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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 10

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 155-176).

CHAPITRE X

Guerre d’Autriche. — Grandeur et décadence de la Nesle. (1740-1741.)

Le chimérique espoir du salut par la royauté, d’un roi affranchi par l’amour, l’idéal d’une douce royauté de la femme donnant aux nations le progrès et la liberté, c’est longtemps le roman du dix-huitième siècle. Les meilleurs l’adoptaient. L’excellent d’Argenson, obstiné à chercher son homme en Louis XV, à soupçonner en lui un mystère d’avenir, croit qu’un matin l’amour va tout faire éclater. Voltaire, moins aveuglé, dans son ironie même, ses moqueries légères (imitées d’Arioste), ne désespère jamais. À chaque avènement de maîtresse, il croit voir l’inerte Charles VII réveillé tout à coup à la gloire par Agnès Sorel.

Sous la Mailly, la Nesle, Châteauroux, Pompadour, toujours revenait cet espoir. S’il fut un jour moins vain, incontestablement ce fut en 1739. Pour cette fois, le roi parut aimer. Avant, après la Nesle, ses maîtresses ont fort peu de prise ; il n’en regrette aucune. Mais celle-ci vraiment semblait avoir mordu. La voyant sans cesse, en deux ans, il lui écrit deux mille billets. Et, à sa mort, on le crut fou.

On sait malheureusement très peu de cette femme. On en a quelques jolies lettres. Elle apparaît pour disparaître. Elle n’agit que sous le couvert de sa sœur et presque ténébreusement. Elle est prudente, hardie. Tous, amis, ennemis, s’accordent à reconnaître, qu’avec une parole acérée et brillante, elle eut un esprit vaste et fort, qui n’eût reculé devant rien. On n’en parla guère qu’à sa mort. Paris savait à peine son nom, au moment même, où, entraînant le roi, elle semblait lancer sur l’Autriche et l’Europe la plus vaste révolution.

Frédéric, dans ses beaux Mémoires, ne nous dit pas assez cela. Seul alors en Europe, mal avec l’Angleterre, mal avec la Russie, s’il n’eût senti la France pour lui, il n’eût bougé. Il sut parfaitement ce qui se passait à Versailles. Les anti-Autrichiens, la Nesle, y étaient maîtres, quand il agit contre l’Autriche.

Tout cela tenait à un fil, au plus fragile, au plus incertain des miracles, à la question de savoir jusqu’où l’amour pouvait refaire un roi. De sa honteuse enfance, de sa jeunesse aride, sortirait-il un homme ? Était-il bien capable de la métamorphose qu’aurait pu seul le haut amour ? grand problème et douteuse énigme.

L’aimable monument, un peu efféminé, de 1739, la belle fontaine Grenelle, a la mélancolie des destinées obscures. Une jeune reine (Paris ? ou la France ? ou la Mailly ? la Nesle ? tout cela est mêlé) trône sous la couronne de tours. À ses pieds le beau fleuve et la molle rivière couchés lèvent sur elle un œil aimant, croyant. D’elle viendra l’émancipation ? un cours heureux, prospère, le flot des temps meilleurs ?… Il se peut. Pourquoi pas ? Rien ne doit l’effrayer. Une rêverie guerrière est dans son doux visage. Et son poing sur la hanche dit assez qu’elle est prête aux plus hardies résolutions. Je ne sais quel nuage est pourtant sur le tout d’incertain avenir. Haute est l’aspiration… Impuissante peut-être, elle ira se perdant où vont ces eaux, où coule cet élément fluide, qui fuit aux grandes mers.

Voltaire, vif et crédule, ne douta pas. Il se croyait sauvé. En janvier (1739), il veut quitter Cirey, s’établir à Paris. Depuis quatre ans, il avait fait Mérope. Il faisait Mahomet, brûlait de les jouer. Il voulait retourner au terrain du combat, être là pour répondre aux articles, aux pamphlets que semaient Desfontaines et autres avec l’appui de la police. Il allait éclater dans les sciences par l’ingénieux et très neuf Mémoire sur le Feu, par son Newton qui, depuis l’exil de Chauvelin, n’avait pu s’imprimer. Paris était son vrai théâtre. Après cinq ans d’absence, il rentrait agrandi, immense, rayonnant en tous sens. À Cirey, il était malade de sa terrible activité, meurtrière dans la solitude. La fièvre à chaque instant. Il défaillait deux fois par jour (décembre). De là mille choses vaines. Il va chasser, il achète un fusil. La nuit, il rêve, il rime cent folies satiriques, libertine image des cours. Le plus fou eût été d’aller en Allemagne chez le prince de Prusse, qui l’appelle et l’attire, essaye de l’enlever. Voltaire ajourne, écrit des lettres adorables, où il voudrait donner à ce roi de demain ce que n’ont guère les rois, un cœur et des entrailles, un peu de douceur, de bonté.

