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Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Louis XV/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion (Tome quinzième — Louis XVp. 177-192).

CHAPITRE XI

La conspiration de famille. — La Tournelle. — Désastre
de Prague.(1742.)

Quand Frédéric pressa Marie-Thérèse, Fleury d’un air béat dit au Conseil : « Elle est comme Jésus, sur la montagne, éprouvé par Satan. Mais les anges la soutiendront. » Voici comme les anges s’y prirent au moyen de Fleury.

Un jour, il va chez le petit Dauphin « pour assister à ses études ». Ce prince, qui n’avait que douze ans, mais qui avait déjà la grosse tête, le caractère lourd et fort qu’on a vu plus tard, parla au vieux ministre de la guerre commencée, l’interrogea sur la justice de cette grande entreprise. Fleury très volontiers s’y prêta, se laissa pousser, embarrasser, battre, jusqu’à être forcé de reconnaître « que c’était une guerre injuste ». Il sortit vite, pour n’en dire davantage. Tous restèrent stupéfaits. Le Dauphin fut dès lors l’espoir des honnêtes gens (Rich., VI, 168).

Cet espoir dès longtemps était cultivé par l’Église. Il n’avait que six ans quand le clergé de France, dans l’Assemblée de 1734, vint lui faire sa harangue, demander sa protection. L’enfant, assis, couvert, l’accueillit gravement, prit la chose au sérieux. Dans la réalité, en toute occasion, il se déclara pour l’Église avec la chaleur de sa mère, mais avec suite, autorité. Sa pesanteur physique y ajoutait. Il était à douze ans un gros homme et un personnage, déjà un Stanislas pour l’embonpoint, un Boyer pour l’esprit. Boyer, dont Voltaire a tant ri, borné et entêté, s’était merveilleusement exprimé dans son élève le Dauphin. Mais celui-ci, de plus, était mal né physiquement, mal conformé, comme sont les enfants conçus en dépit de l’amour, produits hétéroclites d’unions répulsives. Il grandit, il grossit, lourd, bizarre, discordant, entrevoyant parfois sa fatalité très mauvaise. À dix-sept ans, dans une lettre au vieux Noailles, il dit : Je traîne la masse pesante de mon corps. » Il eût fallu du mouvement. Mais il y fut absolument impropre. Il déteste la chasse, y va, pour son coup d’essai tue un homme. Une autre fois, il joue, et si gracieusement qu’une dame est fortement blessée (Arg., VI, 229 ; Luynes, IX, 325).

Une chose très grave qui réfute ses panégyristes, c’est le jugement sévère que M. de Luynes lui-même (intime de Marie Leczinska) porte sur le Dauphin. Il le trouve enfant à vingt ans, variable et lourdement léger, passant d’une chose à une autre, de plus étrange, absurde ; par exemple, chantant Ténèbres avec sa femme, la seconde dauphine, dans la chambre lugubre où fut exposée la première (Luynes, VIII, 367). Cela n’est pas d’un esprit sain, mais d’un cerveau, ce semble, marqué des manies sombres du roi demi-fou de Madrid.

Ce triste Caliban, qui après tout était honnête, se fût jugé peut-être, eût décliné la responsabilité des grandes choses, si les gens qui en étaient maîtres ne l’eussent incessamment poussé, mis en avant. Il se crut nécessaire, appelé et voulu de Dieu, fit effort et s’ingénia. Là parut un esprit très faux, un sot subtil qui dans la main des fourbes eût pu aller très loin et faire regretter son père même. Celui-ci l’aimait peu, le voyait comme un être à part, déplaisant dans le bien autant que dans le mal, en parfait contraste avec lui.

Le Dauphin fut le centre, le noyau fort et dur autour duquel la famille royale, et le clergé, l’intrigue espagnole-autrichienne, tous les éléments rétrogrades se groupèrent peu à peu. Nous devons les énumérer.

La reine, entre sa chaise et sa chaise percée, a l’air de n’agir pas, de souffrir seulement. Son infirmité la stimule. Quand sa chère Espagne est en jeu, elle fait écrire à Madrid les avis que ne donnaient pas nos ministres. Les intrigants Lorrains, les Polonais jésuites, la lancent par moments aux pieds de Louis XV. « Sire, sauvez la Religion » (c’est-à-dire proscrivez Voltaire ou l’Encyclopédie). Chose triste, odieuse, pour chancelier intime elle prend Saint-Florentin, ministre des prisons, geôlier des protestants, jansénistes et philosophes.

