pensée. Je dirai seulement que les plus honorables ont gardé le respect de certaines choses et de certains hommes, et qu’au contraire l’histoire, qui est le juge du monde, a pour premier devoir de perdre le respect.
Plaisant juge, celui qui ôterait son chapeau à tous ceux qu’on amène à son tribunal ! C’est à eux de se découvrir et de répondre quand l’histoire les interroge ; et je dis, à eux tous : Tous ils sont justiciables, les hommes et les idées, les rois, les lois, les peuples, les dogmes et les philosophies.
Donc ici nul ménagement, nul arrangement conciliatoire et nulle composition. Nulle complaisance pour plier le droit au fait, ou pour adoucir le fait et le raccorder au droit.
Que, dans l’ensemble des siècles et l’harmonie totale de la vie de l’humanité, le fait, le droit, coïncident à la longue, je n’y contredis pas. Mais mettre dans le détail, dans le combat du monde, ce fatal opium de la philosophie de l’histoire, ces ménagements d’une fausse paix, c’est mettre la mort dans la vie, tuer et l’histoire et la morale, faire dire à l’âme indifférente : « Qui est le mal ? qui est le bien ? »
J’ai dit la moralité de mon œuvre.
Mais qu’est-elle au point de vue de l’art historique ? que veut-elle ? que prétend l’auteur ?
Une seule chose.
De nombreux matériaux avaient été mis en lumière, des travaux estimables existaient sur telle et telle partie du seizième siècle. Plusieurs traits de ce siècle avaient été marqués, plusieurs côtés éclairés. Et la face du siècle restait cachée ; elle n’avait été vue (dans l’ensemble) de nul œil encore.
Je crois l’avoir vu au visage, ce siècle, et j’ai tâché de le faire voir. J’ai donné tout au moins une impression vraie de sa physionomie.
Si cet effet était obtenu réellement, cela ne serait dû à aucune adresse d’artiste, à aucun savoir-faire, mais purement et simplement à ce principe d’indépendance morale dont je viens de parler.
L’historien, comme juge, a démenti les deux parties, et, au lieu de les écouter, il s’est chargé de leur dire qui elles étaient.
Au Catholicisme de la Ligue qui dit : « Je suis la liberté », il a dit sans hésiter : « Non. »
Et il a dit Non encore au Protestantisme, qui se disait le passé et l’autorité. Il l’a relevé, défendu, comme parti de l’examen et de la liberté, intérieurement identique à la Renaissance et à la Révolution.
Luther et Calvin, malgré eux, se sont retrouvés frères de Rabelais et de Copernik, deux rameaux d’un même arbre. Du même tronc fleurissent la Réforme et la Renaissance, aïeules des libertés modernes.
Là est l’unité du seizième siècle. Dès lors il est une personne. On a pu tracer son portrait.
Maintenant parlons de cette période et du quart du siècle qu’elle comprend[2], depuis le massacre de la Saint-Barthélemy jusqu’à la paix de Vervins.
Dans l’inscription en lettres d’or que le cardinal de Lorraine fit afficher dans Rome à la gloire éternelle de la Saint-Barthélemy, on lisait ces mots remarquables : « La religion se fanait, languissait ; mais, dès ce jour, nous en avons l’augure, elle renaîtra dans sa force et dans sa fleur. »
Mot juste et prophétique. La religion renaît ou naît plutôt, une religion hors de toute dispute : celle du cœur et de l’humanité.
Le cri touchant du pauvre Dolet au bûcher : « Étais-je donc un loup, une bête féroce ? N’étais-je pas un homme ? » on ne l’avait pas senti alors ; mais il perce les cœurs le lendemain de la Saint-Barthélemy. Chacun trouve en soi une plaie.
Quels que soient les retards, l’idée paradoxale hasardée par Luther, celle de la tolérance religieuse, ira se fortifiant, s’étendant et gagnant toujours, et elle deviendra la foi du monde au dix-huitième siècle.