Très sagement, Mme Du Chàtelet, pour l’éloigner à jamais de la Prusse, en commun avec lui achète un hôtel à Paris (2 avril 1739). Elle y va mener son malade. Pour deux cent mille francs on acquiert l’hôtel Lambert, qui était aux Dupin, au gendre de Samuel Bernard, hôtel bien connu de Voltaire, qui lui rappelle un meilleur âge, quand il jouait Zaïre avec la belle Mme Dupin. À la pointe de l’Île, au paisible quartier des grands hôtels de la magistrature, loin du centre, à portée du monde, en vue de Saint-Gervais où l’ange de Newton apparut à Voltaire, c’est une fort noble résidence (aujourd’hui des Czartorisky). Très sérieuse toutefois et regardant le Nord. Mais la décoration et les fresques suaves des grands maîtres suppléent le soleil. Mme Du Châtelet espérait tenir là cet esprit si mobile par un salon royal où lettres et sciences eussent brillé dans leur harmonie, éclipsant le salon artiste de Mme La Popelinière. Elle comptait sur l’hôtel Lambert, sur cet attrait du monde, ce rajeunissement. Elle en avait besoin. Elle avait séché en six ans de travail et d’inquiétude, du vain effort de captiver Voltaire. Les torts étaient à celui-ci, aux indomptables ailes qui le portaient de tous côtés. Il ne s’en cachait pas. À ce moment aimable qui semblait pour toujours les unir à Paris, il fait les vers bien tristes : « Si vous voulez que j’aime encore, etc. » Vieux à quarante-quatre ans, il espérait mourir paisible en cet hôtel, en son Paris natal, entre l’étude et ses amis. Vain espoir ! une autre carrière, et sans repos, s’ouvrait pour lui, éclatante, d’éternel exil.

Une réflexion naturelle aurait dû modérer l’idée qu’on se faisait du changement du roi. S’il s’était abstenu de faire ses pâques au 5 avril, c’est justement parce qu’il était dévot. En mai, il y parut. Le rude évêque de Chartres le fit trembler d’un mot. Sans rappeler sa faute, il fit penser au châtiment : « Sire, après la famine, voici bientôt la peste qui n’épargnera pas les grands. » Ce coup porta. Le roi à la messe, eut une défaillance.

Des gens pourtant qui voyaient de bien près, son Bachelier qui vivait avec lui huit heures par jour, s’enhardissaient. Bachelier fait écrire des mémoires sur la tolérance, et les fait transcrire par le roi. La persécution janséniste se ralentit. La police hésitait, elle ne troubla plus les malades. Si l’on n’eut pas encore la liberté de vivre, on eut celle de mourir en paix.

La Charolais, cette Condé, joyeuse, hardie, ayant pris à Compiègne la Nesle avec elle et chez elle, poussa le roi à une chose qu’on n’eût pas cru, à faire un tour au vieux. Fleury, le matin, arrivait pour travailler avec le roi, avait la clé, ouvrait lui-même. Un jour à l’ordinaire, avec Barjac, qui lui portait son portefeuille, il veut ouvrir, ne peut. Barjac essaye aussi. En vain. Malignement, le roi qui entendait, laisse gratter, frapper, enfin ouvre, en disant froidement : « C’est que j’ai changé les serrures. » (Luynes, II, 454.)

Grande révolution ? Non, au fond peu de chose. Il s’est donné la joie de casser le nez à Fleury. Mais il n’en a guère moins à blesser la Mailly, même la Nesle. Dans sa nature mauvaise de magister qui aime à châtier, il s’amuse à voir le vieux prêtre la flageller des plus sensibles coups, sur les amis de Chauvelin, sur Mailly, mari de sa sœur, même sur leur père, M. de Nesle. Spectacle curieux. Il force les deux sœurs d’avaler l’amertume d’aller prier Fleury pour leur père et demander grâce.