Les deux filles aînées, l’Infante et Henriette, qui ont seize ans (1743) sont une avec leur mère. La première, grande et belle, fort aimée de son père (stylée par la Farnèse), voulait non seulement une royauté du Milanais, mais ce qui est plus fort, à la mort de Fleury, faire ici un premier ministre.

Henriette, au contraire, très douce et maladive, avait beaucoup souffert. Promise au Bavarois, promise au duc de Chartres qu’elle aimait, qui l’aimait, puis refusée, brisée. Son père veut la garder. Il craint les Orléans, est jaloux de ses filles. Nulle plainte. Mais la pauvre Henriette (instrument de sa mère, du Dauphin), si elle ose parler, doit, timide et tremblante, aller d’autant plus droit au cœur.

Une enfant de dix ans, la véhémente Adélaïde, aura un bien autre pouvoir. Dans sa vivacité, son élan polonais, ses saillies précoces et baroques, elle amuse, elle étonne. Seule des filles du roi, elle obtint de rester près de lui, de ne pas subir le couvent. Elle prendra le roi sans nul doute, lui fera faire ce que veut le Dauphin.

Tous Espagnols de cœur, voulant le Milanais pour l’Infant et l’Infante. — Mais secondairement tous pour Marie-Thérèse. — Tous rêvant l’avenir de l’hymen autrichien, visant pour une infante d’Espagne le petit Joseph II[1].

Funestes mariages, d’abord de Joseph II, plus tard de Marie-Antoinette ! Un million d’hommes ont péri pour cela.

Bourbon, Autriche, Espagne, trinité sainte. Union ardemment désirée du clergé. Le sang du Très-chrétien et du roi Catholique ne peut mieux s’allier qu’à l’Apostolique Autrichien.

La guerre n’est qu’extérieure. On reste ami, parent. Le cœur est pour Marie-Thérèse. La bonne Autriche, l’honnête Autriche, ce sont des mots adoptés dans l’Europe. Sur la justice de cette guerre, l’opinion de Versailles et Madrid est tout à fait celle de Vienne. C’est celle des honnêtes gens. Le vieux Fleury, en entravant la guerre, sert directement la pensée de toute la famille royale. Elle pleure aux victoires de la Prusse. Elle pleure aux succès de la France. Dès ce jour est organisée, contre nous, contre la patrie, la conspiration de la famille.

Cette conspiration n’est devenue bien claire que plus tard, à mesure que grandit le Dauphin. Mais déjà elle existe, elle agit sourdement, saisit le roi d’autant plus sûrement qu’elle ne veut et n’insinue guère que ce qu’il eût voulu lui-même. De fond et de nature, d’éducation, de précédents, il était (sauf des échappées) homme du clergé et du passé, bon Espagnol, bon Autrichien.

L’opposition naturelle à cela furent les maîtresses. Dans quelle mesure ? médiocre pourtant. La Nesle avait l’instinct du grand. La Mailly eut du cœur. Leurs efforts avortèrent. La Tournelle voulut, exigea qu’il fût Roi, le rendant seulement plus absolu, plus dur. La Pompadour lui fit un peu tolérer les idées. Mais ce ne fut jamais qu’en haine et envie du Dauphin. Donc, rien ne fut gagné. Le parti du Dauphin le reprit par ses filles. Ceci soit dit pour tout le règne. Revenons à la fin de  1741.

L’affaissement d’esprit pitoyable où fut Louis XV, sa peur profonde de la mort après la catastrophe horrible de la Nesle, donnait bon espoir au clergé. La Mailly, plus qu’usée, ne pouvait pas faire contrepoids. Le roi reprendrait-il maîtresse ? cela semblait douteux. Le parti bien pensant croyait que, si parfois revenait l’ardeur libertine, la petite maison de Choisy y suppléerait de reste, les dames complaisantes, les nocturnes hasards sans amour et sans souvenir, donc, sans effet ni influence.

Il fallait un courage réel pour entreprendre de refaire une maîtresse, de rendre le roi amoureux.

