Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 1
CHAPITRE PREMIER
Un simple précepteur avait transféré le royaume. Fleury avait d’un mot (que le roi ne dit même pas, approuva seulement), créé Monsieur le Duc. Et cela sans conseil. Nulle délibération. Les ministres ignorèrent qu’on faisait le premier ministre.
Un seul témoin, le gnome, le nain familier, La Vrillière, celui que le Régent nommait « le bilboquet ». Le petit homme avait le serment dans sa poche, de sorte que Monsieur le Duc put le prêter à l’instant même.
Ce nain était un personnage, de terrible importance. En lui et sa lignée fut pour soixante années l’arbitraire monarchique, la Terreur papale et royale. Ministre des lettres de cachet et des prisons d’État, il les remplit de jansénistes. Par son petit parent, l’espiègle Maurepas (le chansonnier farceur), il avait la marine, les galères et les bagnes des forçats protestants.
La Bulle, étendant son royaume, avait énormément gonflé cet avorton. Il voulait pour son fils une fille naturelle du roi d’Angleterre ! Et pour cela d’abord il fallait le faire duc. Le Régent n’osait refuser. Il était dangereux par un côté obscur, le pied qu’il avait pris dans les profondeurs de Versailles, aux secrets cabinets où la royale idole vivait avec trois camarades. Là de bonne heure il eut son Maurepas, bouffonnant, folâtrant, malgré les rebuffades, écouté cependant et souffert comme un Triboulet.
Auguste lieu. Deux fois s’y décide le sort de la France (août 1722, juin 1726), au profit de Fleury. L’autorité est là, le pouvoir part de là. Celui qui y est maître, sans souci du Régent, de son vivant, pactise avec Monsieur le Duc. Fleury n’en fait mystère (Saint-Simon). Son parti a déjà par Dubois la royauté religieuse. À la mort du Régent, il prend la royauté.
Monsieur le Duc n’eut qu’un pouvoir borné. Il croyait former le Conseil. Mais le Conseil, en trois personnes, n’en fut qu’une réellement, Fleury. Avec le petit roi, Fleury fort aisément subordonnait Monsieur le Duc, qui, seul de son côté, n’avait qu’à obéir.
Désappointé, il demanda du moins qu’il y eût un quatrième membre, qu’on appelât un homme bien connu de Fleury, et point désagréable, le vieux Villars. Ce qui ne servit guère. Ce fastueux bonhomme, très faible au fond, ne fut qu’un comparse bavard.
Fleury fit deux parts du travail. D’abord tout seul avec le Roi, une bonne demi-heure, il donnait les grâces et les places, tout ce qui fait aimer (Villars). Pour le Duc restaient les affaires, tout ce qui fait haïr. S’il s’agissait d’impôts, le sensible Fleury s’en allait tout doucement.
Le Régent laissait tout dans un état terrible, désespéré. Celui qui succédait était perdu d’avance. Monsieur le Duc, avec ses acolytes, sa Mme de Prie et Duverney, ne pouvait (quoi qu’il fît) que se précipiter « et passer comme un feu de paille » (Argenson), en laissant à Fleury le terrain nettoyé.
Mais quel était Fleury ? et par quel ensorcellement un homme de soixante-dix ans tenait-il à ce point un enfant de quatorze ? quels étaient donc les charmes du vieux prêtre ? son talisman mystérieux ?
« Heureux les doux ! car ils posséderont la Terre. » Saint Matthieu prédisait Fleury. Il était doux. Et tout lui fut donné. Il était patient, souriant. Au fond très peu de chose, un agréable rien.
C’était un fort bel homme, fort grand, d’un peu moins de six pieds, d’une mine douceâtre. Il était du Midi, mais sans vivacité, au contraire lent et paresseux, et surtout (comme sont volontiers ces hommes longs) souple, pliant. Né à Lodève (1653), fils d’un receveur des tailles, il était pourtant gentilhomme. Ayant des frères, il dut alléger sa famille, fut fait d’Église. À quoi il n’avait pas grande vocation. Il fit chez les Jésuites d’assez bonnes études, en surface et légères, resta un aimable ignorant.