Au point le plus sensible, la préférée le trouva sec. Pour couvrir les grossesses, cacher l’inceste, il veut la marier. Il lui fait espérer un prince, le comte d’Eu. Et il lui donne un gentilhomme, neveu de l’archevêque Vintimille, petit protégé de Fleury. La voilà mariée de la main de Fleury, moquée, la fière et la moqueuse.

Les quelques lettres qu’on a d’elle disent sa triste situation. Fleury impunément l’ayant humiliée, on la sentait branlante, et l’on se tenait à distance. Toute mariée et posée qu’elle était, elle menait sa vie de demoiselle, seule en sa chambre, sauf les chasses où il fallait aller avec le roi et la Mailly. Que faisait-elle dans cette chambre close ? c’est ce qu’auraient voulu savoir ses ennemis. Ne pouvait-on s’introduire dans la place ? La société de la reine y songeait. Une de ses dames imagina de lui adresser une femme adroite, de deux visages et deux paroisses, Mme Du Deffand. Correspondante de Voltaire, elle est d’autre part plus qu’amie du président Hénault, l’homme de la reine. De plus, elle est parente des De Luynes, chez qui invariablement soupait la reine. Cette Deffand avait toujours fait des affaires. D’abord, elle se fit quelques rentes chez les maîtresses du Régent, puis servit Mme de Prie. Vivant alors chez Madame Du Maine, elle avait bien envie de s’en émanciper, d’acheter une maison. La Nesle aurait pu y aider, ou bien les ennemis de la Nesle si par la bonne dame on avait jour chez elle. La Du Deffand lui écrivit, se présenta comme amie de Voltaire, flatta et caressa. La Nesle fit semblant de la croire, répondit dans un abandon tout charmant de crédulité, jusqu’à dire qu’elle serait charmée d’être en tout dirigée par elle (sept. 1739, édition 1865, tome I, p. 1-9).

La solitaire n’en agissait pas moins. En 1740, elle eut deux victoires coup sur coup. Seule, elle eut les étrennes du roi au 1er janvier. En février, malgré Fleury, elle fit un ministre de la guerre, Breteuil. Maurepas n’osa parler contre, suivit l’influence nouvelle et laissa le vieux cardinal.

Cette année-là est grande. En mai, Frédéric devient roi. En octobre, meurt l’Empereur. La guerre arrive, et le héros.

Le voici donc, le grand acteur du temps. Il reviendra de moment en moment, et nous le peindrons par ses actes. Il suffira de dire ici que personne ne l’avait prévu, qu’on ne supposait pas qu’un artiste, musicien, poète, qui, longtemps prisonnier et longtemps solitaire, n’aimait que les arts de la paix, qui déjà à trente ans avait l’embonpoint d’un autre âge, déployât tout à coup l’activité du militaire, qu’instruit par ses succès, instruit par ses revers, il serait peu à peu le plus grand général du siècle. Étonnant caractère qui, parmi ses défauts, ses fautes, n’en donna pas moins à son temps la plus haute leçon : le triomphe de la volonté.

Le piquant, dans sa destinée, c’est qu’en réalité l’Autriche, par ses persécutions cruelles et ses intrigues, fit ce grand ennemi qui faillit la détruire. Son mauvais génie à Berlin avait été, vingt ans durant, le rusé Seckendorff, ambassadeur d’Autriche, chargé d’étouffer son enfance et de l’empêcher de régner. Vienne en lui redoutait un prince absolument français, élève de nos réfugiés. On irritait son père, un brutal Allemand, contre ce Français, ce marquis. Il faillit lui couper la tête, fit mourir ses amis, l’accabla, l’écrasa, le força d’épouser une parente de l’Autriche. Il ne fut épargné que quand il parut méprisable, enfermé dans l’étude des arts qu’on croit futiles ; s’il faut le dire enfin, avili par les dons de l’Autriche même.

Déjà gras et fiévreux, seul aux marais du Rhin, dans cette pitoyable situation (qui l’eût cru ?), il amassait une force, il entassait en lui un trésor d’énergie, de volonté puissante. L’heure sonne. Il apparaît d’airain.

Ce scribe, cet ami de Voltaire, faiseur de petits vers et bon joueur de flûte (c’était sa grande prétention), mène tout droit l’armée à la bataille… Il a peur, mais la gagne. Dès lors il est très brave, froid et lucide au feu. C’est le grand Frédéric.