Eh ! qui ne pardonnerait à ses voisins une dissidence d’opinion, lorsque Guillaume d’Orange et le roi de Navarre pardonnent à leurs ennemis les plus traîtreuses entreprises ? Vivant sous les couteaux, et quotidiennement assassinés, nous les voyons cléments autant que fermes. Voilà déjà l’homme moderne.
Oui, un grand changement se fera peu à peu, depuis cette ère de 1572. L’avant-scène tombée dans le sang, une scène tout autre apparaît avec des perspectives infinies.
Les victimes sans doute n’étaient qu’une minorité, mais derrière fut le genre humain.
Non seulement le protestantisme assassiné dure et durera, invincible en Hollande, victorieux en Angleterre, créateur en Amérique, — mais un bien autre protestantisme surgit qui embrasse le monde même, celui de la raison, de l’équité, de la science.
Vainqueur dans l’âme humaine par Rabelais, Shakespeare, par Bacon et Descartes. Vainqueur dans le droit de l’Europe par la paix de Westphalie. Vainqueur jusqu’aux étoiles par Keppler et par Galilée.
Une trinité éclate vraiment une, qu’aucune argutie n’ébranlera : le droit, la pitié, la nature.
Dans un mortel dégoût des fatales abstractions qui amenèrent une réalité si barbare, la science s’en va seule par sa voie. Elle tourne le dos décidément aux scolastiques byzantines dont le Moyen-âge a vécu, et ne veut plus seulement en entendre le nom.
À toute argutie de ce genre le grand Cujas, du haut du droit antique, répond : « Qu’importe à l’Équité ? » (Nihil hoc ad Edictum prætoris).
Plus solitaire encore, le bon artiste Palissy, cuisant ses tuileries dans le jardin royal, commence, le lendemain de la Saint-Barthélemy, un musée d’histoire naturelle, qui sera tout à l’heure le texte du premier enseignement de la nature.
Tout à l’heure, un ouvrier de Hollande, avec deux verres mis l’un sur l’autre, va nous ouvrir deux infinis : l’abîme de l’atome et l’abîme des cieux. L’esprit nouveau y plonge, y monte, et d’un tel vol qu’il échappe bientôt à toute prise, ne se souvenant point du combat de la terre ni du vieil ennemi.
À la théologie persécutrice la science fait une guerre pacifique en n’y pensant plus.
Reste à expliquer maintenant comment le vieux principe, condamné par ses actes, banni de la haute sphère de raison, comment, dis-je, il va se survivre, comment il se fera une vie posthume d’intrigue et d’action. Par quelle ruse va-t-il, ce mourant, se ménager un répit, un arrêt, un retour de l’aiguille sur le cadran d’Ézéchias ? Rien ne lui coûtera, soyez-en sûr. Nul expédient désespéré ne fera reculer sa fureur obstinée de vivre.
Le moyen pour le faux de vivre quelque temps, c’est d’entrer dans le faux et de s’y enfoncer de plus en plus, de s’embarquer à pleines voiles dans la mer des mensonges. Elle a des pays inconnus.
Ce don leur fut donné, en punition, de se pervertir toujours davantage.
Tout ce qui précède dans ce volume porte sur un mensonge, sur le surprenant désaveu que le vieux parti fait de lui-même, prenant à l’autre un masque, disant : « Je suis la liberté ! »
Ce masque s’appelle la Ligue.
Je n’ose qualifier de son vrai nom la simplicité de quelques-uns des nôtres qui, à force d’impartialité et de bon vouloir pour nos ennemis, sont parvenus à croire que les ligueurs étaient le parti patriotique et national ! Mais la Ligue elle-même, sur sa fin, a dit ce qu’elle était : le parti de l’étranger. Croyez-en la forte parole du ligueur Villeroy dans son très bel Advis à M. de Mayenne, pièce confidentielle, et qui mérite toute attention : « Il faut que nous avouiions que nous devons au roi d’Espagne la gloire et la reconnaissance entière de notre être. Nous n’avons soutenu la guerre depuis le commencement que de ses deniers et avec ses forces. »
Oui, depuis le commencement, et ce mot a plus de portée que Villeroy ne croit lui-même. Grâce à Dieu, nous pouvons aujourd’hui remonter au point de départ et solidement établir que, depuis le jour où le clergé, menacé dans ses biens, fit appel à l’Espagne (1561), une ligue se forma entre lui et Philippe II, que les Guises en furent les capitaines, que les efforts des Guises pour se créer une action à part furent toujours impuissants, et qu’enfin, comme dit Villeroy, la Ligue doit rapporter à l’Espagne « la gloire et la reconnaissance de son être ».