Les rois ont un faible secret pour les hommes de décoration. Le favori de Louis XIII, on l’a vu, était un géant. Louis XIV, à qui Bossuet donna Fleury, pour sa belle figure le fit aumônier de la reine, plus tard un de ses aumôniers. Quand il maria sa fille au duc d’Orléans, pour soutenir dignement le poêle, on prit Fleury. Il n’était cependant que diacre. Fort peu pressé de se faire prêtre, il ne s’y décida qu’à trente-neuf ans. C’était le temps où l’archevêque Harlay, la nuit, courait les filles dans les rues de Paris. Fleury, sans faire autant de bruit, entre Paris, Versailles, menait la vie douce et légère. Pucelles, le fameux janséniste, homme violent, mais très véridique, a toujours affirmé qu’alors jeunes tous deux ils avaient même maîtresse par économie.
Le roi aimait les détails de police. Il fut instruit sans doute, et un matin Fleury eut la faveur inattendue du plus sec évêché de France, Fréjus, à deux cents lieues, un désert, un marais, d’où il ne put se débourber. Quinze ans durant, il resta là inconsolable et l’avouant. Il signait : « Évêque de Fréjus, par l’indignation divine. »
Lorsque le prince Eugène, apportant dans sa poche le démembrement de la France, fit avec le duc de Savoie son invasion provençale, Fleury alla à eux, leur plut et figura parmi leurs courtisans. Cela le coulait à Versailles. Désespéré, en 1714, il tourna brusquement, se donna aux Jésuites. Mais ils ne l’acceptèrent qu’en exigeant un gage, une très pesante garantie. C’est que de leur main il prendrai un confesseur, un guide, un témoin de sa vie, qui aurait l’œil à tous ses actes. On le savait très mou. On lui donna un magister terrible, certain Pollet, de Saint-Sulpice, qui sous sa verge avait (dans la plus sale rue de Paris) le séminaire Saint-Nicolas. C’était un cuistre, un mouchard et un saint, fort sincère, zélé jusqu’au crime. Quand on viola Port-Royal, qu’on brisa les cercueils, la police frémit elle-même, mais n’osa reculer, se voyant regardée par une autre police, ce sauvage et cruel Pollet.
Sous cette influence violente, Fleury, en une année, du plus bas au plus haut est relancé, mis au pinacle, précepteur de l’enfant qui est tout l’espoir de la France. Et cela malgré le vieux roi, qui résista. Ce ne fut qu’au dernier moment, dans le funèbre Codicille, que, gagné de gangrène et la mort dans les dents, il se laissa arracher par Tellier cette dernière obéissance.
Le Régent n’osa rien changer. Il conserva Fleury. Mais à côté de ce bellâtre qui ne servait à rien, il mit un tout autre homme et des plus estimés de France, nommé aussi Fleury, l’illustre auteur de l’Histoire ecclésiastique. Solitaire dans Versailles, ce pieux savant avait été sous-précepteur du Duc de Bourgogne. Et le lecteur du même prince, l’abbé Vittement (l’honneur et la probité même) se trouvait être instituteur du petit roi, lui apprenait à lire.
L’éducation était fort difficile. Le roi, qui s’était vu si cher, si précieux, objet d’amour pour tous, n’écoutait plus que sa petite bande, fort gâtée, d’enfants dangereux. Stylé par eux, il savait dire : « Je veux. » On lui avait appris que ses gouverneurs, précepteurs, n’étaient que ses valets. Dans une telle situation, Fleury aurait dû conserver ceux qui avaient un peu de prise, le vénérable confesseur et le sage instituteur Vittement, que l’enfant écoutait assez. Loin de là, quand l’affaire d’août 1722 l’établit tout-puissant, il écarta justement ces deux hommes. Il rendit aux Jésuites le privilège de confesser le roi. Le Père Linières fut confesseur, moins d’effet que de nom pourtant. Fleury vraiment demeura seul.