On fut bien étonné. Mais il n’avait rien fait de téméraire, au contraire, une chose très sage autant qu’hardie, prudente et fondée en raison.

D’abord la Silésie qu’il prit aux Autrichiens, est anti-autrichienne de race et de croyance, protestante, anti-catholique. L’invasion fut très populaire. La place principale fut livrée par un cordonnier (Dover).

Frédéric semblait seul, sans allié, faire ce grand coup de tête. Mais en réalité, il avait la France avec lui. Au moment de l’invasion, en décembre 1740, notre Bellisle, dans la plus splendide ambassade, avec un appareil de prince, éblouissait l’Allemagne, lui prêchait la croisade contre Marie-Thérèse, le démembrement de l’Autriche.

Comment n’eût-il pas cru que Fleury tomberait, que le roi allait être entraîné à la guerre ? Frédéric, si français, savait parfaitement notre cour. Tous regardaient Versailles. Berlin, Madrid et Vienne avaient ce palais sous les yeux avec tous les détails topographiques, anecdotiques, la chronique de chaque jour. Chauvelin, l’ennemi de l’Autriche, Chauvelin, l’absent, l’exilé, y semblait très présent, présent au Conseil par Breteuil, ministre de la guerre, présent aux salons et partout par MM. de Bellisle, dans la chambre du roi par Bachelier, présent et puissant par la Nesle qui un moment emporta tout (décembre 1740).

Frédéric savait à merveille la vraie situation. C’est l’Autriche elle-même qui avait tué Fleury, usant et abusant de sa crédulité, le rendant ridicule. Elle l’emploie pour médiateur et sauveur dans sa guerre des Turcs. Elle lui emprunte douze millions sur un gage ; elle l’attrape et donne le gage aux Hollandais. Ce sauveur, ce médiateur, elle s’en moque, et, nous voyant brouillés avec l’Anglais pour la défense de l’Espagne, vite, elle se ligue avec l’Anglais.

Frédéric savait sans nul doute que Louis XV, peu ami de la guerre, en ce moment y était entraîné, non seulement par ses maîtresses, mais par sa famille même. La famille royale, très espagnole de cœur et unie à l’Espagne par un double mariage, priait et suppliait le roi d’armer pour la cour de Madrid et contre l’Angleterre. Mais l’Angleterre, l’Autriche, liguées sous Charles VI, plus encore sous Marie-Thérèse, c’était alors même personne. Le coup le plus terrible qui eût averti l’Angleterre, c’eût été de marcher sur Vienne.

Les difficultés étaient moins en Allemagne qu’à Versailles. Dans ces plans si hardis où le roi se faisait traîner, une chose lui plaisait, il est vrai, celle de donner l’Empire au Bavarois, vieux client de Louis XIV, de suivre cette idée de son aïeul, de faire un Empereur (catholique autant que l’Autrichien). Mais une chose ne lui plaisait pas : c’était d’agrandir le roi de Prusse, chef naturel des protestants. Fleury en gémissait. Et le roi aussi en dedans. Poussé par la Nesle et Fleury en deux sens opposés, il tombe à un état de néant pitoyable. Un matin il lui passe de faire de la tapisserie, de reprendre (à trente ans) les sots petits goûts de l’enfance. On court vite à Paris demander à M. de Gesvres (le célèbre impuissant) tout ce qu’il faut pour ces travaux de femme. Même à la Cour, on rit. Le courtisan français qui ne tient pas sa langue, fait compliment au roi : « Sire, votre grand aïeul n’a jamais, comme vous, commencé à la fois quatre sièges (de chaises ou fauteuils). »

Comment le soulever de là ? lui donner un moment de cœur, de volonté ? L’amour et la paternité, si puissant sur Louis XIV, pouvaient bien moins sur Louis XV. Nul désir des enfants. En trente années et plus, il n’en eut ni de la Mailly, ni de Pompadour, ni de Du Barry. La Nesle essaya cette prise, elle voulut ce gage du roi (au grand moment décisif des affaires). À la fête des Rois (le 6 janvier), elle est enceinte.