Deux sortes de personnes y étaient cependant infiniment intéressées, les courtisans, les gens d’affaires. Parmi les premiers, Richelieu, jusque-là écarté, mais uni aux Tencin, ne désespéra pas de s’emparer du roi en lui donnant une maîtresse quasi royale, bâtarde des Condé. Dans le monde d’affaires, on présentait d’en bas un bijou plébéien, une enfant accomplie, une Pandore douée de tous les arts. Créature et filleule des Pâris, la petite Poisson était née in telonio, dans leur propre comptoir. Celle de Richelieu, La Tournelle avait vingt-cinq ans. Celle des Pâris, la Poisson, n’en avait que dix-huit. Laquelle des deux aurait le cœur et le courage de reprendre le rôle dangereux de la Nesle ? Laquelle agirait pour la France ? c’était au fond la question. La Tournelle, qu’on croyait bâtarde des Condé, donnait espoir ; on supposait qu’elle serait, comme eux, du parti Chauvelin, anti-dévot et anti-autrichien. La petite Poisson promettait encore plus ; le salon de sa mère, fort mêlé, recevait, avec les Fermiers généraux, beaucoup de gens de lettres, les plus libres esprits. Filleule de Paris, elle était caressée de tous, et put jouer enfant plus d’une fois entre Voltaire et Montesquieu.

La mise en scène de l’enfant fut jolie et bien entendue. Les Pâris, relevés, redevenus puissants (Montmartel, banquier de la cour, Duverney, fournisseur général des armées), gardaient une note fâcheuse, celle d’avoir eu leur commis Poisson pendu en effigie. La petite Poisson avait un beau prétexte, touchant, d’aller au roi, sa piété filiale. On la faisait voltiger dans les chasses, en robe rose et phaéton bleu. Elle allait, revenait, tournait autour. Le parti contraire s’en moquait, disait : « C’est l’amoureuse du roi. » Quelque part qu’il allât, il revoyait ce doux petit visage, muet, qui pourtant implorait. Il souriait, regardait volontiers. On s’alarma. On coupa court en décidant le roi, non à prendre la fille, mais à faire grâce au père (en 1741). Cela finissait tout.

Les Pâris comprirent mieux qu’il fallait d’abord la marier, la faire dame d’un salon, une reine de la mode et des arts, mais surtout lui ôter ce très fâcheux nom de Poisson, dont on plaisantait trop. « La caque sent toujours le hareng, etc. » Le roi, qui avait eu la Nesle, un des grands noms de France, eût bien fort descendu avec celle-ci. La famille royale, la Cour, supportaient mieux la Nesle, disant : « Elle est de qualité. » Cela retarda la Poisson, et plus de trois années.

Pour le moment, Duverney, ajournant sa petite merveille, se rangea de l’avis des Tencin et de Richelieu, qui était de donner au roi une princesse, mais encore une Nesle. Monsieur le Duc, qui avait eu longtemps Mme de Nesle, se croyait père de plusieurs de ses filles, et il en avait doté, marié une à un gentilhomme. Bientôt veuve, fort belle et brillante, cette dame, qui se sentait Condé, en avait la hauteur malgré sa pauvreté. « Haute comme les monts », disait Mme de Tencin, sa patronne. Elle n’en fut pas moins basse, avare, débattant longuement dans sa froideur sordide combien elle aurait de son corps. Bien différente de la Nesle, elle facilita son traité, en demandant beaucoup pour elle-même, et rien pour la France, en se séparant des Condé qui soutenaient Chauvelin. Elle endura Fleury, et Tencin, et Noailles, les influences de famille. Elle employa Voltaire, l’homme de Richelieu, auprès du roi de Prusse, mais ce qui fut bizarre, le fit écrire aussi pour les plans de Tencin et la folle croisade qui nous brouillait avec la Prusse.

Revenons en septembre, en 1741. Fleury, disons plutôt Versailles (et la famille, les Noailles, Maurepas, etc.), parut se proposer deux choses : Sauver l’Autriche, et blesser Frédéric.

1o On n’alla pas à Vienne, comme il voulait. Et on amusa le public en portant jusqu’au ciel un brillant coup de main, Prague emportée par escalade. Maurice de Saxe, le bâtard, la commanda. Chevert l’exécuta. Et la gloire en fut à Maurice (18 novembre 1741).