Sans méconnaître le savoir-faire du cardinal de Lorraine, la vigueur, la capacité de François de Guise, ni les dons brillants de son fils, nous les avons cotés bien plus bas qu’on ne fait. Pourquoi ? Parce qu’ils usèrent leur vie dans une politique impossible, hypocrite autant qu’ingrate, une politique catholique indépendante du roi catholique, qui se servirait de ses secours, à part ou contre lui. C’est ce qui les fit constamment échouer. Ils furent brouillons et chimériques. Ils crurent toujours attraper Philippe II, et ils ne purent rien que par lui.
On a vu dans cette histoire du seizième siècle comment un grand parti qui a besoin de chefs, qui a l’argent et la publicité, qui dispose indirectement des forces centralisées d’un grand État, peut, avec tout cela, faire et fabriquer des héros, arranger des victoires, créer des colosses de réputation.
On y a vu aussi comment un corps persévérant, uni fortement par ses craintes, agissant toujours et d’ensemble sur un misérable troupeau d’opinion vacillante, et profitant de ses irritations, de ses fougues aveugles, peut se créer un peuple à lui.
Faux héros et faux peuple : deux forces de la Ligue.
Cruels effets d’un mensonge si long, si obstinément maintenu ! À force de misère, de fureurs, de sottise, il devint une vérité. La France se trouva si dévoyée, si dépravée, qu’elle entra dans la conspiration étrangère contre elle-même, et la Ligue devint populaire.
Mais du même coup cette pauvre France mourut moralement. Il ne faut pas se faire illusion. Il y a là trente ou quarante ans de nullité réelle, d’impuissance, d’abaissement d’esprit. Le duellisme, la fierté de la langue, l’attitude espagnole, ne peuvent donner le change. Sauf quelques ombres de l’autre siècle qui errent encore, comme d’Aubigné, il n’y a plus personne jusqu’à l’avènement de Corneille.
Quoi ! c’est fini de ce grand siècle, qui avait montré, au début, tant de puissances fécondes ? On eût cru pouvoir lui prédire d’inépuisables renouvellements. Le génie de la Renaissance, l’héroïsme de la Réforme, avec tant d’inventeurs et cinq cent mille martyrs, aboutissent à ce mot : « Que sais-je ? » à ce grand découragement ? Loyola a vaincu ? L’esprit humain a perdu la partie ?
La Renaissance s’énerva par l’immensité même et la variété de son effort. Elle n’embrassa pas moins que l’infini dans le lieu, dans le temps. Elle rallie à l’Europe l’Orient, l’Amérique. Elle rallie, aux souvenirs de la vieille Rome, des lueurs de la future Révolution de 89. Elle lance sur toute science des éclairs prophétiques. Le sort de tout prophète est celui d’Isaïe, qui fut scié en deux.
Elle commence à l’être vers le milieu du siècle. À qui demande-t-elle secours, elle, fille de la liberté et de la raison collective ? Justement à l’autorité, son ennemie ; à l’idolâtrie monarchique, alliée de l’idolâtrie religieuse. Qu’arrive-t-il ? Elle périt ou se mutile et devient impuissante. Son idéal moral, faible et pâle, sera l’honnête homme, que Rabelais et Montaigne transmettent à Molière et Voltaire, idéal négatif de douceur et de tolérance, qui ne fera jamais le héros ni le citoyen.
Tout autre fut l’énergie de la Réforme à son aurore. Elle ne refit pas l’idée, mais le caractère. Elle agit et souffrit, donna son sang à flots. Ses martyrs populaires, qui cherchaient leur force dans la Bible, font une seconde Bible, sans le savoir, et combien sainte ! Le martyrologe de Crespin est bien autrement édifiant à lire que la Chronique des rois de Juda. Cela dure quarante ans, âge merveilleux de patience ! Nulle résistance, nul combat. On ne sait que mourir et bénir.