Et seul il dut rester par l’excès de la complaisance. N’enseignant rien, il ne venait à la leçon qu’en apportant un jeu de cartes. L’Alexandre de Quinte-Curce était sur table, mais si peu regardé que le signet resta six mois à la même page (Argenson).
Le roi, sans autre forme, quand il voulait, mettait son Fleury à la porte (Marais). Fleury avalait tout. À ce prix il restait, même était désiré à tels moments officiels où l’occasion commandait, où l’enfant roi avait à dire un mot.
Il fallut le trouver, ce mot, à la mort du Régent. Mais toute chose était prête. Fleury, Pollet et les Jésuites, voyant chez le jeune Orléans que le futur ministre serait Noailles, un demi-janséniste, traitèrent avec Monsieur le Duc.
Des deux côtés, on se tint mal parole. Fleury gardait les grâces, le meilleur du pouvoir, travaillait seul d’abord avec le roi, tenant ainsi Monsieur le Duc en crainte, et sous une épée suspendue. Monsieur le Duc, de son côté, loin de presser à Rome le chapeau de Fleury, l’entravait secrètement. Il s’était engagé contre les jansénistes. Il y était très froid, et même à Rome négociait la paix de l’Église.
Contre les protestants, le clergé avait compilé un Code général de toutes les ordonnances du dernier règne. Monsieur le Duc devait le promulguer. Il l’imprima, le publia (mai 1724), mais non dans la forme ordinaire des actes du pouvoir, et sans rapport préliminaire. De plus, secrètement, il en neutralisa l’article essentiel, article meurtrier qu’on a avait ajouté, et qui, appliqué à la lettre, eût pu frapper de mort (comme relaps) tous les protestants.
Chantilly n’était guère dévot. Les sœurs de Monsieur le Duc, galantes et fort légères, dans leurs fêtes à la Rabelais, riaient volontiers du clergé. Voltaire rimait pour elles. Il leur fit Bélébat (curé de Courdimanche). Il eut de Mme de Prie une pension, et plus tard Duverney fit sa fortune en lui donnant part dans les Vivres. Fort unis avec l’Angleterre, Mme de Prie et Duverney voulaient (en renvoyant l’infante, brisant le mariage espagnol) faire épouser au Roi une fille de Georges, chef des protestants de l’Europe.
Duverney, le vainqueur de Law, le chiffreur obstiné, le maître de Barême, le rude chirurgien de l’opération du Visa, n’était pas un homme ordinaire. Avec ses trois frères, les Pâris, il remplit tout un siècle de son activité. Montagnard, soldat, fournisseur, il eut toute sa vie l’air d’un grand paysan, sauvage et militaire. La Pompadour l’appelait : « Mon grand nigaud. » Au fond il aimait les affaires pour les affaires bien plus que pour l’argent. Il mania des milliards et laissa une fortune médiocre. Nul souci des honneurs. Il ne prit d’autre titre que celui de secrétaire des commandements de Monsieur le Duc.
Enfant il avait vu la rouge figure de Louvois, idéal de Terreur, et il en avait gardé la tradition violente. Les quatre frères (aubergistes des passages des Alpes) partent du grand service qu’ils rendent à Louvois lorsqu’en un tour de main ils passent notre armée par-dessus les Alpes. Leur probité vaillante les fait commanditer par l’habile Samuel Bernard[1], qui les remet en avant dans les scabreuses affaires des Vivres. Chaque printemps l’armée à l’étourdie, mal pourvue, entrait en campagne. Chaque année elle était sauvée, nourrie, grâce aux Pâris, par un coup révolutionnaire, miracle d’argent, d’énergie. L’homme d’exécution était ce Pâris-Duverney, toujours sur la frontière, et souvent entre les armées, déguisé pour mieux voir. Il payait comptant, sec et fort, donc était adoré des marchands, et suivi. Il trouvait tout ce qu’il voulait. Une fois, pour l’armée de Villars, il fit sortir de terre quarante mille chevaux à la fois. Le dernier coup du Rhin, qui fit la paix du monde, appartient à Villars, mais aussi au grand fournisseur qui le transporta, le nourrit.