2o Fleury accorda au roi Georges, oncle et ennemi de Frédéric, la neutralité du Hanovre (octobre 1741). Georges est mis à son aise. On ne peut l’attaquer. Et lui il peut donner des subsides à Marie-Thérèse, lui payer des Danois, des Anglais et, chose impudente, douze mille de ces Hanovriens que l’on vient de déclarer neutres.

3o Bien loin d’écouter Frédéric, on prend pour général celui qui lui déplaît le plus, un sot brutal, un Broglie, qui l’a blessé, le blesse encore. On rit de Frédéric. On élève ridiculement en face de ce grand homme un nain, ce Maurice de Saxe, officier subalterne et caractère suspect, qui a l’incroyable insolence d’être jaloux du roi de Prusse.

Frédéric sentait tout cela. Il se trouvait seul, sans terreur. Ce grand et ferme esprit avisait froidement à vaincre et à traiter sans nous.

L’infortuné Bellisle voit tout fondre en ses mains. Le Prussien et le Saxon flottent. L’Empereur a perdu tous ses États héréditaires. Bellisle, en mars, court à Versailles. Il trouve autour du fauteuil de Fleury ceux qui perfidement ont agi contre lui, contre la Prusse et pour l’Autriche. La Mailly eut alors un beau mouvement de cœur. Elle força d’écouter Bellisle, qui écrasa ses ennemis.

Le roi ne disait rien, et l’on croyait que, pour des paroles si libres, il serait mis à la Bastille. Quelques honnêtes gens réclamèrent. La Mailly pleura pour l’armée, qui périssait si l’on brisait Bellisle. Le relever, c’était sauver l’armée, nous ramener la Prusse, raffermir l’Allemagne. — Revirement subit. Le roi signe un brevet qui le fait duc, et duc héréditaire. L’Empereur le fait prince d’Empire.

Tout cela vient bien tard. Frédéric, serré de très près, non soutenu par les Saxons, abandonné de nous, et seul, gagna la bataille de Chotusitz. Vainqueur, il écrivit à Broglie qu’il était quitte envers la France (mai). Broglie, sourd aux conseils de Bellisle, se fit battre et s’enfuit dans Prague.

Marie-Thérèse qui, avant la bataille, ne savait pas si elle ferait grâce au roi de Prusse, dégonfla, devint souple. Le traité était imminent. Bellisle accourt chez Frédéric, et s’emporte dans son désespoir. Frédéric froidement tire de sa poche les lettres que Fleury a écrites en Autriche, offrant de laisser là la Prusse, de faire rendre la Silésie si l’Empereur a la Bohême. Lettres honteuses où le radoteur confiait à l’ennemi tous ses chagrins secrets. Dans ces missives étranges, l’esprit prêtre, l’esprit de police, de lâcheté, d’enfant rapporteur, brillait, comme dans celles de 1737. Il a accusé Chauvelin alors, aujourd’hui il dénonce Bellisle (2 juillet 1742). Marie-Thérèse imprime tout cela pour l’amusement de l’Europe. Versailles est démasqué, honni. Le roi de Prusse s’arrange avec l’Autriche et l’Angleterre (28 juillet). Hollande et Danemarck, Pologne et Saxe, y accèdent bientôt, et six mois plus tard la Sardaigne nous laisse aussi et traite. Seule restera la France. L’autre année, Louis XV parut le général du monde (août 1741). En août 1742 il n’a plus d’allié que l’inutile Espagne et le Bavarois ruiné.

La situation était grande, terrible. Les nôtres, abandonnés, n’ayant ni Prussiens ni Saxons, sont enfermés dans Prague. Rien n’y vient plus. Dès août la disette commence. Les bandes innombrables de Marie-Thérèse, ses cavaliers barbares, guêpes féroces, voltigent tout autour et coupent toute communication. L’impératrice dit : « Je les tiens. » Fleury prie, et elle s’en moque. Elle veut qu’ils sortent désarmés, prisonniers. Bellisle, très généreusement, pour réparer les fautes de Broglie, s’enferme dans Prague avec lui. Il répond à Marie-Thérèse par des sorties terribles. Dans l’une, nos Français vont droit aux batteries autrichiennes, les enclouent, avec grand carnage, enlèvent le général Mouti. Insigne gloire, mais qui ne nourrit pas. On tue, on mange les chevaux.