Le christianisme défend de résister et défend d’inventer, — du moins dans ce qui est le fond de l’âme, l’idée morale et religieuse. Il est le Consummatum est. La réforme chrétienne fit effort pour se contenir et se resserrer dans l’interprétation d’un livre. Sur son cœur débordant, sur la source brûlante qui en jaillissait, elle posa la Bible comme un sceau. Elle se reprocha son libre génie, s’interdit de gémir, de prier, de pleurer, sinon par la voix de David. Elle étouffa sa poésie, et elle tarda fort pour trouver sa transformation philosophique, qui depuis devint si féconde.
Voilà la cause principale de l’affaiblissement précoce de la Réforme.
Mais d’autres choses étaient contre elle, une surtout, son austérité.
Elle avait affaire à l’idolâtrie des images, et l’on disait déjà, comme aujourd’hui, qu’elle était l’ennemie de l’art (au moment où elle créait la musique).
Elle avait affaire à une machine puissante qui mit le roman au confessionnal, la grande invention de Loyola : la direction.
Elle avait affaire à la faim, à l’extrême misère du peuple, naturellement dépendant du clergé, qui avait le monopole de l’aumône publique et disposait de toutes les fondations de bienfaisance.
Notez que la Réforme, en France, n’eut point du tout l’appui que celle d’Allemagne trouva dans les circonstances politiques. Nos rois, admis de bonne heure au large banquet des biens ecclésiastiques, donnant les évêchés à leurs ministres, les abbayes à leurs capitaines, et par-dessus tirant encore du clergé les dons gratuits, furent peu pressés de se faire protestants.
En Allemagne, des peuples serfs virent dans l’apparition de la Réforme une heureuse occasion d’affranchissement. Mais, en France, déjà le servage avait disparu, et par les contrats de rachat individuel, et par l’action générale de nos lois.
De sorte que la Réforme n’eut rien à offrir, ni les biens du clergé au roi, ni l’affranchissement au peuple.
Elle n’offrit guère que le martyre et le royaume des cieux.
De bonne heure, le protestantisme, comme la Renaissance, se réfugia à un autel, où tous croyaient voir leur salut. Il se fia à la royauté.
Une occasion le tenta. Un prince protestant devint l’héritier ; le roi de Navarre devint roi de France. La Réforme française oublia, devant cette tentation, ce qu’elle était : la république.
Dès ce jour, elle était perdue. Elle s’en ira, toujours baissant, jusqu’aux années des dragonnades.
Les conséquences de la paix de Vervins furent épouvantables. La France ayant lâché pied, tout alla à la dérive. L’Europe vit bientôt s’ouvrir cette Saint-Barthélemy prolongée qu’on appelle la Guerre de Trente-Ans, où les hommes apprirent à manger de la chair humaine.
Le vieux principe parut avoir vaincu partout, dans l’énervation commune des protestants et des libres penseurs. Si des individualités extraordinaires parurent, ce fut inutilement : Shakespeare n’eut aucune action sur l’Angleterre, et dès sa mort fut oublié. Cervantès mourut de misère.
L’Europe parut un moment comme un désert moral, un zéro, un blanc sur la carte du monde des esprits. Rien n’empêcha les morts de parader dans l’intervalle ; ils montèrent le cheval pâle, et ils firent la Guerre de Trente-Ans. Ils tuèrent, tuèrent beaucoup, tuèrent encore… Et après ? Ils restèrent ce qu’ils étaient, les morts.
Puissances sacrées de la vie et de la génération, vous êtes de Dieu seul. Et le néant ne vous usurpe pas.
Nous montrerons cela et le mettrons en pleine lumière. Mais ici même un dernier mot sur le seizième siècle le fera déjà sentir.