On le sut à l’instant. Fleury se crut fini. Il fut plat, à l’instant, comme un ballon piqué, si plat que le 25 il fait sa cour à Frédéric, lui écrit que « l’Autriche n’ayant pas rempli les traités, la France est absolument libre, ne la garantit point ». En même temps, cet homme de quatre-vingt-dix ans donnait ici la comédie honteuse de dire qu’il n’avait nulle idée, nul parti, ne savait où aller, avait l’esprit perdu. Il fait l’évaporé, l’innocent et le simple. Il a réduit sa taille (Arg.), il paraît plus petit, veut faire pitié. On dit : « On ne peut pas tuer ce vieux prêtre. »

Avec cela, il reste. Il traîne, il niaise, il ajourne. Le succès exigeait deux choses : agir dès mars, — et marcher droit à Vienne. — Une troisième était demandée par Frédéric : que Bellisle agît seul avec lui, et dirigeât tout.

Bellisle n’avait point commandé (pas plus que Frédéric), mais chacun à le voir, à l’entendre, sentait le génie. Frédéric le croyait le seul homme de France (avec Chauvelin et Voltaire). Le 13 février, on le fait maréchal, commandant de l’armée future.

Mars passé, rien encore. Avril, rien. Et déjà en avril Frédéric a gagné sa première victoire (de Molwitz), un brillant appel à la France, ce semble. Que fait-elle ? il attend.

Fleury renouvelait sa manœuvre de 1733. La Nesle, en mai, joue le tout pour le tout. Elle entrait au cinquième mois de sa grossesse. Le roi, plus qu’on n’eût cru, semblait attendri d’elle et de cette espérance, de ce moment délicat et souffrant. La Nesle en profita. Fleury boudait, se tenait à Issy. Elle dicta au roi une lettre où il disait « qu’il pouvait rester à Issy ».

L’occasion est une place de gentilhomme de la chambre que Fleury veut pour son neveu. Elle a forcé le roi d’écrire. La lettre est là, mais non pas envoyée. Le roi est chagrin, agité, ne dort plus. Bref, la Nesle elle-même a peur, emploie sa sœur pour faire la reculade, détruire la lettre, et Fleury reste.

Il en coûta la vie à cent mille hommes (pour commencer, le désastre de Prague). Il en coûta la guerre indéfiniment prolongée, où la France s’épuisa, s’usa.

Contraste étrange ! À ce moment de mai où le roi nous inflige à perpétuité l’homme de la paix et de l’Autriche, lui Louis XV est dans l’Empire proclamé le roi de la guerre, le roi des rois. C’est l’Agamemnon de l’Europe. La Bavière, la Saxe et le Rhin, la Pologne, l’Espagne et le Piémont, et le victorieux roi de Prusse, tous traitent avec la France, veulent suivre la France au combat (18 mai, 5 juillet 1741).

Bellisle apporta à Versailles cette couronne (on peut dire) du monde. Il arrivait lui-même avec le succès singulier d’être le favori, l’ami personnel de trois rois : l’Empereur bavarois, le roi de Pologne, le roi de Prusse. Et, avec tout cela, à peine il arrache d’ici une promesse de vingt-cinq mille hommes ! Si tard, et en juillet ! on agira trop tard. Excellent répit pour l’Autriche.

Le pis, c’est que Bellisle, en revoyant Versailles, le retrouvait changé. À ses idées premières, favorables à la Prusse (au grand roi protestant), un autre plan peu à peu succédait, plus agréable au roi, un plan soutenu des Noailles, et essentiellement catholique. Le roi, la famille royale, nullement ennemis de l’Autriche, sympathiques à Marie-Thérèse, ne voulait rien au fond que lui prendre le Milanais, pour créer à l’infant Philippe, gendre de Louis XV, un grand établissement au nord de l’Italie, comme celui de Don Carlos à Naples. Chaque semaine arrivait de Madrid une lettre de la gentille Infante. Louis XV si paresseux lui répondait toujours, lui écrivait à chaque instant. En secret. Et tous le savaient. Noailles, le roué du Régent, aujourd’hui sacristain, porte-chape à l’église (Arg.), s’était fait bassement l’avocat de ce plan, qui allait armer contre nous le Piémont, l’allier à Marie-Thérèse.

On refroidit la Prusse également. Pour récompenser l’Allemagne de sa confiance en nous, on en faisait quatre morceaux, tous faibles et dépendants. Plan perfide qui dut irriter Frédéric. S’il abaissait l’Autriche, ce n’était pas pour faire un autre tyran de l’Allemagne. Pour comble d’ineptie, on blessa celle-ci, en faisant de son Empereur un général de Louis XV (août).