Cela le 22 août, que fait-on à Versailles ?

Une voix sourde, profonde, s’y élevait pour Chauvelin. Dans un si grand péril, dans un tel abandon, tous sentaient qu’il fallait à l’heure même un pilote, une main sérieuse au gouvernail. Les Condé, les Conti, la Mailly, même le contrôleur des finances Orry, créature de Fleury, étaient pour Chauvelin. Mais personne hardiment n’osait s’avancer et déplaire, risquer « d’attacher le grelot ». La question était de savoir si les influences nouvelles, Richelieu et les autres, agiraient dans ce sens. Ils s’abstinrent lâchement.

Les Maurepas, les Noailles, tremblaient. Ils firent parler Fleury. Il dit que la religion était perdue si l’on rappelait Chauvelin. Il avoua que le Conseil n’était pas fort, qu’il fallait le fortifier, pour cela appeler… Tencin, avec le jeune d’Argenson (souple et fin valet des Jésuites). Le 27 août cela se fit. Tencin, que jusque-là on avait cru homme d’esprit, au pouvoir parut un néant.

Il y avait pourtant de vrais Français. Un M. de Merlé, que connaissait un peu Fleury, vint le trouver, prier pour notre armée, demander qu’on envoyât à son secours l’armée inactive de Maillebois. Fleury y consentit. Maillebois alla jusqu’à Égra. Mais cette fois encore on attrapa Fleury. Le secret agent de l’Autriche, Stainville (Choiseul), lui dit que, si près de la paix, il allait gâter tout par une collision inutile. Et il rappela Maillebois. Prague et nos enfermés furent abandonnés à leur sort.

Avec la faim, bientôt le froid sévit. On put voir (là comme en Crimée) à quel point ces extrémités, loin d’abattre l’âme française, la tendent au contraire et l’exaltent. La poudre leur manquait. Ils faisaient des sorties, des charges à l’arme blanche, et parfois en triomphe rapportaient un morceau de bois. Dans leur gaieté, leur bonté généreuse, ils partageaient leurs rations réduites avec de pauvres spectres de femmes indigentes qui trouvaient auprès d’eux plus de pitié qu’auprès des leurs.

Le roi était-il averti ? M. de Beauvau, échappé à grand’peine, vint, lui dit tout. Et il restait muet. La Mailly se désespérait. Il parla, mais pour ne rien dire. Il ne fallait qu’un mot, rappeler Chauvelin. Son nom seul aurait fait songer Marie-Thérèse, eût aidé Frédéric dans l’idée admirable qu’il eut pour nous sauver, pour relever le Bavarois : c’était de décider les princes allemands à faire une armée de l’Empire. Mais sans la France, ils n’osaient faire ce pas.

Pour dire le vrai, le roi était tout absorbé dans le traité de La Tournelle. Elle exigeait des choses énormes et insensées : un duché (Châteauroux) ; plus l’état fastueux qu’avait eu Montespan ; plus des avantages futurs pour les enfants qu’on lui ferait. Et ce traité immonde publié à grand bruit, à son de trompe, le duché vérifié, enregistré en Parlement, comme on eût garanti un traité avec telle puissance étrangère.

Elle exigeait encore une chose bien dure, qui coûtait fort. C’était qu’on chassât la Mailly.

Donc le traité traînait. Une chose juge cette femme, c’est que, craignant pourtant que le roi à la longue ne perdît patience, elle usa d’un moyen étrange, de lui donner un passe-temps comique autant qu’infâme. Elle lui envoya à sa place sa sœur, amusante et cynique, laide et drôle, qu’il eut à Choisy.

Mais le roi enfin fait effort. La grande exécution s’accomplit. Le secours de Prague ? Point du tout. Une chose bien plus importante à Versailles, l’expulsion de la Mailly (10 novembre 1742). Tencin, dit-on, en eut l’honneur. Le clergé volontiers en eût chanté des Te Deum. Car, tant que la Mailly restait, la Nesle n’était pas enterrée. Il y avait un cœur pour la France.