De cette vie d’aventures, de miracles et de coups de foudre, Duverney garda une tête fort chaude, et n’en guérit jamais. Sa joie aurait été de pousser toujours des armées. Et presque octogénaire il s’y remit encore dans la Guerre de Sept-Ans. En attendant il menait les affaires militairement, fit la guerre contre Law, contre ses théories, ses rêves. Mais à peine vainqueur de l’utopie, il devient utopiste, disons même, révolutionnaire.
Ce qui est curieux et vraiment de la France, c’est que ce grand souffle orageux qui fut en Duverney, de projets, de réformes, de brusques changements, change aussi Mme de Prie. Elle est gagnée, grisée. Elle le soutient et le suit avec cette fureur qu’elle a jusque-là mise aux intérêts de Bourse. Elle se précipite aux périlleux essais de politique hardie où va sombrer demain cette fortune à peine élevée.
J’ai dit ses origines et sa terrible avidité. Elle procédait de la famine. Le contraste d’une grande misère et d’un orgueil royal, d’une haute éducation (sur laquelle spéculait sa mère) l’avait aigrie, envenimée. Au retour de Turin où elle avait langui avec M. de Prie, un famélique ambassadeur, elle fut produite ici par une habile agioteuse, Mme de Verrue[2], qui y trouva son compte. Elle avait l’attrait diabolique que Satan donne à ses élus. Elle était enjouée, et tout à coup tragique ; d’allure timide et serpentine, puis brusquement hardie. Volontiers les cheveux au vent, et quelque chose d’égaré. Mme de Verrue (comme elle, à moitié italienne), connaisseuse en beauté, y vit une sibylle de Salvator.
D’un coup de sa baguette, cette fée de la Bourse la mit juste au centre de l’or pour en prendre tant qu’elle voudrait. Elle n’en fut pas plus heureuse. On le sent bien au portrait de Vanloo, où elle nous regarde de face, d’un si terrible sérieux. Elle a alors sa plénitude. Ce n’est plus la fine Italienne, mais la forte beauté romaine. Est-ce Agrippine ou Messaline ? L’une et l’autre peut-être, avec un vide immense que l’or n’a pas rempli. Qui comblera l’abîme ? les vices mâles, fureur et vengeance ? les grands bouleversements ? ou Vénus furieuse, l’extermination du plaisir ?
Elle passa, sinistre météore, ne fondant rien, ne laissant guère, jetant par la fenêtre au besoin du combat tout cet or amassé (d’Arg.), n’ayant pas moins manqué, raté sa royauté. Pour elle la fortune est moqueuse. Elle l’a fait attendre longtemps, puis gorgée tout à coup, mise au pouvoir. « Allez ! marchez ! » dit-elle. Et tout est impossible. Tout est obstacle et précipice. Plus l’obstacle se dresse, plus Duverney et la De Prie se lancent contre, comme ces chevaux furieux qui se jettent sur les épées. Du premier coup, réforme universelle. Ils déclarent hardiment la guerre à tout le monde.
L’idée fixe de Duverney avait été la Comptabilité, la lumière dans les chiffres. L’ordre et l’exactitude qui avaient fait la fortune des Pâris, il s’obstinait à l’introduire dans la fortune de l’État. « Colbert le voulut, dit Barême, ne put, ne trouvant pas alors de gens capables. » Duverney le tenta (1721). En 1724, il osa davantage. Au grand effroi de la Maltôte, il livra son grimoire au jour, commença l’œuvre colossale de réunir et publier les ordonnances de finances (Fermes, Gabelles, Monnaies, Domaines, Charges, Rentes, Colonies) en vingt volumes in-folio. L’antre de Cacus en frémit, et les écuries d’Augias se troublent horriblement. Les hauts banquiers, protecteurs des Pâris, le grand Samuel Bernard, leur père et créateur, durent s’indigner. « Et toi aussi, mon fils ! »
D’autre part, que pensa la cour, lorsque ce Duverney fit un état des Grâces et pensions — et ce dans l’ordre alphabétique, de sorte qu’à chaque nom on trouva et on sut. Lumière désagréable. Jusque-là un chaos protecteur couvrait tout cela, si bien que tel touchait plusieurs fois avec un seul titre.