Noailles, l’avocat de l’Espagne, n’en fut pas moins l’ami de l’espion que l’Autriche avait ici, Stainville (Choiseul). Ces Stainville, des Lorrains à deux maîtres, à deux faces, se fourrant partout, sachant tout, voyaient avec bonheur le beau plan de Noailles qui, nous ôtant bientôt nos meilleurs alliés, la Prusse et le Piémont, rendrait force à Marie-Thérèse.

Contre la famille royale et les Noailles, la Nesle fut de plus en plus faible. Elle avait près du roi deux rivales : l’Infante et Choisy.

L’Infante, petite-fille de quinze ans qui, tombée à Madrid aux mains d’un démon, la Farnèse, dressée assidûment par elle et écrivant sous sa dictée, par elle agitée, dépravée, flattait et caressait son père, priait, pleurait, se désolait, se mourait de n’être pas reine.

Et Choisy ? c’était pis qu’une maîtresse, c’était une maison qui rendait toute maîtresse inutile : c’était le tombeau de l’amour.

Un confident ministre de Fleury acheta pour Louis XV (vers novembre 1738) cette petite maison pour s’amuser, chasser, bâtir un peu. Le ministre des plaisirs du roi, l’effronté Charolais lui donna caractère, y créant une sorte de parc aux cerfs des dames. Le règlement cynique de Choisy était celui-ci : Six lits de femmes en tout : point de maris. Les dames étaient invitées seules.

Dès lors, pourquoi une maîtresse ? Le roi n’était pas fort, quoi qu’on ait dit. On voit dans De Luynes, Argenson, etc., qu’il a souvent des défaillances. Parfois il se remet en buvant coup sur coup quatre verres de vin pur (Barbier). Il chasse. Mais le curieux tableau qu’on voit à Fontainebleau, montre qu’on le menait fort près de la chasse en voiture, en petit carrosse de femme.

Le plus souvent la Nesle se tenait à Choisy, afin que la place fût prise. Mais le roi allait et venait, souvent à Rambouillet près de Madame de Toulouse, peu, très peu à Versailles. Fleury s’en allait à Issy. Les ministres en vacances quittaient Versailles alors, s’amusaient à Paris (Barbier, III, 288). Ainsi, point de gouvernement.

Le Nesle, enfonçant peu à peu, se décida enfin à traiter avec les Noailles. Elle avait éprouvé combien ils étaient dangereux. Pour la perdre, ils avaient tenté un piège assez grossier, d’employer un jeune homme, le fils de Noailles même, qui près d’elle ferait l’amoureux. Elle en rit, mais traita avec le père qui avait grande envie d’être chef du Conseil, traita avec sa sœur, Madame de Toulouse, la pieuse maman du roi. Celle-ci, qui pour l’affaire de son fils avait pâti dans sa vertu, s’immola encore plus peut-être pour la fortune de son frère et (ce qui surprit d’elle) sans décence ni précaution.

L’excellent tableau de famille qui nous donne à Versailles le portrait de la dame, intelligente certes, avec de jolis yeux, sucrée, grassouillette et vulgaire, dit assez jusqu’où la commère pouvait aller dans l’intérêt des siens. Sa facilité maternelle du roi s’étendant aux deux sœurs, elle parut les adopter aussi, les embrassa et les enveloppa, leur fit de son appartement (ce lieu dévot, de deuil récent) un libre lieu commun, prêtant, dit d’Argenson, son lit, son canapé, son fauteuil et le reste. Honteux arrangement et fatal à la Nesle, qui, dans cette grossesse avancée, endurait les retours où s’amusait la malice du roi, ou vers la maman complaisante, ou vers la jalouse Mailly qu’il consolait et qu’on crut même enceinte.