L’harmonie, le chant en parties, la concorde des voix libres et cependant fraternelles, ce beau mystère de l’art moderne, cherché, manqué par le Moyen-âge, avait été trouvé par le protestant Goudimel, l’auteur des fameux chants des psaumes. Vers 1540, il passa quelque temps à Rome ; il y forma quelques élèves, et, entre autres, un jeune paysan, Palestrina. Admirable nature, d’une sensibilité tout italienne, qui vibrait à tous les échos. Il avait peu le sens du rythme encore. Mais son âme suave rendait des sons charmants aux voix de la création.
Palestrina devint illustre à la longue, maître de la chapelle des papes. C’était le moment où le concile de Trente avait prescrit l’épuration de la musique ecclésiastique. Tous les vieux livres d’office, écrits depuis mille ans, furent soumis à Palestrina. On l’investit d’une dictature musicale. Grande puissance où l’artiste paysan allait, sans le savoir, influer d’une manière décisive peut-être sur la destinée populaire d’une religion.
Les hommes les plus respectables de la réaction catholique, saint Charles Borromée, saint Philippe de Néri, pensèrent que ce génie naïf, qui revivait ainsi des temps antiques, en retrouverait une étincelle. Ils n’y négligèrent rien. Ils se firent ses amis, l’entourèrent, le soutinrent, l’animèrent, l’échauffèrent. Pourraient-ils en tirer la simple évocation qui eût renouvelé l’Église ? des chants nouveaux, vainqueurs, qui emportassent les foules ? ou bien des hommes nouveaux, des élèves, une école, une grande source musicale qui eût fécondé le désert moral de l’époque ?
Tous leurs efforts furent vains. L’Italien, vraie harpe éolienne aux vagues mélodies flottantes, n’articula jamais ce chant suprême qui fût devenu la Marseillaise catholique. Encore moins forma-t-il école. Il ne fut pas un maître. Il resta isolé. Ses mélodies mélancoliques ne furent pas répétées. Elles restèrent prisonnières comme les échos d’un unique lieu, enfermées et incorporées dans la chapelle Sixtine. Là on les chante une fois par an, disons mieux, on les pleure. C’est le caractère de cette musique, qu’elle est trempée de larmes. Larmes touchantes et vraies qui disent la mort de l’Italie sous le nom de Jérusalem.
Le pauvre Italien, à l’appel d’une Église de guerre qui demandait la force, ne répondit que la douleur.
On a fait prudemment en ne sortant jamais cette musique du lieu où elle est protégée par les peintures de Michel-Ange. Les prophètes et les sibylles l’abritent avec compassion. Ils l’écoutent, et gémissent, les géants indomptables, d’entendre cette mollesse et ce peu d’espérance dans les soupirs de l’Italie. Ces accents ne sont pas les leurs. Leur génie tout viril rayonne d’un bien autre avenir.
Donc le souffle, le rythme, la vraie force populaire, manqua à la réaction. Elle eut les rois, les trésors, les armées ; elle écrasa les peuples, mais elle resta muette. Elle tua en silence ; elle ne put parler qu’avec le canon sur ses horribles champs de bataille. C’est un caractère funèbre de la Guerre de Trente-Ans que cette taciturnité.
Oh ! l’intrigue, l’effort, la patience, ne peuvent pas tout ce qu’elles veulent… Tuer quinze millions d’hommes par la faim et l’épée, à la bonne heure, cela se peut. Mais faire un petit chant, un air aimé de tous, voilà ce que nulle machination ne donnera… Don réservé, béni. Ce chant peut-être à l’aube jaillira d’un cœur simple, ou l’alouette le trouvera en montant au soleil, de son sillon d’avril.
- ↑ Cette conclusion, dans la première édition de ces pages (Chamerot, 1856), clôturait le volume intitulé La Ligue et Henri IV, quatrième et dernier de l’Histoire de France au seizième siècle. Le redécoupage effectué dans la présente édition Flammarion a conduit à diviser le volume de 1856 entre le précédent (chapitres XXVII et suivants) et celui-ci. — Note Wikisource.
- ↑ Dans l’édition originale (Chamerot, 1856) : « Maintenant parlons de ce volume intitulé La Ligue, et du quart de siècle qu’il embrasse, »… — Note Wikisource