Duverney durement ferme aux seigneurs la source aisée des dons du roi, les forêts de l’État. Bien plus aisément que l’argent, le roi donnait des bois (sans trop savoir ce qu’il donnait). Plus de permission de couper les futaies (25 mars 1725).
La noblesse de cour cria. Mais quelle stupeur quand Duverney supprima la noblesse de ville, l’oligarchie municipale qu’avait créée Louis XIV ! Il soumit à l’impôt quatre mille petits rois de clochers. Ils avaient acheté presque pour rien une mine d’or. Réglée par eux en famille, à huis clos, dans une obscurité profonde, la fortune des villes était la leur. État doux et commode, et vraiment respectable par une durée de quarante ans. La foudre tombe. Duverney les rembourse en rentes, et rend au peuple son droit d’élection.
Révolution immense, et qui eût changé les mœurs même, recréé une nation. Hélas ! c’était bien tard. Celle-ci n’était guère en état d’en user. On ne savait plus même ce que c’était qu’élection. La ville, si paisible, se trouvait dérangée. Ennuyeux mouvement. Heureusement, le sage Fleury dix ans après rétablit le repos, les municipalités héréditaires, le gâchis et l’obscurité. Ils purent tout à leur aise tripoter le présent, engager l’avenir, tellement qu’en 1789 la seule ville de Lyon devait trois cents millions.
Nous dirons tout à l’heure les autres imprudences de Duverney, l’essai d’égalité d’impôt, le bureau des blés et farines (imité par Turgot), l’organisation des milices (copiée aussi plus tard). Il se trouva avoir irrité toute classe. Il périssait et il devait périr également par le mal, par le bien. Les brutalités tyranniques qu’on avait supportées des autres (de mauvaises mesures sur les monnaies, sur l’intérêt), de lui parurent insupportables.
Une étrange défense d’étendre la ville de Paris, une ordonnance draconienne sur le petit vol domestique parurent (avec raison) ridicules et barbares, et blessèrent le bon sens public.
Un procès maladroit fut plus funeste encore à lui, à Mme de Prie. Le ministre Leblanc, favori du Régent, avait beaucoup gâché et pris dans l’Extraordinaire de la guerre ; plus, laissé l’État engagé pour quarante millions. Cette caisse de l’Extraordinaire, un capharnaüm, un chaos, fut éclaircie par Duverney. Il y eut plaisir, il est vrai. Leblanc était son ennemi, surtout détesté par Mme de Prie, qui poursuivait en lui un amant de sa mère, coupable (selon elle) d’avoir tué un de ses amants (Richelieu, Mém., IV).
Ainsi, embrouillant toute chose, la folle, dans le procès de vol, en mêlait maladroitement un criminel. Leblanc, par ordre du Régent, eût fait faire certains meurtres. Fable absurde, incroyable ! Que ce prince si débonnaire pour ses ennemis même, eût commandé des crimes ! Comment le croire ? On haussait les épaules.
Elle espérait brusquer, emporter tout par une Commission. Mais Leblanc en appela au Parlement qui évoqua l’affaire. Les Orléans, bien loin d’être abattus, au contraire en furent relevés. On applaudit le bon jeune Orléans qui allait au Parlement soutenir les accusés. On siffla outrageusement les gens de Mme de Prie, qu’elle envoyait siéger, trois ducs et pairs. Le Parlement, quelquefois si sévère, ici tout à coup indulgent, emporté par l’opinion, par l’élan de Paris, ne voulut voir en cette affaire qu’erreur, légèreté, irrégularité. Il ordonna restitution, consacra la réforme de Duverney, ce qui sauva à l’État une somme de quarante millions. Mais Leblanc et consorts furent sauvés et blanchis plus qu’ils ne méritaient. Duverney fut honni, maudit pour sa sévérité. On fit un triomphe aux voleurs.