La Nesle leur quitta la place, s’établit à Choisy, croyant y faire venir le roi, le tenir seul. Absente elle laissait le champ aux ennemis. Un coup lui fut porté. Ce fut son mari même, un jeune homme léger, qui lui porta ce coup mortel. Dans une chambre au-dessus du roi, il dit fort haut pour être entendu par la cheminée : « Il n’a après tout que deux laides. » Ce n’est que trop vrai. Elle n’avait jamais été belle. Elle était blanche, c’était tout. Elle n’était pas bien faite. Elle avait le cou mal attaché. La grossesse, cette terrible révélation de tout défaut, trahit ceux de sa taille. Le rire, sa grande puissance, n’embellit pas à ces moments. Le roi ne la voyait pas laide. Il fallut que quelqu’un le dît. Il le sut dès ce jour, alla moins à Choisy. Gisante à son neuvième mois, elle se trouva là comme un meuble inutile. À l’immobilité du roi, si nouvelle et si surprenante, on donna la raison plus surprenante encore et saugrenue : « L’argent manquait pour ces petits voyages » (Arg.).

Dans l’absence du roi, elle était en péril. Elle avait provoqué non seulement les plus hautes inimitiés, mais, ce qui est plus terrible, les basses. Les domestiques étaient ses ennemis. Son audace, qui affrontait tout, non contente de changer l’Europe, allait jusqu’à changer, réformer la maison du roi. Elle avait touché même l’homme qui vivait avec lui, le tout-puissant valet de chambre, à qui le roi disait tout, rapportait. Elle osa dire un jour : « Vous allez rapporter cela encore à Bachelier ? » Non moins imprudemment elle avait signalé le commerce de places qui se faisait autour du vieux Fleury par ses vieux, Barjac et Brissert (un précepteur de son neveu). Ce Brissert, à lui seul, avait gagné plus d’un million. Enfin, ce qui donna l’alarme au monde de valets qui grouillait à Choisy, mangeant, pillant, volant sur les petits soupers, c’est qu’elle supprima ces soupers et l’orgie de champagne, montrant au roi qu’on se moquait de lui. Elle lui fit faire ses comptes et lui prouva qu’un Lazare volait ses bouteilles, etc. Elle exigea qu’on chassât ce Lazare. Dès lors ils sentirent tous qu’avec elle on ne pouvait vivre. Elle était clairvoyante. Elle prévit et dit : « Je mourrai » (Argens., II, 234).

Supprimer les soupers ! exiger que le roi restât sobre et lucide, qu’il ne s’enivrât que d’amour ! Seule occuper Choisy, en écarter les dames complaisantes qui y venaient toutes à leur tour ! c’était une réforme énormément hardie, qui touchait au roi même. Et l’on a beau me dire qu’il restait amoureux. Je sais mon Louis XV assez pour affirmer qu’en lui obéissant, il dut se faire très froid, triste, et laisser percer sa révolte intérieure, qui, entrevue fort loin, enhardit à agir. La maîtresse devenait un maître.

Le 11 août, elle fut très malade à Choisy. On la saigne deux fois, et le roi ne vient pas. Mais plusieurs fois par jour il a de ses nouvelles. Le 13, elle lui mande qu’elle se meurt. Il arrive. Elle ne le lâche plus. Elle veut mourir à Versailles, se met dans une litière. Mais elle se croit tellement menacée de ses ennemis qu’elle ne se met en route qu’avec une forte escorte. Elle arrive ainsi la mourante, armée en guerre et redoutable. Elle se fait donner l’appartement royal (et très voisin du roi) du cardinal grand aumônier de France. Là elle accouche (4 septembre). Elle accouche d’un fils, dont le roi est parrain et qu’il nomme Louis. Il semble ivre de joie.

Mais quelle ombre au tableau ! À ce moment où elle est plus que reine, où tout s’aplatit devant elle, le roi (dans sa nature maligne, jalouse et toujours de bascule) relève Madame de Toulouse. Il fait à la maman le présent singulier de Luciennes, pavillon d’amour, bâti par la galante Conti, fille de La Vallière, et qu’aura plus tard Du Barry. Rambouillet est trop loin. Luciennes, justement sur la route de Versailles à Marly, sera la halte naturelle. Nul don de plus haute faveur.

Autre fait et plus grave. Le roi, revenant du salut, au milieu de vingt-cinq personnes, se mit à jaser politique, à rire du roi de Prusse et de son hardiesse à Molwitz, où on disait qu’il avait fui (Arg., 236). Mot stupide, et bien dangereux, qu’on prit avidement, en concluant sans peine que le roi tournerait contre la Prusse, contre les idées de la Nesle, penchant plutôt vers le plan catholique, vers les Noailles, leur sœur, Madame de Toulouse : bref que la Nesle, en son triomphe même, n’était pas forte au cœur du roi.