Le désastre de Prague ne fut plus qu’un fait secondaire. Marie-Thérèse y usait son armée. Elle voulait à tout prix sa vengeance. Les supplications sottes de Versailles avaient ajouté à son orgueil bouffi. Ne sachant plus que faire, nos ministres écrivent qu’il faut revenir.

Mais comment revenir ?… Plus de routes. Tous les ponts détruits. Des montagnes à passer. Très hautes, car elles versent des rivières opposées, au Nord et au Midi, à la Baltique, à la mer Noire. À ces hauteurs, le froid est redoutable. C’est peut-être ce qu’on calcula. Couler Bellisle à fond, c’était la pensée de Versailles. S’il meurt là, c’est fini ; c’est l’audace insensée. S’il passe en laissant derrière lui une armée gelée et détruite, ce sera mieux. Car il vivra condamné, flétri et maudit.

Mais enfin voici l’ordre. Il faut partir. C’est la nuit du 16 décembre (1742). Bellisle dit à Chevert : « Garde tous les malades. Tu ne te rendras pas. — Certes, non, général. » Il en était bien sûr. Il se fût fait sauter.

Maintenant le voilà, l’homme de l’entreprise, ce Bellisle, qui emmène la nuit ses quatorze mille hommes, les seuls qui marchent encore, affaiblis, amaigris. C’était la miniature du retour de Moscou. Bellisle n’en fût jamais sorti s’il n’y eût eu avec lui un homme de génie, Vallière, vrai créateur de notre artillerie. On emmenait trente canons. On ne sait pas comment, mais il leur mit des ailes. Partout où les affreuses bandes de la cavalerie de l’Autriche se présentaient sur nos gelés pour faire leur petite récolte de têtes, et de nez, et d’oreilles, nos canons volants y étaient pour faire voler leurs escadrons. C’est la première fois que l’on vit ces canons animés, pleins de verve française. Le très attentif roi de Prusse, studieux, et qui aimait son art, en profita, en fit autant, et d’un bout de l’Europe à l’autre dans la Guerre de Sept-Ans. Il imita Vallière, fut imité de Bonaparte.

On perdit énormément d’hommes. Mais on arriva à Égra, fièrement. On sauva le drapeau. Chevert se défendit à Prague, et si bien que Marie-Thérèse, le cœur crevé, y manqua sa vengeance, dut le laisser aller.

Le roi, pendant ce temps, avait eu sa victoire. La victoire achetée et que d’autres avaient eue. Les chiffres parlent. Il l’eut le 10. Du 17 au 26, notre armée fut gelée. Le 19, cette fille se montra triomphante à l’Opéra qui l’applaudit. Vingt jours après, le dévoiement de Fleury évacua le peu qu’il avait d’âme. Tous en rirent, et dans l’antichambre, chez le mort même, on en fit des chansons. Chacun se sentit soulagé. Le roi aussi. Il fut fort gai, et dansa une ronde à La Muette, d’après un air nouveau qu’on avait fait sur Maurepas, sur son sexe équivoque, son incapacité d’amour (Revue rétr., V, 213).

Cela ressemble à Charles VI.

C’est lui faire tort. Au moins Charles VI était fou.


  1. « Mais il n’a pas six mois. » Il n’importe. Longtemps avant qu’il ne fût né, il est rêvé de la Farnèse, des Bourbons d’Espagne et d’ici. Cette Farnèse, en sa vilaine âme, eut toujours deux idées : 1o prendre à l’Autriche ce qu’elle peut ; 2o l’épouser (par ses enfants, petits-enfants). Dès son grenier de Parme, et avec la bassesse des petits princes d’Italie, elle avait pour César, pour l’Empereur, pour l’Autrichien, cette admiration de valet qu’ont eue les Allemands, les Georges de Hanovre, restés valets sur le trône du monde. Dès 1726, elle flatte l’Autriche, nomme sa fille Marie-Thérèse. En 1741, Joseph est à peine sorti du sein maternel, que notre Infante de seize ans lui fait vite une épouse. Cette maladie de mariages autrichiens gagna de Madrid à Versailles, par cette Infante aimée de Louis XV, caressante, intrigante, et qui corrompit la famille.