- ↑ L’histoire de ces grands financiers, plus curieuse que celle des rois, est malheureusement bien difficile. — Leur patriarche, Samuel Bernard, a parfaitement réussi à dérober sa vie et les sources de sa fortune énorme. Homme agréable, très discret, fils d’un peintre de cour, et nouveau converti en 1685 (V. Haag, France protest.), il vit très froidement que la Révocation était une affaire. Ceux qui fuyaient ne savaient comment vendre, mais ils trouvèrent Bernard, intermédiaire des puissants acquéreurs ; du peu qu’il leur donna, ils furent ravis, l’acclamèrent le Sauveur. Bernard se mit alors à sauver les armées, avec ses prête-nom, les Pâris. Le plus miraculeux, c’est qu’il sauva sa caisse. Du naufrage de 1710, il émergea plus riche. Dès lors, dans un repos princier, n’agissant que sous main et par son bouillant Duverney, avec Crozat et autres, il mina le Système, fit le Visa pour n’être pas visé. — Il savait parfaitement la puissance de l’opinion. Chez son amie, Mme de Fontaine-Martel, il accueillait et protégeait les brillants et hardis penseurs. Ce fut le salon de Voltaire, de même que ses filles ou parents (les Dupin, d’Épinay, Francœur, etc.) furent la société de Diderot, Rousseau, etc. — On connaît les Pâris un peu plus que Bernard. Leur histoire, celle de Pâris-Duverney, a été esquissée par Luchet, Rochas et autres. Elle va nous être donnée, d’après des actes de famille, par le savant et conscienceux professeur de Grenoble, M. Macé. Quant à leur origine d’aubergistes des Alpes et aux services qu’ils rendirent en faisant passer l’armée, Saint-Simon date mal, mais, je crois, ne se trompe nullement sur le fond des faits.
- ↑ La femme agioteuse ne date pas de la Régence. Avant la Tencin, la Chaumont, déjà Mme de Verrue, agiote sous Louis XIV. Au fond, c’était un homme, et fort émancipé, ayant su, vu, enduré tout. Née de Luynes, au dévot Versailles, mariée dans le dévot Piémont, elle vit bien le dessous des cartes. Son mari trouvait fort mauvais qu’elle ne voulût pas être maîtresse du duc de Savoie. Elle obéit, fut reine (et captive du tyran jaloux). Enfin, ennuyée, excédée, elle s’enfuit, rentra au bien-aimé Paris, non pas dans l’ennui des de Luynes, mais dans une vie large d’affaires, de spéculations, de plaisirs. Elle devint un centre. Son hôtel était un musée. La première, elle osa admirer, acheter les Rubens, les Rembrandt (que méprisait tant le grand Roi). Elle sentit vivement la De Prie, un charmant César Borgia, effréné, intrépide, mais sans le froid, le faux des vrais scélérats italiens. Il ne fallait pas moins pour mordre sur Monsieur le Duc, qui était bien usé, qui aimait peu les femmes, qui s’ennuyait déjà de Mme de Nesle. Alors, c’était la baisse. Mais la De Prie paraît, et la hausse est lancée (juillet 1720), le vertige, la furie, la trombe. Dès que Monsieur le Duc possède ce magique diamant, la Fortune elle-même vient s’engouffrer dans Chantilly. — Lieu dangereux, charmé, et propre à faire des fous. Les Condé étaient tous bizarres. Et Mme de Prie fut Condé. D’abord comme eux, avide. Puis féroce (pour eux contre Orléans). Enfin, mortellement libertine. Le tout à la romaine. Point bourgeoise (à la Pompadour). Point vulgaire (à la Du Barry).