La Nesle était le grand scandale, le parti des impies, de l’alliance protestante, l’ennemie de l’Autriche, du parti des honnêtes gens. Si la main de Dieu la frappait, c’était un grand coup pour sauver la catholique Autriche, la touchante Marie-Thérèse, « que les anges devaient défendre », selon la prophétie de Fleury. Dieu, en de tels moments, ne refuse pas un miracle. La Nesle n’était pas née pour vivre. Mal conformée, elle eut de plus une fièvre miliaire qui pouvait l’emporter. Il en fut avec elle, selon les vraisemblances, comme pour le petit Don Carlos, le fils de Philippe II, malade et qui peut-être serait mort de lui-même, mais on ne laissa rien au hasard : on aida.

Les horribles douleurs qu’elle avait se voient-elles dans ces fièvres ? le dénouement rapide (si prompt qu’on ne put même l’administrer) est-il naturel en ces cas ? Une circonstance effrayante, et de clarté tragique, s’y serait ajoutée (Mém. de Rich., V, 115), c’est que son confesseur à qui en expirant elle dit pour sa sœur certain secret, n’eut pas même le temps de passer d’une chambre à l’autre, et tomba roide mort avant d’entrer chez la Mailly.

Cette mort est du 9 septembre. Le 13, l’Autriche fut sauvée.

Marie-Thérèse s’était enfuie de Vienne. Nous étions bien près, à huit lieues. L’ordre vient de Versailles de n’aller pas plus loin, et de tourner vers Prague, c’est-à-dire de ne pas toucher au cœur de l’empire autrichien. Quel est donc l’ennemi véritable ? La Prusse, dans l’intime pensée de Versailles, et Frédéric. Il se le tint pour dit.

Marie-Thérèse put le 15 septembre jouer à Pesth sa belle et pathétique comédie. Enceinte, un enfant dans ses bras, elle pria les Hongrois pour elle, pour sa sûreté. Ces barbares héroïques oublient tous les massacres et les perfidies de l’Autriche. Ils tirent le sabre, ils crient : « Mourons pour notre roi Marie-Thérèse ! » Et en effet, ressuscitant l’Autriche, ils ont fait mourir la Hongrie.

Mais revenons en France. Les gens qui connaissaient le roi sentirent parfaitement que, même en ce grand deuil, le seul qu’il ait eu de sa vie, ce qui le touchait, c’était bien moins la morte que la mort. Cette femme adorée ne fut pas exceptée de la règle commune : on ne mourait pas dans Versailles. Du moins on emportait le corps (pas encore expiré !), on le fourrait dans un hôtel voisin. Cela se fait pour elle, et, sans cérémonie, on la jette dans une remise. Devant mouler sa face en plâtre, on remarqua que sa bouche restait ouverte par une convulsion. Deux hommes forts ne furent pas de trop pour empoigner la tête, la serrer, et de force, fermer cette gueule béante. Cela parut bien drôle, et amusant pour la canaille qui entra. Ces imbéciles croyaient que c’était elle qui éloignait le roi de leur Versailles. Ils firent à ce cadavre toute sorte d’indignités, tirant dessus des fusées, des pétards, outrageant de leur mieux « la reine de Choisy ».

On avait prévu à merveille que le roi n’exigerait aucune enquête. Les médecins furent prudents, ne virent rien. Le roi voulait-il voir ? Voulait-il bien sérieusement pousser à bout, connaître les gens hardis qui avaient fait le coup, et qui auraient cent fois mieux aimé avoir tout de suite pour roi un dauphin de treize ans ?

Sa tête parut très affaiblie. Au-dessus il avait un petit entre-sol où il allait pleurer au lit de la Mailly, la faire pleurer, sur elle marmotter des De profundis. Au-dessous il avait Madame de Toulouse chez qui il allait faire l’enfant. L’énervation pleureuse et la peur libertine, et les enfances de Henri III, c’est tout ce qui semblait rester de lui.

Un acte cependant marque dans cette époque qu’il voulait expier. On lui dit que les maux du temps venaient uniquement du grand nombre des livres impies. Il y remédia. Il créa tout d’un coup, en une fois, soixante-dix-neuf censeurs. Tous choisis avec soin. Exemple, le sage et pieux Crébillon fils, le célèbre auteur du Sopha.